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DU 11 MAI 1876
 
------
 
 
 
 
LE THÉÂTRE DES MARIONNETTES
 
DE NOHANT}}
 
 
 
De toutes les manières de s’amuser à la
campagne ou dans les salons, la plus émouvante
et la plus artiste est certainement le
théâtre qu’il soit musique, drame ou comédie,
il met en jeu toutes les volontés et en lumière
toutes les aptitudes des personnes qui
s’y emploient. Il est un exercice d’esprit et
une étude de plastique pour les jeunes gens
des deux sexes. Durant les longues soirées
d’hiver, j’imaginai, il y a environ trente ans,
de créer pour ma famille un théâtre renouvelé
de l’antique procédé italien, dit ''comedia''
''dell’arte'', c’est-à-dire des pièces dont le dialogue
improvisé suivait un canevas écrit affiché
dans la coulisse.
 
Cela ressemblait aux charades que l’on
joue en société et qui sont plus ou moins développées
selon l’ensemble et le talent qu’on
y apporte. Nous avions débuté par là. Peu à
peu le mot de la charade disparut et l’on joua
d’abord des saynètes folles, puis des comédies
d’intrigues et d’aventures, puis enfin des
drames à événements et à émotions. Le tout
avait commencé par la pantomime, et ceci
avait été de l’invention de Chopin, il tenait le
piano et improvisait, tandis que les jeunes
gens mimaient des scènes et dansaient des
ballets comiques. Je vous laisse à penser si
ces improvisations admirables ou charmantes
montaient la tête et déliaient les jambes de
nos exécutants. Il les conduisait à sa guise et
les faisait passer, selon sa fantaisie, du plaisant
au sévère, du burlesque au solennel, du
gracieux au passionné. On improvisait des
costumes afin de jouer successivement plusieurs
rôles. Dès que l’artiste les voyait paraître,
il adaptait merveilleusement son thème
et son accent à leur caractère. Ceci se renouvela
durant trois soirées, et puis, le maître
partant pour Paris, nous laissa tout excités,
tout exaltés, et décidés à ne pas laisser
perdre l’étincelle qui nous avait électrisés.
Je ne raconterai pas ici l’histoire de notre
théâtre improvisé. Je dirai celle du théâtre
des marionnettes de Nohant qui a marché à
côté et qui a fini par prendre un développement
complet, tandis que l’autre s’est arrêté
faute d’acteurs. Si j’ai parlé de celui-ci, où
nous remplissions des rôles, et où, pendant
des années, nous ne voulûmes point de spectateurs,
c’est pour en venir à ceci, que si la
comédie est le plus vif amusement de la vie
intime, elle exige un concours de circonstances
qui ne se créent pas à volonté et une réunion
d’amis, exceptionnellement disposés à
y prendre part. Le théâtre toujours possible
est celui des marionnettes, parce qu’il
réclame peu d’espace, de moindres frais et
une seule personne, deux tout au plus, pour
manier les personnages et tenir le dialogue.
Il est donc à la portée de quiconque a de l’esprit
ou de la faconde, du talent ou de la gaieté,
et si l’on y ajoute l’invention et le goût, il
peut prendre des proportions singulièrement
intéressantes.
 
Mais la marionnette élémentaire a besoin
de notables perfectionnements, et nous voulons
donner au public tous les petits secrets
du métier. C’est pourquoi nous raconterons
toute l’histoire de ces pupazzi que nous avons
vus naître et qui sont devenus pour nous
de véritables personnages associés à toutes
les impressions gaies ou poétiques de notre
vie intime.
 
Disons, avant tout, ce que c’est que la marionnette
et quelle place elle tient dans l’histoire
de l’art.
 
La marionnette n’est pas « ce qu’un vain
peuple pense. » Il y a là en effet tout un art
spécial, non pas seulement nécessaire dans
la confection et l’emploi du personnage qui
représente l’être humain en petit, mais encore
dans la fiction plus ou moins littéraire
qu’il doit interpréter.
 
Tout le monde connaît l’excellent et charmant
ouvrage que M. Magnin, de l’Institut, a
publié d’abord en chapitres dans la Revue des
Deux-Mondes, puis en un volume (chez Lévy,
1852). C’est bien l’''Histoire des marionnettes''
''en Europe, depuis l’antiquité jusqu’à nos''
''jours'', mais c’est aussi l’histoire du théâtre
européen, car ces deux modes de représentation
scénique ont toujours été contemporains,
leur commune origine se perd dans la nuit
du passé, et ils ont suivi les mêmes destinées,
jusqu’à nos jours. Quand ils ont été proscrits
ou délaissés, c’est pour les mêmes causes, la
persécution religieuse ou les malheurs publics.
En tout temps, ils ont répondu à un
besoin impérissable de l’homme, celui de la
fiction, et l’art qu’ils ont exprimé a été l’histoire
de l’imagination humaine, mythologies
de l’ancien monde, mystères du moyen âge,
exploits de la chevalerie, féeries de la renaissance,
drames et galanteries des temps modernes.
Ils ont présenté aux regards, sous le
relief de la rampe, toutes les rêveries de
l’homme associées à toutes ses réalités.
 
La marionnette obéit sur la scène aux mêmes
lois fondamentales que celles qui régissent
le théâtre, en grand. C’est toujours le
temple architectural, immense ou microscopique,
où se meuvent des appétits ou des
passions. Entre le Grand-Opéra et les baraques
des Champs-Élysées, il n’y a pas de différence
morale. Le Méphisto de Faust est le
même Satan que le diable cornu de Polichinelle.
Polichinelle, Faust, Don Juan ne sont-ils
pas le même homme, diversement influencé
par l’éternel combat entre la chair et
l’esprit ?
 
Il n’y a donc pas deux arts dramatiques, il
n’y en a qu’un. Mettre des marionnettes en
scène est un acte qui réclame autant de soin
et de savoir que celui d’y mettre de véritables
acteurs. Les procédés ont même des
points de ressemblance. Les gens qui ne
sont ni de l’un ni de l’autre métier, croient
généralement que tous les mouvements et
toutes les intonations s’improvisent librement
à la représentation. Ils ne savent pas
que le long et minutieux travail des répétitions
consiste à emprisonner, à garrotter l’acteur
dans la convention de son rôle avec une
précision automatique.
 
La longue histoire des marionnettes prouve
qu’elles peuvent tout représenter, et que,
jusqu’à un certain point, ces êtres fictifs, mus
par la volonté de l’homme qui les fait agir et
parler, deviennent des êtres humains bien ou
mal inspirés pour nous émouvoir ou nous divertir.
Tout le drame est dans le cerveau et
sur les lèvres de l’artiste ou du poëte qui
leur donne la vie. Il n’est donc pas étonnant
que certains maîtres en l’art des marionnettes
aient passionné beaucoup de lettrés, et que
de grands esprits aient, ou travaillé pour
elles, ou puisé leurs inspirations dans les traditions
séculaires de leurs répertoires. M. Magnin
nous apprend, et nous prouve par des
citations, qu’ils contenaient de grandes beautés
comme on en trouve dans ces chansons
populaires dont les auteurs sont restés inconnus.
 
La marionnette est d’ailleurs un être multiple
qui tantôt se résume en une tête et des
mains de bois adaptées à un sac d’étoffe, tantôt
devient un objet d’art dans les mains du
mécanicien, du sculpteur, du peintre et du
costumier. Les marionnettes à corps entier
dont les articulations sont mues par des fils,
ne devraient pas être confondues, comme l’a
fait M. Afagnin, avec les automates proprement
dits, dont le mérite appartient exclusivement
à l’art mécanique, comme les poupées
parlantes qu’on met aujourd’hui dans les
mains de nos enfants et qui ne sont pas, disons-le
en passant, une médiocre invention.
Pourtant, comme les enfants seront toujours
des enfants, c’est-à-dire de petits hommes et
de petites femmes qui obéissent au besoin
d’exprimer la vie dans leurs jeux, les poupées
mécaniques les étonnent plus qu’elles ne les
amusent. Quand la surprise est passée, c’est-à-dire
au bout d’un jour ou deux, l’enfant a
brisé l’automate pour voir ce qu’il y a dedans,
ou il le délaisse, préférant les poupées ou
les animaux articulés qu’il peut ployer à sa
guise et faire crier ou parler par sa propre
voix.
 
C’est pour cela que les marionnettes de la
première catégorie, les véritables ''guignols''
ou ''burattini'', qui n’ont point de jambes et
qui, vues à mi-corps, remuent les bras dont
les manches vides sont remplies par le pouce
et le médius de l’opérant, tandis que l’index
soutient la tête, sont et seront toujours plus
animées et plus amusantes que celles qui
obéissent au système des fils et des ressorts.
Je ne veux pas dire de mal des ''fantoccini'' italiens
que j’ai vus à Gênes et qu’on voit à Milan,
réciter des tragédies et danser des ballets
avec une précision de gestes et de pas vraiment
extraordinaire. Mais un tel spectacle est déjà
très compliqué il exige une troupe d’''operanti''
qui sont en même temps ''recitanti'', hommes
et femmes ; et, s’ils disent bien leurs rôles,
on regrette de ne pas les voir en scène à la
place de leurs figurines aux gestes trop précis,
aux physionomies inertes.
 
