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De la quadruple racine du principe de raison suffisante
1813
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CHAPITRE II

EXPOSÉ SOMMAIRE DE TOUT CE QUI A ÉTÉ ENSEIGNÉ JUSQU’ICI DE PLUS IMPORTANT SUR LE PRINCIPE DE LA RAISON SUFFISANTE.


§ 6. — Première énonciation du principe et distinction entre deux de ces significations.

L’énonciation abstraite, plus ou moins précise, d’un principe aussi primordial de toute connaissance, a dû être formulée dès longtemps ; aussi serait-il difficile et sans grand intérêt de montrer où l’on en peut trouver la première mention. Platon et Aristote ne le posent pas encore comme un principe capital ; mais ils l’énoncent à plusieurs reprises comme une vérité certaine par elle-même. Platon, par exemple, dit avec une naïveté qui, à côté des recherches critiques des temps modernes, apparaît comme l’état d’innocence en regard de celui de la connaissance du bien et du mal : « Ἀναγκᾶιον, πάντα τὰ γιγνόμενα διὰ τίνα ἀιτίαν γίγνεσθαι· πῶς γὰρ ἄν χωρίς τοῦτων γίγνοιτο. » (Necesse est, quæcumque fiunt, per aliquam causam fieri : quomodo enim absque ea fierent ? Phileb., p. 240, éd. Bip.) Et dans le Timée (p. 302, ibid) : « Πᾶν δέ τό γιγνόμενον ὕπ' ἁιτίου τινός ἐς ἀνάγϰης γίγνεσθαι. πάντι γάρ ἀδύνατον χωρίς ἀιτίου γένεσιν σχεῖν. » (Quidquid gignitur, ex aliqua causa necessario gignitur : sine causa enim oriri quidquam, impossibile est.) — Plutarque, à la fin de son livre De fato, cite, parmi les maximes fondamentales des Stoïciens, la suivante : « Μάλιστα μὲν ϰαὶ πρῶτον εἶναι ὁόξειε, τό μηδὲν ἀναιτίως γίγνεσθαι, ἀλλὰ ϰατὰ προηγουμένας ἀιτίας. » (Maxime id primum esse videbitur, nihil fieri sine causa, sed omnia causis antegressis.)

Aristote, dans ses Analytiques postérieures, I, 2, énonce aussi à peu près le principe de la raison en ces termes : « Ἐπιστασθαι ὃὲ ὀιόμεθα ἕϰαστον ἀλῶς, ὅτι ἐϰείνου ἀιτία ἐιτία ἐστὶν, ϰαὶ μὴ ἐνδέχεσθαι τοῦτο ἀλλως εἶναι[1]. » (Scire autem putamus unamquamque rem simpliciter, quum putamus causam cognoscere, propter quam res est, ejusque rei causam esse, nec posse eam aliter se habere.) Dans sa Métaphysique, liv. IV, ch. 1, il sépare déjà les raisons, ou plutôt les principes, ἀρχάι, en plusieurs espèces, et en distingue huit ; mais cette division manque de fondement et de précision. Il dit néanmoins très justement : « Πασῶν μὲν οὖν ϰοινὸν τῶν αρχῶν, τό ωρῶτον εἶναι, ὁδεν ἢ ἔστιν, ἢ γίνεται, ἢ γιγνώσϰεται. » (Omnibus igitur principiis commune est, esse primum, unde aut est, aut fit, aut cognoscitur.) Dans le chapitre suivant, il distingue plusieurs espèces de causes, mais assez superficiellement et sans ordre. Dans ses Analytiques postérieures, II, 11, il établit cependant plus exactement qu’ici quatre espèces de raisons : « Ἀιτίαι δὲ τέσσαρες· μία μὲν τὸ τί ἦν εἶναι· μία δὲ τὸ τινῶν ὄντων ἀνάγϰη τοῦτο εἶναι· ἑτέρα ὃὲ, ἥ τι ωρῶτον ἑϰίνησε· τετάρτη δὲ, τὸ τίνος ἕνεϰα. » (Causæ autem quatuor sunt : una quæ explicat quid res sit ; alterna, quam, si quædam sint, necesse est esse ; tertia, quæ quid primum movit ; quarta, id cujus gratia.) C’est là l’origine de la division des causes, généralement adoptée par les scolastiques, en causas materiales, formales, efficientes et finales, ainsi qu’on peut le voir également dans les Disputationibus metaphysicis Suarii, disp. 12, sect. 2 et 3, qui constituent un véritable manuel de la scolastique. Hobbes (De corpore, P. II, ch. 10, § 7) la cite aussi et l’explique. — On retrouve cette division, plus détaillée encore et plus claire, dans Aristote, Métaphysique, I, 3. Il la rappelle également dans son livre De somno et vigilia, ch. 2. — Pour ce qui concerne la distinction si importante entre un principe de connaissance et une cause, Aristote laisse entrevoir qu’il a quelque notion de la chose, car il expose en détail dans ses Analytiques postérieures, I, 13, que savoir et prouver qu’une chose est diffère beaucoup de savoir et prouver pourquoi elle est ; or ce qu’il entend dans le second cas, c’est la connaissance de la cause, et, dans le premier, c’est le principe de la connaissance. Néanmoins, il n’est jamais parvenu à avoir une notion bien précise de cette différence sans quoi il l’eût maintenue et observée dans ses autres ouvrages également, ce qui n’est pas du tout le cas ; car là même où, comme dans les passages cités plus haut, il se propose de distinguer, les différentes espèces de raisons, il perd de vue la différence, si essentielle pourtant, dont il est question ici ; en outre, il emploie constamment le mot « ἀιτίον » pour désigner toute raison, de quelque nature qu’elle soit : il appelle même très souvent le principe de connaissance, voire même les prémisses d’une conclusion « ἀιτίας », comme par exemple dans la Métaphysique, IV, 18 ; dans la Rhétorique, II, 21 ; dans le De plantis, I, p. 816 (éd. Berlin), et surtout dans les Analytiques postérieures, I, 2, où il appelle nommément les prémisses d’une conclusion « ἀιτίαι τοῦ συμπεράσματος ». Or désigner par un même mot deux notions analogues est un indice que l’on ne connaît pas leur différence, ou du moins qu’on ne la maintient pas fermement : une homonymie accidentelle de choses très dissemblables est un cas tout à fait différent. Son erreur se manifeste le plus clairement dans sa démonstration du sophisme non causæ ut causa (παρά τό μὴ ἀιτίον ὤς ἀιτίον) au livre De sophisticis elenchis, ch. 5. Dans ce passage, il entend par « ἀιτίον » exclusivement la raison démonstrative, les prémisses, donc un principe de connaissance ; en effet, ce sophisme consiste en ce que l’on pose très justement comme impossible une chose qui n’a aucune influence sur la thèse contestée et par laquelle on prétend néanmoins avoir renversé cette thèse. Il n’y est donc nullement question de causes physiques. Mais l’emploi du mot « ἀιτίον » a eu tant d’autorité auprès des logiciens modernes, que, s’en tenant uniquement à cette expression, ils présentent toujours dans leurs démonstrations des fallaciarum extra, dictionem, la fallacia non causse ut causa, comme ils feraient pour l’énonciation d’une cause physique, ce qui n’est pas : ainsi font, par exemple, Reimar, G.-E. Schultze, Fries et tous ceux que j’ai consultés ; c’est dans la Logique de Twesten que, pour la première fois, je trouve ce sophisme exposé exactement. Dans d’autres ouvrages et dissertations scientifiques, par l’accusation de fallacia non causæ ut causa, on entend également en général le fait de mettre en avant une fausse cause.

