« Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/III » : différence entre les versions

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A. Cadot (tome IIIp. 32-35).

III

UN SINGULIER HASARD.


Trois semaines s’étaient écoulées depuis l’arrivée du comte d’Ambron à la Ventana, et le jeune homme n’avait fait encore aucune allusion à l’époque future de son départ. Une joie recueillie et un bien-être intime se lisaient sur son noble et beau visage, et expliquaient la durée de son long séjour au rancho. On eût dit que, sous l’empire d’un rêve délicieux, il s’abandonnait doucement aux enivrements de l’illusion, sans autre préoccupation que celle de la prolonger. Du reste, il faut reconnaître que tout homme doué d’un esprit droit et d’un cœur généreux, n’aurait pu s’empêcher d’envier le bonheur du comte.

L’étude du caractère d’Antonia, avec laquelle il passait ses journées entières, lui offrait une source inépuisable de ravissantes surprises, d’admirations inattendues, d’émotions fraîches et pures. Il avait été comme ébloui en découvrant, les trésors de tendresse dévouée et d’exquise intelligence que cachait l’apparente simplicité de la jeune fille. C’était pour lui toute une révélation.

Quelles étaient les intentions de M. d’Ambron ? il n’aurait su le dire lui-même, car il repoussait toute réflexion, toute pensée qui l’aurait retiré de ce milieu de sensations indéterminées, mais enivrantes, pour le rejeter dans la réalité. Quoique le bonheur d’Antonia fût également immense, elle n’y apportait pas le même abandon que le comte ; à mesure que celui-ci déchirait ou soulevait d’une main délicate et discrète le voile qui lui avait jusqu’alors dérobé les effets des passions humaines, elle se repliait avec une sorte d’effroi sur elle-même, et se demandait si elle ne devait pas renoncer à toutes les riantes espérances qui avaient jusqu’alors égayé son cœur. Tout en regrettant la tranquillité que son ignorance lui avait valu jusqu’alors, elle interrogeait sans cesse M. d’Ambron, et accueillait avec une fiévreuse avidité ses explications vertigineuses. La généreuse indignation avec laquelle il s’élevait contre les bassesses qui sont, hélas ! inhérentes à toute société arrivée à l’apogée de la civilisation ; l’enthousiasme qu’il montrait en revanche pour tout ce qui est beau et grand, ravissaient Antonia et lui faisaient voir dans le comte une glorieuse exception parmi les hommes ; elle l’admirait comme le type parfait de la loyauté et de l’honneur ; et il faut convenir que le caractère de M. d’Ambron justifiait cette appréciation.

Une seule chose troublait la félicité dont jouissait Antonia ; elle avait observé que le comte tombait parfois dans de subits accès de tristesse, et elle craignait que l’existence dénuée de toute distraction qu’il menait à la Ventana ne commençât à lui peser, et qu’il ne songeât à repartir. À la pensée d’une séparation qui pouvait être éternelle, la pauvre enfant se laissait aller au désespoir ; elle envisageait l’avenir avec effroi et se demandait comment elle avait pu vivre jusqu’à ce jour si seule et si heureuse dans son rancho isolé.

Les tristesses de M. d’Ambron ne se prolongeaient guère au delà du temps que met l’esprit à formuler une pensée ; elles apparaissaient subitement ainsi qu’un léger nuage par une belle journée d’été ; elles disparaissaient de même sans laisser de trace.

Toute autre personne qu’Antonia ne les aurait certainement pas remarquées.

Le vingt et unième jour de son arrivée au rancho M. d’Ambron était à la chasse avec Antonia ; il était midi, et une chaleur de près de quarante degrés embrasait l’atmosphère.

— Voulez-vous, Antonia, que nous nous abritions sous ces arbres ? dit-il en désignant à sa compagne un bois d’une ravissante fraîcheur, et situé tout près de l’endroit où ils se trouvaient.

Cette demanda cause à la jeune fille un effroi qu’elle ne put dissimuler, et qui, par contre-coup, peina et étonna profondément M. d’Ambron.

— Soit, Luis, dirigeons-nous vers ce bois, s’écria-t-elle avec vivacité ; car la pénible impression éprouvée par le jeune homme ne lui avait pas échappé.

