« La Musique d’Erich Zann » : différence entre les versions

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Les habitants de cette rue m’impressionnaient particulièrement. Je pensais en premier lieu que c’était parce qu’ils étaient toujours silencieux et peu engageants. Mais plus tard, je m’expliquai cela par ce qu’ils étaient tous très vieux. Je ne sais plus ce qui m’a amené à habiter dans une telle rue, en tout cas, je n’étais plus moi‐même quand j’y emménageai. J’avais déjà vécu dans plusieurs quartiers pauvres, et à chaque fois j’avais été expulsé par manque d’argent. Jusqu’à ce qu’en fin de compte, j’arrive dans cette maison branlante de la Rue d’Auseil, tenue par Blandot, le paralytique. C’était la troisième maison depuis le haut de la rue, et de loin la plus haute de toutes.
 
Ma chambre était située au cinquième étage, la seule chambre occupée à ce niveau, par ailleurs la maison était quasiment vide. Dès la première nuit, j’entendis une étrange musique dans la mansarde juste au‐dessus, et j’interrogeai le vieux Blandot le lendemain. Il me raconta qu’il s’agissait d’un vieux joueur de [[w:viole|viole]] allemand, un drôle de bonhomme muet qui se présentait sous le nom d’Erich Zann, et qu’il jouait certains soirs dans un orchestre de théâtre à deux sous. Il ajouta que Zann souhaitait encore jouer pendant la nuit, après son retour du théâtre, et que c’était la raison pour laquelle il avait choisi cette mansarde aussi élevée qu’isolée dont l’unique fenêtre à pignon était le seul endroit à partir duquel on pouvait, par dessus le mur qui obstruait la rue, voir l’autre versant de la colline et le panorama qui devaient se trouver au‐delà.
 
Par la suite, j’entendis Zann jouer chaque nuit, et même s’il m’empêchait de dormir, j’étais obsédé par l’étrangeté de sa musique. Connaissant peu cet art moi‐même, j’étais pourtant convaincu qu’aucune de ses harmonies n’avait la moindre relation avec la musique que j’avais pu entendre auparavant ; J’en arrivai à la conclusion qu’il était un compositeur d’un génie absolument original. Plus j’écoutais, plus j’étais fasciné, jusqu’au jour où, n’y tenant plus, je décidai de faire la connaissance du vieil homme.
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C’est alors qu’une nuit, pendant que j’écoutais à sa porte, j’entendis la musique hurlante de la [[w:viole|viole]] se métamorphoser en un vacarme désordonné ; un pandémonium qui m’aurait conduit à douter de ma propre santé mentale déjà éprouvée s’il n’y avait eu provenant de derrière ce portail infranchissable, la preuve pathétique que l’horreur était bien réelle – cet affreux cri inarticulé que seul un muet peut pousser, celui qui s’élève seulement dans les moments de la plus terrible peur ou angoisse. Je frappais à la porte à maintes reprises, mais je ne reçus aucune réponse. Ensuite j’attendis dans la noirceur du couloir, frissonnant de froid et de peur, jusqu’à ce que je perçoive les faibles efforts du pauvre musicien qui essayait de se relever en s’aidant d’une chaise. Je le croyais à peine conscient après une crise d’évanouissement, je renouvelais mes coups sur la porte, en criant mon nom pour le rassurer. J’entendis encore Zann trébucher jusqu’à la fenêtre et fermer ensemble volet et châssis à guillotine, puis se trainer jusqu’à la porte qu’il entrouvrit avec hésitation pour me laisser entrer. Cette fois, son plaisir de me voir là était bien réel ; parce que son visage défait rayonnait de soulagement pendant il s’accrochait à mon manteau comme un enfant s’accroche à la chemise de sa mère.
 
Tremblant à faire pitié, le vieil homme me guida vers une chaise et s’effondra lui‐même sur une autre à côté de laquelle sa [[w:viole|viole]] et son archet étaient posés négligemment sur le sol. Il resta assis là quelques temps sans rien faire, hochant la tête bizarrement, mais donnant paradoxalement l’impression d’être à la fois attentivement à l’écoute et très effrayé. Finalement, il parut être satisfait, et traversant la pièce vers une chaise qui se trouvait à coté de la table, il écrivit un court billet qu’il me tendit, puis retournant à la table, il se mit à écrire rapidement sans plus s’arrêter. Les mots sur le billet m’imploraient au nom de la miséricorde, et pour satisfaire ma propre curiosité, d’attendre là où je me trouvais pendant qu’il préparait un compte rendu en allemand de toutes les merveilles et terreurs dont il était cerné. J’attendis donc pendant que le crayon de l’homme muet filait à toute allure sur les pages.
 