Nous avons toujours cru qu’il était possible
de créer, en petit, un théâtre dont une seule
personne, serait l’inspiration, le mouvement
et la vie. Ce problème semblait tout réalisé
déjà par les guignols des baraques, dont la
verve et la gaîté ont le monopole de la place
publique. Mais, à ces divertissements élémentaires,
ne pouvait-on ajouter l’illusion théâtrale ;
la poésie ou la réalité du décor, le
mérite ou le charme littéraire ? Avec des
moyens aussi simples que la marionnette
sans jambes, vue à mi-corps, pouvait-on obtenir
l’illusion de la scène et sortir des classiques
lazzis de Polichinelle ? C’était un problème
et voici comment il a été résolu par
mon fils Maurice Sand que j’appellerai Maurice
tout court, puisqu’il ne peut pas être
''monsieur'' sous ma plume.
 
C’est en 1847 que, pour la première fois,
avec l’aide d’Eugène Lambert, son ami et son
camarade à l’atelier d’Eugène Delacroix, et
sans autre public que moi et Victor Borie
alors journaliste en province, Maurice installa
une baraque de marionnettes dans notre
vieux salon. Nous venions d’être assez nombreux
pour jouer en famille la comédie improvisée
(Voir ''masques et bouffons, Maurice''
''Sand''). La troupe s’était dispersée, nous
n’étions plus que quatre à la maison deux
de nous se consacrèrent à charmer les longues
soirées d’hiver des deux autres.
La première représentation n’eut pourtant
pas lieu sur un théâtre. L’idée naquit derrière
une chaise dont le dos tourné vers les spectateurs
était garni d’un grand carton à dessin
et d’une serviette cachant les deux artistes
agenouillés. Deux bûchettes, à peine dégrossies
et emmaillottées de chiffons, élevèrent
leur buste sur la barre du dossier, et un dialogue
très animé s’engagea. Je ne m’en rappelle
pas un mot, mais il dut être fort plaisant,
car il nous fit beaucoup rire, et nous
demandâmes tout de suite des figurines peintes
et une scène pour les faire mouvoir.
Ce théâtre se composa d’un léger châssis
garni d’indienne à ramages et de sept acteurs
taillés dans une souche de tilleul, M. Guignol,
Pierrot, Purpurin, Combrillo, Isabelle,
della Spada capitan, Arbaït gendarme et un
monstre vert. Je réclame la confection du
monstre dont la vaste gueule, destinée à engloutir
Pierrot, fut formée d’une paire de
pantoufles doublées de rouge, et le corps
d’une manche de satin bleuâtre. Si bien que
ce monstre, qui existe encore et qui n’a cessé
de porter le nom de monstre vert, a toujours
été bleu. Le public nombreux qui depuis l’a a
vu fonctionner, ne s’en est jamais aperçu.
On joua des féeries, les deux jeunes artistes,
habitués déjà à l’improvisation, furent
si comiques que les deux spectateurs, à l’unanimité,
les engagèrent à augmenter la
troupe et à soigner le décor. Ils répondirent
que le théâtre était trop petit et ne comportait
qu’une paire de coulisses et une toile de
fond. On verrait l’année suivante.
 
Il ne fut pas possible d’attendre jusque-là.
Victor Borie voulant représenter un incendie,
incendia pour tout de bon le théâtre, et il
fallut en construire un autre dont les dimensions
furent doublées. Dans le courant de l’hiver
on joua sept pièces. ''Pierrot libérateur'',
''Serpentin vert, Olivia, Woodstock'', le ''Moine'',
le ''Chevalier de Saint-Fargeau'', le ''Réveil du''
''lion''.
 
En 1848 on en joua une douzaine. On apportait
toujours le châssis au salon, après
le dîner ; on dressait le décor et on constatait
chaque soir un nouveau progrès.
Cromwell, Léon Lacroix, Valsenestre, Cléanthe,
Louis, Rose, Céleste, Ida et Daumont
avalent vu le jour, et, à peine sortis de la
bûche, avaient paru sur la scène avec l’aplomb
de vieux comédiens. On avait amélioré
l’éclairage, la chose la plus difficile à obtenir
sans risque d’incendie dans un théâtre portatif.
Mais le système était encore trop imparfait
pour qu’on s’appliquât beaucoup aux décors.
Et puis on jouait encore la comédie improvisée
plus souvent et plus volontiers que
les marionnettes. Ce qui n’empêchait pas certaines
soirées d’être consacrées à la lecture.
Chacun lisait à son tour pendant que les autres
travaillaient aux costumes ou à la sculpture des
figurines. Nous achevions les ''Girondins de''
''Lamartine'', quand, par une préoccupation très
naturelle ; Maurice et Lambert eurent l’idée
de représenter toute la révolution française
en une série de pièces, conçue comme un roman
historique à la Walter Scott. Il y en eut
seulement deux de jouées. La révolution de
Février nous surprit au beau milieu de notre
vie de campagne et nous dispersa de nouveau.
 
En 49, on se remit à l’oeuvre : la troupe
composée de 17 personnages s’installa dans
une petite pièce voûtée qui servait de garde-meuble
et que dans mon enfance on appelait
je ne sais pourquoi, la salle des archives. En
49, elle fut nettoyée, restaurée et classiquement
consacrée « aux muses ». Un ou deux
ans plus tard on perça un gros mur, où l’on
pratiqua une arcade, la salle des marionnettes
devint la loge d’un public de soixante personnes
bien placées sur une estrade qui se
démontait et se remettait en peu d’instants ;
au-delà de l’arcade se trouvait une grande
pièce assez élevée pour qu’on pût y planter le
théâtre des acteurs vivants, et dont on enleva
le billard pour établir un second plancher.
Cette combinaison fut très heureuse. On plaça
le luminaire sur la face du mur qui regardait
le théâtre, et le spectateur assis dans
l’ombre fut absolument trompé sur la dimension
et la profondeur des objets exhibés devant
lui. On avait obtenu un effet de diorama,
qui permit des lointains et des reliefs remarquables
dans un espace chétif en réalité.
 
Quant aux marionnettes, leur théâtre établi
dans la partie de la ''salle des archives'',
qui ne faisait point face à l’arcade, resta tranquille
et intact derrière une cloison mobile
qui en masquait entièrement la façade. Quand
on le rouvrit, on lui appliqua le même système
d’éclairage qu’à l’autre théâtre. La charpente
à demeure étant solide, on établit une
rampe et des montants cachés à l’œil du spectateur
et munis de puissants réflecteurs. Plus
tard on mit une herse dans les frises, et plus
tard encore, on en ajouta deux autres au milieu
et au fond, si bien que la scène fut
éclairée comme celle d’un vrai théâtre et on put
se permettre un grand luxe de décors dont
il fut permis de régler l’éclairage selon les
besoins de l’effet. Rien n’était plus simple que
de rendre la lumière rouge ou bleue par là
moyen des verres de couleur et des transparents,
mais on ne s’arrêta pas au nécessaire.
On voulut avoir le soleil, la lune, les étoiles,
et le reflet des astres dans les eaux. Maurice
devenu promptement menuisier, serrurier et
mécanicien, fut bientôt un habile machiniste.
On voulut plus tard voir le soleil et la lune se
lever et se coucher. On était exigeant, on
trouvait insupportables ces astres immobiles.
On peignit des ciels sur calicot et on fit monter
et descendre derrière, frisant la toile, une
boîte de lanterne magique dont la lentille
fut réglée selon l’éclat voulu. Au
moyen d’un simple tourne-broche dont on régla
également le mouvement et dont on éteignit
le bruit, on eut le lever ou le coucher du
soleil et de la lune relativement aussi muets
et aussi lents que dans la réalité. Il ne s’agissait
que de monter la machine avant le lever
du rideau et de la faire marcher au moment
nécessaire. Le changement de lumière sur la
scène fut obtenu par des ficelles dont l’opérateur
se sert avec la plus grande facilité sans
interrompre son dialogue. Tout cela exigea
d’assez longs tâtonnements. Aujourd’hui tout
fonctionne au gré de l’opérant et une
lanterne à lumière électrique lui permet
les apothéoses. Disons, pour finir
ce qui a trait à l’éclairage, ce point essentiel
des effets de théâtre, qu’on ne souffrit
point de lustre dans la salle. Quelques bougies
placées contre la muraille du fond, derrière
le spectateur, suffisent pour lui faire
trouver sa place, et tout l’éclat du véritable
luminaire dont il n’aperçoit point les foyers,
se concentre sur le théâtre. C’est toujours
l’effet de diorama qu’on n’a jamais essayé
d’appliquer ailleurs et qui donnerait à la
scène la magie et la profondeur qu’elle n’a
point. Les Italiens savent bien que les salles
doivent être sombres pour que la scène soit
lumineuse, et que l’œil perd la faculté de bien
voir quand la clarté l’assiége et le pénètre de
près et de tous côtés. Mais les Français, les
Françaises surtout, vont au théâtre pour se
faire voir et le spectacle passe souvent par-dessus
le marché.
 