— Faisons mieux encore, Antonia, hâtons le pas ! ce petit surcroît de fatigue nous rendra doublement agréable le repos que nous goûterons au rancho.

— Non, Luis… allons au bois.

M. d’Ambron n’insista pas, il obéit ; mais son visage resta sérieux et le sourire ne revint plus sur ses lèvres ; la crainte manifestée par la jeune fille avait ressemblé à de la méfiance. Le jeune homme avait été à la fois blessé et atteint dans sa loyauté et dans ses croyances. Il n’admettait pas qu’Antonia pût suspecter, non-seulement ses intentions, mais encore celles de personne.

Quelques minutes suffirent aux deux jeunes gens pour atteindre le bois. M. d’Ambron observa qu’Antonia, en en franchissant la lisière, était en proie à une agitation extrême. Cette découverte assombrit davantage son visage. Bientôt incapable de résister aux tourments qu’il endurait :

— Antonia, ma sœur bien-aimée, s’écria-t-il, vous venez, sans vous en douter, de me déchirer cruellement le cœur !…

— Moi, Luis ! dit la jeune fille avec une vive émotion. Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait ? Soyez persuadé que si je vous ai offensé, c’est bien à mon insu et contre ma volonté !

— Chère Antonia, répondit le jeune homme, les amitiés réelles, sérieuses, absolues, sont affligées, hélas ! d’une excessive susceptibilité… il suffit parfois d’un événement insignifiant, de moins encore : d’un mot, d’un regard, pour les effaroucher et les froisser ! Elles ont tellement la conscience de leur dévouement, qu’elles s’indignent à la pensée qu’elles pourraient être méconnues !… L’affection que je vous porte, Antonia, est trop grande, trop sincère, pour ne pas me donner droit à une entière franchise. J’ai été péniblement affecté de l’espèce de méfiance que vous m’avez témoignée lorsque je vous ai proposé tout à l’heure de venir chercher, sous les ombrages de ces bois, quelques heures de fraîcheur et de repos.

— Moi, me défier de vous, Luis, interrompit la jeune fille avec un étonnement rempli de tristesse, est-il possible que vous ayez eu une pareille pensée ?… Moi, me défier de vous ! répéta-t-elle, comme si elle ne pouvait se faire à cette idée. Non, non, je ne puis croire que vous parliez sérieusement…

Antonia n’était entrée dans aucune explication, et les doutes du comte s’étaient dissipés. S’il insista, ce fut simplement poussé par la curiosité ; son cœur était déjà satisfait.

— Quelle était donc la cause de l’irrésolution, je n’ose dire de la peur, que ma proposition vous a fait éprouver, Antonia ?


Poussant un cri d’effroi, elle se leva précipitamment de la place où elle était assise.

La jeune fille resta pendant près d’une minute silencieuse ; son embarras avait quelque chose de pénible et de séduisant. Elle allait enfin se décider à répondre, lorsque, poussant un petit cri d’effroi, elle se leva précipitamment de la place où elle était assise, et étendant le bras devant elle :

— Quelqu’un ! murmura-t-elle d’une voix à peu près inintelligible.

M. d’Ambron avait une de ces natures rares et exceptionnelles qui joignent à une modération extrême une indifférence absolue pour le danger ; il était si sûr de son courage, il se savait une force d’âme et de corps tellement hors ligne, que, pour admettre que l’on voulait s’attaquer à lui, il fallait qu’il y fût contraint par l’évidence.

Le geste et le cri d’Antonia ne lui inspirèrent pas même la pensée de prendre sa carabine placée par terre à ses côtés ; il se contenta de suivre du regard la direction que lui indiquait la main de la jeune fille.

— Calmez-vous, chère Antonia, dit-il doucement, j’entends en effet marcher dans le bois ; mais, bête fauve ou homme malintentionné, vous n’avez rien à craindre… Ne suis-je pas avec vous ?…

M. d’Ambron n’avait pas achevé sa phrase, qu’un pas plus lourd et plus pesant que celui qu’il avait cru d’abord distinguer parut se diriger de son côté ; quelques secondes après, Antonia et le comte virent apparaître l’illustre Panocha !

— Le señor comte !… la señorita !… s’écria le Mexicain avec un vif étonnement. Je ne m’attendais pas à l’honneur de tous rencontrer ici !

