« L’Art du piano » : différence entre les versions

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Version du 28 février 2021 à 05:30

Traduction par Franz Liszt.
Durand, Schœnewerk & Cie (p. couverture-19).
L’ART DU PIANO
Conseils
extraits de l’album dédié à la jeunesse
par
ROBERT SCHUMANN
Traduits de l’Allemand par FRANZ LISZT
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NOTE DES ÉDITEURS

Sous le titre de Conseils aux Jeunes Musiciens, Robert Schumann a fait en quelques lignes un traité complet de l’art du Piano, dont la lecture est indispensable à tous ceux qui s’occupent de cet instrument, quelle que soit la force à laquelle ils sont parvenus. La traduction française en a été faite par Liszt, c’est assez dire la valeur exceptionnelle de ce résumé de toutes les règles inhérentes à l’art du virtuose.

Ces conseils ont été écrits par Schumann pour servir de préface à son Album dédié à la Jeunesse, op. 68, Recueil de 43 pièces en forme d’études agréables à jouer, dans lesquelles il a su faire dominer la mélodie poétique dont il avait le secret à un si haut degré.

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L’ART DU PIANO
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Conseils

L’éducation de l’oreille est ce qu’il y a de plus important. Tâchez de bonne heure de discerner chaque ton et chaque tonalité. Examinez quels sons produisent la cloche, le verre, le coucou, etc., etc.


Répétez fréquemment la gamme et les autres exercices, mais ceci n’est pas suffisant. Il y a beaucoup de gens qui, par ce moyen, croient atteindre au but suprême, qui jusqu’à leur âge mûr passent plusieurs heures chaque jour à faire des exercices purement mécaniques. C’est à peu près comme si l’on tâchait chaque jour de prononcer l’A, B, C, de plus en plus vite. Employez mieux votre temps.


On a inventé des claviers muets ; essayez-les pendant quelque temps, afin de vous convaincre qu’ils ne valent rien. Des muets ne peuvent pas nous apprendre à parler.


Jouez en mesure ! Le jeu de beaucoup de virtuoses ressemble à la démarche d’un homme ivre. Ne prenez pas de tels modèles.


Apprenez de bonne heure les lois fondamentales de l’harmonie.


N’ayez pas peur des mots : Théorie, Harmonie, Contrepoint, etc. Ils vous sourieront si vous leur en faites autant.


Ne tambourinez jamais sur le piano. Jouez toujours avec âme et ne vous arrêtez pas à moitié d’un morceau.


Traîner ou hâter la mesure sont également des fautes.


Tâchez de jouer bien et expressivement des morceaux faciles ; cela vaut mieux que d’exécuter médiocrement des compositions difficiles.


Ayez toujours soin que votre piano soit parfaitement accordé.


Il faut que vous puissiez non-seulement jouer vos morceaux, mais que vous soyez capable de les solfier sans piano ; que votre imagination soit cultivée au point de retenir aussi bien l’harmonie donnée à une mélodie, que la mélodie elle-même.


Tâchez, même si vous n’avez pas une bonne voix, de chanter à première vue sans l’aide du piano ; par ce moyen votre oreille musicale se perfectionnera continuellement. Mais si vous possédez une bonne voix, n’hésitez pas un moment à la cultiver, en la considérant comme le plus beau don que le ciel vous ait accordé.


Il faut vous rendre capable de lire toute musique et de la comprendre par la vue seulement.


Peu importe qui vous écoute quand vous jouez.


Jouez toujours comme si vous étiez en présence d’un maître.


Si quelqu’un venait à placer une composition devant vous, pour vous la faire déchiffrer à première vue, parcourez-la en entier des yeux avant de la jouer.


Quand vos exercices journaliers sont achevés, et que vous vous sentez fatigué, ne continuez plus vos études. Il vaut mieux se reposer que de travailler sans plaisir et sans fraîcheur d’esprit.


Quand vous avancez en âge, ne vous occupez pas des choses de mode. Le temps est précieux. Il nous faudrait vivre cent vies si nous voulions seulement connaître tout ce qu’il y a de bon.


On ne fait point des hommes sains en élevant les enfants avec des bonbons. La nourriture spirituelle doit être aussi simple et aussi substantielle que celle du corps. Les maîtres se sont chargés de nous fournir abondamment la première. Tenez-vous à elle.


Les compositions à passages vieillissent vite. La bravoure n’a de valeur que lorsqu’on la met au service des idées.


Ne répandez jamais de mauvaises compositions, aidez au contraire avec énergie à les supprimer.


Vous ne devez jamais jouer de mauvaises compositions, ni les écouter, si vous n’y êtes forcé.


Ne recherchez pas cette brillante exécution qu’on appelle la bravoure. Tâchez de produire de l’impression en rendant l’idée que le compositeur avait en vue d’exprimer ; vouloir davantage est ridicule.


