« Paradoxe sur le comédien » : différence entre les versions

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LE PREMIER
 
Ils saisissent tout ce qui les frappe ; ils en font des recueils. C’est de ces recueils formés en eux, à leur insu, que tant de phénomènes rares passent dans leurs ouvrages. Les hommes chauds, violents, sensibles, sont en scène ; ils donnent le spectacle, mais ils n’en jouissent pas. C’est d’après eux que l’homme de génie fait sa copie. Les grand poètes, les grands acteurs, et peut-être en général tous les grands imitateurs de la nature, quels qu’ils soient, doués d’une belle imagination, d’un grand jugement, d’un tact fin, d’un goût très sûr, sont les êtres les moins sensibles. Ils sont également propres à trop de choses ; ils sont trop occupés à regarder, à reconnaître et à imiter, pour être vivement affectés au-dedans d’eux-mêmes. Je les vois sans cesse le portefeuille sur les genoux et le crayon à la main. Nous sentons, nous ; eux, ils observent, étudient et peignent. Le dirai-je ? Pourquoi non ? La sensibilité n’est guère la qualité d’un grand génie. Il aimera la justice ; mais il exercera cette vertu sans en recueillir la douceur. Ce n’est pas son coeur, c’est sa tête qui fait tout. A la moindre circonstance inopinée, l’homme sensible la perd ; il ne sera ni un grand roi, ni un grand ministre. ni un grand capitaine, ni un grand avocat, ni un grand médecin. Remplissez la salle du spectacle de ces pleureurs-là, mais ne m’en placez aucun sur la scène. Voyez les femmes ; elles nous surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilité : quelle comparaison d’elles à nous dans les instants de la passion ! Mais autant nous le leur cédons quand elles agissent, autant elles restent au-dessous de nous quand elles imitent. La sensibilité n’est jamais sans faiblesse d’organisation. La larme qui s’échappe de l’homme vraiment homme nous touche plus que tous les pleurs d’une femme. Dans la grande comédie, la comédie du monde, celle à laquelle j’en reviens toujours, toutes les âmes chaudes occupent le théâtre ; tous les hommes de génie sont au parterre. Les premiers s’appellent des fous ; les seconds, qui s’occupent à copier leurs folies, s’appellent des sages. C’est l’oeil du sage qui saisit le ridicule de tant de personnages divers, qui le peint, et qui vous fait rire et de ces fâcheux originaux dont vous avez été la victime, et de vous-même. C’est lui qui vous observait, et qui traçait la copie comique et du fâcheux et de votre supplice. Ces vérités seraient démontrées que les grands comédiens n’en conviendraient pas ; c’est leur secret. Les acteurs médiocres ou novices sont faits pour les rejeter, et l’on pourrait dire de quelques autres qu’ils croient sentir, comme on a dit du superstitieux, qu’il croit croire ; et que sans la foi pour celui-ci, et sans la sensibilité pour celui-là, il n’y a point de salut. Mais quoi ? dira-t-on, ces accents si plaintifs, si douloureux, que cette mère arrache du fond de ses entrailles, et dont les miennes sont si violemment secouées, ce n’est pas le sentiment actuel qui les produit, ce n’est pas le désespoir qui les inspire ? Nullement ; et la preuve, c’est qu’ils sont mesurés ; qu’ils font partie d’un système de déclamation ; que plus bas ou plus aigus de la vingtième partie d’un quart de ton, ils sont faux ; qu’ils sont soumis à une loi d’unité ; qu’ils sont, comme dans l’harmonie, préparés et sauvés ; qu’ils ne satisfont à toutes les conditions requises que par une longue étude ; qu’ils concourent à la solution d’un problème proposé, que pour être poussés juste, ils ont été répétés cent fois, et que malgré ces fréquentes répétitions, on les manque encore ; c’est qu’avant de dire : Zaïre, vous pleurez ! ou, Vous y serez, ma fille, l’acteur s’est longtemps écouté lui-même ; c’est qu’il s’écoute au moment où il vous trouble, et que tout son talent consiste non pas à sentir, comme vous le supposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez. Les cris de sa douleur sont notés dans son oreille. Les gestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés devant une glace. Il sait le moment précis où il tirera son mouchoir et où les larmes couleront ; attendez-les à ce mot, à cette syllabe, ni plus tôt ni plus tard. Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices que la force du corps. Le socque ou le cothurne déposé, sa voix est éteinte, il éprouve une extrême fatigue, il va changer de linge ou se coucher ; mais il ne lui reste ni trouble, ni douleur, ni mélancolie, ni affaissement d’âme. C’est vous qui remportez toutes ces impressions. L’acteur est las, et vous triste, c’est qu’il s’est démené sans rien sentir, et que vous avez senti sans vous démener. S’il en était autrement, la condition du comédien serait la plus malheureuse des conditions ; mais il n’est pas le personnage, il le joue et le joue si bien que vous le prenez pour tel : l’illusion n’est que pour vous ; il sait bien, lui, qu’il ne l’est pas. Des sensibilités diverses, qui se concertent entre elles pour obtenir le plus grand effet possible, qui se diapasonnent, qui s’affaiblissent, qui se fortifient, qui se nuancent pour former un tout qui soit un, cela me fait rire. J’insiste donc, et je dis : &quot« ;C’est l’extrême sensibilité qui fait les acteurs médiocres ; c’est la sensibilité médiocre qui fait la multitude des mauvais acteurs ; et c’est le manque absolu de sensibilité qui prépare les acteurs sublimes.&quot ;» Les larmes du comédien descendent de son cerveau ; celles de l’homme sensible montent de son coeur : ce sont les entrailles qui troublent sans mesure la tête de l’homme sensible ; c’est la tête du comédien qui porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles ; il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion ; comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église, qui vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher ; ou comme une courtisane qui ne sent rien, mais qui se pâme entre vos bras. Avez-vous jamais réfléchi à la différence des larmes excitées par un événement tragique et des larmes exitées par un récit pathétique ? On entend rencontre une belle chose : peu à peu la tête s’embarrasse, les entrailles s’émeuvent, et les larmes coulent. Au contraire, à l’aspect d’un accident tragique, l’objet, la sensation et l’effet se touchent ; en un instant, les entrailles s’émeuvent, on pousse un cri, la tête se perd, et les larmes coulent ; celles-ci viennent subitement ; les autres sont amenées. Voilà l’avantage d’un coup de théâtre naturel et vrai sur une scène éloquente, il opère brusquement ce que la scène fait attendre ; mais l’illusion en est beaucoup plus difficile à produire, un incident faux, mal rendu, la détruit. Les accents s’imitent mieux que les mouvements, mais les mouvements frappent plus violemment. Voilà le fondement d’une loi à laquelle je ne crois pas qu’il y ait d’exception, c’est de dénouer par une action et non par un récit, sous peine d’être froid. Eh bien, n’avez-vous rien à m’objecter ? Je vous entends ; vous faites un récit en société ; vos entrailles s’émeuvent, votre voix s’entrecoupe, vous pleurez. Vous avez, dites-vous, senti et très vivement senti. J’en conviens ; mais vous y êtes-vous préparé ? Non. Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez, vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet. Il est vrai. Mais portez au théâtre votre ton familier, votre expression simple, votre maintien domestique, votre geste naturel, et vous verrez combien vous serez pauvre et faible. Vous aurez beau verser des pleurs, vous serez ridicule, on rira. Ce ne sera pas une tragédie, ce sera une parade tragique que vous jouerez. Croyez-vous que les scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare, puissent se débiter avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre ? Pas plus que l’histoire du coin de votre âtre avec l’emphase et l’ouverture de bouche du théâtre.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’on s’en écarte à mesure qu’on s’approche de son siècle et de son pays. Connaissez-vous une situation plus semblable à celle d’Agamemnon dans la première scène d’Iphigénie, que la situation de Henri IV, lorsque, obsédé de terreurs qui n’étaient que trop fondées, il disait à ses familiers : &quot« ;Ils me tueront, rien n’est plus certain ; ils me tueront...&quot ;» Supposez que cet excellent homme, ce grand et malheureux monarque, tourmenté la nuit de ce pressentiment funeste, se lève et s’en aille frapper à la porte de Sully, son ministre et son ami ; croyez-vous qu’il y eût un poète assez absurde pour faire dire à Henri : Oui, c’est Henri, c’est ton roi qui t’éveille, Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille... et faire répondre à Sully : C’est vous-même, seigneur ! Quel important besoin Vous a fait devancer l’aurore de si loin ? A peine un faible jour vous éclaire et me guide. Vos yeux seuls et les miens sont ouverts !...