Sextus Empiricus nous fournit encore un exemple frappant de cette erreur qui consiste à confondre la loi logique du principe de la connaissance avec la loi naturelle transcendantale de cause et effet. Dans le 9e, livre de son ouvrage Adversus mathematicos, livre intitulé Adversus physicos, § 204, il se propose de prouver la loi de causalité et dit à ce sujet : « Celui qui prétend qu’il n’existe aucune cause (ἀιτία), ou bien n’a aucune cause (ἀιτία) pour le prétendre, ou bien il en a une. Dans le premier cas, son affirmation n’est pas plus vraie que l’affirmation contraire ; dans le second, il prouve par son assertion même qu’il existe des causes. »

Nous voyons donc que les anciens n’en étaient pas encore arrivés à distinguer nettement la nécessité d’un principe de connaissance, servant à établir un jugement, de celle d’une cause pour la production d’un événement réel. Plus tard, la loi de la causalité fut pour les scoliastes un axiome placé au-dessus de tout examen. Non, inquirimus an causa sit, quia nihil est per se notius, dit Suarez, disp. 12, sect. 1. En outre, ils conservaient, d’après Aristote, la division des causes, telle que nous l’avons citée plus haut. Mais eux non plus, autant que je puis le savoir, n’avaient aucune notion de la distinction nécessaire à faire, dont nous traitons ici.

§ 7. — Descartes.

Nous trouvons notre excellent Descartes lui-même, le fondateur de l’analyse subjective et, par conséquent, le père de la philosophie moderne, plongé, sur cette matière, dans des confusions à peine explicables, et nous verrons tout à l’heure à quelles sérieuses et déplorables conséquences ces erreurs ont conduit en métaphysique. Dans la Responsio ad secundas objectiones in meditationes de prima philosophia, axioma I, il dit : « Nulla res existit de qua non possit quæri quænam sit causa cur existat. Hoc enim de ipso Deo quæri potest, non quod indigeat ulla causa ut existat, sed quia ipsa ejus naturæ immensitas est causa sive ratio, propter quam nulla causa indiget ad existendum. » Il aurait dû dire : L’immensité de Dieu est un principe de connaissance dont il résulte que Dieu n’a pas besoin de cause. Cependant il confond les deux choses, et l’on sent qu’il n’a pas une connaissance bien claire de la grande différence entre une cause et un principe de connaissance. Mais, à vrai dire, c’est l’intention chez lui qui fausse le jugement. En effet, ici, où la loi de causalité exigeait une cause, il glisse à la place un principe de connaissance, parce que celui-ci ne pousse pas de suite plus loin comme l’autre, et il se fraye ainsi, à l’aide de cet axiome même, la voie vers la preuve ontologique de l’existence de Dieu, preuve dont il fut l’inventeur, puisque saint Anselme n’en avait donné qu’une indication générale. Car, immédiatement à la suite des axiomes dont celui que nous avons cité est le premier, il pose formellement et sérieusement cette démonstration ontologique ; en réalité, elle est déjà énoncée dans cet axiome, ou, tout au moins, elle y est contenue aussi formée que le poussin dans un œuf longtemps couvé. Ainsi donc, pendant que toutes les autres choses demandent une cause de leur existence, au lieu de cette cause, pour Dieu, que l’on a fait arriver par l’échelle de la démonstration cosmologique, il suffit de cette immensitas, comprise dans sa propre notion, ou, comme s’exprime la démonstration elle-même : « In conceptu entis summe perfecti, existentia necessaria continetur. » C’est donc là le tour de passe-passe pour l’exécution duquel on s’est servi immédiatement, in majorem Dei gloriam, de cette confusion déjà familière à Aristote entre les deux significations principales du principe de la raison.

