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vous ? les pressentiments ne se racontent pas, et pourtant ils ont comme une forme que le regard croit saisir. Vraiment, don Luis, ce n’est pas bien à vous de me pousser, par votre air triste et mécontent, à de pareilles confidences. Vous me raillerez ensuite, et vous aurez raison. Eh bien ! n’importe, je préfère encore votre gaieté moqueuse au doute que mon silence vous aurait donné de ma sincérité.

La noble et mobile physionomie du comte exprimait en ce moment des sentiments si multiples et si contradictoires, qu’il eût été impossible de savoir qui l’emportait en lui de la joie ou de la douleur.

— Et depuis hier, il ne s’est produit aucun événement de nature à confirmer votre pressentiment, Antonia ?

La jeune fille resta silencieuse.

— Mais répondez-moi donc ! s’écria M. d’Ambron avec une impatience qui n’était que l’écho affaibli de l’anxiété à laquelle il était intérieurement en proie. Personne, aucun étranger n’est venu au rancho ?

Antonia essaya de sourire ; mais l’agitation de sa poitrine, la pâleur de ses joues, l’humidité de ses yeux qu’elle n’osait remuer, dans la crainte de donner passage à ses larmes, démentaient et détruisaient énergiquement ce vaillant effort d’une fausse indifférence.

— Se taire, c’est mentir, murmura-t-elle accablée. Oh ! je ne veux pourtant point qu’il me méprise !

— Eh bien ! Antonia ?

— Oui, don Luis, en effet, des hôtes ont passé la nuit au rancho !

— Ah ! Et quels étaient ces hôtes ?

— Le Canadien Grandjean… et…

— Et ?… Mais achevez donc, Antonia !

La jeune fille fit un appel désespéré à toute sa force de volonté pour répondre ; mais sa faiblesse trahit son courage ; elle ne put prononcer qu’une seule syllabe :

Elle ! dit-elle d’une voix brisée par l’émotion.

Cette syllabe produisit un prodigieux changement dans la contenance du comte. La colère si pleine d’amertume qui débordait de son cœur, et qu’il avait tant de mal à contenir, se fondit en une incommensurable tendresse ; et une larme, que, dans son loyal repentir, il était fier de laisser voir, glissa de ses paupières.

— Miss Mary était hier ici ? reprit-il.

— Oui, don Luis. Elle est partie ce matin, un peu avant Votre arrivée.

Le jeune homme hésita avant de poursuivre.

— Et elle vous a menacée, cette femme ?

— Je ne sais pas, don Luis… je ne me souviens plus ; mais elle m’a rendue bien malheureuse !

— Que vous a-t-elle dit ? Que voulait-elle ?

— Ce qu’elle me voulait… je l’ai oublié… ce qu’elle m’a dit… oh ! c’était affreux !

— Parlez, Antonia… mais parlez donc !…

— Elle m’a appris qu’elle vous aimait et qu’elle deviendrait un jour votre femme. Don Luis, je vous en conjure, au nom de mon amitié, au nom de votre bonheur, n’épousez pas cette miss Mary ! Vous êtes un grand seigneur, m’a-t-elle dit. En Europe, les grands seigneurs ont le droit, n’est-ce pas, de prétendre à tout ? Ne vous pressez donc pas, don Luis, de conclure une alliance qui vous rendrait misérable à tout jamais. Une fois de retour dans votre patrie, en France, vous choisirez une femme digne de vous, une femme bonne et instruite, dont vous aurez le droit d’être fier. N’allez pas vous imaginer, don Luis, que je veuille nuire par méchanceté à cette miss Mary ; non, non ; je vous jure que si je lui croyais des sentiments généreux, je serais la première à faire son éloge. Vous ne doutez pas de mes paroles, n’est-il pas vrai ? Quel intérêt aurais-je à agir autrement ? aucun ; au contraire. Ne serais-je pas heureuse de votre bonheur ? oh ! bien heureuse ! Du reste, je n’ai pas caché à cette miss Mary que, si je me retrouvais jamais avec vous, don Luis, je vous supplierais de ne pas lier votre sort au sien. Je ne prétends pourtant pas qu’elle ne vous aime point, don Luis. Il me semble qu’elle vous aime ; elle doit vous aimer ; mais ce dont je suis certaine, c’est qu’elle vous rendrait bien malheureux. Oh ! n’est-ce pas que vous ne l’épouserez pas ?

— Moi, épouser cette femme ! s’écria le comte avec une indignation pleine d’une méprisante colère, ah ! jamais, Antonia… je n’y consentirais pas quand bien même il s’agirait de sauver ma vie !

— Oh ! merci, Luis, de cette assurance ! Je ne saurais vous exprimer la joie qu’elle me cause !

M. d’Ambron parvint, non sans peine, à contenir l’attendrissement qu’il ressentait.

— Antonia, dit-il, vous avez accueilli par un généreux silence la question que je vous ai adressée au sujet des intentions de miss Mary, et vous avez eu tort !… Vous ne connaissez pas, enfant, de quelles terribles explosions sont capables certaines passions. Votre sainte ignorance ne soupçonne pas à quelles extrémités peut se porter l’amour-propre froissé !… Les femmes, lorsqu’elles sortent de la voie d’abnégation et de dévouement que Dieu leur a tracée, lorsqu’elles se dépouillent de l’essence presque divine qui forme le fond de leur nature, ne reculent devant rien !… Vous ne me persuaderez jamais que miss Mary vous ait abordée et quittée avec des paroles de paix ! La rage était dans son cœur ; la menace a dû monter à ses lèvres !… Ces menaces, Antonia, vous seriez imprudente de les dédaigner… coupable d’amitié envers moi si vous ne me les répétiez pas !… On prévient un malheur plus aisément qu’on ne le répare !… Antonia, de grâce, je vous en conjure à mains jointes, rapportez-moi toute la conversation que vous avez eue avec miss Mary !

— Non, Luis, répondit la jeune fille avec une fermeté que tempérait la douceur de sa voix. Et puis, à présent que vous m’avez promis que vous ne l’épouserez jamais, quel malheur pourrait-il m’arriver ? Je n’ai plus rien à craindre.

M. d’Ambron n’insista pas ; il se promettait probablement de revenir sur ce sujet par des voies détournées ; car la connaissance qu’il avait du caractère de l’Américaine lui imposait des craintes motivées.

— Maintenant, Antonia, dit-il, laissez-moi vous demander une dernière explication ; car je ne vous cacherai pas que j’aurai plus tard mille autres questions à vous adresser sur ce qui vous est arrivé depuis mon départ de la Ventana…

— Quelle est cette explication, don Luis ?