« La Cité antique, 1870/Livre III/Chapitre XII » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Page créée avec « <pages index="Fustel de Coulanges - La Cité antique, 1870.djvu" from=242 to=247 header=1 current="Livre III. Chapitre XII." fromsection=l3ch12 tosection=l3ch12 /> ---- <… »
 
(Aucune différence)

Dernière version du 2 janvier 2021 à 22:21

Hachette (p. 230-235).
◄  Chap. XI.
Livre III. Chapitre XII.

CHAPITRE XII

Le citoyen et l’étranger

On reconnaissait le citoyen à ce qu’il avait part au culte de la cité, et c’était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. Nous avons parlé plus haut des repas publics, qui étaient la principale cérémonie du culte national. Or à Sparte celui qui n’y assistait pas, même sans que ce fût par sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens[1]. À Athènes, celui qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux, perdait le droit de cité[2]. À Rome, il fallait avoir été présent à la cérémonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques[3]. L’homme qui n’y avait pas assisté, c’est-à-dire qui n’avait pas eu part à la prière commune et au sacrifice, n’était plus citoyen jusqu’au lustre suivant.

Si l’on veut donner la définition exacte du citoyen, il faut dire que c’est l’homme qui a la religion de la cité[4]. L’étranger au contraire est celui qui n’a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité ne protègent pas et qui n’a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux nationaux ne veulent recevoir de prières et d’offrandes que du citoyen ; ils repoussent l’étranger ; l’entrée de leurs temples lui est interdite et sa présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage de cet antique sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux rites du culte romain ; le pontife, lorsqu’il sacrifie en plein air, doit avoir la tête voilée, « parce qu’il ne faut pas que devant les feux sacrés, dans l’acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d’un étranger se montre aux yeux du pontife ; les auspices en seraient troublés.[5] » Un objet sacré, qui tombait momentanément aux mains d’un étranger, devenait aussitôt profane ; il ne pouvait recouvrer son caractère religieux que par une cérémonie expiatoire[6]. Si l’ennemi s’était emparé d’une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il fallait avant toute chose que les temples fussent purifiés et tous les foyers éteints et renouvelés ; le regard de l’étranger les avait souillés[7].

C’est ainsi que la religion établissait entre le citoyen et l’étranger une distinction profonde et ineffaçable. Cette même religion, tant qu’elle fut puissante sur les âmes, défendit de communiquer aux étrangers le droit de cité. Au temps d’Hérodote, Sparte ne l’avait encore accordé à personne, excepté à un devin ; encore avait-il fallu pour cela l’ordre formel de l’oracle. Athènes l’accordait quelquefois ; mais avec quelles précautions ! Il fallait d’abord que le peuple réuni votât au scrutin secret l’admission de l’étranger ; ce n’était rien encore ; il fallait que, neuf jours après, une seconde assemblée votât dans le même sens, et qu’il y eût au moins six mille suffrages favorables : chiffre qui paraîtra énorme si l’on songe qu’il était fort rare qu’une assemblée athénienne réunît ce nombre de citoyens. Il fallait ensuite un vote du Sénat qui confirmât la décision de cette double assemblée. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait opposer une sorte de veto et attaquer le décret comme contraire aux vieilles lois. Il n’y avait certes pas d’acte public que le législateur eût entouré d’autant de difficultés et de précautions que celui qui allait conférer à un étranger le titre de citoyen, et il s’en fallait de beaucoup qu’il y eût autant de formalités à remplir pour déclarer la guerre ou pour faire une loi nouvelle. D’où vient qu’on opposait tant d’obstacles à l’étranger qui voulait être citoyen ? Assurément on ne craignait pas que dans les assemblées politiques son vote fît pencher la balance. Démosthène nous dit le vrai motif et la vraie pensée des Athéniens : « c’est qu’il faut conserver aux sacrifices leur pureté. » Exclure l’étranger c’est veiller sur les cérémonies saintes. Admettre un étranger parmi les citoyens c’est « lui donner part à la religion et aux sacrifices »[8]. Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas entièrement libre, et il était saisi d’un scrupule religieux ; car il savait que les dieux nationaux étaient portés à repousser l’étranger et que les sacrifices seraient peut-être altérés par la présence du nouveau venu. Le don du droit de cité à un étranger était une véritable violation des principes fondamentaux du culte national, et c’est pour cela que la cité, à l’origine, en était si avare. Encore faut-il noter que l’homme si péniblement admis comme citoyen ne pouvait être ni archonte ni prêtre. La cité lui permettait bien d’assister à son culte ; mais quant à y présider, c’eût été trop.

Nul ne pouvait devenir citoyen à Athènes, s’il était citoyen dans une autre ville[9]. Car il y avait une impossibilité religieuse à être à la fois membre de deux cités, comme nous avons vu qu’il y en avait une à être membre de deux familles. On ne pouvait pas être de deux religions à la fois.