Examinée au grand jour et sans préventions, cette fameuse démonstration ontologique est vraiment une bouffonnerie des plus plaisantes. Quelqu’un, à une occasion quelconque, se crée une notion, qu’il compose de toutes sortes d’attributs, parmi lesquels il a soin qu’il se trouve aussi l’attribut de réalité ou d’existence, soit que cet attribut soit crûment et ouvertement énoncé, soit, ce qui est plus convenable, qu’il soit enveloppé dans quelque autre attribut, tel que, par exemple, perfectio, immensitas ou quelque chose d’analogue. Or il est connu que l’on peut extraire d’une notion donnée, au moyen de simples jugements analytiques, tous ses attributs essentiels, c’est-à-dire ceux dont se compose la notion, de même que les attributs essentiels de ces attributs, lesquels sont alors logiquement vrais ; c’est-à-dire que leur principe de connaissance se trouve dans la notion donnée. En conséquence, notre homme choisit dans cette notion, qu’il a formée à son gré, et fait ressortir l’attribut de réalité ou d’existence ; ensuite il vient soutenir qu’un objet qui correspondrait à la notion a une existence réelle et indépendante de cette notion :

Wär der Gedanke nicht so verwünscht gescheut,
Man wär versucht ihn herzlich dumm zu nennen.[2]

Du reste, la réponse très simple à faire à cette démonstration ontologique est la suivante : « Tout dépend de la question de savoir où tu as été prendre ta notion ; l’as-tu puisée dans ton expérience ? à la bonne heure ; dans ce cas, son objet existe et n’a pas besoin d’autre preuve ; au contraire, a-t-elle éclos dans ton propre sinciput : alors tous ses attributs n’y peuvent rien ; elle n’est qu’une pure chimère. » — Que la théologie ait dû recourir à de semblables démonstrations, afin de pouvoir prendre pied sur le domaine de la philosophie, domaine qui lui est entièrement étranger, mais sur lequel elle serait bien aise de se placer, voilà qui suffit à faire apprécier à l’avance très défavorablement ses prétentions, — Mais admirons la sagesse prophétique d’Aristote ! Il n’avait jamais rien entendu dire de la preuve ontologique ; mais, comme si, perçant du regard la nuit des sombres temps futurs, il avait entrevu cette finasserie scolastique et avait voulu lui barrer le chemin, il démontre soigneusement, au chapitre VII du second livre des Analytiques postérieures, que la définition d’une chose et la preuve de son existence sont deux points différents et éternellement séparés, vu que par la première nous apprenons ce que la chose signifie et par la seconde nous apprenons qu’elle existe : pareil à un oracle de l’avenir, il prononce la sentence suivante : « Τό δ' εἷναι οὐϰ οὐσία οὐδενί οὐ γὰρ γένος τό ὄν. » (Esse autem nullius rei essentia est, quandoquidem ens non est genus.) Cela signifie : l’existence ne peut jamais faire partie de l’essence ; l’« être » ne peut jamais appartenir à la substance de l’objet.

On peut voir combien, au contraire, M. de Schelling révère la preuve ontologique, dans une longue note à la page 152 (édition allemande) du premier volume de ses Écrits philosophiques de 1809. On peut surtout y voir quelque chose de plus instructif encore, à savoir comment il suffit d’être un hâbleur effronté et fanfaron pour pouvoir jeter de la poudre aux yeux des Allemands. Mais qu’un aussi pitoyable sire que Hegel, qui n’est à vrai dire qu’un philosophastre et dont la doctrine est simplement une amplification monstrueuse de la démonstration ontologique, ait voulu défendre celle-ci contre la critique de Kant, voilà une alliance dont la démonstration ontologique elle-même rougirait, si peu capable qu’elle soit de rougir. Il ne faut pas attendre de moi que je parle avec considération de gens qui ont fait tomber la philosophie dans le mépris.

§ 8. — Spinoza.

Bien que la philosophie de Spinoza consiste principalement dans la négation du double dualisme, établi par son maître Descartes, entre Dieu et le monde, et entre l’âme et le corps, cependant il lui est resté entièrement fidèle sur un point : il confond et mêle lui aussi, comme nous avons démontré plus haut que le faisait Descartes, le rapport entre principe de connaissance et conséquence avec celui de cause à effet ; il cherche même, autant qu’il est en son pouvoir, à en retirer de plus grands profits encore pour sa métaphysique que son maître n’en avait retiré pour la sienne ; car cette confusion forme chez Spinoza la base de tout son panthéisme.