— Pourquoi cela, Andrès ? demanda M. d’Ambron. Qu’y a-t-il donc de surprenant à ce que nous nous soyons réfugiés dans ce bois pendant la chaleur ?… Ne vous y trouvez-vous pas, vous, aussi ?… Mais qu’avez-vous donc à la main, señor Andrès ?… on dirait un couteau…

— Oui, seigneur comte, c’est mon couteau… Tiens, voilà qui est, ma foi, plaisant !… Quel singulier hasard !… quelle coïncidence extraordinaire !…

— Expliquez-vous, Andrès !

— Je m’expliquerai volontiers, monsieur le comte, pour vous être agréable ; car, quant à la señorita, elle m’a déjà compris.

M. d’Ambron regarda Antonia, elle était d’une pâleur inouïe et semblait prête à perdre connaissance.

— Poursuivez, Andrès, dit-il froidement.

— Il y a, seigneur, environ quatre mois, se passait, à ce même endroit-ci, une scène qui comptait également trois personnes ; la señorita, un noble étranger comme vous, et votre très-humble serviteur. De même qu’aujourd’hui, mon couteau brillait hors de sa gaîne. Or, vous conviendrez, seigneurie, que j’ai le droit de m’extasier sur le hasard extraordinaire qui nous réunit maintenant dans de telles conditions !

— Le noble étranger auquel vous venez de faire allusion, n’était-ce pas la marquis de Hallay ?

— Oui, seigneurie, celui-là même qui a tué six ours.

— Et vous, vous aviez tiré votre couteau ?

— Pour sauver l’honneur de la señorita !

— Ah ! pardonnez-moi, Antonia, s’écria M. d’Ambron avec un regard plein de joie et de repentir, pardonnez-moi, ma sœur bien-aimée, je comprends à présent la répugnance que vous avez dû vaincre pour vous décider à me suivre dans ces lieux maudits qui vous rappellent de si odieux souvenirs !… Je ne saurais, loin de là, vous blâmer de votre silence !… Mais j’y songé, señor Andrès, poursuivit M. d’Ambron en regardant fixement le Mexicain, vous avez oublié de nous dire le motif qui vous a mis ce matin le couteau à la main.

— Là prudence, seigneurie ! Voici le fait en peu de mots : Il y a de cela une demi-heure à peine, je m’amusais ; pour employer mes loisirs, à surveiller des pions occupés à travailler une milpa, lorsque j’ai aperçu l’Américaine miss Mary qui sortait du bois ! Ma vue, je dois l’avouer, a eu l’air de lui causer un médiocre plaisir… elle s’est éloignée précipitamment… Sans trop me rendre compte de ce que je faisais, je me suis mis à la suivre… j’étais curieux de s’avoir où elle allait… et puis, je pressentais, dans son apparition si inattendue, un mystère utile à connaître. Je n’ai point oublié les menaces que cette femme du Nord n’a pas craint d’adresser, en ma présence, lors de son passage au rancho, à la señorita Antonia. J’entrai donc à sa suite dans le bois !… J’avais à peine parcouru une distance de cent pas, quand un sifflement aigu et prolongé, et qui ressemblait assez à un signal, sortit d’un épais massif de verdure ; un instant après, un autre coup de sifflet, provenant d’une direction tout opposée, répondit au premier !… La señorita Maria n’était donc pas seule !… Alors, j’ai jugé qu’il était prudent de débarrasser mon couteau de son enveloppe de cuir !… Voilà, seigneur comte, tout ce que j’ai à vous apprendre.

M. d’Ambron avait écouté ce court récit du Mexicain avec une extrême attention. Après que Panocha eut cessé de parler, il resta assez longtemps sombre, taciturne et réfléchi.

— Señor Andrès, dit-il, dans ce que vous appelez un merveilleux hasard, je vois, moi, un salutaire et bienveillant avertissement de la Providence… Le ciel, en nous remettant d’une façon si saisissante en mémoire l’affreux danger auquel la señorita a miraculeusement échappé, semble nous prévenir qu’elle n’est pas au bout de ses épreuves !… Je vous remercie, Andrès, de votre zèle… Soyez assuré que la récompense ne vous fera pas défaut !… Maintenant, prenez ma carabine et poursuivez vos recherches. Pendant ce temps-là, je reconduirai la señorita au rancho, et je reviendrai ensuite vous rejoindre…

— Je ne vous dissimulerai pas, seigneurie, qu’il me serait agréable de joindre à mon couteau votre carabine à deux coups ; mais…

— Eh bien ?