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Pas plus que celui de Henri IV. C’est celui d’Homère, c’est celui de Racine, c’est celui de la poésie ; et ce langage pompeux ne peut être employé que par des êtres inconnus, et parlé par des bouches poétiques avec un ton poétique. Réfléchissez un moment sur ce qu’on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu’est-ce donc que le vrai de la scène ? C’est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. Voilà le merveilleux. Ce modèle n’influe pas seulement sur le ton ; il modifie jusqu’à la démarche, jusqu’au maintien. De là vient que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents, qu’on a peine à les reconnaître. La première fois que je vis Mlle Clairon chez elle, je m’écriai tout naturellement : &quot« ;Ah ! mademoiselle, je vous croyais de toute la tête plus grande.&quot ;» Une femme malheureuse, et vraiment malheureuse, pleure et ne vous touche point : il y a pis, c’est qu’un trait léger qui la défigure vous fait rire ; c’est qu’un accent qui lui est propre dissone à votre oreille et vous blesse, c’est qu’un mouvement qui lui est habituel vous montre sa douleur ignoble et maussade ; c’est que les passions outrées sont presque toutes sujettes à des grimaces que l’artiste sans goût copie servilement, mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu’au plus fort des tourments l’homme garde le caractère d’homme, la dignité de son espèce. Quel est l’effet de cet effort héroïque ? De distraire de la douleur et de la tempérer. Nous voulons que cette femme tombe avec décence, avec mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien, au milieu de l’arène, aux applaudissements du cirque, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui remplira notre attente ? Sera-ce l’athlète que la douleur subjugue et que la sensibilité décompose ? Ou l’athlète académisé qui se possède et pratique les leçons de la gymnastique en rendant le dernier soupir ? Le gladiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien, ainsi que le gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit, mais sont tenus de nous jouer une autre mort pour nous plaire, et le spectateur délicat sentirait que la vérité nue, l’action dénuée de tout apprêt serait mesquine et contrasterait avec la poésie du reste. Ce n’est pas que la pure nature n’ait ses moments, sublimes ; mais je pense que s’il est quelqu’un sûr de saisir et de conserver leur sublimité, c’est celui qui les aura pressentis d’imagination ou de génie, et qui les rendra de sang-froid. Cependant je ne nierais pas qu’il n’y eût une sorte de mobilité d’entrailles acquise ou factice ; mais si vous m’en demandez mon avis je la crois presque aussi dangereuse que la sensibilité naturelle. Elle doit conduire peu à peu l’acteur à la manière et à la monotonie. C’est un élément contraire à la diversité des fonctions d’un grand comédien ; il est souvent obligé de s’en dépouiller, et cette abnégation de soi n’est possible qu’à une tête de fer. Encore vaudrait-il mieux, pour la facilité et le succès des études, l’universalité du talent et la perfection du jeu, n’avoir point à faire cette incompréhensible distraction de soi d’avec soi, dont l’extrême difficulté bornant chaque comédien à un seul rôle, condamne les troupes à être très nombreuses, ou presque toutes les pièces à être mal jouées, à moins que l’on ne renverse l’ordre des choses, et que les pièces ne se fassent pour les acteurs, qui, ce me semble, devraient tout au contraire être faits pour les pièces.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Si vous prétendez que cet auteur et cette actrice ont senti, je vous demanderai si c’est dans la scène des amants, ou dans la scène des époux, ou dans l’une et l’autre ? Mais écoutez la scène suivante entre la même comédienne et un autre acteur, son amant. Tandis que l’amant parle, la comédienne dit de son mari : &quot« ;C’est un indigne, il m’a appelée..., je n’oserais vous le répéter.&quot ;» Tandis qu’elle répond, son amant lui répond &quot« ;Est-ce que vous n’y êtes pas faite ?...&quot ;» Et ainsi de couplet en couplet. &quot« ;Ne soupons-nous pas ce soir ? — Je le voudrais bien, mais comment s’échapper ? — C’est votre affaire. — S’il vient à le savoir ? — Il n’en sera ni plus ni moins, et nous aurons par-devers nous une soirée douce. Qui aurons-nous ? — Qui vous voudrez. — Mais d’abord le chevalier, qui est de fondation. — A propos du chevalier, savez-vous qu’il ne tiendrait qu’à moi d’en être jaloux ? — Et qu’à moi que vous eussiez raison ?&quot ;» C’est ainsi que ces êtres si sensibles vous paraissaient tout entiers à la scène haute que vous entendiez, tandis qu’ils n’étaient vraiment qu’à la scène basse que vous n’entendiez pas ; et vous vous écriiez : &quot« ;Il faut avouer que cette femme est une actrice charmante, que personne ne sait écouter comme elle, et qu’elle joue avec une intelligence, une grâce, un intérêt, une finesse, une sensibilité peu commune...&quot ;» Et moi, je riais de vos exclamations. Cependant cette actrice trompe son mari avec un autre acteur, cet acteur avec le chevalier, et le chevalier avec un troisième, que le chevalier surprend entre ses bras. Celui-ci a médité une grande vengeance. Il se placera aux balcons, sur les gradins les plus bas. (Alors le comte de Lauraguais n’en avait pas encore débarrassé notre scène.) Là, il s’est promis de déconcerter l’infidèle par sa présence et par ses regards méprisants, de la troubler et de l’exposer aux huées du parterre. La pièce commence, sa traîtresse paraît ; elle aperçoit le chevalier, et, sans s’ébranler dans son jeu, elle lui dit en souriant : &quot« ;Fi ! le vilain boudeur qui se fâche pour rien.&quot ;» Le chevalier sourit à son tour. Elle continue : &quot« ;Vous venez ce soir ?&quot ;» Il se tait. Elle ajoute : &quot« ;Finissons cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse...&quot ;» Et savez-vous dans quelle scène on intercalait celle-ci ? Dans une des plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait et nous faisait pleurer à chaudes larmes. Cela vous confond ; et c’est pourtant l’exacte vérité.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Et pourquoi ? Si ces gens-là n’étaient pas capables de ces tours de force, c’est alors qu’il n’y faudrait pas aller. Ce que je vais vous raconter, je l’ai vu. Garrick passe sa tête entre les deux battants d’une porte, et, dans l’intervalle de quatre à cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu. Est-ce que son âme a pu éprouver toutes ces sensations et exécuter, de concert avec son visage, cette espèce de gamme ? Je n’en crois rien, ni vous non plus. si vous demandiez à cet homme célèbre, qui lui seul méritait autant qu’on fît le voyage d’Angleterre que tous les restes de Rome méritent qu’on fasse le voyage d’Italie ; si vous lui demandiez, dis-je, la scène du petit Garçon pâtissier, il vous la jouait, si vous lui demandiez tout de suite la scène d’Hamlet, il vous la jouait, également prêt à pleurer la chute de ses petits pâtés et à suivre dans l’air le chemin d’un poignard. Est-ce qu’on rit, est-ce qu’on pleure à discrétion ? On en fait la grimace plus ou moins fidèle, plus ou moins trompeuse, selon qu’on est ou qu’on n’est pas Garrick. Je persifle quelquefois, et même avec assez de vérité, pour en imposer aux hommes du monde les plus déliés. Lorsque je me désole de la mort simulée de ma soeur dans la scène avec l’avocat bas-normand ; lorsque, dans la scène avec le premier commis de la marine, je m’accuse d’avoir fait un enfant à la femme d’un capitaine de vaisseau, j’ai tout à fait l’air d’éprouver de la douleur et de la honte ; mais suis-je affligé ? suis-je honteux ? Pas plus dans ma petite comédie que dans la société, où j’avais fait ces deux rôles avant de les introduire dans un ouvrage de théâtre. Qu’est-ce donc qu’un grand comédien ? Un grand persifleur tragique ou comique, à qui le poète a dicté son discours. Sedaine donne le Philosophe sans le savoir. Je m’intéressais plus vivement que lui au succès de la pièce ; la jalousie de talents est un vice qui m’est étranger, j’en ai assez d’autres sans celui-là : j’atteste tous mes confrères en littérature, lorsqu’ils ont daigné quelquefois me consulter sur leurs ouvrages, si je n’ai pas fait tout ce qui dépendait de moi pour répondre dignement à cette marque distinguée de leur estime ? Le Philosophe sans le savoir chancelle à la première, à la seconde représentation, et j’en suis affligé ; à la troisième il va aux nues, et j’en suis transporté de joie. Le lendemain matin je me jette dans un fiacre, je cours après Sedaine, c’était en hiver, il faisait le froid le plus rigoureux ; je vais partout où j’espère le trouver. J’apprends qu’il est au fond du faubourg Saint-Antoine, je m’y fais conduire. Je l’aborde ; je jette mes bras autour de son cou ; la voix me manque, et les larmes me coulent le long des joues. Voilà l’homme sensible et médiocre. Sedaine, immobile et froid, me regarde et me dit : &quot« ;Ah ! Monsieur Diderot, que vous êtes beau !&quot ;» Voilà l’observateur et l’homme de génie. Ce fait, je le racontais un jour à table, chez un homme que ses talents supérieurs destinaient à occuper la place la plus importante de l’Etat, chez M. Necker ; il y avait un assez grand nombre de gens de lettres, entre lesquels Marmontel, que j’aime et à qui je suis cher. Celui-ci me dit ironiquement : &quot« ;Vous verrez que lorsque Voltaire se désole au simple récit d’un trait pathétique et que Sedaine garde son sang-froid à la vue d’un ami qui fond en larmes, c’est Voltaire qui est l’homme ordinaire et Sedaine l’homme de génie !&quot ;» Cette apostrophe me déconcerte et me réduit au silence, parce que l’homme sensible, comme moi, tout entier à ce qu’on lui objecte, perd la tête et ne se retrouve qu’au bas de l’escalier. Un autre, froid et maître de lui-même, aurait répondu à Marmontel : &quot« ;Votre réflexion serait mieux dans une autre bouche que la vôtre, parce que vous ne sentez pas plus que Sedaine et que vous faites aussi de fort belles choses, et que, courant la même carrière que lui, vous pouviez laisser à votre voisin le soin d’apprécier impartialement son mérite. Mais sans vouloir préférer Sedaine à Voltaire, ni Voltaire à Sedaine, pourriez-vous me dire ce qui serait sorti de la tête de l’auteur du Philosophe sans le savoir, du Déserteur et de Paris sauvé, si, au lieu de passer trente-cinq ans de sa vie à gâcher le plâtre et à couper la pierre, il eût employé tout ce temps, comme Voltaire, vous et moi, à lire et à méditer Homère, Virgile, le Tasse, Cicéron, Démosthène et Tacite ? Nous ne saurons jamais voir comme lui, et il aurait appris à dire comme nous. Je le regarde comme un des arrière-neveux de Shakespeare ; ce Shakespeare, que je ne comparerai ni à l’Apollon du Belvédère, ni au Gladiateur, ni à l’Antinoüs, ni à l’Hercule de Glycon, mais bien au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais entre les jambes duquel nous passerions tous sans que notre front touchât à ses parties honteuses.&quot ;» Mais un autre trait où je vous montrerai un personnage dans un moment rendu plat et sot par sa sensibilité, et dans le moment suivant sublime par le sang-froid qui succéda à la sensibilité étouffée, le voici : Un littérateur, dont je tairai le nom, était tombé dans l’extrême indigence. Il avait un frère, théologal et riche. Je demandai à l’indigent pourquoi son frère ne le secourait pas. C’est, me répondit-il, que j’ai de grands torts avec lui. J’obtins de celui-ci la permission d’aller voir M. le théologal. J’y vais. On m’annonce ; j’entre. Je dis au théologal que je vais lui parler de son frère. Il me prend brusquement par la main, me fait asseoir et m’observe qu’il est d’un homme sensé de connaître celui dont il se charge de plaider la cause ; puis, m’apostrophant avec force : &quot« ;Connaissez-vous mon frère ? — Je le crois. — Etes-vous instruit de ses procédés à mon égard ? — Je le crois. — Vous le croyez ? Vous savez donc ?...&quot ;» Et voilà mon théologal qui me débite, avec une rapidité et une véhémence sur prenante, une suite d’actions plus atroces, plus révoltantes les unes que les autres. Ma tête s’embarrasse, je me sens accablé ; je perds le courage de défendre un aussi abominable monstre que celui qu’on me dépeignait. Heureusement mon théologal, un peu prolixe dans sa philippique, me laissa le temps de me remettre ; peu à peu l’homme sensible se retira et fit place à l’homme éloquent, car j’oserai dire que je le fus dans cette occasion. &quot« ;Monsieur, dis-je froidement au théologal, votre frère a fait pis, et je vous loue de me celer le plus criant de ses forfaits. — Je ne cèle rien. — Vous auriez pu ajouter à tout ce que vous m’avez dit, qu’une nuit, comme vous sortiez de chez vous pour aller à matines, il vous avait saisi à la gorge, et que tirant un couteau qu’il tenait caché sous son habit, il avait été sur le point de vous l’enfoncer dans le sein. — Il en est bien capable ; mais si je ne l’en ai pas accusé, c’est que cela n’est pas vrai...&quot ;» Et moi, me levant subitement, et attachant sur mon théologal un regard ferme et sévère. je m’écriai d’une voix tonnante, avec toute la véhémence et l’emphase de l’indignation : &quot« ;Et quand cela serait vrai, est-ce qu’il ne faudrait pas encore donner du pain à votre frère ?&quot ;» Le théologal, écrasé, terrassé, confondu, reste muet, se promène, revient à moi et m’accorde une pension annuelle pour son frère. Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composerez un poème sur sa mort ? Non. Malheur à celui qui jouit alors de son talent ! C’est lorsque la grande douleur est passée, quand l’extrême sensibilité est amortie, lorsqu’on est loin de la catastrophe, que l’âme est calme, qu’on se rappelle son bonheur éclipsé, qu’on est capable d’apprécier la perte qu’on a faite, que la mémoire se réunit à l’imagination, l’une pour retracer, l’autre pour exagérer la douceur d’un temps passé, qu’on se possède et qu’on parle bien. On dit qu’on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu’on poursuit une épithète énergique qui se refuse ; on dit qu’on pleure, mais on ne pleure pas lorsqu’on s’occupe à rendre son vers harmonieux : ou si les larmes coulent, la plume tombe des mains, on se livre à son sentiment et l’on cesse de composer. Mais il en est des plaisirs violents ainsi que des peines profondes ; ils sont muets. Un ami tendre et sensible revoit un ami qu’il avait perdu par une longue absence ; celui-ci reparaît dans un moment inattendu, et aussitôt le coeur du premier se trouble : il court, il embrasse, il veut parler ; il ne saurait : il bégaye des mots entrecoupés, il ne sait ce qu’il dit, il n’entend rien de ce qu’on lui répond ; s’il pouvait s’apercevoir que son délire n’est pas partagé, combien il souffrirait ! Jugez par la vérité de cette peinture, de la fausseté de ces entrevues