Les progrès obtenus par Maurice dans l’art
d’adapter par des moyens faciles et peu couteux,
c’est-à-dire à la portée de-beaucoup de
personnes, les merveilles du théâtre à une
bonbonnière, furent souvent interrompus par
l’étude de choses plus sérieuses. Quand nous
avions des loisirs, ce qui n’arrivait pas tous les
ans, le ''Grand-Théâtre'', comme nous l’appelions
par antithèse forcée, bien qu’il fût une bonbonnière
aussi, nous occupait davantage ;
mais dans le soin que nous apportions à nos
costumes, à notre mise en scène et à l’habitude
que nous prenions d’improviser
le dialogue, le don de faire agir et parler
des marionnettes ne se perdait pas chez
nos jeunes artistes. En 1848 et 49, ils nous
avaient joué dix-huit pièces nouvelles. En
1854, Thiron, aujourd’hui de la Comédie-Française,
débuta chez nous, non-seulement
dans la comédie improvisée, mais encore au
théâtre des marionnettes et fut éblouissant
d’esprit et de verve sur ces, deux scènes.
Lambert, très brillant aussi et très
finement original, reprit ensuite son emploi.
Puis Alexandre Manceau l’année suivante
et Thiron encore. Plus tard Victor
Borie, Sully Lévy, Edouard Cadol,
Charles Marchal, Porel, enfin, plus tard encore,
notre ami Planet et deux de mes neveux
furent les associés de mon fils dans la
mise en scène, la convention des canevas et
la récitation des marionnettes. Avec gens qui
ont de l’esprit à revendre, il était difficile que
ces représentations ne fussent pas d’exquis
divertissements. De 1854 à 1872, il y en eut
environ cent vingt. Et puis Maurice travailla
et opéra tout seul et c’est alors que ce théâtre
entra dans une voie nouvelle qui n’est
sans doute pas son dernier mot, mais qui est
la voie d’un art complet en ce sens qu’il peut
aborder des genres jusqu’ici interdits à ses
moyens d’exécution.
 
En effet, la marionnette classique, tenue
dans la main, est, par la nature de son agencement,
un être exclusivement burlesque.
Ses mouvements souples ont de la gentillesse,
mais ses gestes sont désordonnés
et le plus souvent impossibles. C’est
donc un personnage impropre aux rôles
sérieux, et il avait fallu tout le talent
de nos operanti, pour nous attendrir et
nous effrayer dans certaines situations.
Presque toujours ils nous donnaient des parodies
de mélodrame ou des pièces bouffonnes.
Les titres de quelques-unes en font foi,
comme ''Oswald l’Écossais'', l’''Auberge du haricot''
''vert'', ''Sang'', ''Sérénades et bandits'', ''Robert''
''le maudit, Les sangliers noirs, Une femme''
''et un sac de nuit, Les filles brunes de''
''Ferrare'', le ''Spectre chauve, Pourpre et sang'',
''Les Lames de Tolède, Roberto le bon voleur'',
l’''Ermite de la marée montante'', ''Une tempête''
''dans un cœur de bronze'', le ''Cadavre récalcitrant'',
etc. Les sujets bouffons étaient souvent
inspirés par les impressions du moment, une
aventure ridicule dans le monde politique ou
artiste, une chronique locale, un récit amusant
ou singulier, la visite de quelque personnage
absurde, un intrus dont on faisait la
charge sans qu’il se reconnût, tout servait de
thème à la pièce établie en canevas en quelques
heures et jouée quelquefois le soir même.
Nous avons du à ce charmant petit théâtre
des distractions bienfaisantes, des soirées
d’expansion et d’oubli d’un prix inestimable.
 
La dispersion de la famille et la difficulté
de se réunir, la mort de quelques amis bien
chers qui avaient brillé sur notre grand
théâtre (Bocage y avait joué, et d’autres non
moins célèbres) enfin le manque de temps
pour les loisirs avaient amené la suspension indéfinie
de la ''comedia dell’arte''. Les marionnettes
seules nous restaient, et mon fils, à mesure
que ma vie se fixait davantage à la campagne,
tenait à m’y donner les plaisirs de la fiction,
si nécessaires à ceux qui la cultivent
pour leur compte et qui s’en lasseraient, si
l’invention des autres ne les distrayait point
de leur propre contention d’esprit. Mais il
était seul la plupart du temps. L’heure du
travail ou du mariage était venue pour ses
jeunes associés. Nous avions de jeunes enfants
qu’il tenait à divertir aussi et pour qui
la charge exclusive eût été, ou incompréhenble,
ou d’une mauvaise influence sur le goût
naissant. Il fallait un théâtre plus châtié et
dès lors une plus fidèle observation des
lois de la scène. Ceci paraissait impossible,
car on n’a que deux mains, et les pièces
ainsi rendues par un seul opérant ne peuvent
être qu’une suite de monologues ou de
scènes à deux personnages. Avec un compère,
on ne pouvait dépasser le nombre de quatre,
 
 
et si on avait besoin de comparses, on plaçait
au fond une sorte de rateau sur les longues
dents duquel plusieurs marionnettes étaient
fichées. Ce rateau, excellent pour les effets
comiques, présentait un rangée de têtes immobiles
sur des robes flasques, avec des bras
pendants du plus piteux aspect. C’était comme
une apparition de pendus. Rien de plus
impossible à prendre au sérieux que la marionnette
quand elle n’est pas chaussée par
la main humaine, et les dimensions du
théâtre permettaient pas la liberté d’action
de plus de deux opérants.
 
Ces dimensions, qui, chez nous, ne sont pas
tout à fait ce qu’il faudrait, vu le manque d’emplacement,
devraient être quant au cadre de la
scène d’un mètre de hauteur sur deux mètres
en largeur ce seraient les plus grandes
qu’on puisse mettre en harmonie avec la
taille de la figurine, c’est-à-dire avec sa tête,
ses mains et son buste, qui représentent sa
hauteur fictive, 70 centimètres. Plus petite,
la tête ne se verrait qu’à une distance trop
rapprochée. Plus grosse elle fatiguerait le
doigt qui la supporté et serait trop accentuée
pour produire l’illusion. Cette figure doit être
toujours en mouvement. Tant qu’elle remue,
elle parait vivante. Elle doit être sculptée
avec soin, mais assez largement ; trop fine
elle devient insignifiante, Elle doit être peinte
à l’huile sans aucun vernis, avoir de vrais
cheveux et de vraies barbes. Les yeux peuvent
être en émail comme ceux des poupées.
Nous les préférons peints, avec un clou
noir, rond et bombé pour prunelle.
Ce clou verni reçoit la lumière à chaque
mouvement de la tête et produit l’illusion
complète du regard. Il peut faire aussi l’illusion
d’une prunelle bleue si on l’entoure d’un
léger trait de pinceau trempé dans le cobalt
dans ce cas, il faut faire la pupille avec un
clou noir plus petit. Les mains doivent être
en bois ; en porcelaine elles se casseraient
trop vite. Ils les faut nécessairement assorties
à l’importance ou à la délicatesse de la face.
Celles qui sont d’un dessin élémentaire sont
préférables à des mains très finies dont la position
étendue ou fermée frapperait par son
immobilité. Il faut qu’elles ne soient en
réalité ni fermées ni ouvertes, et que par
leur aspect un peu vague, et grâce au mouvement
qui les anime sans cesse, elles échappent
à l’œil qui chercherait à en saisir le
détail.
 
On voit que, malgré l’aide d’un compère,
mon fils avait toujours eu de grandes difficultés
à vaincre pour éviter les scènes à cinq
personnages ou pour les obtenir. On ne pouvait
pas asseoir la marionnette et l’abandonner
sans que sa tête fût fixée à son siège. À
cet effet, le siège était muni d’un crochet, et
un piton était caché dans la chevelure de la
marionnette ; mais il fallait une grande adresse
pour faire entrer vite le crochet, et quelquefois
le personnage s’agitait convulsivement
sur son siège sans parvenir à se fixer.
L’improvisation tirait parti de tout. Qu’avez-vous
donc ? lui demandait un autre personnage,
êtes-vous souffrant ? — Oui, répondait
le patient condamné à s’accrocher. C’est
une maladie grave qu’on appelle le ''piton''.
— Bah je connais ça, nous y sommes
tous sujets». Dès lors, si un récitant s’embarrassait
dans le scénario et qu’il fit attendre
sa réplique, les autres personnages lui demandaient
si, lui aussi, avait ''le piton''. Pendant
longtemps, avoir ''le piton'', c’est-à-dire
manquer de mémoire, fut une locution consacrée
dans les coulisses de l’Odéon, dont
les acteurs avaient vu ou fait jouer nos marionnettes.
Le souffleur surtout la connaissait,
lui qui était forcé d’être attentif au
piton.
 
