« Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 09 » : différence entre les versions

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 301-312).
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Monsieur Cœur


IX

Les deux Messieurs.


Quand les deux « Messieurs » furent introduits dans l’atelier de M. Cœur, il n’y avait plus personne, sinon Roland lui-même. Le comte et les deux jeunes filles avaient pris congé précipitamment. Rose seule avait parlé au moment du départ pour remercier et s’excuser, le tout en quelques mots. Nita semblait pensive ; son regard et celui de Roland ne se rencontrèrent point.

En regagnant la calèche qui attendait toujours, rue des Mathurins-Saint-Jacques, Nita dit à son tuteur :

— Bon ami, cette propriété ne me convient pas. Vous me ferez plaisir si vous rompez l’affaire.

Les deux Messieurs avaient assurément l’air de personnes très respectables. Ils étaient de noir habillés tous les deux, depuis la tête jusqu’aux pieds. Tous deux portaient des cravates blanches, savoir : le gros une ample nappe de mousseline, roulée à la Danton ; le maigre un mince carcan de percale empesée.

Le gros avait l’habit ouvert, étalant un gilet de satin noir tout neuf où ruisselaient des chaînes et breloques ; le maigre boutonnait sa redingote étriquée, laquelle ne laissait voir qu’un petit morceau de chemise. Son pantalon un peu court découvrait une paire de bas blancs. Il était coiffé en ange, séparant sur le front ses cheveux rares et grisonnants qui tombaient en mèches ternes sur ses épaules. Son chapeau avait de larges bords.

Il entra le premier, courbé en deux et souriant avec prévenance. La coiffure à l’ange donne aux personnes d’un certain âge qui ont les os pointus une physionomie tout particulièrement ascétique, surtout si les jambes sont mal attachées et le corps dégingandé suffisamment. Nous avons plusieurs apôtres qui se coiffent à l’ange. Ils sont jolis.

Derrière lui venait le gros, la poitrine étalée, la joue bouffie, le sourire content et presque provocant. Il éblouissait, en vérité ; on baissait les yeux devant ses lunettes d’or.

D’un geste courtois et froid, Roland leur montra des sièges. L’ancien roi Comayrol toussa et s’assit ; le bon Jaffret dit, en restant debout :

— Monsieur et cher voisin, nous avons bien l’honneur de vous offrir nos compliments empressés et nous venons vous faire une petite visite de politesse.

— C’est vous qui m’avez écrit ce billet ? l’interrompit Roland en dépliant la lettre anonyme.

La main de Comayrol, ornée de bagues, dessina un geste affirmatif plein de franchise et de dignité. Jaffret s’assit au bord d’une chaise qu’il fit grincer sur le parquet.

— On a pris cette permission, répondit-il en croisant ses doigts maigres sur ses genoux, pour être bien sûr de vous rencontrer chez vous. Il s’agit d’une affaire tellement importante…

— Plus qu’importante, intercala Comayrol : capitale !

— Capitale, répéta Jaffret. Mon honorable ami et collègue a dit le mot. Il va se charger lui-même tout à l’heure de vous expliquer la combinaison. Moi, je prends la parole pour vous mettre à même d’apprécier les deux personnes qui ont l’honneur de se présenter aujourd’hui chez vous, dans des intentions honorables. Quoique bien jeune encore, vous possédez la connaissance du monde, vous savez, Monsieur et cher voisin, ce que parler veut dire…

Il appuya légèrement sur ces derniers mots, et Comayrol sourit dans son immense cravate.

Roland s’inclina en silence.

— Nous n’avons, Dieu merci ! aucune espèce de raison, poursuivit Jaffret, pour vous cacher nos noms, professions et qualités, mais il y a des circonstances… Les papiers restent… On a préféré garder l’anonyme dans le billet en question. De vive voix c’est différent. Verba volant. Monsieur est M. Comayrol de la Palud, l’un des membres de notre conseil d’administration… J’entends du conseil d’administration de la Banque centrale immobilière.

Comayrol et Roland se saluèrent.

— C’est vous qui achetez ici ? dit Roland.