La participation au culte entraînait avec elle la possession des droits. Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui précédait l’assemblée, il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de la cité, il pouvait être prytane et archonte. Ayant la religion de la cité, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la procédure.

L’étranger au contraire n’ayant aucune part à la religion n’avait aucun droit. S’il entrait dans l’enceinte sacrée que le prêtre avait tracée pour l’assemblée, il était puni de mort. Les lois de la cité n’existaient pas pour lui. S’il avait commis un délit, il était traité comme l’esclave et puni sans forme de procès, la cité ne lui devant aucune justice[10]. Lorsqu’on est arrivé à sentir le besoin d’avoir une justice pour l’étranger, il a fallu établir un tribunal exceptionnel. À Rome, pour juger l’étranger, le préteur a dû se faire étranger lui-même (prætor peregrinus). À Athènes le juge des étrangers a été le polémarque, c’est-à-dire le magistrat qui était chargé des soins de la guerre et de toutes les relations avec l’ennemi[11].

Ni à Rome ni à Athènes l’étranger ne pouvait être propriétaire[12]. Il ne pouvait pas se marier ; du moins son mariage n’était pas reconnu, et ses enfants étaient réputés bâtards[13]. Il ne pouvait pas faire un contrat avec un citoyen ; du moins la loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune valeur. À l’origine il n’avait pas le droit de faire le commerce[14]. La loi romaine lui défendait d’hériter d’un citoyen, et même à un citoyen d’hériter de lui[15]. On poussait si loin la rigueur de ce principe que si un étranger obtenait le droit de cité romaine sans que son fils, né avant cette époque, eût la même faveur, le fils devenait à l’égard du père un étranger et ne pouvait pas hériter de lui[16]. La distinction entre citoyen et étranger était plus forte que le lien de nature entre père et fils.

Il semblerait à première vue qu’on eût pris à tâche d’établir un système de vexation contre l’étranger. Il n’en était rien. Athènes et Rome lui faisaient au contraire bon accueil et le protégeaient, par des raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur intérêt même ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion avait établies. Cette religion ne permettait pas que l’étranger devînt propriétaire, parce qu’il ne pouvait pas avoir de part dans le sol religieux de la cité. Elle ne permettait ni à l’étranger d’hériter du citoyen ni au citoyen d’hériter de l’étranger ; parce que toute transmission de biens entraînait la transmission d’un culte, et qu’il était aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l’étranger qu’à l’étranger celui du citoyen.

On pouvait accueillir l’étranger, veiller sur lui, l’estimer même, s’il était riche ou honorable ; on ne pouvait pas lui donner part à la religion et au droit. L’esclave, à certains égards était mieux traité que lui ; car l’esclave, membre d’une famille dont il partageait le culte, était rattaché à la cité par l’intermédiaire de son maître ; les dieux le protégeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de l’esclave était sacré, mais que celui de l’étranger ne l’était pas[17].

Pour que l’étranger fût compté pour quelque chose aux yeux de la loi, pour qu’il pût faire le commerce, contracter, jouir en sûreté de son bien ; pour que la justice de la cité pût le défendre efficacement, il fallait qu’il se fit le client d’un citoyen. Rome et Athènes voulaient que tout étranger adoptât un patron.[18] En se mettant dans la clientèle et sous la dépendance d’un citoyen, l’étranger était rattaché par cet intermédiaire à la cité. Il participait alors à quelques-uns des bénéfices du droit civil et la protection des lois lui était acquise.


  1. Aristote, Politique, II, 6, 21 (II, 7).
  2. Bœckh, Corp. inscr., 3641 b.
  3. Velleius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne ; encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin qu’inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés comme présents.
  4. Démosthènes, in Neœram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec συντελεῖν, c’est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou μετεῖναι ίἐριων καί δσιῲν.
  5. Virgile, Én., III, 406. Festus, v°. Exesto : Lictor in quibusdam sacris clamitabat, hostis exesto. On sait que hostis se disait de l’étranger (Macrobe, I, 17) ; hostilis facies, dans Virgile, signifie le visage d’un étranger.
  6. Digeste, liv. XI, tit. 6, 36.
  7. Plutarque, Aristide, 20. Tite-Live, V, 50.
  8. Démosthènes, in Noœram, 89, 91, 92, 113, 114.
  9. Plutarque, Solon, 24. Cicéron, pro Cœcina, 34.
  10. Aristote, Politique, III, 43. Platon, Lois, VI.
  11. Démosthènes, in Nœeram, 49. Lysias, in Pancleonem.
  12. Gaius, fr. 234.
  13. Gaius, I, 67, Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, Ois., 1652.
  14. Ulpien, XIX, 4. Démosthènes, Pro Phorm. ; in Eubul.
  15. Cicéron, Pro Archia, V. Gaius, II, 110.
  16. Pausanias, VIII, 43.
  17. Digeste, liv. XI, tit. 7, 2 ; liv. XLVII, tit. 12, 4.
  18. Harpocration, προστάτης.