En outre de ces difficultés, il arrivait souvent
que l’on était forcé de laisser la scène
vide pour introduire les mains dans de nouveaux
personnages ou pour préparer quelque
accessoire ; c’était autant de loups, c’est le
nom qu’on donne en argot de théâtre à ces
maladresses, aujourd’hui bien rares de la
composition littéraire qui consistent à
laisser le théâtre vide. Nos spectateurs étaient
prévenus que les loups nous étaient nécessaires.
S’ils s’impatientaient, on proposait de
nommer le théâtre, Théâtre des loups, pour
couper court à toute récrimination. Mon fils
voulut supprimer les loups, les scènes à
nombre limité de personnages, la nécessité
de les tenir debout ou accrochés, les quelques
répétitions auxquelles ses associés devaient
s’astreindre sous peine d’embrouiller
la pièce, enfin se passer d’eux du moment
qu’ils étaient absents. Il imagina d’établir
sur le premier plan du théâtre deux
traverses à coulisseaux glissant dans des
rainures, et, dans ces coulisseaux, des
trous où l’on plante la marionnette munie
d’un support. Ce support est une tige de fil
de fer en spirale dont chaque extrémité est
garnie d’un bouchon de bois, l’un qui entre
dans le cou du personnage et remplace le
doigt de l’opérant, l’autre qui s’enfonce dans
le trou du coulisseau. Au moyen de la double
traverse, les personnages en scène peuvent
être aussi nombreux qu’on le désire et chacun
peut passer derrière ou devant les autres
pour être au premier ou au second rang. Les
fauteuils, les trônes, les tables, les divans
sont portés : par d’autres rainures à coulisseaux
qui partent des côtés et se plient ou se
déplient suivant les besoins de la mise en
état<ref>On appelle mise en état l’arrangement des
meubles et accessoires nécessaires à la mise en
scène.</ref>. De semblables rainures pour
porter des personnages assis ou debout
sur les côtés se déplient et se replient
également pour les besoins de la mise
en scène. Enfin quatre autres traverses
avec le même système de coulisseaux sont
établies au fond et permettent la présence
d’une nombreuse assemblée, ou des plans de
décors si ceux de l’extrême fond ne suffisent
pas. En résumé c’est un faux plancher dont
les intervalles permettent à l’opérant d’aller
de l’un à l’autre de ses acteurs, de passer la
main sous leur vêtement pour mettre ses
doigts dans les manches et faire mouvoir les
bras, de les tirer du coulisseau pour les faire
marcher, danser, sortir, se coucher ou s’asseoir.
Ils s’asseyent parfaitement en apparence,
le support entrant dans le trou du
coulisseau qui porte le siège ils peuvent se
mettre au lit, se soulever, se lever, se recoucher
sans qu’on voie le support et au besoin
on le retire sans que personne s’en aperçoive.
 
Au moyen de ces traverses et de ces coulisseaux
qu’on place sur les lignes de la perspective
dans les décors à plusieurs plans, on
introduit une foule, une armée, un corps de
ballet. Mais ici les personnages sont représentés
par des poupées de grandeurs différentes
proportionnées au plan où elles se
trouvent. Elle entrent et sortent avec leur
coulisseau, par bandes de trente ou quarante
comparses à la fois. Il y en a pour les
derniers plans qui n’ont pas plus d’un pouce
de haut et qu’on distingue parfaitement. Il
arrive aussi qu’on veut amener à grand effet
un personnage du fond d’un grand décor ouvert.
Il suffit de lui substituer rapidement à
chaque plan une poupée plus grande à mesure
qu’il se rapproche. Dans les apparitions,
ce truc si simple est d’une illusion qui ne
peut être réalisée que par les marionnettes.
Un spectre se compose de cinq à six poupées
pareilles, mais de grandeurs différentes, qui
traversent chacune un plan de ruines ou
descendent de terrasse en terrasse en se succédant
l’une à l’autre jusqu’à ce que la dernière
arrive sur le devant de la scène dans sa
dimension normale.
 
Toute cette machination obtenue par des
moyens d’une extrême simplicité, on voit que
l’on peut réaliser sur une scène de marionnettes
ce qui est impossible ailleurs et manier
le fantastique bien au delà de ce que
comportent les théâtres d’acteurs vivants. La
mécanique peut obtenir plus de précision,
mais c’est là un autre art, d’où la vie est exclue,
quelle que soit la récitation qui accompagne
et explique le mouvement des figures.
J’ai vu autrefois sur la place des Esclavons,
durant les fêtes du Redentore, à Venise, des
drames de chevalerie exécutés par de merveilleux
automates. C’était de savantes petites
machines, des chevaliers d’une coudée de
haut se livrant à des combats équestres, des
dames ruisselantes d’or et de pierreries donnant
le prix au vainqueur, des pages sonnant
du cor sur le haut des tours, que sais-je ?
Mais des vers du Tasse ou de l’Arioste étaient
braillés dans la baraque pour expliquer l’action,
et ce n’était point là qu’il fallait espérer
les jouissances de l’illusion.
 
La vraie marionnette doit être, je le dis
encore, dans la main de l’homme qui parle.
Quand Maurice fait parler les siennes dans
une scène de fond, il laisse glisser le support
et les fait mouvoir à la manière classique qui
est la meilleure. Quand elles ne sont plus que
spectateurs de l’action, ou qu’elles écoutent
en plaçant de temps en temps une réplique,
il les réintègre sur le support et ne s’occupe
plus d’elles que pour passer lestement ses
doigts dans les manches lorsque vient leur réplique.
Il les retire pour passer à un autre et
peut animer ainsi plusieurs groupes prenant
part à la même action. Pour aider à la rapidité
du dialogue, il y a encore d’autres expédients
fort simples. Un personnage n’a qu’un
mot ou deux à lancer dans une scène à plusieurs.
Un fil de sole est passé à son bras et
dans un piton imperceptible caché dans son
nœud de cravate en tirant le fil on obtient
un geste suffisant ; ces détails sont essentiels,
car la marionnette qui ne remue pas les lèvres,
doit remuer le corps pour avoir l’air de
parler ; grâce à son support légèrement élastique,
il suffit de souffler dessus pour lui imprimer
le mouvement.
 
Mais pour arriver à faire vivre une trentaine
de personnages en scène sans en toucher
plus de deux à la fois, il fallait obtenir de
la marionnette une attitude convenable quand
elle est au repos, et c’est par quoi l’on dut
commencer. Ceci fut l’objet d’une discussion
passionnée entre mon fils et moi. Je ne prévoyais
pas les heureuses innovations qu’il
méditait et je fus vivement contrariée quand
il m’apporta une marionnette qui avait des
épaules et une poitrine en carton. C’était
très bien exécuté, admirablement modelé,
garni de peau, et peint d’un ton excellent
qui permettait à nos femmes de porter des
corsages ajustés et décolletés. Jusque-là nous
avions triché pour simuler la taille et les
épaules. Chargée depuis trente ans de faire
leurs costumes et de les habiller pour la représentation,
j’avais passé bien des soirées
et quelquefois des nuits à ce minutieux travail.
Avec le nouveau système il fallait refaire
tous les costumes et il y en avait des caisses
entières. J’avais même fait bon nombre d’uniformes
militaires, des costumes renaissance
ou moyen âge, enfin des habits de cour
Louis XV et Louis XVI brodés ad hoc en soie,
en chenille, en or et argent sur soie et velours.
Je tirais aussi un juste orgueil de ma
lingerie, car ces dames possédaient des chemises,
des jupons, des collerettes de toute
sorte. Il fallait tout recommencer !
 