En effet, dans une notion sont compris implicitement tous ses attributs essentiels ; par suite, on peut les en déduire explicitement par de simples jugements analytiques : leur somme constitue sa définition. Celle-ci ne diffère donc de la notion que par la forme et non par le fond, en ce sens que la définition se compose de jugements qui sont tous compris par la pensée dans la notion ; c’est donc dans cette dernière que réside le principe de leur connaissance en tant qu’ils exposent les détails de son essence. Il en résulte que ces jugements peuvent être considérés comme les conséquences de la notion, et celle-ci comme leur principe. Or cette relation entre une notion, et les jugements analytiques qui s’appuient sur elle et en peuvent être déduits est identiquement la même que celle qui existe entre ce que Spinoza appelle Dieu et le monde, ou plus exactement entre la substance et ses innombrables accidents : (« Deas, sive substantia constans infinitis attributis. » Eth., I, pr. 11. — « Deus, sive omnia Dei cittributa. ») C’est donc le rapport du principe de connaissance à sa conséquence ; tandis que le véritable théisme (celui de Spinoza ne l’est que de nom) adopte le rapport de cause à effet, dans lequel le principe diffère et reste distinct de la conséquence, non pas comme dans l’autre uniquement par le point de vue auquel on l’envisage, mais essentiellement et effectivement, c’est-à-dire en soi et toujours. Car c’est une pareille cause de l’univers, avec la personnalité en plus, que désigne le mot Dieu employé honnêtement. En revanche, un Dieu impersonnel est une contradictio in adjecto. Mais Spinoza, dans le rapport qu’il établit, voulant conserver le mot Dieu pour désigner la substance, qu’il appelle même nommément cause du monde, ne pouvait y parvenir qu’en confondant entièrement les deux rapports dont nous avons parlé ; par conséquent aussi, la loi du principe de connaissance avec celle de la causalité. Pour le démontrer, parmi d’innombrables passages, je ne rappellerai que les suivants : « Notandum dari necessario unius cujusque rei existentis certam aliquam causam, propter, quam existit. Et notandum, hanc causam, propter quam aliqua res existit, vel debere contineri in ipsa natura et definitione rei existentis (nimirum quod ad ipsius naturam pertinet existere), vel debere extra ipsam dari. » (Eth., P. I, pr. 8, sc. 2.) Dans ce dernier cas, il entend une cause efficiente, ainsi que cela résulte de ce qui vient après ; dans le premier, il parle d’un principe de connaissance : mais il identifie les deux et prépare ainsi le terrain pour arriver à son but, qui est d’identifier Dieu avec le monde. Confondre et assimiler un principe de connaissance compris dans la sphère d’une notion donnée, avec une cause agissant du dehors, voilà le stratagème qu’il emploie partout, et c’est de Descartes qu’il l’a appris, — À l’appui de cette confusion, je citerai encore les passages suivants : « Ex necessitate divinæ naturæ omnia, quæ sub intellectum infinitum cadere possunt, sequi debent. » (Eth., P. I, prop. 16.). Mais en même temps il appelle partout Dieu : la cause du monde. « Quidquid existit Dei potentiam, quæ omnium, rerum causa est, exprimit. » (Ibid., prop. 36, démonstr.) — « Deus est omnium rerum causa immenens, non vero transieus. » (Ibid., prop. 18.) — « Deus non tantum est causa efficiens rerum existentiæ, sed etiam essentiæ. » (Ibid., prop. 25.) — Dans son Éthique, P. III, prop. 1, démonstr., il dit : « Ex data quacumque idea aliquis effectus necessario sequi debet. » — « Nulla res nisi a causa externa potest destrui. ». (Ibid., prop. 4.) — Démonstr. : « Definitio cujuscunque rei, ipsius essentiam (essence, constitution pour ne pas confondre avec « existentia », existence) affirmat, sed non negat : sive rei essentiam ponit, non tollit. Dum itaque ad rem ipsam tantum, non autem ad causas externas attendimus, nihil in eadem poterimus invenire, quod ipsam possit destruere. » Cela signifie : Une notion ne pouvant rien contenir qui soit en contradiction avec sa définition, c’est-à-dire avec la somme de ses attributs, une chose non plus ne peut rien renfermer qui puisse devenir la cause de sa destruction. Cette opinion est poussée jusqu’à sa limite extrême dans la seconde et un peu longue démonstration de la onzième proposition, où il confond la cause qui pourrait détruire ou supprimer un être avec une contradiction que renfermerait la définition de cet être et qui par suite annulerait celle-ci. La nécessité de confondre une cause avec un principe de connaissance devient ici tellement impérieuse, que Spinoza ne peut jamais dire causa, ou bien ratio seulement, mais qu’il est obligé de mettre chaque fois ratio siu causa ; et dans le passage en question cela lui arrive huit fois, pour masquer la fraude. Descartes en avait déjà fait de même dans l’axiome que nous avons rapporté plus haut.

Ainsi le panthéisme de Spinoza n’est donc au fond que la réalisation de la preuve ontologique de Descartes. Il commence par adopter la proposition ontothéologique de Descartes, citée ci-dessus : Ipsa naturae Dei immensitas est causa sive ratio, propter quam nulla causa indiget ad existendum ; au lieu de Deus, il dit (au commencement) toujours substantia ; il conclut : Substantiæ essentia necessario involvit existentiam, ergo erit substantia causa sui. (Eth., P. I, prop. 7.) Ainsi, le même argument par lequel Descartes avait prouvé l’existence de Dieu lui sert à prouver l’existence absolument nécessaire du monde, — lequel n’a donc pas besoin d’un Dieu. Il l’établit encore plus clairement dans la seconde scolie de la huitième proposition : « Quoniam ad naturam substantiae pertinet existere, debet ejus definitione cessariam existentiam involvere, et consequenter ex sola ejus définitione debet ipsius existentia concludi. » Or cette substance, nous le savons, est le monde. — C’est dans le même sens que la démonstration de la proposition 24 dit : « Id, cujus natura in se considerata (c’est-à-dire la définition) involvit existentiam, est causa sui. »

