« Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 3, 1856.djvu/23 » : différence entre les versions

 
(Aucune différence)

Dernière version du 24 février 2021 à 13:33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai eu de la chance de ne pas avoir été aimé ! Dame ! ça aurait pu m’arriver !… N’importe !… cette conversation ne sera pas perdue pour moi… elle me rend toute ma liberté d’action et me laisse entrevoir un joli bénéfice dans l’avenir. Au total, la señorita Antonia aurait eu le droit, après tous les luxueux et succulents dîners que j’ai faits à son rancho, de me reprocher mes façons d’agir ; mais, maintenant que je l’ai avertie, et que j’ai tenté par tous les moyens possibles de la détacher de Joaquin, elle n’aura pas le droit de m’adresser des reproches… nous voilà quittes !…

Le Canadien s’éloignait lorsque la jeune fille, sortant de ses méditations, le rappela.

— Grandjean, lui dit-elle d’une voix dont le timbre harmonieux possédait une étrange puissance, il est possible que nous ne nous revoyions plus… Promettez-moi qu’avant de quitter le rancho, vous viendrez prendre congé de moi !… j’ai quelques pièces d’or qui ne me servent à rien… je vous les donnerai…

— De l’or, à moi, señorita !… et pourquoi ?

— Parce qu’il me semble, Grandjean, que vous m’avez cherchée ce matin avec de bonnes intentions et le désir de me rendre un service… Mais j’aperçois votre maîtresse qui se dirige de notre côté ; peut-être seriez-vous fâché qu’elle nous vît ensemble. Au revoir, mon ami !

Antonia prit une main du Canadien dans les siennes, et, le regardant avec une expression d’angélique bonté et de douce tristesse :

— Vous n’êtes pas méchant, Grandjean, lui dit-elle ; si vous aviez trouvé un cœur aimant qui se fût dévoué à votre bonheur, votre existence n’aurait pas été la même… Au revoir, mon ami ; n’oubliez point, je vous le répète, que vous aurez à prendre congé de moi avant votre départ !…

Au contact de la petite main satinée et délicate qui s’appuyait confiante et moite sur sa peau rude comme l’épiderme d’un requin, et hâlée comme un fragment de lave, le géant tressaillit ; une émotion inconnue, et qui n’avait rien de terrestre, versa en même temps de la glace et du feu dans ses veines.

Les paroles d’Antonia changèrent cette émotion indécise en un véritable et pur élan de tendresse ; quand la jeune fille se tut, deux grosses larmes couraient le long des cils épais du Canadien.

— Señorita Antonia, s’écria-t-il en s’efforçant d’affermir sa voix, méfiez-vous de ma maîtresse. C’est une… Le mot m’échappe. Ça ne fait rien, méfiez-vous d’elle. J’ai l’idée qu’elle ne vous veut rien de bien.

Puis, s’éloignant :

— Que je sois marié vingt fois avant de mourir, si je comprends goutte à ce qui vient de m’arriver ! se dit le géant. Que signifie cet éblouissement ?… C’est d’être à jeun. Bah ! vraiment ! comme si mon estomac n’était pas habitué aux plus excessives privations !… Alors, c’est que j’aurai trop mangé à souper hier soir… Non, ce n’est pas cela, puisque j’ai parfaitement dormi toute la nuit !… et puis, manger ne m’a jamais fait que du plaisir et du bien ! Le malaise que j’ai ressenti devait avoir une autre cause. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé chose pareille depuis que j’ai l’âge de raison. Ah ! si, une fois, en me baignant dans la mer, je mis le pied sur une torpille…

La voix claire et un peu impérieuse de miss Mary arracha le géant à ses pensées.

— Master Grandjean, disait l’Américaine, j’ai à vous parler.

Le Canadien s’arrêta comme à contre-cœur.

— Pour affaire de service ? demanda-t-il.

— Qu’entendez-Vous par ces mots, master Grandjean ?

— J’entends par là, miss Mary, aller seller les chevaux, couper un arbre, abattre un chevreuil, allumer un brasier ou rifler un Peau-Rouge.

— Non, Grandjean, il ne s’agit d’aucune des choses que vous venez de mentionner.

— En ce cas, miss, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Et le géant reprit sa course et rentra dans ses réflexions sans se préoccuper en aucune façon de la colère de sa maîtresse.

— Tiens ! se disait-il, mais il est possible que les femmes ressemblent aux torpilles, que leur contact vous produise une émotion soudaine et désagréable !… Qui sait si ce n’est pas Antonia qui, en me touchant la main, m’a valu cet étrange éblouissement !… Pourtant non, car j’ai déjà aidé maintes fois miss Mary à s’asseoir sur son cheval, et cela ne m’a jamais causé aucun accident.

Oh ! décidément, elle ne me plaît pas du tout, l’Américaine ; quelle différence entre elle et Antonia ! quelle brave fille, celle-là ! C’est fâcheux qu’elle ne soit pas née à Villequier ; je l’aurais volontiers aimée ! Et puis, si elle était Normande, elle serait moins fluette, plus forte, plus jolie ! Quelle drôle de chose que l’habitude !… comme on se fait à tout !… À force de voir Antonia, j’en suis arrivé à ne pas la trouver trop laide… Ma foi, je crois même qu’elle me paraît jolie ! Elle est la première personne qui se soit aperçue qu’il y avait du bon en moi, et franchement, au fond, je ne suis pas méchant !… Si miss Mary s’obstine à vouloir la contrarier, eh bien ! je…

Grandjean mit un temps d’arrêt dans son monologue, et haussant les épaules d’un air de pitié :

— Sot animal que je suis, reprit-il, est-ce que toutes ces choses-là me regardent ? L’essentiel pour moi, c’est de gagner de l’argent. Par exemple, j’ai prévenu miss Mary que je n’agirai qu’à la condition que je serai payé à l’avance, au comptant et en espèces sonnantes. Quant à Antonia, c’est une femme, n’est-ce pas ? Oui ; alors, à quoi bon m’occuper d’elle ?

Au moment où Grandjean sortait du jardin, miss Mary se présentait devant Antonia. Les deux rivales, au lieu de s’adresser tout de suite la parole, échangèrent entre elles un long regard.

On eût dit, à les voir, deux duellistes qui, arrivés sur le terrain, s’étudient mutuellement avant d’entamer l’action ; miss Mary ressemblait à un spadassin, Antonia à une victime !


XXVIII

LES DEUX LETTRES.

À quelques pas de l’endroit où les deux jeunes filles s’étaient rencontrées, se trouvait un banc de gazon ; l’Américaine le désigna du geste à sa rivale.