— Éventuellement, répondit Jaffret, et pour le compte de la succession de feu M. le duc de Clare, qui était puissamment intéressé dans notre magnifique entreprise, en son vivant…

— Ce monsieur, l’interrompit Comayrol avec une certaine impatience, est M. Jaffret, propriétaire de la maison qui fait face à votre atelier, et membre du même conseil d’administration. Voilà, j’espère, l’exposition faite clairement et explicitement : passons au fond, voulez-vous ?

— Auparavant, prononça agréablement Jaffret, je tiens à dire que ce voisinage est le motif pour lequel je me suis permis d’appeler M. Cœur, Monsieur et cher voisin, dans le courant de mon improvisation.

— Monsieur et cher voisin, dit Roland qui baissa la voix et le regarda en face, vous m’avez appelé encore autrement, dans votre lettre anonyme.

— Ça, c’est le fond ! répliqua Comayrol en donnant le coup de doigt à ses lunettes d’or, juste au milieu et d’un geste magistral.

Roland reprit :

— Alors, Messieurs, venons au fond. J’avoue que je serais curieux de savoir comment vous avez appris que j’avais droit à ce titre de duc.

Ce disant, Roland s’assit d’un air tranquille et parfaitement délibéré. Comayrol et Jaffret échangèrent un regard. Tous deux avaient la même pensée : l’ancien Joulou avait dû parler !

Et Comayrol ajoutait en lui-même :

— Cette misérable brute me le paiera !

— Je dois vous prévenir tout de suite, reprit Roland, que j’ai reçu ce matin la visite d’un charmant cavalier : M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante…

— Des marquis du diable ! gronda Comayrol, qui appuya sur sa cuisse un violent coup de poing, nous le savons pardieu bien, et si c’est comme cela qu’on mène les affaires, je n’en suis plus… Votre vicomte Annibal est un coquin, Monsieur Cœur !

— Cela me fait cet effet-là, répondit paisiblement le jeune peintre. Aussi l’ai-je mis à la porte.

La bouche du bon Jaffret eut une moue involontaire et Comayrol lui-même resta tout étonné.

— Diable ! murmura-t-il. La personne qui tire les ficelles de ce pantin-là est de celles avec qui on ne badine pas, jeune homme !

— Jeune homme ! répéta Roland en souriant. C’est léger vis-à-vis d’un duc, mon cher Monsieur de la Palud. Je badine quand cela me plaît.

— Nous parlons sérieusement, n’est-ce pas ? demanda brusquement Comayrol. Nous avions un plan de campagne en venant ici, mais on peut en changer si le terrain n’en veut pas. La conversation prend une drôle de tournure. Vayadioux ! Pourquoi tourner autour du pot ? j’ouvre la bouche, moi ; qu’en dites-vous, Jaffret ?

— Prenez garde ! fit l’ami des oiseaux, soyez prudent !

Comayrol haussa les épaules.

— Franc comme l’or ! poursuivit-il. Nous fendons-nous, Monsieur le duc ?

— C’est selon, répliqua Roland. Je vous passe parole.

— En un mot comme en mille, en mangez-vous, oui ou non ?

Roland resta froid. Jaffret avait des tics nerveux. Comayrol se renversa sur son siège et attendit une seconde ; après quoi il reprit :

— Vous êtes un joli garçon, Monsieur Cœur. En plaidant le faux comme on dit, pour savoir le vrai, vous avez presque démonté mon honorable ami et collègue, qui en a bien vu d’autres pourtant depuis qu’il a tiré à la conscription. Moi, j’aime les jeunes gens qui ont de la défense, et je crois bien que nous allons nous entendre nous deux… Alors, vous savez de quoi il retourne ?

— Pas le premier mot, repartit Roland. J’écoute.

— Bien ! très bien !… Ma parole, on dirait que vous tenez à être un vrai duc, même vis-à-vis de nous !

— Je ne tiens à rien, mon voisin. Je sais ce que je suis et je vous attends.

— De pied ferme, parbleu !… ne jaunissez donc pas comme cela, maître Jaffret ! Je vous dis que celui-là est un joli garçon, et que, pour dix mille écus comptant, sans escompte, je ne le changerais pas contre un plus facile à tourner. Vayadioux ! nous avons besoin d’un gaillard et non pas d’un mannequin ! Les choses ne se feront pas toutes seules. Il faut un premier ténor pour chanter le rôle de George Brown, dans la Dame blanche… refrain d’amour et de guerre… des chevaliers — des chevaliers — des chevaliers d’Avenel ! hein ! la roulade !