Donc ce que Descartes n’avait établi que d’une manière idéale, subjective, c’est-à-dire rien que pour nous, à l’usage de la connaissance et en vue de la preuve de l’existence de Dieu, Spinoza le prend au réel et à l’objectif, comme le vrai rapport entre Dieu et le monde. Chez Descartes, dans la notion de Dieu est compris aussi l’ « être » qui devient par la suite un argument pour son existence réelle ; chez Spinoza c’est Dieu même qui est contenu dans l’univers. Ce qui n’était donc pour Descartes qu’un principe de connaissance, Spinoza en fait un principe de réalité : si le premier avait enseigné dans sa démonstration ontologique que de l’essentia de Dieu résulte son existentia, le second en fait la causa sui et commence hardiment sa morale ainsi : « Per causam sui intelligo id, cujus essentia (notion) involvit existentiam ; » — sourd aux leçons d’Aristote qui lui crie. : « Τό δ' εἷναι οὐϰ οὐσία οὐδενί οὐ γὰρ γένος τό ὄν. » Nous avons donc ici la plus palpable confusion entre le principe de la connaissance et la cause. Et quand les néo-spinozistes (schellingiens, hégéliens, etc.), habitués à prendre des mots pour des idées, se répandent en pieuses louanges et prennent des airs hautains à l’occasion de cette causa sui, je n’y vois pour ma part qu’une contradictio in adjecto, un conséquent pris pour un antécédent, un arrêt audacieusement arbitraire, à l’effet de rompre la chaîne infinie de la causalité : elle est analogue, selon moi, au cas de cet Autrichien qui, ne pouvant atteindre, pour la serrer, jusqu’à l’agrafe de son shako qu’il portait fortement bouclé sur sa tête, grimpa sur une chaise. Le véritable emblème de la causa sui serait représenté par le baron Münchhausen[3] embrassant de ses jambes son cheval, qui est sur le point de se laisser couler au fond de l’eau, et s’enlevant en l’air ainsi que sa bête, au moyen de la tresse de sa queue ramenée sur le devant de la tête ; au-dessous, il y aurait écrit : causa sui.

Pour finir, jetons encore les yeux sur la proposition 16 du premier livre de la Morale, où de ce que « ex data cujuscunque rei definitione plures proprietates intellectus concludit, quæ revera ex eadem necessario sequuntur,  » il déduit : « ex necessitate divinæ naturæ (c’est-à-dire prise au réel) infinita infinitis modis sequi debent ; » incontestablement donc, ce Dieu est au monde dans le rapport d’une notion à sa définition. Néanmoins il y joint immédiatement après le corollaire suivant : « Deus omnium rerum esse causam efficientem. » La confusion entre le principe de connaissance et la cause ne saurait être poussée plus loin, ni produire de plus graves conséquences qu’ici. — Mais tout cela témoigne de l’importance qu’a le thème, du présent essai.

À ces erreurs de ces deux grands esprits des siècles précédents, erreurs nées d’un défaut de netteté dans la pensée, M. de Schelling est venu de nos jours ajouter un petit acte final, en s’efforçant de poser le troisième degré à la gradation que nous venons d’exposer. En effet, si Descartes avait obvié aux exigences de l’inexorable loi de causalité qui acculait son Dieu dans ses derniers retranchements, en substituant à la cause demandée un principe de connaissance afin de calmer l’affaire et si Spinoza avait fait de ce principe une cause effective et par suite la « causa sui », par quoi Dieu devint pour lui l’univers, M. de Schelling (dans son Traité de la liberté humaine) sépara en Dieu même le principe et la conséquence ; il consolida la chose encore bien mieux par là qu’il l’éleva à l’état d’une hypostase réelle et corporelle du principe et de sa conséquence, en nous faisant connaître en Dieu « quelque chose qui n’est pas Dieu même, mais son principe, comme principe primordial (Urgrund), ou plutôt comme négation de principe, comme principe sans fondement (Ungrund). » Hoc quidem vere palmarium est. — Du reste, on sait parfaitement aujourd’hui qu’il a puisé toute cette fable dans le Rapport approfondi sur le mystère de la terre et du ciel de Jacob Böhme ; mais il ne semble pas que l’on connaisse où Jacob Böhme lui-même a pris la chose et quelle est la véritable origine de ce Urgrund ; c’est pourquoi je me permets de l’indiquer ici. C’est le « βύθος » (c’est-à-dire abyssus, vorago, ainsi donc, profondeur sans fond, abîme) des Valentiniens (secte d’hérésiarques au IIe siècle) ; cet abîme féconda le Silence, qui lui était consubstantiel et qui engendra ensuite l’Entendement et l’Univers. Saint Irénée, Contr. hæres. lib. I, c. 1, expose la chose en ces termes : « Λέγουσι γὰρ τινα εἶναι ἐν ἀοράτοις ϰαὶ ἀϰατονομάστοις ὑφώμασι τέλειον Αἱῶνα προόντα· τοῦτον δε ϰαὶ πρόαρχην ϰαὶ προπάτορα, ϰαὶ βυθὸν ϰαλοῦσιν. — Υπάρχοντα δ' ἀυτὸν ἀχώρητον ϰαὶ ἀόρατον, ἀίδίον τε ϰαὶ ἀγένητον, ἐν ἡσυχία ϰαὶ ἡρεμία πολλῆ γεγονέται ἐν ἀπείροις ἀιῶσι χρόνων. συνυπάρχειν δ' ἀυτῶ ϰαὶ Εννοιαν, ἥν δὲ ϰαὶ Χἀριν, ϰαὶ Σιγὴν ὀνομάζουσι. ϰαὶ ἐννοηθῆναι ποτὲ ἀφ' εαυτοῦ πρϐαλέσθαι τὸν βυθὸν τοῦτον ἀρχὴν τῶν πάντων, ϰαὶ ϰαθαπέρ σπέρμα τήν προϐολὴν ταύτην (ἥν προϐαλέσθαι ἐνενοήθη) ϰαθέσθαι, ῶς ἐν μήτρα, τῆ συνυπαρχούση ἐαυτῷ Σιγῇ. ταύτην δέ, ὑποδεξαμένην τό σπέρμα τοῦτο, ϰαὶ ἐγϰύμονα γενομένην, ἀποϰυῆσαι Νοῦν, δμοιον τὲ ϰαὶ ἴσον τῶ προϐαλόντι, ϰαὶ μόνον χωροῦντα τὸ μέγεδος τοῦ πατρός. τὸν δὲ νοῦν τοῦτον ϰαὶ μονογενῆ ϰαλοῦσι ϰαὶ Πατέρα ϰαὶ αρχὴν τῶν πάντων. » (Dicunt enim esse quendam in sublimitatibus illis, quæ nec oculis cerni, nec nominari possunt, perfectum Æonem præexistentem, quem et proarchen, et propatorem, et Bythum vocant. Eum autem, quum incomprehensibilis et invisibilis, sempiternus idem et ingenitus esset, infinitis temporum seculis in summa quiete ac tranquillitate fuisse. Una etiam cum eo Cogitationem exstitisse, quam et Gratiam et Silentium (Sigen) nuncupant. Hune porro Bythum in animum aliquando induxisse, rerum omnium initium proferre, atque hanc, quam in animum induxerat, productionem, in Sigen (silentium) quæ una induxerat, productionem, in Sigen (silentium), quæ una cum eo erat, non secus atque in vulvam demisisse. Hane vero, suscepto hoc semine, prægrantem effectam peperisse Intellectum, parenti suo parem et æqualem, atque ita comparatum, tu solus paternæ magnitudinis capax esset. Atque hunc Intellectum et Monogenem et Patrem et principium omnium rerum appellant. » Jacob Böhme aura puisé cela quelque part dans l’histoire des hérésiarques, et c’est de ses mains que M. de Schelling l’a pris en toute croyance.

§ 9. — Leipniz.

Leibnitz, le premier, posa formellement le principe de la raison, comme un principe fondamental de toute connaissance et de toute science. Il le proclame très pompeusement dans plusieurs passages de ses œuvres, s’en fait accroire énormément à cet égard, et se pose comme s’il venait de le découvrir ; avec tout cela, il n’en sait rien dire de plus, si ce n’est toujours que chaque chose en général et en particulier doit avoir une raison suffisante d’être telle et non autre ; mais le monde savait cela parfaitement avant qu’il vînt le dire. Il indique bien aussi à l’occasion la distinction entre ses deux significations, mais il ne la fait pas ressortir en termes exprès ni ne l’explique quelque part clairement. Le passage principal se trouve dans ses Princ. philosophiæ, § 32, et un peu mieux rendu dans l’édition française remaniée, qui porte pour titre La monadologie : « En vertu du principe de la raison suffisante, nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. » On peut comparer encore avec ce passage sa Théodicée, §44, et la cinquième lettre à Clarke, § 125.

§ 10. — Wolf.

Wolf se trouve donc être le premier qui ait expressément séparé les deux significations capitales de notre principe et en ait exposé la différence. Cependant il ne l’établit pas encore, comme on le fait aujourd’hui, dans la logique, mais dans l’Ontologie. Ici il insiste déjà, il est vrai, sur ce point qu’il ne faut pas confondre le principe de la raison suffisante de connaissance avec celui de cause et effet ; mais il n’y détermine pas nettement la différence et commet même des confusions, vu que là même, au chapitre de ratione sufficiente, § 70, 74, 75, 77, il donne, à l’appui du principium ratïonis sufficientis, des exemples de cause et effet et de motif et action, qui, lorsqu’il veut faire la distinction dont il s’agit, devraient être rapportés dans le même ouvrage au chapitre De causis. Or, dans celui-ci, il cite de nouveau des exemples tout pareils et pose ici encore le principimn cognoscendi (§ 876), lequel, il est vrai, ne convient pas à cette place, puisqu’il l’avait déjà exposé plus haut, mais qui sert néanmoins à introduire la distinction précise et claire entre ce principe et la loi de causalité ; celle-ci suit immédiatement, § 881-884. « Principium, dit-il ici en outre, dicitur id, quod in se continet rationem alterius ; » il en distingue trois espèces, savoir : 1o Principium fiendi (causa), qu’il définit : « ratio actualitatis alterius ; e. gr. si lapis calescit, ignis radii sotores sunt rationes, cur calor lapidi insit. » — 2o Principium essendi, qu’il définit : « ratio possibilitatis alterius : in eodem exemplo, ratio possibilitatis, cur lapis calorem recipem possit, est in essentia seu modo compositions lapidis. » Ceci me semble une notion inadmissible. La possibilité est, ainsi que Kant l’a suffisamment démontré, l’accord avec des conditions, à nous connues à priori, de toute expérience. C’est par celles-ci que nous savons, en nous reportant à l’exemple de la pierre, donné par Wolf, que des modifications sont possibles comme effets résultant de causes, qu’un état peut succéder à un autre quand celui-ci contient les conditions du premier : dans l’exemple, nous trouvons, comme effet, l’état de la pierre d’être chaude, et, comme cause, l’état antérieur de la pierre, d’avoir une capacité limitée pour le calorique et d’être en contact avec du calorique libre. Que si Wolf veut nommer la première nature de cet état principium essendi, et la seconde principium fiendi, cela repose sur une erreur provenant chez lui de ce que les conditions intrinsèques de la pierre sont plus durables et peuvent par conséquent attendre plus longtemps l’apparition des autres. En effet, pour la pierre, être telle qu’elle est, d’une certaine constitution chimique, qui produit telle ou telle chaleur spécifique et, par suite, une capacité inverse de celle-ci pour le calorique, aussi bien que d’autre part son arrivée en contact avec du calorique libre, tous ces faits sont la suite d’une chaîne de causes antérieures, qui sont toutes des principia fiendi : mais ce n’est que le concours de cette double espèce de circonstances qui vient créer cet état qui, comme cause, produit la caléfaction, comme effet. Il n’y a nulle part de place dans tout cela pour le principium essendi de Wolf, qu’en conséquence je n’admets pas ; si je me suis étendu un peu longuement sur ce sujet, c’est en partie parce que j’emploierai cette expression plus loin dans une tout autre acception, et en partie parce que cet examen contribue à faire bien saisir le sens vrai de la loi de causalité, — 3o Wolf distingue encore, comme nous l’avons dit, le « principium cognoscendi », et comme « causa » il rapporte encore la « causa impulsiva, sive ratio voluntatem determinans. »

§ 11. — Philosophes de l’époque intermédiaire entre Wolf et Kant.

Baumgarten, dans sa Metaphysica, § 20-24 et § 306-313, répète les distinctions de Wolf.

Reimarus, dans son Traité de la raison § 81, distingue : 1o le principe intérieur, dont l’explication concorde avec celle que donne Wolf de la « ratio essendi », mais qui conviendrait mieux à la « ratio cognoscendi » s’il ne rapportait pas aux choses ce qui ne peut valoir que pour les notions, et 2o le principe extérieur, c’est-à-dire « causa ». — Dans les § 120 et suivants, il précise bien la « ratio cognoscendi » comme une condition de toute énonciation ; seulement, au §125, dans un exemple qu’il rapporte, il la confond tout de même avec la cause.

Lambert, dans le Novum Organum, ne mentionne plus les distinctions de Wolf, mais il montre par un exemple qu’il fait la différence entre un principe de connaissance et une cause ; en effet, dans le vol. I, § 572, il dit que Dieu est le principium essendi des vérités, et que les vérités sont les principia cognoscendi de Dieu.

Platner, dans les Aphorismes, § 868, dit : « Ce qui, dans le domaine de la représentation, s’appelle principe et conséquence (principium cognoscendi, ratiorationatum), est, dans la réalité, cause et effet (causa efficienseffectus). Toute cause est principe de connaissance, tout effet conséquence de connaissance. » Il prétend donc qu’effet et cause sont identiques avec ce qui, dans la réalité, correspond aux notions de principe et conséquence de pensées, et que les premiers se rapportent aux seconds à peu près comme substance et accident à sujet et attribut, ou comme la qualité de l’objet à la sensation qu’elle produit en nous, etc. Je trouve superflu de réfuter cette opinion, car tout le monde comprend facilement que le rapport de principe à connaissance dans les jugements est tout autre chose que la connaissance de cause et effet, bien que, dans quelques cas isolés, la connaissance d’une cause, comme telle, puisse constituer le principe d’un jugement qui énonce l’effet. (Compar. § 36.)

§ 12. — Hume.

Personne, avant ce vrai penseur, n’avait encore douté des principes suivants : tout d’abord, et avant toutes choses, au ciel et sur la terre, il y a le principe de la raison suffisante, c’est-à-dire la loi de la causalité. Car il est une veritas æterna, c’est-à-dire qu’il est, en soi-même et par soi-même, placé au-dessus des dieux et du destin : tout le reste, au contraire, comme par exemple l’entendement, qui conçoit la pensée du principe de la raison, comme aussi l’univers entier, et également ce qui peut être la cause de cet univers, tel que les atomes, le mouvement, un créateur, etc., tout cela n’est ce qu’il est qu’en conformité et en vertu de ce principe. Hume fut le premier qui s’avisa de s’enquérir d’où dérivait l’autorité de cette loi de causalité, et de lui demander ses lettres de créance. On connaît le résultat auquel il arriva, à savoir que la causalité ne serait rien autre que la succession dans le temps des choses et des événements, perçue empiriquement et devenue familière pour nous : chacun sent aussitôt la fausseté de ce résultat, et le réfuter n’est pas bien difficile. Mais le mérite est dans la question même : elle fut le stimulant et le point de départ des recherches profondément méditées de Kant, et donna ainsi naissance à un idéalisme incomparablement plus profond et plus fondamental que celui connu jusqu’alors et qui était principalement celui de Berkeley, c’est-à-dire à l’idéalisme transcendantal, qui éveille en nous la conviction que le monde est aussi dépendant de nous dans l’ensemble que nous le sommes du monde dans le particulier. Car, en établissant que les principes transcendantaux sont tels que par leur intermédiaire nous pouvons décider quelque chose a priori, c’est-à-dire avant toute, expérience, sur les choses et sur leur possibilité, il prouva par là que ces choses, en elles-mêmes et indépendamment de notre connaissance, ne peuvent pas être telles qu’elles se présentent à nous. La parenté d’un semblable monde avec le rêve saute aux yeux.

§ 13. — Kant et son école.

Le passage le plus important de Kant sur le principe de la raison suffisante se trouve dans la première section, litt. A, de son opuscule intitulé : « Sur une découverte d’après laquelle toute critique de la raison pure serait rendue inutile. » Kant y insiste sur la distinction du « principe logique (formel) de la connaissance, savoir que toute proposition doit avoir sa raison, » d’avec le principe transcendantal (matériel) que « toute chose doit avoir sa cause », et y combat Eberhard, qui avait voulu identifier ces deux principes. Plus loin, dans un paragraphe spécial, je critiquerai sa démonstration, de l’existence à priori, et de la transcendantalité qui en est la conséquence, de la loi de causalité ; mais j’en donnerai auparavant moi-même, la seule démonstration exacte.

C’est à la suite de ces précédents, que les divers traités de logique publiés par l’école kantienne, tels que ceux de Hofbauer, Maas, Jacob, Kiesewetter, etc., indiquent avec assez de précision la différence entre le principe de la connaissance et la cause. Kiesewetter surtout, dans sa Logique, vol. I, p. 16 (édition allemande), la donne d’une manière entièrement satisfaisante en ces termes : « La raison logique (principe de connaissance) ne doit pas être confondue avec la raison réelle (cause). Le principe de la raison suffisante appartient à la logique, celui de la causalité à la métaphysique (p. 60). Le premier est le principe fondamental de la pensée, le second de l’expérience. La cause se rapporte à des objets réels, la raison logique rien qu’à des représentations. »

Les adversaires de Kant insistent encore plus sur cette distinction. G-E. Schulze, dans sa Logique, §19, note 1, et § 63, déplore la confusion que l’on fait du principe de la raison suffisante avec celui de la causalité. Salomon Maimon, Logique, p. 20, 21, se plaint que l’on ait beaucoup parlé de la raison suffisante sans expliquer ce que l’on entendait par là, et dans la préface, p. xxiv, il blâme Kant de faire dériver le principe de causalité de la forme logique des jugements hypothétiques.

Fréd.-H. Jacobi, dans ses Lettres sur la doctrine de Spinoza, suppl. 7, p. 414, dit que de la confusion de la notion de la raison avec celle de la cause naît une erreur qui est devenue la source de maintes fausses spéculations ; aussi en donne-t-il la différence à sa manière. Avec tout cela, on trouve ici, comme d’ordinaire chez lui, plutôt une jonglerie vaniteuse avec des phrases, qu’une sérieuse discussion philosophique.

Finalement, quant à M. de Schelling, on peut voir comment il distingue un principe d’une cause, dans ses Aphorismes pour servir d’introduction à la philosophie naturelle (§ 184), qui se trouvent au commencement du premier cahier, dans le premier volume des Annales de médecine par Marcus et Schelling. On y apprend que la gravité est le principe, et la lumière la cause des choses. — Je ne le cite qu’à titre de curiosité, car, à part cela, un radotage aussi frivole ne mérite pas de trouver une place parmi les opinions de penseurs sérieux et de bonne foi.

§ 14. — Des démonstrations du principe.

Je dois mentionner encore que l’on a inutilement essayé à plusieurs reprises de prouver le principe de la raison suffisante en général, sans déterminer exactement, la plupart du temps, dans quelle acception on le prenait. Ainsi procède Wolf, par exemple, dans son Ontologie, § 70 ; et Baumgarten répète la même démonstration dans sa Métaphysique, § 20. Il serait superflu de la répéter aussi ici et de la réfuter, puisqu’il est évident qu’elle repose sur un jeu de mots. Platner, dans ses Aphorismes, 828, Jacob, dans la Logique et la Métaphysique (p. 38, éd. 1794), ont essayé d’autres preuves dans lesquelles le cercle vicieux est très facile à reconnaître. — J’ai déjà dit que je parlerai plus loin des démonstrations de Kant. Comme, dans le présent essai, j’espère établir les différentes lois de l’intelligence dont l’expression commune est le principe de la raison suffisante, il sera démontré par là même que le principe en général ne saurait se prouver, et que l’on peut appliquer à toutes ces preuves, à l’exception de celle de Kant qui ne vise pas la validité, mais l’à-priorité de la loi de causalité, ce que dit Aristote : « λόγον ζήτουσι ὧν οὐϰ ἔστι λόγος. ἀποδείξεως γὰρ ἀρχὴ οὐϰ ἀπόδειξις ἐστί. » — Métaph., III, 6 (rationem eorum quærunt, quorum non est ratio : demonstrationis enim principium non est demonstratio), avec quoi l’on peut comparer Analyt. post., I, 3. Car toute preuve consiste à remonter à quelque chose de reconnu, et si de ce connu, quel qu’il soit, nous demandons toujours la preuve, nous finirons par arriver à certains principes, qui expriment les formes et les lois, et par suite les conditions de toute pensée et de toute connaissance, et dans l’emploi desquels consiste par conséquent toute pensée et toute connaissance ; de manière que la certitude n’est autre chose que la concordance avec ces principes et que leur propre certitude ne peut pas découler à son tour d’autres principes. J’exposerai dans le cinquième chapitre de quelle nature est la vérité de tels principes.

Chercher une preuve au principe de la raison surtout est en outre un non-sens tout spécial, qui témoigne d’un manque de réflexion. En effet, toute preuve est l’exposé de la raison d’un jugement énoncé qui reçoit par là même la qualification de vrai. Le principe de la raison est précisément l’expression de cette nécessité d’une raison pour tout jugement. Demander une preuve de ce principe, c’est-à-dire l’exposé de sa raison, c’est l’admettre par là même à l’avance pour vrai ; bien plus, c’est baser sa prétention précisément sur cette présupposition. On tombe ainsi dans ce cercle vicieux d’exiger une preuve du droit d’exiger une preuve.

  1. « Nous estimons posséder la science d’une chose quand nous croyons que nous connaissons la cause par laquelle la chose est, et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autrement qu’elle est. »
  2. Si l’idée n’était pas si diablement ingénieuse, — on serait tenté de l’appeler superlativement bête.
  3. En Allemagne, le type légendaire du hâbleur. (Note du trad.)