théâtrales où deux amis ont tant d’esprit et se possèdent si bien. Que ne vous dirais-je pas de ces insipides et éloquentes disputes à qui mourra ou plutôt à qui ne mourra pas, si ce texte, sur lequel je ne finirais point, ne nous éloignait de notre sujet ? C’en est assez pour les gens d’un goût grand et vrai ; ce que j’ajouterais n’apprendrait rien aux autres. Mais qui est-ce qui sauvera ces absurdités si communes au théâtre ? Le comédien, et quel comédien ? Il est mille circonstances pour une où la sensibilité est aussi nuisible dans la société que sur la scène. Voilà deux amants, ils ont l’un et l’autre une déclaration à faire. Quel est celui qui s’en tirera le mieux ? Ce n’est pas moi. Je m’en souviens, je n’approchais de l’objet aimé qu’en tremblant ; le coeur me battait, mes idées se brouillaient ; ma voix s’embarrassait, j’estropiais tout ce que je disais, je répondais non quand il fallait répondre oui ; je commettais mille gaucheries, des maladresses sans fin ; j’étais ridicule de la tête aux pieds, je m’en apercevais, je n’en devenais que plus ridicule. Tandis que, sous mes yeux, un rival gai, plaisant et léger, se possédant, jouissant de lui-même, n’échappant aucune occasion de louer, et de louer finement, amusait, plaisait, était heureux ; il sollicitait une main qu’on lui abandonnait, il s’en saisissait quelquefois sans l’avoir sollicitée, il la baisait, il la baisait encore, et moi, retiré dans un coin, détournant mes regards d’un spectacle qui m’irritait, étouffant mes soupirs, faisant craquer mes doigts à force de serrer les poings, accablé de mélancolie, couvert d’une sueur froide, je ne pouvais ni montrer ni celer mon chagrin. On a dit que l’amour, qui ôtait l’esprit à ceux qui en avaient, en donnait à ceux qui n’en avaient pas ; c’est-à-dire, en autre français, qu’il rendait les uns sensibles et sots, et les autres froids et entreprenants. L’homme sensible obéit aux impulsions de la nature et ne rend précisément que le cri de son coeur ; au moment où il tempère ou force ce cri, ce n’est plus lui, c’est un comédien qui joue. Le grand comédien observe les phénomènes ; l’homme sensible lui sert de modèle, il le médite, et trouve, de réflexion, ce qu’il faut ajouter ou retrancher pour le mieux. Et puis, des faits encore après des raisons. A la première représentation d’Inès de Castro, à l’endroit où les enfants paraissent, le parterre se mit à rire, la Duclos, qui faisait Inès, indignée, dit au parterre : &quot« ;Ris donc, sot parterre, au plus bel endroit de la pièce.&quot ;» Le parterre l’entendit, se contint ; l’actrice reprit son rôle, et ses larmes et celles du spectateur coulèrent. Quoi donc ! est-ce qu’on passe et repasse ainsi d’un sentiment profond à un sentiment profond, de la douleur à l’indignation, de l’indignation à la douleur ? Je ne le conçois pas ; mais ce que je conçois très bien, c’est que l’indignation de la Duclos était réelle et sa douleur simulée. Quinault-Dufresne joue le rôle de Sévère dans Polyeucte. Il était envoyé par l’empereur Décius pour persécuter les chrétiens. Il confie ses sentiments secrets à son ami sur cette secte calomniée. Le sens commun exigeait que cette confidence, qui pouvait lui coûter la faveur du prince, sa dignité, sa fortune, la liberté et peut-être la vie, se fît à voix basse. Le parterre lui crie : &quot« ;Plus haut.&quot ;» Il réplique au parterre : &quot« ;Et vous, messieurs, plus bas.&quot ;» Est-ce que s’il eût été vraiment Sévère, il fût redevenu si prestement Quinault ? Non. vous dis-je, non. Il n’y a que l’homme qui se possède comme sans doute il se possédait, l’acteur rare, le comédien par excellence, qui puisse ainsi déposer et reprendre son masque. Le Kain-Ninias descend dans le tombeau de son père, il y égorge sa mère ; il en sort les mains sanglantes. Il est rempli d’horreur, ses membres tressaillent, ses yeux sont égarés, ses cheveux semblent se hérisser sur sa tête. Vous sentez frissonner les vôtres, la terreur vous saisit, vous êtes aussi éperdu que lui. Cependant Le Kain-Ninias pousse du pied vers la coulisse une pendeloque de diamants qui s’était détachée de l’oreille d’une actrice. Et cet acteur-là sent ? Cela ne se peut. Direz-vous qu’il est mauvais acteur ? Je n’en crois rien. Qu’est-ce donc que Le Kain-Ninias ? C’est un homme froid qui ne sent rien, mais qui figure supérieurement la sensibilité. Il a beau s’écrier : &quot« ;Où suis-je ?&quot ;» Je lui réponds : &quot« ;Où tu es ? Tu le sais bien : tu es sur les planches, et tu pousses du pied une pendeloque vers la coulisse.&quot ;» Un acteur est pris de passion pour une actrice ; une pièce les met par hasard en scène dans un moment de jalousie. La scène y gagnera, si l’acteur est médiocre ; elle y perdra, s’il est comédien, alors le grand comédien devient lui et n’est plus le modèle idéal et sublime qu’il s’est fait d’un jaloux. Une preuve qu’alors l’acteur et l’actrice se rabaissent l’un et l’autre à la vie commune, c’est que s’ils gardaient leurs échasses ils se riraient au nez ; la jalousie ampoulée et tragique ne leur semblerait souvent qu’une parade de la leur.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Le commis Billard est un tartuffe, l’abbé Grizel est un tartuffe, mais il n’est pas le Tartuffe. Le financier Toinard était un avare, mais il n’était pas l’Avare. L’Avare et le Tartuffe ont été faits d’après tous les Toinards et tous les Grizel, du monde ; ce sont leurs traits les plus généraux et les plus marqués, et ce n’est le portrait exact d’aucun ; aussi personne ne s’y reconnaît-il. Les comédies de verve et même de caractères sont exagérées. La plaisanterie de société est une mousse légère qui s’évapore sur la scène ; la plaisanterie de théâtre est une arme tranchante qui blesserait dans la société. On n’a pas pour des êtres imaginaires le ménagement qu’on doit à des êtres réels. La satire est d’un tartuffe, et la comédie est du Tartuffe. La satire poursuit un vicieux, la comédie poursuit un vice. S’il n’y avait eu qu’une ou deux Précieuses ridicules, on en aurait pu faire une satire, mais non pas une comédie. Allez-vous-en chez La Grenée, demandez-lui la Peinture, et il croira avoir satisfait à votre demande, lorsqu’il aura placé sur sa toile une femme devant un chevalet, la palette passée dans le pouce et le pinceau à la main. Demandez-lui la Philosophie, et il croira l’avoir faite, lorsque, devant un bureau, la nuit, à la lueur d’une lampe, il aura appuyé sur le coude une femme en négligé, échevelée et pensive, qui lit ou qui médite. Demandez-lui la Poésie, et il peindra la même femme dont il ceindra la tête d’un laurier, et à la main de laquelle il placera un rouleau. La Musique, ce sera encore la même femme avec une lyre au lieu de rouleau. Demandez-lui la Beauté, demandez même cette figure à un plus habile que lui, ou je me trompe fort, ou ce dernier se persuadera que vous n’exigez de son art que la figure d’une belle femme. Votre acteur et ce peintre tombent tous deux dans un même défaut, et je leur dirai : &quot« ;Votre tableau, votre jeu, ne sont que des portraits d’individus fort au-dessous de l’idée générale que le poète a tracée, et du modèle idéal dont je me promettais la copie, Votre voisine est belle, très belle ; d’accord : mais ce n’est pas la Beauté. Il y a aussi loin de votre ouvrage à votre modèle que de votre modèle à l’idéal.&quot ;
 
LE SECOND
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Premier interlocuteur...
