« Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 12/Bahloul, bouffon d’al-Rachid » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Page créée avec « <pages index="Le livre des mille nuits et une nuit, Tome 12, trad Mardrus, 1903.djvu" from=182 fromsection=debut to=185 header=1 /> »
 
(Aucune différence)

Dernière version du 7 mars 2021 à 15:12

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 12p. 176-179).


BAHLOUL, BOUFFON D’AL-RACHID


Il m’est parvenu que le khalifat Haroun al-Rachid avait, vivant avec lui dans son palais, un bouffon chargé de le divertir dans ses moments d’humeur sombre. Et ce bouffon s’appelait Bahloul le Sage. Et le khalifat, un jour, lui dit : « Ya Bahloul, sais-tu le nombre de fous qu’il y a dans Baghdad ? » Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, la liste en serait un peu longue ! « Et Haroun dit ; « Je te charge de la faire. Et j’entends qu’elle soit exacte ! » Et Bahloul fit sortir de sa gorge un long rire. Et le khalifat lui demanda : « Qu’as-tu ? » Et Bahloul dit : « Ô mon seigneur, je suis ennemi de tout travail fatigant. C’est pourquoi, pour te satisfaire, je vais tout de suite dresser la liste des sages qu’il y a dans Baghdad ! Car c’est là un travail qui me demandera à peine le temps de boire une gorgée d’eau. Et par cette liste, qui sera bien courte, tu sauras par Allah ! quel est le nombre de fous de la capitale de ton empire ! »

Et c’est ce même Bahloul qui s’étant assis, un jour, sur le trône du khalifat, reçut, pour cette témérité, de la part des huissiers, une volée de coups de bâton. Et les cris épouvantables qu’il poussa dans cette circonstance, mirent en émoi tout le palais et attirèrent le khalifat lui-même. Et Haroun, voyant que son bouffon pleurait à chaudes larmes, entreprit de le consoler. Mais Bahloul lui dit : « Hélas, ô émir des Croyants, ma douleur est sans consolation, car ce n’est pas sur moi que je pleure, mais sur mon maître le khalifat ! Si, en effet, j’ai reçu tant de coups pour avoir occupé un instant son trône, quelle grêle le menace là-bas, lui qui l’aura occupé des années et des années ! »

Et c’est toujours le même Bahloul qui fut assez sage pour avoir le mariage en horreur. Et Haroun, pour lui jouer un mauvais tour, lui fit épouser de force une adolescente d’entre ses esclaves, en l’assurant qu’elle le rendrait heureux, et qu’il s’en portait lui-même garant. Et Bahloul fut bien obligé d’obéir, et entra dans la chambre nuptiale où l’attendait sa jeune épouse, qui était d’une beauté de choix. Mais à peine s’était-il étendu à ses côtés, qu’il se leva soudain avec terreur et s’enfuit, hors de la chambre, comme s’il était poursuivi par des ennemis invisibles, et se mit à courir comme un fou à travers le palais. Et le khalifat, informé de ce qui venait de se passer, fit venir Bahloul en sa présence, et lui demanda, d’une voix sévère : « Pourquoi, ô maudit, as-tu fait cette offense à ton épouse ? » Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, la terreur est un mal sans remède ! Or, moi, je n’ai certes ! aucun reproche à faire à l’épouse que tu as eu la générosité de m’accorder, car elle est belle et modeste. Mais, ô mon seigneur, à peine étais-je entré dans le lit nuptial, que j’entendis distinctement plusieurs voix qui sortaient à la fois du sein de mon épouse. Et l’une me demandait une robe, et l’autre me réclamait un voile de soie ; et celle-ci des babouches, et celle-là une veste brodée, et cette autre d’autres choses encore. Alors, moi, je ne pus maîtriser mon effroi, et, malgré tes ordres et les charmes de la jeune fille, je m’enfuis de toutes mes forces, de peur de devenir plus fou et plus malheureux encore que je ne le suis ! »

Et c’est le même Bahloul qui refusa un jour un cadeau de mille dinars que, par deux fois, lui offrait le khalifat. Et comme le khalifat, extrêmement étonné de ce désintéressement, lui, en demandait la raison, Bahloul, qui était assis, une jambe étendue et une jambe repliée, se contenta, pour toute réponse, d’étendre bien ostensiblement, devant le visage d’Al-Rachid, les deux jambes à la fois. Et, à la vue de cette incivilité suprême et de ce manque de respect à l’égard du khalifat, le chef eunuque voulut le violenter et le châtier ; mais Al-Rachid l’en empêcha d’un signe, et demanda à Bahloul le motif de cet oubli des convenances. Et Bahloul répondit : « Ô mon seigneur, si j’avais étendu la main pour recevoir ton cadeau, j’aurais à jamais perdu le droit d’étendre les jambes ! »

Et c’est enfin Bahloul lui-même qui, étant entré un jour sous la tente d’Al-Rachid, qui revenait d’une expédition guerrière, le trouva altéré et demandant à grands cris un verre d’eau. Et Bahloul se hâta de courir lui apporter un verre d’eau fraîche, et, en le lui présentant, lui dit : « Ô émir des Croyants, je te prie de me dire, avant que de boire, à quel prix tu aurais acheté ce verre d’eau si, par hasard, il eût été introuvable ou difficile à se procurer ! » Et Al-Rachid dit : « J’aurais certainement donné, pour l’avoir, la moitié de mon empire ! » Et Bahloul dit : « Bois-le maintenant, et qu’Allah le rende plein de délices sur ton cœur ! » Et lorsque le khalifat eut fini de boire, Bahloul lui dit : « Et si, ô émir des Croyants, maintenant que tu as bu, ce verre d’eau refusait de sortir de ton corps, à cause de quelque rétention de l’urine dans ta vessie honorable, à quel prix achèterais-tu le moyen de l’en faire sortir ? » Et Al-Rachid répondit : « Par Allah ! je donnerais bien, dans ce cas, tout mon empire en large et en long ! » Et Bahloul, devenu bien triste soudain, dit : « Ô mon seigneur, un empire qui ne pèse pas dans la balance plus qu’un verre d’eau ou qu’un jet d’urine, ne devrait pas comporter tous les soucis qu’il te donne et les guerres sanglantes qu’il nous occasionne ! Et Haroun, entendant cela, se prit à pleurer.

— Et Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :