« Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/IV » : différence entre les versions

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A. Cadot (tome IIIp. 35-38).

IV

DEVANT DIEU.


La déclaration d’Antonia était trop nette, trop formelle, et surtout trop bienveillante, pour permettre à M. d’Ambron de conserver le moindre doute et le moindre espoir. Il n’ignorait pas qu’il est plus facile de changer en amour l’indifférence et même la haine, que l’amitié.

Du reste, quoiqu’il eût espéré et désiré une tout autre réponse, il supporta bravement le violent coup qui l’atteignait, et accepta noblement la position que l’aveu de la jeune fille lui faisait auprès d’elle ; si ce n’eût été sa pâleur, aucun signe, soit dans son attitude, soit sur son visage, n’aurait accusé la blessure saignante de son cœur. Il eut la force de trouver un doux sourire.

— Je ne vous remercierai ni ne vous complimenterai de votre franchise, Antonia, dit-il, ce serait vous faire injure !… Maintenant, je dois, quelque douloureux que me soit cet effort, prendre un énergique parti.

— Quel parti, Luis ?

— M’éloigner au plus vite du rancho !

— Vous éloigner, Luis ! répéta la jeune fille avec un étonnement plein d’effroi, et pourquoi donc ?

— Parce que ma présence à la Ventana vous exposé à de sérieux dangers, que mon absence fera disparaître. Je dois sacrifier mon bonheur présent à votre sécurité future.

— Je ne vous comprends pas, Luis !… À quels dangers faites-vous allusion, et, s’ils existent, comment serais-je donc moins en sûreté, abandonnée et seule, que sous votre protection ? Expliquez-vous plus clairement, je vous en conjure…

La prière d’Antonia causa au jeune homme un pénible embarras.

— Mais parlez donc, Luis ! reprit la jeune fille avec une mutine et inquiète impatience.

— Le comte se décida à obéir.

— Antonia, dit-il, il est un sentiment que vous ne sauriez connaître et que vous aurez bien de la peine à accepter comme une réalité, un sentiment qui donne une indomptable et fatale énergie, même aux natures les plus faibles, aux âmes les plus timorées ; ce sentiment s’appelle jalousie.

— Je sais ce que c’est que la jalousie, don Luis. Continuez.

— Vous auriez été jalouse, vous, Antonia ?

— Je crois que oui, don Luis, répondit la jeune fille avec un calme et une sérénité qui donnaient un complet démenti à sa semi-affirmation.

— Vous vous trompez, Antonia, dit M. d’Ambron en secouant lentement la tête ; de qui et à quel propos auriez-vous été jalouse ?

— De miss Mary, et à propos de vous, Luis.

L’aveu de la jeune fille avait amené comme la rougeur d’une flamme sur le pâle visage du comte, mais rappelant à lui tout son sang-froid :

— J’ai hâte d’abréger cette conversation, Antonia, continua-t-il. Je vous en prie, laissez-moi poursuivre et achever ce que j’ai à vous dire.

— Je vous écoute, Luis.

— La jalousie, Antonia, développe et exagère les passions qui sommeillent dans notre cœur, aussi se manifeste-t-elle de vingt façons entièrement différentes : elle conduit les uns à l’abattement, les autres à la fureur. Ceux-ci, complètement détachés de toutes les choses humaines, prennent la vie en dégoût et n’aspirent plus qu’après le repos de la tombe ; ceux-là, au contraire, exaspérés par la douleur, ne rêvent que sang et vengeance !… C’est, hélas ! une jalousie de cette dernière sorte que la prolongation de mon séjour au rancho déchaînerait contre vous. J’ai eu le malheur, nullement mérité, je vous le jure, d’attirer l’attention de miss Mary ! mon invincible froideur a rendu fougueuse passion le sentiment qui, si je m’y étais tout d’abord prêté, aurait abouti sans doute à un insignifiant échange de banales protestations de tendresse ! Je n’ignore pas que bien des gens me donneraient tort en cette circonstance ; que voulez-vous, Antonia ! je n’ai jamais pu me plier à cette hypocrisie si générale, et si répandue dans la société, que l’on nomme la galanterie ! À mes yeux, il n’y a qu’un seul et véritable amour : celui qui vous rend fier devant les hommes et reconnaissant envers Dieu ! Miss Mary, vous le savez, appartient à cette race du Nord, race opiniâtre et inflexible dans ses projets et ses volontés, qui, une fois résolue à atteindre un but, marche droit devant elle, sans s’inquiéter des obstacles de la route !… Les Américains avancent ou tombent, tuent ou sont tués, mais ils ne s’arrêtent jamais en chemin ! Si miss Mary s’imagine que nous éprouvons l’un pour l’autre, Antonia, un mutuel amour, elle ne reculera devant aucune extrémité… elle sera pour vous sans pitié ! Que demain je m’éloigne, sans qu’il soit question entre nous de retour, et miss Mary, acharnée à sa proie, c’est-à-dire après l’homme qui a blessé son orgueil et qu’elle espère subjuguer et humilier à son tour, vous délivrera de sa dangereuse présence ! Antonia, je partirai demain…

— Vous partirez demain, Luis ? répéta la jeune fille avec une sorte de stupeur. Oh ! non, cela est impossible.

