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rait agréable de joindre à mon couteau votre carabine à deux coups ; mais…

— Eh bien ?

— Vous vous trouveriez désarmé.

Un sourire superbe fit resplendir le visage de M. d’Ambron.

— Moi, je n’ai pas besoin d’armes, dit-il.

— Si l’on vous attaque, comment vous défendrez-vous ?

— J’arracherai une branche à un arbre. À revoir, Andrès. Dans une heure je serai de retour.

Andrès prit la carabine de M. d’Ambron et s’éloigna.

— Antonia, dit le jeune homme après le départ du Mexicain, si vous étiez une femme ordinaire, je m’excuserais humblement près de vous des ennuis que ma présence prolongée au rancho peut vous attirer…

— Oh ! je ne crains rien, tant que vous serez avec moi, Luis, interrompit la jeune fille avec une vivacité dont elle ne s’aperçut pas elle-même ; eh bien ! si vous partez… je veux dire quand vous partirez, alors tout me sera indifférent…

M. d’Ambron tressaillit ; c’était là de la part d’Antonia un aveu aussi involontaire que complet ; toutefois, il puisa assez de force dans sa chevaleresque honnêteté pour contenir la joie qui débordait de son cœur.

Ce ne fut néanmoins qu’après une assez longue pause qu’il recommença la conversation.

— Antonia, dit-il, une explication décisive est devenue nécessaire, indispensable, entre nous… Pardonnez-moi, je vous en conjure, la franchise et la hardiesse de mon langage, ou plutôt n’y voyez qu’une preuve de l’estime sans bornes que vous m’inspirez. Daignez-vous consentir à m’écouter ?

Soit l’affectueuse solennité que respirait la parole du comte, soit un pressentiment de ce qu’elle allait entendre, Antonia éprouvait un trouble si extrême, une émotion si violente, qu’elle se contenta de répondre par un simple signe affirmatif.

— Je n’affecterai point ; Antonia, reprit M. d’Ambron, une ignorance de vos sentiments qui, au lieu d’être un hommage à votre vertu, constituerait un reproche d’hypocrisie. Je sais parfaitement bien que vous avez pour moi un attachement sincère, et que rien de ce qui m’arriverait d’heureux ou de malheureux ne vous trouverait indifférente… J’ai une confiance illimitée dans votre dévouement. La question que je vais, que je dois vous adresser, chère Antonia, est délicate et brûlante… mais, je vous le répète, le devoir m’ordonne d’agir ainsi. Réfléchissez mûrement avant de me répondre… votre précipitation pourrait compromettre gravement nos deux avenirs.

— Vraiment, don Luis, répondit-elle, votre lenteur et votre hésitation m’affligent et me font presque peur !… Avez-vous une si triste opinion de ma franchise, ou ce que vous avez à me demander est-il une chose si terrible, que vous jugiez devoir prendre tant de précautions !…

M. d’Ambron, ses yeux toujours fixés sur ceux d’Antonia, dit alors lentement et d’une voix vibrante :

— Antonia, le sentiment que vous me portez s’appelle-t-il amitié ou amour ?…

Phénomène bizarre et inexplicable du cœur humain ! les préparations et les ménagements que le jeune homme avait employés pour arriver à cette question avaient bien autrement ému Antonia, que ne le fit la question elle-même.

Ce fut les lèvres épanouies par un adorable et candide sourire, et la voix harmonieusement calme et délivrée de toute hésitation, qu’elle répondit aussitôt au comte :

— Don Luis, je n’ai nul besoin de réfléchir, car je me suis déjà adressé mille fois cette même question, et ce n’est qu’après de bien cruelles et pénibles indécisions que je suis enfin parvenue à la résoudre.

Le calme d’Antonia fit tressaillir M. d’Ambron.

— J’attends, señorita, dit-il en s’inclinant, afin de cacher la pâleur qui couvrait son visage, et qui lui était révélée par un frisson qui glaçait son cœur.

— Luis, continua Antonia, je sens que je donnerais volontiers ma vie pour épargner une seule douleur à la vôtre ; je reconnais que, loin de vous, il n’est plus de bonheur pour moi sur la terre, et pourtant, Luis, mon frère, je ne vous aime pas d’amour !


IV

DEVANT DIEU.


La déclaration d’Antonia était trop nette, trop formelle, et surtout trop bienveillante, pour permettre à M. d’Ambron de conserver le moindre doute et le moindre espoir. Il n’ignorait pas qu’il est plus facile de changer en amour l’indifférence et même la haine, que l’amitié.

Du reste, quoiqu’il eût espéré et désiré une tout autre réponse, il supporta bravement le violent coup qui l’atteignait, et accepta noblement la position que l’aveu de la jeune fille lui faisait auprès d’elle ; si ce n’eût été sa pâleur, aucun signe, soit dans son attitude, soit sur son visage, n’aurait accusé la blessure saignante de son cœur. Il eut la force de trouver un doux sourire.

— Je ne vous remercierai ni ne vous complimenterai de votre franchise, Antonia, dit-il, ce serait vous faire injure !… Maintenant, je dois, quelque douloureux que me soit cet effort, prendre un énergique parti.

— Quel parti, Luis ?

— M’éloigner au plus vite du rancho !

— Vous éloigner, Luis ! répéta la jeune fille avec un étonnement plein d’effroi, et pourquoi donc ?

— Parce que ma présence à la Ventana vous exposé à de sérieux dangers, que mon absence fera disparaître. Je dois sacrifier mon bonheur présent à votre sécurité future.

— Je ne vous comprends pas, Luis !… À quels dangers faites-vous allusion, et, s’ils existent, comment serais-je donc moins en sûreté, abandonnée et seule, que sous votre protection ? Expliquez-vous plus clairement, je vous en conjure…

La prière d’Antonia causa au jeune homme un pénible embarras.

— Mais parlez donc, Luis ! reprit la jeune fille avec une mutine et inquiète impatience.