Ce fut peut‐être une heure plus tard, alors que j’attendais encore et pendant que le vieux musicien écrivait avec fièvre des feuillets qui s’empilaient, que je vis Zann commencer à donner les signes d’une horrible émotion. De toute évidence, il était en train de regarder la fenêtre derrière les rideaux et il écoutait en frissonnant. Alors, à moitié en l’imaginant, j’entendis moi‐même un bruit ; quoique ce ne fut pas un bruit monstrueux, mais plutôt une note de musique extrêmement basse et infiniment distante, suggérant un interprète dans une des maisons voisines, ou dans quelque demeure au‐delà du mur imposant par delà lequel je n’avais jamais été capable de voir. Sur Zann, son effet fut terrible, au point que, jetant son crayon, il se leva soudainement, attrapa sa [[w:viole|viole]], et commença à déchirer la nuit avec la plus sauvage interprétation que j’avais jamais entendu sous son archet, même lorsque j’écoutais derrière la porte fermée.
 
Il serait inutile de décrire le jeu d’Eric Zann durant cette nuit d’épouvante. Il était bien plus abominable que tout ce que j’avais pu entendre, parce que je pouvais voir, en même temps, l’expression peinte sur son visage, et réaliser que, cette fois‐ci, la motivation en était une crainte extrême. Il essayait de produire un grand vacarme pour repousser ou couvrir quelque chose — quoi, je ne pouvais pas l’imaginer, cependant je sentais bien qu’il devait s’agir de quelque chose de vraiment impressionnant. Son jeu passa de sensationnel à délirant puis devint hystérique, mais là encore il conservait les qualités du génie suprême que je savais appartenir à cet étrange vieillard. Je reconnus l’air — c’était une danse hongroise déchainée très en vogue dans les salles de spectacles, et je me rendis compte sur le moment que c’était la première fois que j’entendais Zann interpréter la composition de quelqu’un d’autre.
 
De plus en plus forts et de plus en plus sauvages, les cris stridents et les gémissements désespérés de la [[w:viole|viole]] n’arrêtaient pas de monter en intensité. Le joueur dégoulinait d’une incroyable transpiration et se tortillait comme un singe, gardant toujours les yeux frénétiquement fixés sur la fenêtre derrière le rideau. Dans ses accords enragés, je pouvais presque voir des satyres ombrageux et des bacchanales, dansant et tourbillonnant comme des fous, au travers d’abysses bouillonnant de nuages, de fumées et d’éclairs. Et c’est alors, je pense, que j’ai entendu une note plus perçante, plus stable mais qui n’était pas issue de la [[w:viole|viole]] ; une note sereine, réfléchie, résolue, goguenarde qui arrivait de bien loin à l’ouest.
 
Sur ces entrefaites, le volet commença à grincer dans les mugissements nocturnes du vent qui s’était mis à souffler à l’extérieur comme une réponse à la folle musique de l’intérieur. La [[w:viole|viole]] hurlante de Zann se surpassa encore : elle émettait maintenant des sons que je n’aurais jamais imaginé pouvoir sortir d’une [[w:viole|viole]]. Le volet, détaché, grinça encore plus fort, et commença à claquer contre la fenêtre. C’est alors que les vitres se mirent à vibrer sous ces coups répétés et se brisèrent. Le vent glacial se rua à l’intérieur, fit vaciller les bougies et emporta les feuilles de papier sur lesquelles Zann avait commencé à confesser son horrible secret. Je regardai Zann, et vis que son propre regard était au‐delà de la conscience ordinaire. Ses yeux bleus était exorbités, vitreux, comme égarés, et le jeu frénétique était devenu une orgie aveugle, mécanique, méconnaissable de sons qu’aucun stylo ne pourrait jamais suggérer.
 