À suivre.) GEORGE SAND
 
 
 
 
{{Centré|FEUILLETON DU TEMPS
 
 
DU 12 MAI 1876<ref>Voir le Temps du 11 mai.</ref>
 
 
 
 
LE THÉÂTRE DES MARIONNETTES
 
 
DE NOHANT}}
 
 
 
Mais ce n’était pas là mon plus grand chagrin.
Je craignais de ne plus reconnaître nos
chers petits personnages quand ils auraient
un buste, Ils étaient nombreux et tous d’un
type excellent, pouvant exprimer les caractères
qui leur sont, confiés ; mais quelques-uns
nous étaient particulièrement sympathiques
et nous ne nous faisions pas à l’idée de leur
voir une autre tournure et d’autres attitudes.
Une représentation qui avait pour sujet
la lutte des acteurs épaulés contre ceux qui
ne l’étaient pas encore, donna raison à l’inventeur.
La cuirasse de carton assez courte
par devant et plus courte encore par
derrière, permettait d’animer le personnage
autant que par le passé et de le
laisser reposer sur son support sans qu’il
prît une attitude fâcheuse. Le corps ne
tombait plus comme un parapluie qui se
ferme, les bras ne balottaient plus sur les
flancs avec les mains retournées à l’envers.
Une nouvelle innovation avait fixé l’avant-bras
au corps sous forme de manches aisées
où les doigts, n’entrant plus jusqu’à l’épaule
du personnage, donnaient une apparence de
coude articulé. La marionnette au repos conserve
donc le bras légèrement replié sans
gaucherie et sans efforts. Le support fut d’abord
un ''ressort à boudin''; on y renonça
parce que la souplesse et le tremblement
du corps étaient exagérés le fil de fer formant
seulement trois ou quatre spirales
fut adopté. Il suffit à donner aux personnages
un très léger balancement qui se communique
à ceux qui l’avoisinent et qui fait
merveille à la danse. L’immobilité est donc
supprimée, les gestes ne sont plus convulsifs,
à moins qu’on ne les veuille tels en les
exagérant. On n’a rien perdu de ce qui servait
au burlesque, on a gagné tout ce qu’il
empêchait de se produire. On pourrait jouer
des pièces sérieuses si on en avait envie. On
peut, en tout cas, aborder des situations d’un
réel intérêt, sans qu’un geste déplacé ou une
attitude ridicule les compromettent.
 
L’adresse de l’opérant et son délicat outillage
font le reste, ses personnages portent leurs
sièges pour s’asseoir à la place qui convient,
ils font un lit en scène, ils prennent un flambeau
ou une lampe sur un meuble pour le
mettre sur un autre. Ils servent un repas, ils
se déshabillent et se rhabillent devant le spectateur,
ils ôtent leurs chapeaux et les remettent,
ils se battent en duel, ils valsent et
dansent avec beaucoup de grâce et d’entrain.
En réalité, ils ne prennent rien, l’objet qui
leur est nécessaire leur est présenté au bout
d’une mince tige de fil de fer qui accompagne
leur mouvement et leur permet de le saisir
en apparence avec une seule main, sans que
leurs deux pattes serrées au corps les rendent
ridicules.
 
Et tout ceci est si bien agencé et réglé, que
l’opérant tout seul a pu faire agir les deux
ou trois cents personnages d’une féerie, faire
surgir ou disparaître des forêts, des palais
enchantés, démolir des forteresses, incendier
des villes, voler des génies, des chars de
fées tirés par des colombes, pourfendre des
guivres et des hippogriffes, promener des
navires sur la mer agitée, figurer à distance
des joutes et des tournois dans la proportion
voulue, ramener en un instant ces personnages
agrandis sur la scène, faire passer
des éléphants, des chameaux et des chevaux,
des tigres, des loups et des lions, simuler
une chasse, imiter à lui seul toutes les voix,
tous les airs, tous les bruits, avec une mise
au point parfaite, même les convois de chemins
de fer avec leurs sifflements et le souffle
haletant de la chaudière. Une multitude de
petits objets accrochés autour de lui dans la
partie au théâtre où il se tient debout (''il''
''castello'', terme consacré) lui servent à donner
à ces bruits accessoires une vérité surprenante.
Timbres de plusieurs calibres,
gongs, sifflets, trompettes, cor de chasse,
pluie, vent, tonnerre, grêle, chants d’oiseaux,
grelots, roulement de voitures, vagues qui
déferlent, tout est rendu à point et rien n’est
omis. L’intensité des sons a été étudiée pour
ne pas rompre la proportion qui doit exister
entre ce petit monde fictif et les bruits qui
s’y produisent. Un trop fort roulement de voiture
ou de tonnerre écraserait le décor et les
personnages. L’harmonie savamment établie
dans tous ces détails produit un phénomène
auquel aucun spectateur n’échappe. Au lever
du rideau comme à l’apparition des premiers
personnages, il se rend bien compte qu’il a
affaire à des marionnettes ; mais bientôt il
oublie de comparer leur stature à la sienne.
La demi-obscurité où il est efface les autres
points de comparaison, la vérité de l’action
qui se produit devant lui le saisit au point
qu’il croit et que l’apparition d’une tête humaine
au milieu des personnages, comme il
arrive quelquefois quand l’opérante masqué
se montre en géant ou en ogre, devient
monstrueuse et véritablement effrayante.
On fait aujourd’hui de très jolis jouets d’enfants.
On peut les utiliser en les choisissant
dans la proportion voulue et en les corrigeant
si les formes sont défectueuses et l’enluminure
trop crue.
 
On peut en avoir qui se montent comme
une montre et marchent tout seuls. Mais ils
coûtent fort cher et font moins d’effet que
ceux qu’on promène au bout d’une tige à la
hauteur du plan. Les automates n’obéissent
qu’à eux-mêmes et ne font rien d’imprévu.
Les plus vulgaires animaux en bois, corrigés
et repeints, sont préférables. Pour les grands
monstres de la féerie, ce sont des tarasques
comme on les fabriquait jadis en osier pour
les fêtes populaires du Midi. Les nôtres sont
en baleine revêtue d’étoffe, ou mieux encore
en acier ; tous nos anciens jupons-cage, si fort
à la mode ces derniers temps, y ont passé et
ont fourni la souple carcasse d’animaux fantastisques
qui sont de véritables objets
d’art.
 