 
Est-ce qu’il y a une sensibilité artificielle ? Mais soit factice, soit innée, la sensibilité n’a pas lieu dans tous les rôles. Quelle est donc la qualité acquise ou naturelle qui constitue le grand acteur dans l’Avare, le Joueur, le Flatteur, le Grondeur, le Médecin malgré lui, l’être le moins sensible et le plus immoral que la poésie ait encore imaginé, le Bourgeois Gentilhomme, le Malade et le Cocu imaginaires ; dans Néron, Mithridate, Atrée, Phocas, Sertorius, et tant d’autres caractères tragiques ou comiques, où la sensibilité est diamétralement opposée à l’esprit du rôle ? La facilité de connaître et de copier toutes les natures. Croyez-moi, ne multiplions pas les causes lorsqu’une suffit à tous les phénomènes. Tantôt le poète a senti plus fortement que le comédien, tantôt, et plus souvent peut-être, le comédien a conçu plus fortement que le poète ; et rien n’est plus dans la vérité que cette exclamation de Voltaire, entendant la Clairon dans une de ses pièces : Est-ce bien moi qui ai fait cela ? Est-ce que la Clairon en sait plus que Voltaire ? Dans ce moment du moins son modèle idéal, en déclamant, était bien au-delà du modèle idéal que le poète s’était fait en écrivant, mais ce modèle idéal n’était pas elle. Quel était donc son talent ? Celui d’imaginer un grand fantôme et de le copier de génie. Elle imitait le mouvement, les actions, les gestes, toute l’expression d’un être fort au-dessus d’elle. Elle avait trouvé ce qu’Eschine récitant une oraison de Démosthène ne put jamais rendre, le mugissement de la bête. Il disait à ses disciples : &quot« ;Si cela vous affecte si fort, qu’aurait-ce donc été, si audivissetis bestiam mugientem ?&quot ;» Le poète avait engendré l’animal terrible, la Clairon le faisait mugir. Ce serait un singulier abus des mots que d’appeler sensibilité cette facilité de rendre toutes natures, même les natures féroces. La sensibilité, selon la seule acception qu’on ait donnée jusqu’à présent à ce terme, est, ce me semble, cette disposition compagne de la faiblesse des organes, suite de la mobilité du diaphragme, de la vivacité de l’imagination, de la délicatesse des nerfs, qui incline à compatir, à frissonner, à admirer, à craindre, à se troubler, à pleurer, à s’évanouir, à secourir, à fuir, à crier, à perdre la raison, à exagérer, à mépriser, à dédaigner, à n’avoir aucune idée précise du vrai, du bon et du beau, à être injuste, à être fou. Multipliez les âmes sensibles, et vous multiplierez en même proportion les bonnes et les mauvaises actions en tout genre, les éloges et les blâmes outrés. Poètes, travaillez-vous pour une nation délicate, vaporeuse et sensible ; renfermez-vous dans les harmonieuses, tendres et touchantes élégies de Racine ; elle se sauverait des boucheries de Shakespeare : ces âmes faibles sont incapables de supporter des secousses violentes. Gardez-vous bien de leur présenter des images trop fortes. Montrez-leur, si vous voulez, Le fils tout dégouttant du meurtre de son père, Et sa tête à la main demandant son salaire ; mais n’allez pas au-delà. Si vous osiez leur dire avec Homère : &quot« ;Où vas-tu, malheureux ? Tu ne sais donc pas que c’est à moi que le ciel envoie les enfants des pères infortunés ; tu ne recevras point les derniers embrassements de ta mère ; déjà je te vois étendu sur la terre, déjà je vois les oiseaux de proie, rassemblés autour de ton cadavre, t’arracher les yeux de la tête en battant les ailes de joie ;&quot ;» toutes nos femmes s’écrieraient en détournant la tête : &quot« ;Ah ! l’horreur !...&quot ;» Ce serait bien pis si ce discours, prononcé par un grand comédien, était encore fortifié de sa véritable déclamation.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Mon dessein n’est pas de calomnier une profession que j’aime et que j’estime ; je parle de celle du comédien. Je serais désolé que mes observations, mal interprétées, attachassent l’ombre du mépris à des hommes d’un talent rare et d’une utilité réelle, aux fléaux du ridicule et du vice, aux prédicateurs les plus éloquents de l’honnêteté et des vertus, à la verge dont l’homme de génie se sert pour châtier les méchants et les fous. Mais tournez les yeux autour de vous, et vous verrez que les personnes d’une gaieté continue n’ont ni de grands défauts, ni de grandes qualités ; que communément les plaisants de profession sont des hommes frivoles, sans aucun principe solide ; et que ceux qui, semblables à certains personnages qui circulent dans nos sociétés, n’ont aucun caractère, excellent à les jouer tous. Un comédien n’a-t-il pas un père, une mère, une femme, des enfants, des frères, des soeurs, des connaissances, des amis, une maîtresse ? S’il était doué de cette exquise sensibilité, qu’on regarde comme la qualité principale de son état, poursuivi comme nous et atteint d’une infinité de peines qui se succèdent, et qui tantôt flétrissent nos âmes, et tantôt les déchirent, combien lui resterait-il de jours à donner à notre amusement ? Très peu. Le gentilhomme de la chambre interposerait vainement sa souveraineté, le comédien serait souvent dans le cas de lui répondre : &quot« ;Monseigneur, je ne saurais rire aujourd’hui, ou c’est d’autre chose que des soucis d’Agamemnon que je veux pleurer.&quot ;» Cependant on ne s’aperçoit pas que les chagrins de la vie, aussi fréquents pour eux que pour nous, et beaucoup plus contraires au libre exercice de leurs fonctions, les suspendent souvent. Dans le monde, lorsqu’ils ne sont pas bouffons, je les trouve polis, caustiques et froids, fastueux, dissipés, dissipateurs, intéressés, plus frappés de nos ridicules que touchés de nos maux ; d’un esprit assez rassis au spectacle d’un événement fâcheux, ou au récit d’une aventure pathétique ; isolés, vagabonds, à l’ordre des grands ; peu de moeurs, point d’amis, presque aucune de ces liaisons saintes et douces qui nous associent aux peines et aux plaisirs d’un autre qui partage les nôtres. (J’ai souvent vu rire un comédien hors de la scène, je n’ai pas mémoire d’en avoir jamais vu pleurer un.) Cette sensibilité qu’ils s’arrogent et qu’on leur alloue, qu’en font-ils donc ? La laissent-ils sur les planches, quand ils en descendent, pour la reprendre quand ils y remontent ? Qu’est-ce qui leur chausse le socque ou le cothurne ? Le défaut d’éducation, la misère et le libertinage. Le théâtre est une ressource, jamais un choix. Jamais on ne se fit comédien par goût pour la vertu, par le désir d’être utile dans la société et de servir son pays ou sa famille, par aucun des motifs honnêtes qui pourraient entraîner un esprit droit, un coeur chaud, une âme sensible vers une aussi belle profession. Moi-même, jeune, je balançai entre la Sorbonne et la Comédie. J’allais, en hiver, par la saison la plus rigoureuse, réciter à haute voix des rôles de Molière et de Corneille dans les allées solitaires du Luxembourg. Quel était mon projet ? d’être applaudi ? Peut-être. De vivre familièrement avec les femmes de théâtre que je trouvais infiniment aimables et que je savais très faciles ? Assurément. Je ne sais ce que je n’aurais pas fait pour plaire à la Gaussin, qui débutait alors et qui était la beauté personnifiée ; à la Dangeville, qui avait tant d’attraits sur la scène. On a dit que les comédiens n’avaient aucun caractère, parce qu’en les jouant tous ils perdaient celui que la nature leur avait donné, qu’ils devenaient faux, comme le médecin, le chirurgien et le boucher deviennent durs. Je crois qu’on a pris la cause pour l’effet, et qu’ils ne sont propres à les jouer tous que parce qu’ils n’en ont point.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Cela se peut. Un jeune dissolu, au lieu de se rendre avec assiduité dans l’atelier du peintre, du sculpteur, de l’artiste qui l’a adopté, a perdu les années les plus précieuses de sa vie, et il est resté à vingt ans sans ressources et sans talent. Que voulez-vous qu’il devienne ? Soldat ou comédien. Le voilà donc enrôlé dans une troupe de campagne. Il rôde jusqu’à ce qu’il puisse se promettre un début dans la capitale. Une malheureuse créature a croupi dans la fange de la débauche ; lasse de l’état le plus abject, celui de basse courtisane, elle apprend par coeur quelques rôles, elle se rend un matin chez la Clairon, comme l’esclave ancien chez l’édile ou le prêteur. Celle-ci la prend par la main, lui fait faire une pirouette, la touche de sa baguette, et lui dit : &quot« ;Va faire rire ou pleurer les badauds.&quot ;» Ils sont excommuniés. Ce public qui ne peut s’en passer les méprise. Ce sont des esclaves sans cesse sous la verge d’un autre esclave. Croyez-vous que les marques d’un avilissement aussi continu puissent rester sans effet, et que, sous le fardeau de l’ignominie, une âme soit assez ferme pour se tenir à la hauteur de Corneille ? Ce despotisme que l’on exerce sur eux, ils l’exercent sur les auteurs, et je ne sais quel est le plus vil ou du comédien insolent ou de l’auteur qui le souffre.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Il est vrai que je suis enchanté d’entendre Philoctète dire si simplement et si fortement à Néoptolème, qui lui rend les flèches d’Hercule qu’il lui avait volées à l’instigation d’Ulysse : &quot« ;Vois quelle action tu avais commise : sans t’en apercevoir, tu condamnais un malheureux à périr de douleur et de faim. Ton vol est le crime d’un autre, ton repentir est à toi. Non, jamais tu n’aurais pensé à commettre une pareille indignité si tu avais été seul. Conçois donc, mon enfant, combien il importe à ton âge de ne fréquenter que d’honnêtes gens. Voilà ce que tu avais à gagner dans la société d’un scélérat. Et pourquoi t’associer aussi à un homme de ce caractère ? Etait-ce là celui que ton père aurait choisi pour son compagnon et pour son ami ? Ce digne père qui ne se laissa jamais approcher que des plus distingués personnages de l’armée, que te dirait-il, s’il te voyait avec un Ulysse ?...&quot ;» Y a-t-il dans ce discours autre chose que ce que vous adresseriez à mon fils, que ce que je dirais au vôtre ?