— Vous vous trouveriez désarmé.

Un sourire superbe fit resplendir le visage de M. d’Ambron.

— Moi, je n’ai pas besoin d’armes, dit-il.

— Si l’on vous attaque, comment vous défendrez-vous ?

— J’arracherai une branche à un arbre. À revoir, Andrès. Dans une heure je serai de retour.

Andrès prit la carabine de M. d’Ambron et s’éloigna.

— Antonia, dit le jeune homme après le départ du Mexicain, si vous étiez une femme ordinaire, je m’excuserais humblement près de vous des ennuis que ma présence prolongée au rancho peut vous attirer…

— Oh ! je ne crains rien, tant que vous serez avec moi, Luis, interrompit la jeune fille avec une vivacité dont elle ne s’aperçut pas elle-même ; eh bien ! si vous partez… je veux dire quand vous partirez, alors tout me sera indifférent…

M. d’Ambron tressaillit ; c’était là de la part d’Antonia un aveu aussi involontaire que complet ; toutefois, il puisa assez de force dans sa chevaleresque honnêteté pour contenir la joie qui débordait de son cœur.

Ce ne fut néanmoins qu’après une assez longue pause qu’il recommença la conversation.

— Antonia, dit-il, une explication décisive est devenue nécessaire, indispensable, entre nous… Pardonnez-moi, je vous en conjure, la franchise et la hardiesse de mon langage, ou plutôt n’y voyez qu’une preuve de l’estime sans bornes que vous m’inspirez. Daignez-vous consentir à m’écouter ?

Soit l’affectueuse solennité que respirait la parole du comte, soit un pressentiment de ce qu’elle allait entendre, Antonia éprouvait un trouble si extrême, une émotion si violente, qu’elle se contenta de répondre par un simple signe affirmatif.

— Je n’affecterai point ; Antonia, reprit M. d’Ambron, une ignorance de vos sentiments qui, au lieu d’être un hommage à votre vertu, constituerait un reproche d’hypocrisie. Je sais parfaitement bien que vous avez pour moi un attachement sincère, et que rien de ce qui m’arriverait d’heureux ou de malheureux ne vous trouverait indifférente… J’ai une confiance illimitée dans votre dévouement. La question que je vais, que je dois vous adresser, chère Antonia, est délicate et brûlante… mais, je vous le répète, le devoir m’ordonne d’agir ainsi. Réfléchissez mûrement avant de me répondre… votre précipitation pourrait compromettre gravement nos deux avenirs.

— Vraiment, don Luis, répondit-elle, votre lenteur et votre hésitation m’affligent et me font presque peur !… Avez-vous une si triste opinion de ma franchise, ou ce que vous avez à me demander est-il une chose si terrible, que vous jugiez devoir prendre tant de précautions !…

M. d’Ambron, ses yeux toujours fixés sur ceux d’Antonia, dit alors lentement et d’une voix vibrante :

— Antonia, le sentiment que vous me portez s’appelle-t-il amitié ou amour ?…

Phénomène bizarre et inexplicable du cœur humain ! les préparations et les ménagements que le jeune homme avait employés pour arriver à cette question avaient bien autrement ému Antonia, que ne le fit la question elle-même.

Ce fut les lèvres épanouies par un adorable et candide sourire, et la voix harmonieusement calme et délivrée de toute hésitation, qu’elle répondit aussitôt au comte :

— Don Luis, je n’ai nul besoin de réfléchir, car je me suis déjà adressé mille fois cette même question, et ce n’est qu’après de bien cruelles et pénibles indécisions que je suis enfin parvenue à la résoudre.

Le calme d’Antonia fit tressaillir M. d’Ambron.

— J’attends, señorita, dit-il en s’inclinant, afin de cacher la pâleur qui couvrait son visage, et qui lui était révélée par un frisson qui glaçait son cœur.

— Luis, continua Antonia, je sens que je donnerais volontiers ma vie pour épargner une seule douleur à la vôtre ; je reconnais que, loin de vous, il n’est plus de bonheur pour moi sur la terre, et pourtant, Luis, mon frère, je ne vous aime pas d’amour !