Considérez comme quelque chose d’odieux de changer quoi que ce soit aux œuvres des maîtres, d’y rien omettre ou d’y ajouter du nouveau. Ce serait la plus grande injure que vous puissiez faire à l’art.


À l’égard du choix des morceaux à étudier, adressez-vous à des personnes plus âgées que vous, vous éviterez ainsi une perte de temps.


Vous devrez vous appliquer à connaître successivement les œuvres importantes des maîtres renommés.


Ne vous laissez pas séduire par les applaudissements qu’obtiennent de grands virtuoses ; préférez toujours les éloges des artistes à ceux de la multitude.


Tout ce qui vient avec la mode s’en va avec elle, et si vous ne vous appliquez à jouer que ce qui est de mode maintenant, en vieillissant vous deviendrez insupportable à tout le monde, et ne serez estimé de personne.


Beaucoup jouer dans le monde, a plus d’inconvénients que d’avantages ; tenez compte de votre public, mais refusez fermement de jamais jouer une pièce dont vous rougiriez ailleurs.


Ne négligez aucune occasion de faire de la musique avec d’autres personnes, en duos, trios, etc. Ces exercices rendront votre jeu coulant et lui donneront du mouvement, de la couleur. Accompagnez souvent les chanteurs.


Si tous les artistes voulaient être premiers violons, on ne pourrait pas organiser un orchestre. Ainsi respectez la position de chaque musicien.


Aimez votre instrument, mais ne le considérez pas avec vanité, comme unique ou comme supérieur à tout autre. Pensez qu’il y en a qui produisent d’aussi beaux effets, souvenez-vous qu’il existe des chanteurs, et que les chœurs et l’orchestre sont appelés à interpréter ce qu’il y a de plus sublime en musique.


À mesure que vous grandissez, attachez-vous à vous familiariser avec des partitions plutôt qu’avec des virtuoses.


Jouez fréquemment les fugues des bons maîtres, particulièrement celles de J. Seb. Bach. Faites votre pain quotidien de son « Clavecin bien tempéré. » Il fera de vous, à lui seul, un bon musicien.


Parmi vos camarades, choisissez de préférence ceux qui en savent plus que vous.


Reposez-vous souvent de vos études musicales par la lecture des bons poètes. Promenez-vous assidûment dans la campagne, dans les champs.


On peut beaucoup apprendre des chanteurs et des cantatrices, mais il ne faut pas accepter tous leurs conseils.


Pensez que vous n’êtes pas seul au monde ; soyez donc modeste. N’oubliez pas que vous n’avez encore rien pensé, ni découvert, que d’autres ne l’aient pensé ou découvert avant vous : et l’eussiez-vous, réellement fait, considérez-le comme un don du ciel que vous devez partager avec tous.


L’étude de l’histoire de la musique, et la pratique des chefs-d’œuvre de ses diverses époques, vous apprendront le mieux à éviter la vanité et la présomption.


Le livre de Thibaut : « Sur la pureté en musique » est fort beau ; vous devrez le lire quand vous deviendrez âgé.


Si vous passez devant une église et que vous y entendiez toucher de l’orgue, entrez et écoutez. S’il vous est même permis de vous asseoir sur le banc de l’orgue, essayez de placer vos petits doigts sur les touches et admirez la grandeur et la puissance de notre art.


Ne négligez aucune occasion de vous exercer sur l’orgue : il n’est pas d’instrument aussi efficace pour corriger les erreurs ou les habitudes d’une mauvaise éducation musicale.


Ne refusez jamais de chanter en chœur et particulièrement les parties intermédiaires. Cette pratique contribuera à vous rendre bon musicien.


Mais qu’appelle-t-on être bon musicien ? Vous ne l’êtes pas, si, tenant vos yeux attachés sur les notes avec anxiété, vous ne venez à bout de votre tâche qu’avec peine ; vous ne l’êtes pas, si, quelqu’un ayant tourné deux pages à la fois, vous restez court et ne pouvez continuer. Mais vous l’êtes si vous pressentez ce qui va suivre, ou si vous vous en souvenez dans les morceaux que vous connaissez déjà, — en un mot, si vous avez la musique non-seulement dans les doigts, mais encore dans la tête et le cœur.


Mais comment devient-on bon musicien ? Mon cher enfant, les qualités essentielles pour cela, une oreille juste, une conception prompte, sont un don d’en haut. Mais ces bonnes dispositions peuvent être cultivées et améliorées. Vous ne deviendrez pas bon musicien en vous claustrant hors du monde pour vous livrer uniquement à des études pratiques et mécaniques, mais en multipliant vos rapports avec le monde musical, et particulièrement avec le chœur et l’orchestre.