Il éclata de rire et tendit la main à Roland qui la prit du bout des doigts.

Un peu de sérénité revint sur le maigre visage du bon Jaffret. Comayrol poursuivit :

— Rien ne nous manque, c’est vrai, si nous savons qui nous sommes ; mais la justice est la justice ; elle demande toujours trois certitudes pour une, et je trouve qu’elle a bien raison. Sans ça on ne verrait que des imposteurs dans Paris. Donc il faut que M. le duc apprenne la chanson ci-dessus, en grand, avec les variations… Il se souvient, par exemple, que, dans sa jeunesse,… dans sa toute petite jeunesse, quand ça lui était bien égal d’avoir les lèvres barbouillées de raisiné, il habitait un grand château…

— C’est vrai, dit Roland d’un ton sérieux, je m’en souviens parfaitement : un très grand château.

— Parbleu ! s’écria Comayrol en ricanant, tandis que les yeux du bon Jaffret s’ouvraient tout ronds, on a de la mémoire ou on n’en a pas. Vayadioux ! Monsieur Cœur, vous êtes un cœur ! Combien y avait-il de tourelles à votre très grand château ?

Il vous eût semblé que le jeune peintre faisait effort et comptait dans son lointain souvenir. Pour le coup, Comayrol éclata de rire.

— Trois, quatre ou six, allez, dit-il, cela ne fait rien. Mettez-en huit pour la symétrie. Deux à chaque coin. La plus grosse était la tour du Nord. Elle avait une pleine charretée de lierre… Des chevaliers… des chevaliers… des chevaliers d’Avenel !… La Dame blanche a eu cinq cents représentations. C’est toujours amusant ces machines-là. Et la chambre tendue de lampas bleu où était le berceau…

— Rouge brun, murmura Roland, je la vois encore !

— Ah ! s’écria Comayrol, dont l’estomac dodu allait et venait aux balancements de son rire, rouge-brun, avec des fleurs noires, pas vrai ?…

— Le fond brun, les fleurs rouges, rectifia le jeune peintre.

— Parlez-moi de souvenirs d’enfance, mon voisin ! je parie ma tête à couper qu’il y avait des trophées d’armes dans la salle à manger !

— Un grand bois de cerf, répondit Roland, entouré de six têtes de biches.

— Six, mon fils, c’est cela !… hein ! Jaffret, quel amour !… Six ! pas une de plus ni de moins… et l’écusson de Clare au-dessus !

— C’est vrai ! fit Roland impétueusement. L’écusson de Clare ! Comment l’ai-je oublié ?

Puis il ajouta plus bas :

— L’écusson qui est sculpté sur un tombeau, là-bas, au cimetière du Montparnasse !

Comayrol cessa de rire et le sang lui vint aux joues. Jaffret s’agitait comme s’il eût été assis sur des épingles.

— Diable ! diable ! grommela Comayrol, vous êtes un fort ténor, Monsieur le duc ! Voyons, vayadioux ! dites-vous vrai en ce moment-ci, ou répétons-nous déjà notre comédie ?

— Je ne sais pas quelle comédie vous prétendez jouer, Messieurs, répliqua Roland plus froid que jamais ; moi, je vais droit mon chemin et je dis comme je pense.

— Diable ! diable ! répéta Comayrol. C’est de la haute voltige, cela, Monsieur le duc ! je prends du ventre, moi, et je m’essouffle vite. Peut-on fumer, ici ?

Il atteignait en même temps son porte-cigare.

— Quand je le permets, répondit Roland doucement.

— Et le permettez-vous ?

— Non ; ce n’est pas la peine : nous avons presque fini.

Ceci fut prononcé d’un tel ton que le prudent Jaffret fit un mouvement pour se lever ; mais Comayrol le retint d’un geste impérieux et dit en repoussant son porte-cigare dans la poche de son habit.

— Bien ! très bien ! vayadioux ! voilà qui est mené ! moi, je croyais que nous avions à peine commencé !… Copain Jaffret, tenez-vous tranquille ; je vous engage ma parole solennelle que M. Cœur ne vous mordra pas ; avez-vous vos notes ?

— Oui, répondit Jaffret timidement. J’ai toujours tout ce qu’il faut.

