« Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/37 » : différence entre les versions

 
ThomasBot (discussion | contributions)
m maintenance
Contenu (par transclusion) :Contenu (par transclusion) :
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{tiret2|rience|experience}} et usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m'en sers, en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent poinct. J'en jouys, comme les avaritieux des tresors, pour sçavoir que j'en jouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres ny en paix ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe: Ce sera tantost, fais-je, ou demain, ou quand il me plaira. Le temps court et s'en va, ce pendant, sans me blesser. Car il ne se peut dire combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnoistre combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage, et plains extremement les hommes d'entendement qui l'ont à dire. J'accepte plustost toute autre sorte d'amusement, pour leger qu'il soit, d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir. Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où tout d'une main je commande à mon mesnage. Je suis sur l'entrée et vois soubs moy mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues; tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage d'une tour. Le premier, c'est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour estre seul. Au dessus, elle a une grande garderobe. C'estoit au temps passé le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour. Je n'y suis jamais la nuict. A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l'hyver, tres-plaisamment percé. Et, si je ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne, je pourroy facilement coudre à chaque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plein pied, ayant trouvé tous les murs montez pour autre usage, à la hauteur qu'il me faut. Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent. Ceux qui estudient sans livre, en sont tous là. La figure en est ronde et n'a de plat que ce qu'il faut à ma table et à mon siege, et vient m'offrant en se courbant, d'une veue, tous mes livres, rengez à cinq degrez tout à l'environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre. En hyver, j'y suis moins continuellement: car ma maison est juchée sur un tertre, comme dict son nom, et n'a point de piece plus esventée que cette cy; qui me plaist d'estre un peu penible et à l'esquart, tant pour le fruit de l'exercice que pour reculer de moy la presse. C'est là mon siege. J'essaie à m'en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Par tout ailleurs je n'ay qu'une auctorité verbale: en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy où estre à soy, où se faire particulierement la cour, où se cacher! L'ambition paye bien ses gens de les tenir tousjours en montre, comme la statue d'un marché: Magna servitus est magna fortuna. Ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Je n'ay rien jugé de si rude en l'austerité de vie que nos religieux affectent, que ce que je voy en quelqu'une de leurs compagnies, avoir pour regle une perpetuelle societé de lieu, et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable d'estre tousjours seul, que ne le pouvoir jamais estre. Si quelqu'un me dict que c'est avillir les muses de s'en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sçait pas, comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. A peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journée; et, parlant en reverence, ne vis que pour moy: mes desseins se terminent là. J'estudiay, jeune, pour l'ostentation; depuis, un peu, pour m'assagir; à cette heure, pour m'esbatre; jamais pour le quest.
{{tiret2|expe|rience}} et usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m'en sers, en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognoissent poinct. J'en jouys, comme les avaritieux des tresors, pour sçavoir que j'en jouyray quand il me plaira: mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres ny en paix ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les employe: Ce sera tantost, fais-je, ou demain, ou quand il me plaira. Le temps court et s'en va, ce pendant, sans me blesser. Car il ne se peut dire combien je me repose et sejourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnoistre combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que j'aye trouvé à cet humain voyage, et plains extremement les hommes d'entendement qui l'ont à dire. J'accepte plustost toute autre sorte d'amusement, pour leger qu'il soit, d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir. Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où tout d'une main je commande à mon mesnage. Je suis sur l'entrée et vois soubs moy mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues; tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisiesme estage d'une tour. Le premier, c'est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour estre seul. Au dessus, elle a une grande garderobe. C'estoit au temps passé le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour. Je n'y suis jamais la nuict. A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l'hyver, tres-plaisamment percé. Et, si je ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne, je pourroy facilement coudre à chaque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plein pied, ayant trouvé tous les murs montez pour autre usage, à la hauteur qu'il me faut. Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent. Ceux qui estudient sans livre, en sont tous là. La figure en est ronde et n'a de plat que ce qu'il faut à ma table et à mon siege, et vient m'offrant en se courbant, d'une veue, tous mes livres, rengez à cinq degrez tout à l'environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect, et seize pas de vuide en diametre. En hyver, j'y suis moins continuellement: car ma maison est juchée sur un tertre, comme dict son nom, et n'a point de piece plus esventée que cette cy; qui me plaist d'estre un peu penible et à l'esquart, tant pour le fruit de l'exercice que pour reculer de moy la presse. C'est là mon siege. J'essaie à m'en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Par tout ailleurs je n'ay qu'une auctorité verbale: en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy où estre à soy, où se faire particulierement la cour, où se cacher! L'ambition paye bien ses gens de les tenir tousjours en montre, comme la statue d'un marché: Magna servitus est magna fortuna. Ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Je n'ay rien jugé de si rude en l'austerité de vie que nos religieux affectent, que ce que je voy en quelqu'une de leurs compagnies, avoir pour regle une perpetuelle societé de lieu, et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable d'estre tousjours seul, que ne le pouvoir jamais estre. Si quelqu'un me dict que c'est avillir les muses de s'en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sçait pas, comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu et le passetemps. A peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journée; et, parlant en reverence, ne vis que pour moy: mes desseins se terminent là. J'estudiay, jeune, pour l'ostentation; depuis, un peu, pour m'assagir; à cette heure, pour m'esbatre; jamais pour le quest.