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Et notre vers de dix syllabes est trop futile et trop léger. Quoi qu’il en soit, je désirerais que vous n’allassiez à la représentation de quelqu’une des pièces romaines de Corneille qu’au sortir de la lecture des lettres de Cicéron à Atticus. Combien je trouve nos auteurs dramatiques ampoulés ! Combien leurs déclamations me sont dégoûtantes, lorsque je me rappelle la simplicité et le nerf du discours de Régulus dissuadant le Sénat et le peuple romain de l’échange des captifs ! C’est ainsi qu’il s’exprime dans une ode, poème qui comporte bien plus de chaleur, de verve et d’exagération qu’un monologue tragique ; il dit : &quot« ;J’ai vu nos enseignes suspendues dans les temples de Carthage. J’ai vu le soldat romain dépouillé de ses armes qui n’avaient pas été teintes d’une goutte de sang. J’ai vu l’oubli de la liberté, et des citoyens les bras retournés en arrière et liés sur leur dos. J’ai vu les portes des villes toutes ouvertes, et les moissons couvrir les champs que nous avions ravagés. Et vous croyez que, rachetés à prix d’argent, ils reviendront plus courageux ? Vous ajoutez une perte à l’ignominie. La vertu, chassée d’une âme qui s’est avilie, n’y revient plus. N’attendez rien de celui qui a pu mourir, et qui s’est laissé garrotter. O Carthage, que tu es grande et fière de notre honte !...&quot ;» Tel fut son discours et telle sa conduite. Il se refuse aux embrassements de sa femme et de ses enfants, il s’en croit indigne comme un vil esclave. Il tient ses regards farouches attachés sur la terre, et dédaigne les pleurs de ses amis, jusqu’à ce qu’il ait amené les sénateurs à un avis qu’il était seul capable de donner, et qu’il lui fût permis de retourner à son exil.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Fort bien. A présent mettez la main sur la conscience, et dites-moi s’il y a dans nos poètes beaucoup d’endroits du ton propre à une vertu aussi haute, aussi familière, et ce que vous paraîtraient dans cette bouche, ou nos tendres jérémiades, ou la plupart de nos fanfaronnades à la Corneille. Combien de choses que je n’ose confier qu’à vous ! Je serais lapidé dans les rues si l’on me savait coupable de ce blasphème, et il n’y a aucune sorte de martyre dont j’ambitionne le laurier. S’il arrive un jour qu’un homme de génie ose donner à ses personnages le ton simple de l’héroïsme antique, l’art du comédien sera autrement difficile, car la déclamation cessera d’être une espèce de chant. Au reste, lorsque j’ai prononcé que la sensibilité était la caractéristique de la bonté de l’âme et de la médiocrité du génie, j’ai fait un aveu qui n’est pas trop ordinaire, car si Nature a pétri une âme sensible, c’est la mienne. L’homme sensible est trop abandonné à la merci de son diaphragme pour être un grand roi, un grand politique, un grand magistrat, un homme juste, un profond observateur, et conséquemment un sublime imitateur de la nature, à moins qu’il ne puisse s’oublier et se distraire de lui-même, et qu’à l’aide d’une imagination forte il ne sache se créer, et d’une mémoire tenace tenir son attention fixée sur des fantômes qui lui servent de modèles ; mais alors ce n’est plus lui qui agit, c’est l’esprit d’un autre qui le domine. Je devrais m’arrêter ici ; mais vous me pardonnerez plus aisément une réflexion déplacée qu’omise. C’est une expérience qu’apparemment vous aurez faite quelquefois, lorsque appelé par un débutant ou par une débutante, chez elle, en petit comité, pour prononcer sur son talent, vous lui aurez accordé de l’âme, de la sensibilité, des entrailles, vous l’aurez accablée d’éloges et l’aurez laissée, en vous séparant d’elle, avec l’espoir du plus grand succès. Cependant qu’arrive-t-il ? Elle paraît, elle est sifflée, et vous vous avouez à vous-même que les sifflets ont raison. D’où cela vient-il ? Est-ce qu’elle a perdu son âme, sa sensibilité, ses entrailles, du matin au soir ? Non ; mais à son rez-de-chaussée vous étiez terre à terre avec elle ; vous l’écoutiez sans égard aux conventions, elle était vis-à-vis de vous, il n’y avait entre l’un et l’autre aucun modèle de comparaison ; vous étiez satisfait de sa voix, de son geste, de son expression, de son maintien ; tout était en proportion avec l’auditoire et l’espace ; rien ne demandait de l’exagération. Sur les planches tout a changé : ici il fallait un autre personnage, puisque tout s’était agrandi. Sur un théâtre particulier, dans un salon où le spectateur est presque de niveau avec l’acteur, le vrai personnage dramatique vous aurait paru énorme, gigantesque, et au sortir de la représentation vous auriez dit à votre ami confidemment : &quot« ;Elle ne réussira pas, elle est outrée ;&quot ;» et son succès au théâtre vous aurait étonné. Encore une fois, que ce soit un bien ou un mal, le comédien ne dit rien, ne fait rien dans la société précisément comme sur la scène ; c’est un autre monde. Mais un fait décisif qui m’a été raconté par un homme vrai, d’un tour d’esprit original et piquant, l’abbé Galiani, et qui m’a été ensuite confirmé par un autre homme vrai, d’un tour d’esprit aussi original et piquant, M. le marquis de Caraccioli, ambassadeur de Naples à Paris, c’est qu’à Naples, la patrie de l’un et de l’autre, il y a un poète dramatique dont le soin principal n’est pas de composer sa pièce.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Par une femme pleine d’esprit et de finesse, la princesse de Ealitzin. Caillot avait joué le Déserteur, il était encore sur le lieu où il venait d’éprouver et elle de partager, à côté de lui, toutes les transes d’un malheureux prêt à perdre sa maîtresse et la vie. Caillot s’approche de sa loge et lui adresse, avec ce visage riant que vous lui connaissez, des propos gais, honnêtes et polis. La princesse, étonnée, lui dit : &quot« ;Comment ! vous n’êtes pas mort ! Moi, qui n’ai été que spectatrice de vos angoisses, je n’en suis pas encore revenue. — Non, madame, je ne suis pas mort. Je serais trop à plaindre si je mourais si souvent. — Vous ne sentez donc rien ? — Pardonnez-moi...&quot ;» Et puis les voilà engagés dans une discussion qui finit entre eux comme celle-ci finira entre nous : je resterai dans mon opinion, et vous dans la vôtre. La princesse ne se rappelait point les raisons de Caillot, mais elle avait observé que ce grand imitateur de la nature, au moment de son agonie, lorsqu’on allait l’entraîner au supplice, s’apercevant que la chaise où il aurait à déposer Louise évanouie était mal placée, la rarrangeait en chantant d’une voix moribonde : &quot« ;Mais Louise ne vient pas, et mon heure s’approche...&quot ;» Mais vous êtes distrait ; à quoi pensez-vous ?