— Voulez-vous expliquer en deux temps à notre jeune ami les motifs de l’intérêt que nous lui témoignons ? Non ! vous préférez me charger de ce soin ? Parfaitement. Donnez le petit papier…

— Mon cher Monsieur Cœur, s’interrompit-il en prenant un pli des mains de Jaffret, voici un galant homme qui n’est pas hardi avec les personnes qu’il voit pour la première fois. Mais ce n’est pas une poule mouillée, soyez certain de cela ! il vous mènerait en cour d’assises sans sourciller, ni se fâcher.

— Oh !… Monsieur Comayrol ! fit l’ami des oiseaux avec reproche.

— C’est son caractère ! acheva l’ancien premier clerc. Avec le temps, d’ailleurs, il se familiarise, et je vous le donne pour un chrétien de grand talent. Mais parlons peu et parlons bien, puisque vous êtes pressé. Mon collègue et moi nous appartenons à une catégorie : tous deux dans les affaires depuis notre tendre adolescence, présentement capitalistes et assez gros bonnets, mais gardant un pied à l’étrier, concevez-vous ? ce n’est pas la police, fi donc ! ah ! mais du tout, c’est mieux… et ne vous gênez pas, si vous avez besoin d’un bon renseignement, nous voilà !

— Je n’ai besoin de rien, l’interrompit Roland.

— Savoir ! Nous autres, nous avons besoin de tout. Voilà donc qu’un jour, où la pluie l’empêchait de se promener, notre ami et collègue Jaffret eut la curiosité d’apprendre un petit bout de votre histoire.

— Moi, s’écria Jaffret. Par exemple !

— Il n’aime pas à être mis en avant, reprit Comayrol. Ce fut peut-être moi, ou un autre ; il importe peu ; nous sommes comme cela beaucoup d’amis et collègues. Je me disais : quel abominable coup a-t-il donc fait, ce bel amoureux, dans un moment d’erreur ou d’ivresse, pour en être réduit à mener paître ce troupeau de chenapans mal peignés, les rapins de l’atelier Cœur-d’Acier ?

Roland le regarda fixement : Comayrol rougit et reprit en essayant de railler :

— Peste ! il y a des balles dans vos pistolets, Monsieur le duc ! Mettons que je n’ai rien dit. Tous vos rapins sont des amours. Des goûts et des couleurs, il ne faut jamais disputer… Je me demandais donc cela, et un matin que j’avais le temps, j’allai au marché acheter de la science, ce n’est pas la police, parole d’honneur ! Je rapportai un plein panier de science et pour pas cher ! toute votre histoire, depuis l’homme déguisé en femme qu’on trouva étendu sous un réverbère, ici près, rue de la Sorbonne, jusqu’à la petite tombe sans nom du cimetière Montparnasse, en passant sur le beau muscadin qui suit, au bois, l’équipage des dames de Clare…

Jaffret se frotta les mains, un peu. Roland avait baissé les yeux.

Mais dès que l’ex-roi Comayrol eut cessé de parler, Roland releva les yeux et bâilla à grande bouche.

— Est-ce tout ? demanda-t-il avec ennui.

— Vous ne le croyez pas, cher Monsieur, répondit Comayrol ; mais, avant de poursuivre, permettez-moi d’établir en deux mots notre propre situation, à nous deux mon copain Jaffret, car, en conscience, nous avons l’air de tomber de la lune… Il y a dans Paris une jeune princesse qui possède une fortune immense, laquelle fortune ne lui appartient pas… Voilà que vous devenez attentif ; cela me fait plaisir pour vous et pour nous… Il y a dans Paris un jeune homme, pauvre comme Job, et à qui ses parents ont oublié de laisser un nom…

— Passez, dit Roland.

— Volontiers : je voulais ajouter seulement que le jeune homme adore la jeune princesse ; pas un mot de plus… Il y a dans Paris une maison… de commerce, si vous voulez, qui a eu… par héritage, je suppose, les titres établissant sur une autre tête la propriété des immenses biens que possède la jeune princesse… J’espère que vous comprenez ?

— Assez bien. Vous n’avez pas l’autre tête sous la main, Messieurs ?

Le bon Jaffret regarda Roland avec des yeux en coulisse.

— Heu ! heu ! fit le roi Comayrol, une tête… ça se trouve. Mais enfin, n’importe, vous nous allez !…

— La conclusion, s’il vous plaît ?

— Permettez ! Tout cela s’engrène comme une mécanique, et il ne nous faut pas plus de deux minutes désormais. Je reviens à la boîte aux renseignements. Il est bon, il est nécessaire que vous nous répondiez en pleine connaissance de cause, car nous nous avançons un petit peu ici, hein, Jaffret ?

— Beaucoup, dit ce dernier. Nous nous avançons énormément !

— Et ceux qui ne seraient pas avec nous, poursuivit l’ancien premier clerc d’un ton de menace sérieuse et contenue, seraient contre nous. C’est clair, cela, hein, Jaffret ?

— Que Dieu me garde, murmura l’ami des oiseaux, de faire jamais du mal à une mouche !

— À une mouche, repartit Comayrol, je ne dis pas… Il y a un vieux conte ainsi fait : sur mille passants, prenez le premier venu et coulez-lui à l’oreille : je sais tout ! Il vous donnera sa bourse, sa montre et son mouchoir de poche pour n’être pas conduit au poste. Nous avons mieux que cela… Ce fut la nuit de la mi-carême, en 1832, à quatre ou cinq heures du matin, qu’on vous releva sous votre réverbère, Monsieur Cœur, ici près, sous les fenêtres du bon Jaffret…

— Vers les six heures, rectifia Roland.

— Cette même nuit, un meurtre fut commis rue Notre-Dame-des-Champs.

La figure du jeune peintre s’anima malgré lui et vivement.

— Sur la personne d’un pauvre garçon, poursuivit Comayrol en soulignant chacun de ses mots, qui, en vérité, n’avait pas de chance. On l’avait déjà poignardé, trois semaines auparavant, boulevard du Montparnasse, la nuit du mardi-gras au mercredi des Cendres.

— Ah ! fit Roland, moitié raillant, moitié saisi, et la seconde fois, il en mourut, je suppose ?

— D’aplomb !… ce soir-là, j’entends le soir du mardi-gras, un jeune homme était venu à l’étude Deban, notaire, rue Cassette. Et il y avait un des clercs qui savait que M. Deban avait promis, le pauvre diable, de livrer, pour vingt mille francs, des titres à lui confiés… Il est tombé bien bas, depuis lors, le pauvre Deban. Ce n’était pas du tout un homme capable. Les titres valaient à peu près quatre cent mille livres de rentes. Un joli denier, hein, Jaffret ?

— Que de bien on peut faire !… murmura ce dernier avec componction.

— Aux oiseaux ! acheva Comayrol. Voilà ! pour le coup, j’ai fini, Monsieur Cœur. L’assassiné de la rue Notre-Dame-des-Champs sortait du couvent de Bon-Secours, d’où il s’était évadé sous les habits de sa propre garde. L’assassin le laissa revêtu tant bien que mal d’un costume de Buridan… Toutes ces choses sont constatées dans l’instruction criminelle, interrompue de guerre lasse, mais que le parquet reprendrait avec plaisir, pour peu qu’on lui fournît un fil de la grosseur d’un cheveu. Nous avons le fil, et il est gros comme un câble : la Davot, c’est le nom de la garde, vit encore. Vous aviez conservé précieusement, comme une relique, les habits de femme sous lesquels on vous trouva évanoui à la porte de l’atelier Cœur-d’Acier. C’était crâne et ça déroutait les soupçons ; mais c’était dangereux aussi. Dites-moi : y a-t-il longtemps que vous n’avez contemplé vos reliques ?

Roland ne répondit point. Il avait rougi visiblement, et son regard exprimait une profonde surprise.

— Si vous voulez bien prendre la peine d’ouvrir l’armoire, ici, à gauche, continua Comayrol avec triomphe, vous verrez que lesdits habits de femme ne sont plus en votre pouvoir… et peut-être apprendrez-vous avec quelque intérêt que la Davot les a parfaitement reconnus… Dans ces circonstances exceptionnelles, cher Monsieur, nous avons espéré que vous inclineriez de votre mieux pour nous être agréable.

Le bon Jaffret soupira et ajouta :

— Quand on peut s’entendre à l’amiable, pourquoi s’occasionner mutuellement des peines et des chagrins, mon cher Monsieur Cœur ? Ça n’est pas raisonnable !