— Cette espèce de fuite, soyez-en persuadée, Antonia, me peine au delà de toute expression, et ce ne sera pas sans un énergique effort de volonté et de courage que je parviendrai à me séparer si brusquement de vous ; mais je puiserai ma force dans la pensée que mon sacrifice servirai à votre bonheur.

— Ne vous ai-je pas répété cent fois, Luis, que loin de vous le bonheur ne m’est plus possible ?

Le jeune homme sourit tristement.

— Hélas ! croyez-en mon expérience, Antonia, l’amitié n’occupe dans le cœur de la femme qu’un rang secondaire ; quand vous aimerez d’amour, vous ne songerez plus à moi…

— Oh ! ne croyez pas cela, Luis, ne croyez pas cela !… D’abord, je suis certaine que je n’aimerai jamais personne autant que je vous aime… non, jamais… ce n’est pas possible ! Ensuite…

La jeune fille s’arrêta et se mit à réfléchir.

— Non… non, s’écria-t-elle tout à coup, vous ne me persuaderez jamais que l’amour soit un sentiment plus entier et plus profond que l’amitié que j’éprouve pour vous… Luis, je vous en supplie, décrivez-moi l’amour… À quoi le distingue-t-on de l’amitié ?…

Il y avait une si rayonnante pureté dans la hardiesse de la jeune fille, que M. d’Ambron la contempla dans une muette extase.

— Mais répondez-moi donc, Luis ! reprit-elle. Qui sait si je ne me suis pas trompée ? C’est peut-être bien d’amour que je vous aime !

Une telle question, dans la bouche d’une habile coquette, aurait probablement troublé même un homme fort ; dans celle d’Antonia, elle donna au comte comme une espèce de vertige ; il ferma les yeux : la perspective d’un tel bonheur l’éblouissait !

— Non, Antonia, dit-il tristement après un assez long silence, vous ne vous êtes pas trompée en me déclarant que vous n’aviez nul amour pour moi ! Si, avant de vous interroger, j’avais réfléchi un peu, je vous aurais évité la fatigue et l’ennui de cette discussion inutile, car j’avais une preuve que vous ne désiriez voir en moi qu’un frère.

— Quelle preuve, Luis ? Mais parlez… parlez !…

— Ne m’avez-vous pas souvent répété, Antonia, que ce serait un grand bonheur pour vous d’apprendre, lorsque, je serai de retour en Europe, que j’aurai lié ma destinée à une femme digne de ma tendresse ?

— Oui, en effet, Luis… je me rappelle avoir tenu ce langage. Eh bien ! que prouve-t-il ?

— Ce langage, Antonia, est celui d’une sœur, et non d’une amante !… Il prouve l’existence de votre amitié et l’absence de votre amour !…

L’émotion de la jeune fille augmenta d’intensité tout en changeant de caractère.

— Oh ! mon Dieu ! est-ce que je vous aimerais d’amour, Luis ! s’écria-t-elle en joignant les mains par un geste d’adorable ferveur. Oh ! ce serait là tant de bonheur que je n’ose y croire…

— Que dites-vous, Antonia ?

— Je dis, Luis, qu’après vous avoir d’abord sincèrement souhaité un heureux mariage, j’ai bien souvent pleuré ensuite en pensant que vous enchaîneriez un jour votre liberté… J’aurais dû vous faire part de mon chagrin, Luis, mais je n’ai pas osé ; j’ai eu peur que cet aveu ne vous donnât une mauvaise opinion de ma raison. Vous m’auriez sans doute accusée de légèreté et d’inconséquence. Il me semble que la lumière se fait dans mon esprit, que je vois dans mon cœur. Ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que quand on est jalouse on meurt ou on tue ? Luis, je sens que si vous épousiez miss Mary, je mourrais. Mais, hélas ! peut-être bien l’amitié a-t-elle aussi ses jalousies et ses exigences !

