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plutôt répondre à ses propres pensées que s’adresser à son interlocuteur :

— C’est certes une belle qualité que celle de ne jamais manquer à sa parole, dit-il ; pourtant je me suis déjà souvent demandé si, quand on a pris un engagement irréfléchi ou qui soit de nature à causer de grands malheurs, il ne serait pas plus honnête de ne pas le remplir.

Les discussions morales ou de philosophie n’étaient que médiocrement du goût de Panocha.

— Veux-tu que nous fassions une partie de monte ? dit-il.

— Je ne joue jamais.

— Tu as tort ! c’est là un véritable passe-temps d’hidalgo.

— Ainsi, répéta Grandjean, qui paraissait dominé par une idée fixe, ton opinion est que nous ne verrons la señora Antonia qu’à l’heure du souper ?

— Ce n’est pas mon opinion, c’est ma conviction… Veux-tu tenir contre moi un pari ?

Panocha n’avait pas achevé sa phrase qu’Antonia faisait son apparition dans la salle à manger. Le Mexicain poussa un cri d’étonnement ; le front de Grandjean se chargea de nuages.

La jeune fille semblait en proie à une émotion profonde ; une joie céleste idéalisait son visage.

Elle laissa tomber un long et indicible regard sur le Canadien, qui courba la tête, et d’une voix pénétrante et harmonieuse :

— Je te pardonne tes intentions, Grandjean, lui dit-elle, car avant de succomber à la tentation, tu as lutté.

Se retournant alors vers Panocha qui la contemplait en extase, elle ajouta :

— Andrès, fais arranger une chambre et cours avertir la Marina qu’elle ait à préparer au plus vite un bon déjeuner ; il va nous arriver un voyageur exténué de fatigue.

— Quel voyageur, señorita ?…

— Le comte d’Ambron… ou, si tu le préfères, notre ancien hôte don Luis…

Le Canadien se leva, prit son rifle, et sans demander aucune explication des singulières paroles qu’Antonia lui avait adressées en entrant, il sortit de la salle à manger. Bientôt après, le bruit d’un cheval lancé à fond de train se fit entendre devant la porte du rancho ; c’était Grandjean qui, les traits bouleversés par la terreur, éperonnait sa monture jusqu’au sang, lui, Grandjean, et fuyait au galop, sans regarder derrière soi.

Un quart d’heure plus tard, un cavalier, dont les vêtements encore imbibés de rosée laissaient supposer qu’il avait passé toute la nuit en route, mettait impétueusement pied à terre devant la ferme.

— Antonia !

— Don Luis !

Ces deux cris partis du cœur retentirent en même temps, et les deux jeunes gens se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Les quatre mois de séparation physique, mais de réelle intimité morale qu’ils venaient de passer, avaient changé leur première affection en un profond amour !


II

L’ENTRETIEN.


Il faudrait l’inimitable pinceau du divin Raphaël pour rendre la pudique confusion mêlée de ravissement qui rayonnait du visage d’Antonia, lorsqu’elle se dégagea doucement des bras de M. d’Ambron.

Le contact des lèvres du jeune homme avec son front y avait mis comme une resplendissante auréole de bonheur ! Antonia offrait en ce moment l’alliance visible et, hélas ! si rare, de la beauté plastique absolue et de la beauté de l’âme !… On aurait pu la comparer, sans exagération, à une apparition céleste !

Quant à M. d’Ambron, sa joie, tempérée par l’expérience des choses de la vie, avait une gravité à la fois virile et mélancolique ; il trouvait son rêve trop enivrant pour ne point penser avec effroi à l’heure du réveil, et il réunissait ses forces, afin de ne pas faiblir lorsque la réalité viendrait le dissiper.

Quelque spontané et démonstratif qu’eût été l’élan des deux jeunes gens, il ne fixait pourtant pas d’une façon précise la nouvelle position qu’ils allaient prendre vis-à-vis l’un de l’autre : un frère et une sœur pouvaient, en se revoyant après une longue absence, se livrer à de semblables transports.

Le comte comprenait parfaitement, et Antonia sentait que le premier mot qui serait prononcé dans cette entrevue allait déterminer la nature de leurs rapports ultérieurs ; aussi M. d’Ambron gardait-il le silence, et fut-ce Antonia qui prit la parole :

— Don Luis, mon frère, que je suis donc heureuse de votre arrivée ! s’écria-t-elle. Oh ! ne regrettez ni les fatigues ni les privations de la route ! c’est le ciel qui vous envoie… demain il eût été trop tard !

— Que dites-vous, Antonia ?

— Rien… rien… Un danger dont j’étais menacée et que votre présence a éloigné, du moins je l’espère.

— Vous couriez un danger, vous, Antonia ! et lequel ? demanda M. d’Ambron d’une voix qu’il s’efforçait en vain de rendre calme, et qui décelait une puissante et généreuse colère ; expliquez-vous, je vous en conjure !

— Plus tard, don Luis ; rien ne nous presse ; ne comptez-vous point séjourner quelque temps au rancho, ou bien êtes-vous ici seulement de passage ?

La tendre inquiétude qui agitait la voix d’Antonia n’échappa pas au jeune homme ; il l’en remercia par un regard d’une ineffable tendresse.

— Je suis venu à la Ventana dans le seul but de vous voir, Antonia, ma sœur bien-aimée, dit-il, et le soin d’aucun intérêt ne m’appelle ailleurs.

— Ainsi, vous resterez ici… quelque temps ?

— Je l’ignore encore, mais je l’espère !…

— Mon Dieu, reprit vivement la jeune fille, et moi qui vous retiens debout, lorsque vous tombez sans doute de fa-