Mettez-vous de bonne heure au fait de l’étendue de la voix humaine dans ses quatre registres principaux. Étudiez-la spécialement dans les chœurs ; examinez dans quels intervalles gît sa plus haute puissance, et dans quels autres il faut chercher les effets d’expression douce et tendre.


Écoutez avec attention les chansons nationales, c’est une mine inépuisable où l’on trouve les plus belles mélodies, qui vous donnent une idée du caractère des différents peuples.


Appliquez-vous sans tarder à la lecture des anciennes clefs, autrement bien des trésors du temps passé resteront cachés pour vous.


Pénétrez de bonne heure dans le ton et le caractère de chaque instrument, accoutumez votre oreille à distinguer le coloris qui lui est propre.


Ne négligez point d’écouter de bons opéras.


Respectez l’ancien, mais intéressez-vous ardemment au nouveau. N’ayez point de préjugés contre les noms qui ne sont point encore renommés.


Ne jugez pas du mérite d’une composition après l’avoir entendue une seule fois ; ce qui vous plaît au premier aperçu, peut n’être pas le meilleur. Les maîtres veulent être étudiés. Bien des choses ne vous paraîtront claires que dans l’âge mûr.


En jugeant les compositions nouvelles, discernez d’abord si ce sont des œuvres d’art, ou si elles ont pour but d’amuser les amateurs. Dé fendez les premières, mais ne vous irritez pas à l’égard des autres.


La mélodie : tel est le cri de guerre des amateurs. Assurément, il n’est pas de musique sans mélodie, mais sachez bien que, ce que ces personnes entendent par ce mot, sont des motifs faciles à retenir, rhythmiques et agréables. Il en est pourtant d’autres qui ne leur ressemblent guère et qui, quand vous feuilletez Bach, Mozart, Beethoven, vous apparaissent bien différents de ceux-ci. Vous serez, je l’espère, bientôt dégoûté de la monotonie de ce qu’on nomme mélodie, dans les opéras italiens.


Si, en promenant vos doigts sur le clavier, vous rencontrez de petites mélodies qui se suivent et s’enchaînent, c’est déjà un joli résultat ; mais si, sans instrument, une de ces mélodies arrive seule à votre esprit, c’est encore mieux, et vous devez être cent fois plus satisfait. C’est qu’alors le sens intérieur du ton s’est éveillé en vous. Les doigts doivent exécuter ce que la tête a conçu ; pas le contraire.


Si vous commencez à composer, méditez, combinez, agencez tout dans votre tête ; n’essayez pas un morceau sur le piano, avant de l’avoir fixé dans votre esprit. Si la musique procède de votre sens intérieur, si vous l’avez sentie, elle agira de même sur les autres.


Si le ciel vous a doué d’une imagination active, vous resterez pendant des heures solitaires devant votre piano, comme si vous y étiez ensorcelé ; vous aspirerez à exhaler votre âme dans des harmonies célestes, et vous vous sentirez peut-être d’autant plus mystérieusement ravi dans un cercle magique, que le domaine de l’harmonie vous sera moins connu. Ce sont là les heures les plus heureuses de la jeunesse ; mais gardez-vous bien de vous abandonner trop souvent à ce genre de talent qui vous conduit presque toujours à prodiguer vos forces et votre temps à des fantômes, pour ainsi dire. C’est seulement par le signe précis et prononcé de l’écriture que vous arriverez à maîtriser la forme, à énoncer nettement vos idées. Appliquez-vous donc à composer plus que vous n’improviserez.


Faites en sorte d’acquérir de bonne heure les connaissances nécessaires pour diriger et conduire un orchestre. Observez souvent les meilleurs chefs d’orchestre ; essayez même de conduire l’orchestre en pensée ; vous vous rendrez ainsi mieux compte de ce que vous entendrez.


Ne négligez pas l’étude de la vie, aussi bien que celle des autres arts et des sciences.


Les lois de la morale régissent l’art.


Vous vous élèverez toujours plus haut par le travail et la persévérance.


Avec une livre de fer, qui coûte quelques sous, on fabrique des milliers de ressorts de montre dont la valeur est mille fois centuple de celle du fer. Employez avec fruit la livre que vous avez reçue du Ciel.


Rien de grand ne s’accomplit dans l’art sans enthousiasme.


L’art n’est point là pour procurer la richesse. Soyez un noble artiste, et le reste vous sera donné par-dessus le marché.


Vous ne comprendrez l’esprit que quand vous serez maître de la forme.


Peut-être le génie est-il seul à comprendre entièrement le génie.


Quelqu’un soutenait qu’un bon musicien devait pouvoir, à la première audition d’un morceau d’orchestre, quelque compliqué qu’il fût, en voir en quelque sorte la partition devant les yeux de son esprit. C’est la plus grande perfection que l’on puisse imaginer.


On n’a jamais fini d’apprendre.

ROBERT SCHUMANN.