Une soudaine rafale, plus forte que les autres, souleva le manuscrit et l’emporta vers la fenêtre. En désespoir de cause, je suivis les feuillets qui s’envolaient mais ils étaient déjà inaccessibles avant même que je ne puisse atteindre les carreaux brisés. À ce moment‐là, je me souvins de ma vieille obsession de jeter un œil au travers de cette fenêtre, la seule fenêtre de la rue d’Auseil à partir de laquelle il était possible de voir le versant de la colline au‐delà du mur et la cité qui s’étendait derrière. Il faisait vraiment très sombre, mais les lumières de la ville brulaient encore, et je m’attendais à les voir là malgré la pluie et le vent. Pourtant quand je regardais à partir de la plus haute de toutes les fenêtres à pignon, alors que les bougies tremblotaient et la [[w:viole|viole]], complètement folle, se disputait avec les hurlements du vent nocturne, je ne vis aucune cité s’étalant sous mes yeux, et aucunes lumières amicales ne luisaient dans les rues dont je me souvenais, il n’y avait là rien d’autres que la noirceur de l’espace sans limite ; un inconcevable espace vivant, se mouvant en rythme avec la musique, et cela n’avait rien de commun avec quoi que ce soit de terrestre. Et pendant que je restais là à regarder, terrifié, le vent souffla toutes les bougies ensemble dans la mansarde misérable, me laissant dans une brutale et impénétrable obscurité avec le chaos d’un enfer habité par tous ses démons enchevêtrés devant moi, et la folie sardonique de la [[w:viole|viole]] hurlant à la nuit derrière moi.
 
Je reculais en titubant dans le noir, n’ayant aucun moyens de produire une lumière, je heurtais la table, renversais une chaise, et finalement je dus chercher mon chemin à tâtons vers l’endroit où les ténèbres hurlaient d’une effroyable musique. Au moins, pouvais‐je essayer de nous sauver Erich Zann et moi‐même, quelle que soit la puissance qui s’opposait à moi. Une fois, une seule, quelque chose de froid m’effleura, mais mon hurlement fut couvert par le boucan immonde de la [[w:viole|viole]]. Et soudainement, surgissant en fendant l’obscurité comme un fou, l’archet me percuta, c’est ainsi que je sus que j’étais à coté de celui qui en jouait. Je tâtonnais devant moi, touchais le dos de la chaise de Zann ; je trouvais et secouais son épaule dans un ultime effort pour lui faire reprendre ses esprits.
 
Il ne réagit pas le moins du monde, et la [[w:viole|viole]] persistait à hurler sans faiblir. Je déplaçais ma main jusqu’à sa tête, dont je me sentais encore capable d’arrêter le hochement mécanique, et hurlais tout contre son oreille que nous devions fuir devant les choses inconnues qui peuplaient la nuit. Mais il ne me répondit pas et ne ralentit pas non plus la frénésie de son indicible musique, pendant ce temps‐là d’étranges courants d’air dansaient dans l’obscurité et le vacarme de la mansarde. Quand ma main toucha son oreille, je ne saurais dire pourquoi, je tressaillis – pour quelle raison est‐ce que je tenais encore sa figure immobile ; cette face glacée, raide, sans vie dont les yeux vitreux s’exorbitaient inutilement dans le vide. Et alors, par je ne sais quel miracle, trouvant la porte et le verrou en bois, je m’enfuyais le plus loin possible de cette chose aux yeux vitreux dans l’obscurité, le plus loin possible du hurlement macabre de cette [[w:viole|viole]] maudite dont la fureur augmenta encore plus au moment même où je quittai la pièce.
 
Sauter, flotter, voler par dessus les escaliers sans fin, traverser toute la maison dans l’obscurité ; sortir enfin en courant éperdument, dans l’ancienne ruelle étroite, si raide qu’elle était entrecoupée de marches d’escalier, au milieu des maisons chancelantes aux façades borgnes ; dévaler bruyamment les marches, faire claquer mes semelles sur les pavés en descendant vers les ruelles basses et la rivière putride enfoncées au milieu de ses murs comme un canyon ; traverser en haletant le grand pont sombre vers les rues et les larges boulevards bien plus sains et familiers ; tout cela m’a laissé des impressions exécrables qui persistent en moi encore aujourd’hui. Et pour couronner le tout, je me rappelle très clairement que pendant toute ma cavalcade, il n’y avait pas le moindre souffle de vent, que la lune était bien visible, et que toutes les lumières de la ville scintillaient.