À cette question naïve et passionnée, le jeune homme serra avec force ses bras sur sa poitrine et se recula d’un pas ; il craignait de céder à la violence des transports qui lui brûlaient le sang et troublaient son cerveau : sa joie l’enivrait.

— Chère Antonia, dit-il d’une voix lente, comment se peut-il qu’avec les doutes qui maintenant fatiguent votre pensée, vous ayez si peu hésité, tout à l’heure, à me déclarer que le sentiment que vous me portez est simplement de l’amitié ?

— C’est Joaquin Dick et non moi que vous devez accuser de mon erreur, si j’en ai commis une, Luis.

— Comment cela, Antonia ?

— Joaquin, que j’interrogeai sur l’état de mon cœur, l’assura qu’il existait un signe infaillible pour reconnaître l’amour.

— Quel signe ?…

— La douleur ! Or, jamais de ma vie entière je ne me suis trouvée aussi heureuse que depuis que vous habitez la Ventana !

Antonia allait poursuivre, mais une réflexion subite arrêta sa parole sur ses lèvres, et elle tomba dans une profonde rêverie :

— Ah ! Luis ! s’écria-t-elle tout à coup, je vous en supplie, ayez pitié de mon tourment, ne me laissez pas |ans cette cruelle et intolérable incertitude ; aidez-moi à reconnaître quel est le sentiment qui m’attire vers vous.

— Votre désir, Antonia, m’impose une tâche ardue et délicate, car je dois me garer de prendre, à mon insu, la défense de mes propres intérêts. Enfin, je ferai tous mes efforts pour rester à la hauteur de votre confiance !…

L’amour, continua M. d’Ambron après une légère pause, est un sentiment tellement exclusif, tellement en dehors de toutes les autres passions humaines, que les gens sans cœur et sans entrailles, étonnés et effrayés du changement qu’il produit en eux, prétendent qu’il constitue une véritable maladie morale, une espèce de folie. Quand on aime, Antonia, tout ce qui ne se rapporte pas à l’objet de votre affection vous laisse froid et indifférent, s’agirait-il même de ce qui, la veille encore, éveillait tout votre intérêt, était le but de vos plus chères espérances. Quand on aime d’amour, on s’apitoie volontiers sur le sort des autres humains ; car on ne voit plus en eux que des êtres mécaniquement animés, qui existent sans vivre et s’agitent ridiculement pour rien. L’amour véritable vous fait croire à de grands bonheurs, à d’irréparable malheurs, alors qu’aucun événement ne s’est produit dans votre destinée !… Un serrement de main vous ravit à la terre et vous ouvre le ciel ; un regard courroucé vous plonge dans un désespoir sans nom !… L’amour, en un mot, vous transporte dans un monde idéal qui, tout en centuplant la sensibilité et la puissance de vos facultés, vous ôte la conscience de la réalité !… Quand on est près de celui qu’on aime, on perd l’appréciation de la mesure du temps ; les heures vous semblent des minutes, les journées des heures !… Est-on momentanément séparés, on se délecte dans le souvenir du dernier entretien qui vous a réunis. On en reprend un à un tous les détails ; on cherche à se rappeler le regard qui a accompagné telle phrase, l’intonation de la voix qui a souligné tel mot !… Bientôt, on s’aperçoit avec douleur que l’on a omis de dire telle ou telle chose futile qui prend tout à coup à vos yeux une excessive importance ; on attend le lendemain avec anxiété pour réparer ce déplorable oubli… on se revoit… il n’en est plus question… on ne songe qu’au bonheur de se retrouver ensemble.

— Assez, assez, Luis, interrompit Antonia, vous me faites peur ! Il me semble, en vous entendant décrire ainsi une à une toutes les sensations que j’éprouve depuis quinze jours, que vous lisez dans mon cœur comme s’il était un livre ; et je ne sais comment cela se fait, mais cette découverte me rend toute confuse ! Est-il donc possible, mon Dieu ! que la science soit parvenue à ce merveilleux résultat, de savoir ce qui se passe en vous tandis que vous l’ignorez vous-même ? Mais cette science, Luis, comment l’avez-vous acquise ?… Il faut que vous ayez beaucoup et bien souvent aimé pour connaître ainsi tous les mystères de l’amour. On peut donc aimer plusieurs fois ?… Ah ! vous avez déjà aimé !…

— Et si cela était vrai, Antonia, demanda M. d’Ambron d’une voix calme, quoique son cœur battît avec une violence inouïe, cette assurance ne changerait-elle pas vos sentiments à mon égard ? Vous semblerais-je encore digne de vous ? Oseriez-vous toujours vous confier à ma tendresse ?