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Chemin faisant, je vous raconterai un fait qui revient assez au sujet de notre entretien. Je connaissais Pigalle ; j’avais mes entrées chez lui. J’y vais un matin, je frappe ; l’artiste m’ouvre, son ébauchoir à la main ; et, m’arrêtant sur le seuil de son atelier : &quot« ;Avant que de vous laisser passer, me dit-il, jurez-moi que vous n’aurez pas de peur d’une belle femme toute nue...&quot ;» Je souris... j’entrai. Il travaillait alors à son monument du maréchal de Saxe, et une très belle courtisane lui servait de modèle pour la figure de la France. Mais comment croyez-vous qu’elle me parut entre les figures colossales qui l’environnaient ? pauvre, petite, mesquine, une espèce de grenouille ; elle en était écrasée ; et j’aurais pris, sur la parole de l’artiste, cette grenouille pour une belle femme, si je n’avais pas attendu la fin de la séance et si je ne l’avais pas vue terre à terre et le dos tourné à ces figures gigantesques qui la réduisaient à rien. Je vous laisse le soin d’appliquer ce phénomène singulier à la Gaussin, à la Riccoboni et à toutes celles qui n’ont pu s’agrandir sur la scène. Si, par impossible, une actrice avait reçu la sensibilité à un degré comparable à celle que l’art porté à l’extrême peut simuler, le théâtre propose tant de caractères divers à imiter, et un seul rôle principal amène tant de situations opposées, que cette rare pleureuse, incapable de bien jouer deux rôles différents, excellerait à peine dans quelques endroits du même rôle ; ce serait la comédienne la plus inégale, la plus bornée et la plus inepte qu’on pût imaginer. S’il lui arrivait de tenter un élan, sa sensibilité prédominante ne tarderait pas à la ramener à la médiocrité. Elle ressemblerait moins à un vigoureux coursier qui galope qu’à une faible haquenée qui prend le mors aux dents. Son instant d’énergie, passager, brusque, sans gradation, sans préparation, sans unité, vous paraîtrait un accès de folie. La sensibilité étant, en effet, compagne de la douleur et de la faiblesse, dites-moi si une créature douce, faible et sensible est bien propre à concevoir et à rendre le sang-froid de Léontine, les transports jaloux d’Hermione, les fureurs de Camille, la tendresse maternelle de Mérope, le délire et les remords de Phèdre, l’orgueil tyrannique d’Agrippine, la violence de Clytemnestre ? Abandonnez votre éternelle pleureuse à quelques-uns de nos rôles élégiaques, et ne l’en tirez pas. C’est qu’être sensible est une chose, et sentir est une autre. L’une est une affaire d’âme, l’autre une affaire de jugement. C’est qu’on sent avec force et qu’on ne saurait rendre ; c’est qu’on rend, seul, en société, au coin d’un foyer, en lisant, en jouant, pour quelques auditeurs, et qu’on ne rend rien qui vaille au théâtre ; c’est qu’au théâtre, avec ce qu’on appelle de la sensibilité, de l’âme, des entrailles, on rend bien une ou deux tirades et qu’on manque le reste ; c’est qu’embrasser toute l’étendue d’un grand rôle, y ménager les clairs et les obscurs, les doux et les faibles, se montrer égal dans les endroits tranquilles et dans les endroits agités, être varié dans les détails, harmonieux et un dans l’ensemble, et se former un système soutenu de déclamation qui aille jusqu’à sauver les boutades du poète, c’est l’ouvrage d’une tête froide, d’un profond jugement, d’un goût exquis, d’une étude pénible, d’une longue expérience et d’une ténacité de mémoire peu commune ; c’est que la règle qualis ab incepto processerit et sibi constet, très rigoureuse pour le poète, l’est jusqu’à la minutie pour le comédien ; c’est que celui qui sort de la coulisse sans avoir son jeu présent et son rôle noté éprouvera toute sa vie le rôle d’un débutant, ou que si, doué d’intrépidité, de suffisance et de verve, il compte sur la prestesse de sa tête et l’habitude du métier, cet homme vous en imposera par sa chaleur et son ivresse, et que vous applaudirez à son jeu comme un connaisseur en peinture sourit à une esquisse libertine où tout est indiqué et rien n’est décidé. C’est un de ces prodiges qu’on a vu quelquefois à la foire ou chez Nicolet. Peut-être ces fous-là font-ils bien de rester ce qu’ils sont, des comédiens ébauchés. Plus de travail ne leur donnerait pas ce qui leur manque et pourrait leur ôter ce qu’ils ont. Prenez-les pour ce qu’ils valent, mais ne les mettez pas à côté d’un tableau fini.
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Ma foi, je ne m’en souviens pas... Mais attendez... Oui, quelquefois une pièce médiocre, par des acteurs médiocres... Nos deux interlocuteurs allèrent au spectacle, mais n’y trouvant plus de place ils se rabattirent aux Tuileries. Ils se promenèrent quelque temps en silence. Ils semblaient avoir oublié qu’ils étaient ensemble, et chacun s’entretenait avec lui-même comme s’il eût été seul, l’un à haute voix, l’autre à voix si basse qu’on ne l’entendait pas, laissant seulement échapper par intervalles des mots isolés, mais distincts, desquels il était facile de conjecturer qu’il ne se tenait pas pour battu. Les idées de l’homme au paradoxe sont les seules dont je puisse rendre compte, et les voici aussi décousues qu’elles doivent le paraître lorsqu’on supprime d’un soliloque les intermédiaires qui servent de liaison. Il disait : Qu’on mette à sa place un acteur sensible, et nous verrons comment il s’en tirera. Lui, que fait-il ? Il pose son pied sur la balustrade, rattache sa jarretière, et répond au courtisan qu’il méprise, la tête tournée sur une de ses épaules ; et c’est ainsi qu’un incident qui aurait déconcerté tout autre que ce froid et sublime comédien, subitement adapté à la circonstance, devient un trait de génie. (Il parlait, je crois, de Baron dans la tragédie du Comte d’Essex. Il ajoutait en souriant :) Eh oui, il croira que celle-là sent, lorsque renversée sur le sein de sa confidente et presque moribonde, les yeux tournés vers les troisièmes loges, elle y aperçoit un vieux procureur qui fondait en larmes et dont la douleur grimaçait d’une manière tout à fait burlesque, et dit : &quot« ;Regarde donc un peu là-haut la bonne figure que voilà...&quot ;» murmurant dans sa gorge ces paroles comme si elles eussent été la suite d’une plainte inarticulée... A d’autres ! à d’autres ! Si je me rappelle bien ce fait, il est de la Gaussin, dans Zaïre. Et ce troisième dont la fin a été si tragique, je l’ai connu, j’ai connu son père, qui m’invitait aussi quelquefois à dire mon mot dans son cornet. (Il n’y a pas de doute qu’il ne soit ici question du sage Montménil.) C’était la candeur et l’honnêteté même. Qu’y avait-il de commun entre son caractère naturel et celui de Tartuffe qu’il jouait supérieurement ? Rien. Où avait-il pris ce torticolis, ce roulement d’yeux si singulier, ce ton radouci et toutes les autres finesses du rôle de l’hypocrite ? Prenez garde à ce que vous allez répondre. Je vous tiens. — Dans une imitation profonde de la nature. — Dans une imitation profonde de la nature ? Et vous verrez que les symptômes extérieurs qui désignent le plus fortement la sensibilité de l’âme ne sont pas autant dans la nature que les symptômes extérieurs de l’hypocrisie ; qu’on ne saurait les y étudier, et qu’un acteur à grand talent trouvera plus de difficultés à saisir et à imiter les uns que les autres ! Et si je soutenais que de toutes les qualités de l’âme la sensibilité est la plus facile à contrefaire, n’y ayant peut-être pas un seul homme assez cruel, assez inhumain pour que le germe n’en existât pas dans son coeur, pour ne l’avoir jamais éprouvée ; ce qu’on ne saurait assurer de toutes les autres passions, telle que l’avarice, la méfiance ? Est-ce qu’un excellent instrument ?... — Je vous entends ; il y aura toujours, entre celui qui