Il s’agissait encore de pouvoir organiser
vite les représentations, car le plaisir est
toujours pris à la volée dans l’existence de
gens qui travaillent sérieusemeut à autre
chose. Le plus long, c’était, à chaque pièce
nouvelle, de déshabiller et de rhabiller les personnages,
cela prenait des heures que nous
n’avions pas toujours à leur service. Il valait
mieux avoir une troupe habillée une fois
pour toutes, sauf les excentricités imprévues.
C’est pourquoi, en l’espace de quelques
jours, Maurice sculptait de temps en temps à
la veillée une vingtaine de personnages nouveaux.
Il y en a maintenant cent vingt-cinq
sans compter les nombreux petits comparses
des différents plans. Ce grand nombre de
types et de costumes est nécessaire. Bien plus
que l’auteur dramatique qui désire trouver,
dans les acteurs qu’on lui propose, les tempéraments
qu’il a rêvés pour ses caractères, le
maître du jeu de marionnettes doit se préoccuper
de l’expression des figures de ses sujets,
de leur regard, de leur sourire, de leur forme
craniale, de leur chevelure, enfin de leur
tempérament particulier, bien plus essentiel
à leur effet que celui de l’acteur vivant. Dès
qu’on sort des masques pétrifiés de l’ancienne
comédie italienne qui n’exprimaient que des
types élémentaires, on rencontre une foule
de nuances dans l’être humain. Ces nuances,
l’habileté du comédien les apprécie plus ou
moins, et il se transforme selon le besoin de
son rôle. Le comédien de bois n’a pas cette ressource.
Il faut qu’il soit, une fois pour
toutes, le type qu’on attend de lui. J’ai vu
souvent Maurice hésiter longtemps entre plusieurs
figures dont aucune ne réalisait l’idée
qu’il s’était faite d’un certain caractère à produire,
et se décider à fabriquer un nouvel acteur
avant de monter sa pièce. Ces cent-vingt-cinq
personnages qui tous ont un nom et
une histoire, surtout les anciens qui, légèrement
retouchés, sont restés nos favoris, se
prêtent à tous les emplois sans jalousie de
métier et sans reculer devant les plus mauvais
rôles, certains d’avoir aflaire à un directeur
intègre qui leur fera prendre leur revanche
à l’occasion. Ils nous sont maintenant
doublement chers depuis qu’ils
charment nos enfants en les instruisant,
car on apprend de tout et partout
quand la substance de l’amusement est bonne
en soi. Nous arrivons à aimer les marionnettes
de Nohant comme nos petites filles aiment
leurs poupées, et, quant à elles, elles
deviennent plus soigneuses et plus maternelles
en voyant ce qu’on peut attribuer et
jusqu’à un certain point communiquer d’esprit,
de grâce et de sentiment à ces êtres
fictifs. Le lendemain d’une représentation, elles
rejouent la pièce dans tous les coins de la
maison et du jardin avec leurs poupées. Elles
les costument, les disposent et les font
parler avec cette mémoire surprenante des
enfants qui saisit de préférence ce qu’on
croyait au-dessus de leur portée. Je me rappelle
combien notre ancienne comédie improvisée
eut de prompts et bons effets
pour éclaircir les idées de nos enfants
d’alors, en débrouillant leur parole et en
les contraignant à suivre le fil d’une logique
serrée dans la fièvre de leur divertissement.
Je crois que c’est là une bonne école
pour l’enfance et la jeunesse, non pas un
fond d’enseignement suffisant par lui-même,
mais le meilleur des exercices pour amener
l’esprit à s’élargir et à vouloir apprendre
mieux pour se manifester davantage.
Examinons maintenant, en racontant toujours,
le côté littéraire de la récitation du
théâtre des marionnettes ainsi perfectionnées
car il y a là une littérature à improviser en
vue des ressources dont un pareil théâtre dispose.
L’opérant qui fait ses pièces et les joue
à lui tout seul, les joue mieux qu’une troupe
de théâtre stylée à interpréter des pensées
qui ne sont pas les siennes. C’est pourtant
la même voix qui parle pour
tous, mais outre que chaque marionnette
accompagne son débit d’attitudes et de
gestes expressifs, l’inflexion et les intentions
parfaitement justes du ''récitant'' donnent
un dialogue d’une clarté complète: il n’est
pas nécessaire qu’il change beaucoup son
diapason chaque personnage a bien, comme
dans la réalité, son intonation et sa prononciation
particulières en rapport avec ses tendances
ou ses prétentions personnelles, mais
il faut bien peu d’effort pour mettre sa, diction
d’accord avec sa figure, son costume et
son rôle. Dans les bonnes troupes de
théâtre la récitation tend toujours à
s’harmoniser et à faire disparaître ce que
la manière personnelle aurait de trop tranché.
Il en est de même pour les marionnettes ;
les nuances légères sont plus agréables
que les exagérations d’individualité, et
même elles se prêtent mieux à la clarté du
dialogue. Mais il ne faut pas oublier que le
maître du jeu improvise et qu’il ne débite pas
sa pièce comme un bon lecteur, tranquillement
assis devant son manuscrit avec un
verre d’eau sucrée sous la main. Il a bien son
manuscrit placé sur un léger pupitre mobile,
à moins qu’il ne l’apprenne par cœur et que la
mémoire ne lui fasse jamais défaut ; mais
encore cette ressource ne lui suffirait pas s’il
n’était pas doué de la présence d’esprit
nécessaire pour combler des vides inévitables.
La marionnette n’obéit pas à la main
qui la dirige aussi passivement que l’acteur
à la réglementation de la mise en scène. Elle
ne marche pas toute seule, elle ne remue pas
d’elle-même, elle ne se gare pas d’un obstacle ;
elle peut s’accrocher à un décor, elle
peut sortir de son support ou du doigt de
l’opérant et s’évanouir hors de propos. Il est
donc fort difficile, sinon impossible, de s’en
tenir à la lettre du texte, et il faut être prêt
à expliquer les accidents. Les vrais acteurs,
quand ces accidents se produisent, ne peuvent
y obvier. J’ai vu les plus spirituels
et les plus intelligents rester court et se
décontenancer en scène quand leur interlocuteur
attendu manquait son entrée.
Cela est tout simple, l’acteur eût-il d’excellentes
idées à son service, n’a pas le droit de
mettre son improvisation à la place du texte.
L’auteur et le public, sans compter la censure,
pourraient lui faire un mauvais parti.
Dans son ''castello'', le maître du jeu de marionnettes
a ses coudées franches, il est seul
responsable. Il dit son propre texte et le modifie
à chaque instant. S’il joue plusieurs fois
la même pièce, il y ajoute les mots plaisants
ou énergiques qui lui viennent ou supprime
ceux qui n’ont pas porté aux représentations
précédentes. Le propre de l’improvisateur est
d’ailleurs de ne pas aimer à se répéter, et s’il
se soumet au canevas, il éprouve le continuel
besoin de changer le dialogue. C’est
même le principal attrait de ce genre de spectacle
sur lequel l’auditeur ne se blase pas. La
forme littéraire propre aux maisonnettes est
donc le canevas écrit avec un dialogue élémentaire
très rapide sur lequel le récitant
peut broder. Quel est en dehors de la scène
l’effet de ce travail à la lecture ? Nous avons
voulu le savoir et il nous a paru très original.
En resserrant d’avantage l’action, le texte
nous a été agréable encore. Plus rapide et
plus enlevé que celui qui passe par plusieurs
bouches, ce dialogue concis qui fait contraste
avec les développements de l’improvisation,
apporte un mérite de plus au talent net et solide
de l’auteur.
 
Le grand attrait des marionnettes dans la
vie de campagne, c’est de représenter des
histoires, romans comiques, merveilleux ou
dramatiques en plusieurs soirées. Plus l’histoire
est longue, plus l’esprit s’y attache et
voit avec regret arriver la fin de la série.
L’improvisation permet à l’auteur récitant de
faire de chaque acte un chapitre développé
qui remplit la soirée, ou d’en montrer plusieurs
rapidement enlevés. Me comprendra-t-on
si je dis que ce théâtre est celui des lenteurs
charmantes et que nous préférons ici
l’improvisation étoffée et les détails de réalité
minutieuse, à la charpente sobre et au dialogue
concis qui sont de rigueur au véritable
théâtre ? Chaque chose est bonne en son
lieu. La marionnette est bavarde et musarde.
Elle a, quoiqu’on fasse, des gestes courts
et des yeux étonnés qui semblent faire effort
pour comprendre toute chose, et cette naïveté
d’expression est toujours comique ou touchante.
Quand un incident du drame la surprend,
sa stupéfaction est éloquente. Quand
elle a trouvé un moyen d’échapper au danger,
on dirait qu’elle digère son idée et qu’elle demande
au spectateur si elle est bonne. Le
jeu ne doit donc pas se presser, car le personnage
a ses ressources particulières, ses
singularités qui amusent les yeux et calment
les impatiences de l’esprit. Ce qui irriterait
au vrai théâtre, les hors-d’œuvre, les scènes
épisodiques sont ici des flâneries divertissantes
dont nul ne se plaint. Elles rentrent dans la
vérité absolue de la vie, qui est un combat
acharné contre l’empêchement perpétuel.
Avant l’invention des timbres-poste, nous
avions un facteur classique, personnage chantant,
qui apportait la lettre fatale, nœud de
l’intrigue, et qui, pendant que l’acteur en
scène l’ouvrait « d’une main tremblante » et
s’efforçait de la déchiffrer, rentrait dix fois
pour réclamer le port et raconter ses peines
de cœur. Certain tailleur bègue arrivait aussi
pour réclamer sa note au moment où le héros
partait pour le bal ou pour le duel. Tous
ces incidents étaient tellement acceptés qu’aux
moments les plus intéressants de l’action, on
partageait avec angoisse les souffrances, de
l’acteur sans songer à s’en prendre aux fantaisies
du récitant.
 
Se servir de ses avantages et n’en pas abuser,
c’est la science du ''maître de jeu''; lorsqu’il
s’en sert bien, la fiction prend une couleur
de vitalité frappante. Un de nos amis,
auteur dramatique d’un ordre supérieur, assista
un jour à une pièce militaire du répertoire,
et son attention n’eut pas un sourire,
nous pensions qu’il s’ennuyait d’un passe-temps
si léger. Le lendemain, il nous dit « Je
n’ai pas dormi de la nuit et je ne voudrais
pas voir souvent ce théâtre. Il m’a bouleversé,
il m’a fait douter de l’art ; je me
suis demandé ce que valaient nos conventions,
à côté de ce dialogue libre,
vulgaire, rompu ou renoué comme dans
la réalité, de ces expressions spontanées
si bien appropriées à la situation, de ce pêle-mêle
d’entrées et de sorties, ingénieux résumé
de l’agitation et du tumulte. J’ai oublié
absolument hier soir que je voyais des marionnettes
je me suis cru dans la forêt de
l’Argonne, attelant précipitamment le cheval
de la vivandière, me couchant comme le
jeune conscrit pour éviter les coups de fusil,
m’intéressant avec passion aux morts et aux
blessés, et ne me souciant plus de la fiction
littéraire que j’étais hors d’état de juger, tant
elle me tenait par les entrailles. Je me
questionne en vain pour savoir ce qui m’a
tant ému. Est-ce le résultat de l’absence d’art
ou la vision d’un art nouveau qui essaie d’éclore,
ou enfin d’un art consommé que je ne
connais pas ? »
 