— Oh ! rien ne saurait affaiblir mon affection, Luis… rien… quand bien même… Oh ! mon Dieu !… qu’allais-je ajouter !…

— Qu’alliez-vous ajouter, Antonia ?

— Quand bien même de noble et de bon que vous êtes maintenant, vous deviendriez tout à coup méchant, emporté, cruel !… Vous avez déjà aimé, n’est-il pas vrai, Luis ? Ne me trompez pas, ce serait bien mal !… Vous avez aimé ? oui, votre silence est un aveu !… Et quelles étaient ces femmes qui ont su trouver le chemin de votre cœur ?… Leurs noms, Luis, je vous en conjure…

Le jeune homme enveloppa Antonia d’un long et passionné regard avant de lui répondre.

— En supposant que vos soupçons fussent fondés, Antonia, à quoi vous servirait de connaître le nom de femmes que vous n’avez jamais vues et que vous ne verrez jamais ?…

La jeune fille resta pendant quelques secondes réfléchie et silencieuse.

— Oui, vous avez raison, Luis, cachez-moi ces noms… oui, cachez-les-moi, car si vous me les disiez, je saurais qui je dois haïr… et je ne veux pas que la haine entre jamais dans mon cœur !…

— Vous haïriez ces femmes ?

— Oui…

— Pourquoi donc ?…

— Parce que je serais jalouse d’elles… murmura Antonia en baissant la tête.

— Antonia, s’écria-t-il avec un transport de joie surhumaine, Antonia, je n’avais jamais réellement aimé avant de vous connaître… Mais vous… oh ! je vous aime à en mourir de douleur si vous aviez repoussé mes vœux !… Devant Dieu qui nous entend, Antonia, et que je prends à témoin de mon bonheur et de mon serment, je jure de n’avoir jamais d’autre femme que vous !…

Le comte, emporté par la violence de sa passion trop longtemps contenue, s’élança vers la jeune fille pour la serrer contre son cœur ; mais Antonia l’arrêta au milieu de son élan par un geste empreint à la fois d’une irrésistible dignité et d’une grâce touchante !

— Luis, lui dit-elle, les yeux humides de larmes de joie, laissez-moi d’abord remercier Dieu !

Antonia s’agenouilla, et, après avoir prié avec ferveur, elle leva vers le ciel un regard empreint d’une expression d’indicible reconnaissance.

— Je l’aime ! ô mon Dieu ! je suis trop heureuse, ayez pitié de moi ; j’ai peur de mon bonheur !

Au moment où Antonia se relevait, un bruyant frôlement de branches se fit entendre à une distance très-rapprochée ; presque aussitôt, l’illustre Panocha fit son entrée en scène : cette fois, le Mexicain n’avait plus son couteau à la main, mais, eh revanche, il semblait être d’une détestable humeur.

— Seigneur comte, dit-il, je vois, qu’occupé comme vous l’êtes, j’aurais pu vous attendre longtemps encore au rendez-vous que vous aviez bien voulu me donner.

— Après, señor Andrès ? demanda froidement M. d’Ambron.

— Dame ! vous comprendrez, seigneurie, que m’aventurer seul dans ce bois où il y a positivement plusieurs personnes qui se cachent, ce qui signifie qu’elles n’ont pas d’excellentes intentions, n’est pas une récréation des plus agréables !… Je ne crains certes âme qui vive en rase campagne, lorsque le soleil brille sur la lame de mon couteau… mais dans ce fouillis de buissons et au milieu de ces milliers d’arbres touffus, la compagnie d’un homme déterminé ne me causerait, loin de là, aucun déplaisir.

— Très-bien, Andrès ! Rendez-moi ma carabine, je fouillerai seul l’intérieur de ce bois. Antonia, je vous en prie, retournez à la Ventana.

Comme la jeune fille hésitait, M. d’Ambron s’adressa à Panocha.

— Señor Andrès, continua-t-il, veuillez escorter la comtesse d’Ambron jusqu’au rancho.

— La comtesse d’Ambron ! répéta le Mexicain avec une surprise pleine d’accablement, que la lugubre pantomime dont il jugea à propos de la faire suivre rendit burlesque, la comtesse d’Ambron ! Au fait, c’est juste, et j’aurais dû prévoir ce qui arrive… je ne suis, moi, qu’un simple hidalgo… ce titre de comte a ébloui et aveuglé la señorita Antonia ! Sans cela…

Panocha n’acheva pas sa phrase, mais le complaisant regard qu’il laissa tomber sur son chétif individu la complétait d’une façon très-claire et très-suffisante !