contrefait la sensibilité et celui qui sent, la différence de l’imitation à la chose. — Et tant mieux, tant mieux, vous dis-je. Dans le premier cas, le comédien n’aura pas à se séparer de lui-même, il se portera tout à coup et de plein saut à la hauteur du modèle idéal. — Tout à coup et de plein saut ! — Vous me chicanez sur une expression. Je veux dire que, n’étant jamais ramené au petit modèle qui est en lui, il sera aussi grand, aussi étonnant, aussi parfait imitateur de la sensibilité que de l’avarice, de l’hypocrisie, de la duplicité et de tout autre caractère qui ne sera pas le sien, de toute autre passion qu’il n’aura pas. La chose que le personnage naturellement sensible me montrera sera petite ; l’imitation de l’autre sera forte ; ou s’il arrivait que leurs copies fussent également fortes, ce que je ne vous accorde pas, mais pas du tout, l’un, parfaitement maître de lui-même et jouant tout à fait d’étude et de jugement, serait tel que l’expérience journalière le montre, plus un que celui qui jouera moitié de nature, moitié d’étude, moitié d’après un modèle, moitié d’après lui-même. Avec quelque habileté que ces deux imitations soient fondues ensemble, un spectateur délicat les discernera plus facilement encore qu’un profond artiste ne démêlera dans une statue la ligne qui séparerait ou deux styles différents, ou le devant exécuté d’après un modèle, et le dos d’après un autre. — Qu’un acteur consommé cesse de jouer de tête, qu’il s’oublie ; que son coeur s’embarrasse ; que la sensibilité le gagne, qu’il s’y livre. Il nous enivrera. — Peut-être. — Il nous transportera d’admiration. — Cela n’est pas impossible ; mais c’est à condition qu’il ne sortira pas de son système de déclamation et que l’unité ne disparaîtra point, sans quoi vous prononcerez qu’il est devenu fou... Oui, dans cette supposition vous aurez un bon moment, j’en conviens ; mais préférez-vous un beau moment à un beau rôle ? Si c’est votre choix, ce n’est pas le mien. Ici l’homme au paradoxe se tut. Il se promenait à grands pas sans regarder où il allait ; il eût heurté de droite et de gauche ceux qui venaient à sa rencontre s’ils n’eussent évité le choc. Puis, s’arrêtant tout à coup, et saisissant son antagoniste fortement par le bras, il lui dit d’un ton dogmatique et tranquille : Mon ami, il y a trois modèles, l’homme de la nature, l’homme du poète, l’homme de l’acteur. Celui de la nature est moins grand que celui du poète, et celui-ci moins grand encore que celui du grand comédien, le plus exagéré de tous. Ce dernier monte sur les épaules du précédent, et se renferme dans un grand mannequin d’osier dont il est l’âme ; il meut ce mannequin d’une manière effrayante, même pour le poète qui ne se reconnaît plus, et il nous épouvante, comme vous l’avez fort bien dit, ainsi que les enfants s’épouvantent les uns les autres en tenant leurs petits pourpoints courts élevés au-dessus de leur tête, en s’agitant, et en imitant de leur mieux la voix rauque et lugubre d’un fantôme qu’ils contrefont. Mais, par hasard, n’auriez-vous pas vu des jeux d’enfants qu’on a gravés ? N’y auriez-vous pas vu un marmot qui s’avance sous un masque hideux de vieillard qui le cache de la tête aux pieds ? Sous ce masque, il rit de ses petits camarades que la terreur met en fuite. Ce marmot est le vrai symbole de l’acteur ; ses camarades sont les symboles du spectateur. Si le comédien n’est doué que d’une sensibilité médiocre, et que ce soit là tout son mérite, ne le tiendrez-vous pas pour un homme médiocre ? Prenez-y garde, c’est encore un piège que je vous tends. — Et s’il est doué d’une extrême sensibilité, qu’en arrivera-t-il ? — Ce qu’il en arrivera ? C’est qu’il ne jouera pas du tout, ou qu’il jouera ridiculement. Oui, ridiculement, et la preuve, vous la verrez en moi quand il vous plaira. Que j’aie un récit un peu pathétique a faire, il s’élève je ne sais quel trouble dans mon coeur dans ma tête ; ma langue s’embarrasse ; ma voix s’altère : mes idées se décomposent, mon discours se suspend ; je balbutie, je m’en aperçois ; les larmes coulent de mes joues, et je me tais. — Mais cela vous réussit. — En société ; au théâtre, je serais hué. — Pourquoi ? — Parce qu’on ne vient pas pour voir des pleurs, mais pour entendre des discours qui en arrachent, parce que cette vérité de nature dissone avec la vérité de convention. Je m’explique : je veux dire que, ni le système dramatique, ni l’action, ni les discours du poète, ne s’arrangeraient point de ma déclamation étouffée, interrompue, sanglotée. Vous voyez qu’il n’est pas même permis d’imiter la nature, même la belle nature, la vérité de trop près, et qu’il est des limites dans lesquelles il faut se renfermer. — Et ces limites, qui les a posées ? — Le bon sens, qui ne veut pas qu’un talent nuise à un autre talent. Il faut quelquefois que l’acteur se sacrifie au poète. — Mais si la composition du poète s’y prêtait ? — Eh bien ! vous auriez une autre sorte de tragédie tout à fait différente de la vôtre. — Et quel inconvénient à cela ? — Je ne sais pas trop ce que vous y gagneriez ; mais je sais très bien ce que vous y perdriez. Ici l’homme paradoxal s’approcha pour la seconde ou, la troisième fois de son antagoniste, et lui dit : Le mot est de mauvais goût, mais il est plaisant, mais il est d’une actrice sur le talent de laquelle il n’y a pas deux sentiments. C’est le pendant de la situation et du propos de la Gaussin ; elle est aussi renversée entre Pillot-Pollux ; elle se meurt, du moins je le crois, et elle lui bégaye tout bas : Ah ! Pillot, que tu pues ! Ce trait est d’Arnould faisant Télaïre. Et dans ce moment, Arnould est vraiment Télaïre ? Non, elle est Arnould, toujours Arnould. Vous ne m’amènerez jamais à louer les degrés intermédiaires d’une qualité qui gâterait tout, si, poussée à l’extrême, le comédien en était dominé. Mais je suppose que le poète eût écrit la scène pour être déclamée au théâtre comme je la réciterais en société ; qui est-ce qui jouerait cette scène ? Personne, non, personne, pas même l’acteur le plus maître de son action ; s’il s’en tirait bien une fois, il la manquerait mille. Le succès tient alors à si peu de chose !... Ce dernier raisonnement vous paraît peu solide ? Eh bien, soit ; mais je n’en conclurai pas moins de piquer un peu nos ampoules, de rabaisser de quelques crans nos échasses, et de laisser les choses à peu près comme elles sont. Pour un poète de génie qui atteindrait à cette prodigieuse vérité de Nature, il s’élèverait une nuée d’insipides et plats imitateurs. Il n’est pas permis, sous peine d’être insipide, maussade, détestable, de descendre d’une ligne au-dessous de la simplicité de Nature. Ne le pensez-vous pas ?
 
LE SECOND
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LE PREMIER
 
Et vous croyez que Paulus dans ce moment parla sur la scène comme il aurait parlé dans ses foyers ? Non, non. Ce prodigieux effet, dont je ne doute pas, ne tint ni aux vers d’Euripide, ni à la déclamation de l’acteur, mais bien à la vue d’un père désolé qui baignait de ses pleurs l’urne de son propre fils. Ce Paulus n’était peut-être qu’un médiocre comédien ; non plus que cet Aesopus dont Plutarque rapporte que &quot« ;jouant un jour en plein théâtre le rôle d’Atréus délibérant en lui-même comment il se pourra venger de son frère Thyestès, il y eut d’aventure quelqu’un de ses serviteurs qui voulut soudain passer en courant devant lui, et que lui, Aesopus, étant hors de lui-même pour l’affection véhémente et pour l’ardeur qu’il avait de représenter au vif la passion furieuse du roi Atréus, lui donna sur la tête un tel coup du sceptre qu’il tenait en sa main, qu’il le tua sur la place...&quot ;» C’était un fou que le tribun devait envoyer sur-le-champ au mont Tarpéien.
 
LE SECOND