Jamais pareil honneur n’avait été fait à nos
marionnettes, d’autant plus qu’à cette époque,
elles étaient bien loin d’avoir accompli
les progrès matériels dont elles disposent
maintenant. Mon fils n’accepta ni l’idée trop
flatteuse d’avoir créé un art nouveau, ni celle
trop sévère de s’être soustrait à toute notion
d’art. Il disait ce que je pense aussi de cette
manière de traduire le mouvement de la vie ;
c’est la recherche d’une convention très bien
réglée qu’on ne voit pas, l’''operante'' dans son
étroit ''castello'' invisible ignoré supprimé
pour ainsi dire, a toute sa pensée
parfaitement libre de préoccupation extérieure.
Au bout de ses mains élevées au-dessus
de sa tête, il fait mouvoir un monde qui
réalise et personnifie les émotions qui lui
viennent. Il voit ces personnages qui lui
parlent de près, et qui, de sa main droite,
demandent impérieusement une réponse à sa
main gauche. Il faut qu’il reste court ou qu’il
s’enfièvre, et, une fois enfiévré, il se sent
lucide, parce que ses fictions ont pris corps
et parlent pour ainsi dire d’elles-mêmes. Ce
sont des êtres qui vivent de sa vie et qui lui
en demandent une dépense complète sous
peine de s’éteindre et de se pétrifier au bout
de ses doigts. Il faut qu’elles disent et fassent
ce qui est dans leur nature. Ce ne sont pas
des rôles bien écrits qu’elles exigent, ce ne
sont pas des fioritures littéraires, ni des expressions
triées sur le volet ce sont des raisons
qui portent, c’est le parce que de toutes
leurs actions et le pourquoi de leur situation.
Les paroles les plus ingénieuses ne masqueraient
pas les invraisemblances du caractère
quand c’est une statuette et non un être humain
qui agit. On lui demanderait pourquoi
elle a pris cette figure et endossé ce costume
si ce n’est pour aller au fait et saisir la
vérité.
 
Dans le fantastique, chose singulière, l’effet
contraire se produit. Le personnage est d’autant
plus dans le rêve que sa stature invraisemblable
et sa figure immobile le mettent
en dehors de la réalité. La féerie fait ici agir
et parler des êtres impossibles, même des
choses inanimées, comme dans Jouets et
Mystères, un spécimen du répertoire de Maurice
que nous allons reproduire, et où l’apparition
d’un ballet de balais nous a fait l’effet
d’une hallucination, qui, du principal personnage
de la pièce, se communiquait à nous-mêmes.
 
J’ai engagé l’auteur, à recopier ses canevas,
lisibles pour lui seul, et à les publier. Ce ne
sont pas de simples scénarios ; ils comportent
comme je l’ai dit, un dialogue net et serré,
dont il se sert quand bon lui semble, et qui
serait suffisant pour un maître de jeu, c’est-à-dire
pour toute personne adroite de ses
mains qui aurait des Guignols à sa disposition
et voudrait leur faire représenter une pièce
au pied levé. C’est, je le répète, un amusement
de famille ou d’intimité qui a sa valeur
dans la vie générale dont la culture intellectuelle
doit être le but. Plaisirs d’enfants si l’on
veut, mais plaisirs d’artistes comme tous ceux
qut recherche l’esprit français, amoureux de
la fiction dans tous les genres.
 
L’art du décorateur trouve aussi sa part dans
ce divertissement et pour qui s’occupe ou veut
s’occuper de peinture, la détrempe est le meilleur
apprentissage qu’on puisse faire. Ce
n’est pas un art secondaire commepourraient
le croire les gens superficiels. C’est l’art
type au contraire, l’art mathématique le
grand art exact dans ses procédés, sûr dans
ses résultats. Le peintre en décors doit connaître
la perspective assez parfaitement pour
savoir tricher avec elle sans que l’œil s’en
aperçoive. Il doit connaître aussi d’une façon
mathématique la valeur relative et l’association
nécessaire des tons qu’il emploie. Ce
que ces tons doivent perdre ou gagner aux
lumières, c’est une question de métier, mais
ici le métier n’est pas tout. Il faut être
aussi bien doué que savant pour donner
à ces grands tableaux praticables l’aspect
de la nature. Les maîtres décorateurs de nos
théâtres sont donc en général d’éminents artistes,
et Delacroix les tenait en haute estime.
Dans ses jours de paradoxes féconds en enseignements,
il les plaçait au-dessus de lui-même.
Ces gens-là, disait-il, savent ce que
l’on ne nous apprend jamais, ce que nous ne
trouvons qu’après de longs tâtonnements et
bien des jours de désespoir. Nous nous battons
contre la vérité avant de la saisir, et
eux, sans en chercher si long, ils y arrivent
par la science exacte de leur art.
 
Delacroix, je m’en souviens, allait plus loin
encore. Il avait pour les papiers peints dont
on décore les appartements, une admiration
enfantine, et je l’ai vu s’extasier devant des
scènes militaires reproduisant des tableaux
connus, sur des papiers de salles d’auberge
ou de cabaret. Devant ces reliefs habilement
enlevés et ces rudes effets si simplement obtenus,
il s’écriait que ces copies naïves étaient
plus savantes et plus dans les lois de l’art
vrai, que les tableaux qu’elles reproduisent.
À un certain point de vue, il avait raison. Je
l’ai vu, chez nous, faire des bouquets de
fleurs, les arranger à sa guise et les peindre
hardiment et largement pour en saisir les
tons et en comprendre ce qu’il appelait l’architecture.
Cet homme du monde si fin, si réservé,
si porté à railler les artistes exubérants
(les artistes chevelus d’alors), ne
travaillait guère sans fièvre et sans expansion
vibrante « Ces fleurs me rendront
fou disait-il. Elles m’éblouissent,
elles m’aveuglent. Je ne peux pas me
décider à les éteindre, tant je suis amoureux
de leur fraîcheur et de leur éclat. Il faut
pourtant que j’en sacrifie les trois quarts pour
les mettre à leur plan et faire sortir de la
toile celles qui viennent à moi. « J’avais alors
de nombreux échantillons de papiers peints,
que je m’étais procurés pour les imiter en tapisserie.
Il s’extasiait devant ces échantillons,
devant ces bouquets, ces semis et ces
guirlandes de fleurs d’un effet si puissant et
d’un travail si sobre. Ces gens-là sont nos
maîtres, disait-il, si j’avais à recommencer
ma vie, j’irais à leur école !
 
Qu’il eut été heureux, notre ami, si le
théâtre des marionnettes eût existé chez
nous à cette époque ! Quels décors il nous
eût faits ! Il ne cessait de dire à Maurice
« Peins à la colle, mon cher enfant,
peins à la colle ! Il n’y a que cela de vrai.
C’est de la peinture par A + B et c’est parceque
nous avons perdu l’A + B de la peinture
à l’huile que le public patauge, quand nous
ne pataugeons pas nous-mêmes. Nous ne savons
plus faire d’élèves, et ce que j’ai appris,
moi, je ne peux pas te l’enseigner. Je l’ai
trouvé trop péniblement, et nous en sommes
tous là il faut tout trouver soi-même, tandis
que les peintres en décor ont encore des lois
qu’ils se transmettent les uns aux autres, et
ces lois-là, c’est le nécessaire, la chose précisément
qui nous manque, et sans laquelle le
génie ne nous sert de rien. Maurice s’est
souvenu et quand, en se jouant, il a essayé
de distribuer de grands sites sur les divers
plans de ses petites toiles, il s’est aperçu de
la difficulté et des {{corr|ressurces|ressources}} du procédé.
Il s’est trompé souvent avant de se rendre
maître des moyens et il a trouvé un
extrême intérêt à faire ce cours rétrospectif
de peinture, en songeant aux paroles de notre
illustre et cher ami, si vraies parfois, si intéressantes
toujours. Je me les rappelais avec
lui, en lui voyant faire l’épreuve décisive de
l’éclairage sur ses essais. Nous avons prolongé
des soirées bien avant dans la nuit, lui travaillant
dans son castello à combiner ses
quinquets, moi assise et jugeant l’effet, à la
distance nécessaire.
 
J’y prenais un vif plaisir. La métamorphose
qui s’opère au feu combiné des rampes est
surprenante, les tons semblent changer, les
reliefs sortir, les profondeurs se creuser, les
transparences s’opérer par magie. Je m’amusais
tant à voir ces jolies toiles révéler leurs
secrets et devenir forêts, monuments, eaux et
montagnes, nageant dans un air factice qui
donnait l’impression du chaud et du froid,
que je priais parfois mon fils de me donner
une représentation de décors. Il en a fait tout
un magasin et comme, suivant la loi voulue,
ils sont tous éclairés du même côté, il pouvait
me composer des aspects nouveaux jusqu’à
l’infini, en plaçant les diverses parties à
leur plan, et mettant les ciels en harmonie
avec le caractère général des sites. Je voyageais
ainsi en rêve et j’y aurais passé ma vie,
car à l’âge où je suis maintenant, le plus
agréable des voyages est celui qu’on peut
faire dans un fauteuil.
 
