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longation, car ce serait le ciel sur la terre. Cette pensée m’a rendue superstitieuse ! Ainsi que les enfants interrogent des fleurs, je cherche et je vois partout des présages ; de sorte que tel événement futile et insignifiant pour toute personne sensée et raisonnable, me cause des joies excessives ou de poignants chagrins. J’avais depuis longtemps remarqué la persistance de ce vautour à exploiter les environs du rancho. Ce vautour avait fini par devenir à mes yeux comme un ennemi personnel. Il me représentait un envieux de notre heureuse tranquillité, rêvant au moyen de changer nos sourires en larmes. Bien des fois, j’ai essayé en vain d’atteindre ce gabilan ; on eût dit que, connaissant mes intentions, il prenait ses précautions contre moi. Il semblait mesurer au juste la portée de ma carabine. Son aile jetait entre le soleil et moi comme une ombre sinistre et funèbre ; il avait fini par me faire presque peur. J’attendais avec impatience le moment où je pourrais vous le signaler ; car je voulais savoir si vous seriez-victorieux de notre ennemi commun, ou bien s’il braverait impunément votre adresse. L’épreuve a été en votre faveur, Luis ! Mon cœur est plein de joie et de reconnaissance, car je sais maintenant que, si je succombe, vous ne partagerez pas mon sort.

Le regard empreint d’une admiration passionnée et d’une ineffable tendresse que le comte avait laissé tomber sur Antonia tout le temps qu’elle avait parlé, avait couvert de rougeur les joues de la jeune femme.

Elle eut comme une espèce de honte des compliments qu’elle voyait déjà errer sur les lèvres de son mari ; aussi, changeant tout à coup de ton, s’empressa-t-elle d’ajouter d’un air enjoué :

— Luis, j’ai hâte de contempler gisant a nos pieds le terrible gabilan qui m’a si fort effrayée… Venez !…

Antonia, sans attendre la réponse du comte, s’élança, légère et gracieuse comme une biche sauvage, dans la direction où l’oiseau de proie était tombé.

— Oh ! la vilaine bête ! s’écria-t-elle avec un frisson de peur, la mort n’a rien pu contre sa fierté et sa haine… ses yeux restés ouverts paraissent encore me défier et me menacer…

— Chère Antonia, dit M. d’Ambron, en attirant doucement la jeune femme contre son cœur, un seul mot vous montrera combien vos prétendus présages sont faux et menteurs ; ne vous annoncent-ils pas, à vous la défaite, à moi le triomphe ?…

— Eh bien ! Luis…

Le jeune homme contempla Antonia avec un orgueil plein d’attendrissement, et appuyant ses lèvres sur son front blanc et poli comme un marbre de Carrare :

— Est-ce que tu crois que je pourrais vivre sans foi ? lui dit-il.

Antonia tressaillit, ainsi que la sensitive que touche un rayon de soleil ; une joie surhumaine illumina son visage, et d’une voix qui exprimait la foi divine de l’amour pur et sans bornes :

— C’est vrai, murmura-t-elle, si je mourais, tu mourrais !… Luis, tu as raison… mes présages sont menteurs !

M. d’Ambron, après avoir ramassé le gabilan, allait s’éloigner, lorsqu’un phénomène bizarre attira son attention et le retint à sa place. La balle de sa carabine, après avoir atteint le vautour, avait pénétré profondément dans le tronc de l’arbre. Or, de cette blessure coulait en abondance un liquide d’un blanc jaunâtre, et qui ressemblait, à s’y méprendre, au lait gras et riche des vaches nourries dans les plantureux pâturages. Le comte avançait l’extrémité de l’un de ses doigts vers la singulière liqueur végétale, lorsque Antonia lui saisit le bras avec une excessive vivacité.

— Arrête, Luis ! s’écria-t-elle, c’est du poison !

— Du poison ? répéta M. d’Ambron d’un ton d’incrédulité.

— Oui, Luis, et le poison le plus terrible, le plus infaillible de tous ceux que renferment les forêts de la Sonora !

Le comte examina avec attention l’arbre doué d’une si fatale propriété. Il était d’une prodigieuse hauteur, et présentait l’image de la plus luxuriante végétation. Ses feuilles ressemblaient assez à celles du platane ; son tronc, à partir de sa base jusqu’à son sommet, était défendu par une espèce de cotte de mailles formée de grosses épines, plutôt arrondies qu’aiguës à leur extrémité, et longues d’environ cinq ou six lignes.

— Ainsi, dit le comte, si j’humectais mes lèvres à cette source impure, je tomberais foudroyé ?

— Nullement, Luis ; mais tu porterais en toi un germe de mort que nul remède ne pourrait plus arrêter dans son œuvre de destruction. L’action de ce poison, qui ne sert, hélas ! que trop souvent le crime, est infaillible, quoique lente. Elle détruit la vie sans secousse, sans douleurs, et vous conduit par de longs et invincibles sommeils au sommeil éternel. Ce poison, qui ne laisse après lui aucune trace, est souvent employé par les Indiens. On prétend que quelques Peaux-Rouges en connaissent l’antidote, S’ils possèdent ce secret, ils n’ont malheureusement jamais voulu le révéler.

— Et quel est donc le nom de cet arbre, qui, si je ne m’abuse, me semble être fort commun dans la Sonora ?

— Je l’ignore, Luis !… tout ce que je sais, c’est que son suc est appelé leche de palo (lait d’arbre).

— Vraiment, mon adorée Antonia, reprit M. d’Ambron après un moment de silence, si mon esprit était, comme le tien, porté aux rapprochements prophétiques, la découverte de cet arbre funeste éveillerait en moi de tristres pensées !… J’y verrais un avertissement.

— Quel avertissement, Luis ?

— Celui de ne pas m’abandonner aussi entièrement que je le fais au bonheur !… Les belles fleurs si odorantes et les feuilles si vertes de cet arbre ne puisent-elles pas leur parfum et leur fraîcheur dans une sève empoisonnée ?… Cela ne signifie-t-il pas que la mort est près de la vie, et le désespoir près de la joie ?…

— Hélas, oui ! le désespoir est souvent près de la joie, répéta Antonia rêveuse.

— De même que l’orage vient à la suite des beaux jours ! dit M. d’Ambron en souriant. Ce sont là des vérités banales, chère Antonia, et qui, sérieusement parlant, ne sont pas dignes d’amener un nuage sur ton front ! Et puis, si notre ciel, maintenant si pur et si brillant, doit jamais se troubler et s’assombrir, ne serons-nous pas avertis à l’avance ?… N’est-ce donc pas un grand avantage que d’avoir le temps de se préparer à la lutte ?

— Comment cela, Luis ?