Sans doute le théâtre de Nohant, peint, machiné,
sculpté, éclairé, composé et récité par
Maurice tout seul, offre un ensemble et une
homogénéité qu’on réaliserait difficilement
ailleurs et qui n’a certainement pas encore son
pendant au monde. Mais la construction et
l’organisation de ces sortes de spectacles n’en
est pas moins la plus réalisable des fantaisies
d’artiste, car on peut s’y employer à plusieurs.
Il nous importait d’établir le fait palpable
que nous avons vu se produire ; c’est
qu’un artiste tout seul peut donner un spectacle
complet, même celui d’une féerie à
grand spectacle, à plus grand spectacle que
celui de nos grands théâtres, puisque nous
pouvons y introduire la foule à son vrai plan,
grâce aux personnages de taille graduée<ref>
Certainement, à l’Opéra et aux théâtres de
féerie, on se préoccupe de cette graduation, puisqu’on
place aux second et troisième plans des
grands décors, des figurants femmes et enfants
il est rare que l’effet de cette figuration soit
heureux. Les personnages vivants, si petits qu’on
les choisisse, sont toujours trop grands pour la
distance où l’on est forcé de les mettre. Ils écrasent
le décor et détruisent l’idée de profondeur
et de transparence.
</ref>.
En se bornant à la comédie et aux saynètes,
on peut encore, sans beaucoup de peine, donner
de très jolies soirées ; les marionnettes
de M. Lemercier de Neuville ont, m’a-t-on dit,
beaucoup de finesse et d’esprit, et il ne tiendrait
qu’à lui de donner plus de développement
aux moyens matériels que nous venons
d’indiquer et de mettre à la portée de tout
artiste ou amateur doué comme lui de talent
et d’invention.
 
La musique peut eoncourir avec succès au
succès des représentations de marionnettes.
On se rappelle qu’Haydn écrivit et fit exécuter
plusieurs opérettes pour les marionnettes du
prince Esterhazy. Quand on a un orchestre
ou seulement un instrument à son service, la
féerie oule drame prennent un vol plus élevé.
Nous avons souvent de délicieuses improvisations
ou réminiscences bien adaptées par
un charmant violon de nos amis. Quand nous
ne l’avons pas, une boîte de Genève, un orgue
de barbarie, une flûte harmonica font le nécessaire
dans les pièces franchement bouffonnes
l’ouverture de mirlitons avec cymbales
et tambours, est d’autant plus désopilante
et de meilleure préparation au rire, que
chacun joue un air difiérent en charivari.
Certaines pièces, pantomime ou ballet, ne
peuvent se passer de musique. Maurice a fabriqué
une douzaine de personnages classiques
que nous appelons la troupe italienne et
qui fonctionnent d’après un système de son
invention, Arlequin, Pierrot, Cassandre, Scapin,
Polichinelle, Colombine, etc. Ce sont
des marionnettes à jambes et à corps complet
qui marchent, remuent les bras, s’asseoient,
dansent et prennent toutes sortes
d’attitudes gracieuses ou plaisantes sans fils
ni ressorts. Elles agissent comme les Guignols
ordinaires au moyen de la main de l’opérant
cachée sous leurs vêtements. Mais son
bras qui serait vu du public est masqué par
de légères balustrades placées à différents
plans et figurant les terrasses d’un jardin à
l’italienne. Les personnages se meuvent le
long de ces balustrades, les enjambent, s’y
mettent à cheval, s’y couchent ou dansent
en les effleurant, de manière à ce que cette
mince découpure se trouve entre la partie
inférieure de leurs corps et le bras qui les
conduit. C’est un très joli spectacle, applicable
seulement à un genre spécial dont l’esprit
est surtout dans les jambes et les poses
des acteurs. On peut s’en servir dans les intermèdes
ainsi que des saltimbanques et
équilibristes à ressorts mus en dessous.
Mais le véritable esprit des maisonnettes
est comme le nôtre, dans la tête, et le système
des supports permet à celles qui n’ont point
de jambes de se montrer aux deux tiers et
d’étaler le luxe de leurs costumes ce qui
reste caché de leur stature, gêne si peu l’œil
du spectateur qu’on croit les voir entières et
que certaines personnes ne s’aperçoivent
nullement qu’elles n’ont ni pieds ni jambes.
D’autres se lèvent pour voir le terrain où
elles sont censées marcher.
 
Et maintenant que nous avons dit minutieusement
comment ce divertissement ingénieux
est réalisable, voyons un peu quelle est la moralité,
la philosophie, si l’on veut, de la
chose.
 
Nous vivons dans une époque ennuyeuse et
triste. Au lendemain de nos grands-malheurs
publics, nous nous agitons dans la lutte des
partis, beaucoup trop préoccupés de nos intérêts
particuliers ou de nos théories personnelles.
Nous passons les trois quarts de notre vie
à essayer de savoir comment nous vivrons le
lendemain, sous quel régime et dans quelles
conditions. La politique nous rend véritablement
assommants, surtout au fond des provinces,
où l’on parle d’autant plus que la
sphère d’action est plus étroite : paroles perdues,
prévisions inutiles, craintes chimériques,
espérances vaines, théories incomplètes
ou fausses, problèmes insolubles
et toujours mal posés, sotte importance
de la plupart de ceux qui parlent, crédulité
funeste de la plupart de ceux qui
écoutent, temps gaspillé sans résultât, voilà
la vie intellectuelle de ces temps troublés
d’où la sagesse de l’avenir se dégagera quand
même, nous l’espérons bien, et nous l’espérons
même sérieusement aujourd’hui Mais
combien nous marcherions plus vite vers la
solution, si nous nous occupions dix fois
moins de la définir chacun à notre point de
vue Sans doute la conversation à son heure
et en son lieu est intéressante et profitable.
On comprend une certaine dépense de temps
pour se renseigner et commenter les événements
qui se succèdent afin de les comprendre
autant que possible. Mais comme il serait
bon d’être, sobre de discussion et avare
de dispute Que d’assertions fausses et de
prédictions absurdes, que de vain orgueil et
de niaiseries oiseuses on s’épargnerait Que
de bonnes lectures et de sages réflexions on
porterait au profit de la cause ! Rien ne
s’arrangera plus en ce monde que par
la raison et l’équité, la patience, le savoir,
le dévouement et la modestie. On dit
qu’autrefois l’esprit français était charmant
et on se demande pourquoi la conversation
est devenue chez nous un pugilat. L’esprit de
jadis était trop léger sans doute, puisque l’art
du causeur était d’effleurer sans approfondir,
mais l’esprit d’aujourd’hui est tombé dans
l’excès contraire. Il est lourd comme le pas
de l’éléphant ou menaçant comme celui du
cheval de bataille. Tout ce que l’on évitait
autrefois pour maintenir la bonne harmonie,
on se le jette à la tête à présent avec une
âpreté grossière. C’est que nous sommes une
race d’artistes et que quand notre cerveau
n’est pas rempli de la recherche d’un idéal,
beau ou joli, gai ou dramatique, il s’emballe
dans le noir, l’incongru, le bête
ou le laid. Voilà pourquoi je prêche le
plaisir aux gens de ma race oui, le
plaisir ; tous les hommes y ont droit et
tous les hommes en ont besoin : le plaisir
honnête, désintéressé en ce sens qu’il doit
être une communion des intelligences ; le
plaisir vrai avec son sens naïf et sympathique,
son modeste enseignement caché sous
le rire ou la fantaisie. Toutes les autres occupations
utiles de l’esprit sont plus sérieuses
et s’appellent étude, recherche, travail, production.
Les grands divertissements publics
sont émouvants ou fatigants. L’amusement
proprement dit est pour chacun de nous un
joli petit idéal à chercher et à réaliser au
coin de son feu, à la place du jeu où l’on s’étiole
et de la causerie où l’on se dispute quand
on ne dit pas, du mal de tous ses amis. Trouvons
autre chose pour nos enfants, n’importe
quoi, des comédies, des charades, des lectures
plaisantes et douces, des marionnettes,
des récits, des contes, tout ce que vous voudrez,
mais quelque chose qui nous enlève à
nos passions, à nos intérêts matériels, à nos
rancunes, à ces tristes haines de famille qu’on
appelle questions politiques, religieuses et
philosophiques, et qui ne devraient jamais
être abordées légèrement, ni traitées sans
compétence suffisante.
 
Nous finirons cet article par une citation
étendue, c’est-à-dire par une des petites
pièces du théâtre des Marionnettes de Nohant,
qui servira de spécimen du genre. L’auteur
a mis en scène une hallucination à la
fois gracieuse et comique qui ressort naturellement
d’une situation vraie. Même sans
les ornements de l’improvisation et le prestige
de la scène, cette courte fantaisie nous paraît
charmante et propre à donner l’aperçu d’une
manière de préparation condensée qui a son
intérêt et son mérite parfaitement littéraires.
 
GEORGE SAND.
 
Nohant, mars 1876.
 
(Nous donnerons demain la pièce de M. Maurice Sand.)
 
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<references />