« Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 2/Chapitre IX/Paragraphe 2 » : différence entre les versions

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§. II. Aperçu général des anciens monumens de Thèbes.

Tel est le petit nombre de villages épars, au milieu d’une plaine jadis occupée par une ville immense. Leurs chétives habitations contrastent d’une manière bien frappante avec les restes opulens d’une superbe cité.

Du côté de la Libye, Koum el-Ba’yrât, Medynet-abou et Qournah offrent encore les débris de grands monumens. Un lieu intermédiaire entre ces deux derniers villages, qui ne renferme point de constructions arabes, et que tous les voyageurs anciens et modernes ont désigné sous le nom de Memnonium, est également rempli d’antiques constructions. Du côté de l’Arabie, Louqsor et les deux Karnak, bâtis sur de magnifiques ruines, sont liés entre eux par une suite non interrompue de fragmens d’antiquités. Med-a’moud laisse voir de bien loin au nord quelques colonnes encore debout, et sa butte factice couverte des restes de ses vieux édifices.

Ce n’est pas seulement dans l’emplacement que le Nil arrose, qu’il faut chercher des vestiges de l’existence de Thèbes. Comme si la portion de la vallée qu’elle occupe n’eût pas été assez vaste pour la contenir, cette antique cité s’est étendue jusque dans les montagnes. En effet, la partie de la chaîne libyque, voisine des monumens encore existans, est percée d’une quantité innombrable d’hypogées : quelques-uns de ces hypogées ont bien pu servir d’asile aux premiers habitans troglodytes de l’Égypte ; mais tous doivent être regardés comme les dernières demeures des citoyens de son ancienne capitale.

Pour faire passer dans l’ame du lecteur tous les sentimens dont on est d’abord agité en arrivant dans un lieu qui rappelle tant des souvenirs, il faudrait pouvoir peindre cette curiosité inquiète, qui, dans son ardeur, veut embrasser tous les objets à-la-fois. Il semble que les sens n’obéissent point assez promptement à la volonté pour prendre connaissance de tout ce qui existe ; il se présente à l’esprit mille questions que l’on voudrait résoudre, mille faits que l’on voudrait constater en même temps. Où sont les cent portes chantées par Homère, et par chacune desquelles sortaient deux cents chariots armés en guerre ? Environné de toutes parts de magnifiques ruines, on s’abandonne facilement aux illusions, et toutes ces exagérations poétiques paraissent prendre de la réalité. Où est la statue d’Osymandyas, vantée par Hécatée comme la plus colossale de toutes celles que renfermait autrefois l’Égypte ? Où était placé ce fameux cercle d’or d’une coudée de hauteur et de trois cent soixante-cinq coudées de circonférence, sur lequel on avait indiqué le lever et le coucher des astres pour tous les jours de l’année ? Où est l’emplacement de cette grande Diospolis, dont les anciens auteurs célèbrent l’étendue, et qui renfermait un des plus vastes édifices que les Égyptiens eussent élevés ? Où sont les demeures de ces rois si vantés, que leur sagesse a fait mettre au rang des dieux, et dont les institutions utiles et précieuses font encore l’admiration de ceux qui en pénètrent les vrais motifs ? Où est enfin cette statue colossale de Memnon, dont tant d’illustres personnages ont entendu la voix au lever de l’aurore ? Thèbes avait-elle une enceinte générale, et en subsiste-t-il encore quelques traces ? Toutes ces questions, et mille autres, qui se présentent à l’esprit du voyageur, le jettent dans une agitation singulière, et excitent une activité que l’on ne peut satisfaire. Attiré par une multitude d’objets nouveaux, par une architecture colossale à laquelle l’œil n’est point accoutumé, on regarde tout avec une avide curiosité. Les nombreux détails de sculpture dont les murs des temples et des palais sont couverts, n’excitent pas moins l’étonnement que les grandes et belles lignes de leur architecture. Lorsqu’après avoir quitté les monumens, on veut se recueillir et se rendre compte de ce que l’on a vu, la mémoire, aidée de la réflexion elle-même, ne fournit que des idées confuses, et l’on reconnaît bientôt l’insuffisance d’un premier aperçu.

Ce n’est donc qu’en visitant souvent les mêmes monumens, ce n’est qu’après en avoir étudié les formes avec soin, que l’observateur se pénètre du caractère de gravité empreint dans tous des travaux de l’Égypte, et reconnait l’intention bien prononcée des fondateurs de rendre leur ouvrage indestructible.

Les sensations que fait éprouver la vue de Thèbes ne se communiquent pas seulement à ceux qui se livrent à l’étude des arts ; les magnifiques constructions de cette antique cité offrent des beautés d’un tel ordre, qu’elles attirent les regards des hommes que l’on croirait les moins propres à les apprécier. Ce sont comme de grands accidens de la nature, ou comme des phénomènes éclatans, qui, tandis qu’ils captivent l’attention des esprits accoutumés à observer, produisent encore sur la multitude les impressions les plus vives et les plus profondes. C’est ainsi que nous avons vu les soldats ; frappés d’abord d’un étonnement général à la vue de ces masses imposantes, se livrer bientôt avec ardeur à la recherche des plus petits ornemens qui les décorent.

Un voyageur arrivé près du monument qui fait l’objet de ses recherches, commence par prendre une idée générale de son ensemble, sans s’appesantir sur aucun détail. S’il est un lieu qui réclame du spectateur une attention particulière à suivre cet ordre indiqué par la nature, c’est celui où sont épars les restes de la ville de Thèbes. Elle présente des objets si nombreux et si inattendus, que la curiosité la plus avide ne peut manquer d’y trouver un aliment sans cesse renaissant, quelque idée qu’on ait pu prendre d’un tel spectacle dans les récits transmis par les écrivains depuis tant de siècles. Pour mettre le lecteur dans la position où nous nous sommes trouvés nous-mêmes au milieu de Thèbes, nous allons faire avec lui une reconnaissance générale de toute la plane, jeter un coup d’œil rapide sur tout ce qui s’offre à ses regards dans le plan topographique[1] que nous mettons sous ses yeux, et tâcher de rendre les impressions vives que la première vue des objets nous a fait éprouver. Nous ferons, dans les sections suivantes, toutes les remarques particulières auxquelles nous avons été conduits par la suite de nos recherches[2].


Les monumens situés sur la rive gauche du fleuve attirèrent d’abord notre attention. Nous nous établîmes à el-Aqâlteh ; sa proximité des bords du Nil nous le fit choisir en quelque sorte pour notre rendez-vous. C’est de là que nous partions tous les jours, au lever du soleil, pour nous livrer à des travaux qui, entrepris durant d’excessives chaleurs, nous eussent paru extrêmement pénibles dans toute autre circonstance où nous n’aurions pas été soutenus par l’enthousiasme que nous inspirait la vue des ruines. Nous éprouvions quelques plaisir à penser que nous allions transporter dans notre patrie tous les produits de l’antique science et de l’industrie des Égyptiens ; c’était une véritable conquête que nous allions essayer au nom des arts. Nous allions enfin donner, pour la première fois, une idée exacte et complète de monumens dont tant de voyageurs anciens et modernes n’avaient pu parler que d’une manière peu satisfaisante. Nous allions réaliser les vœux qu’exprime au sujet de l’Égypte le plus grand de nos orateurs[3], en ces termes remarquables : « Quelle puissance et quel art a fait d’un tel pays la merveille de l’univers, et quelles beautés ne trouverait-on pas, si on pouvait aborder la ville royale, puisque si loin d’elle on trouve des choses si merveilleuses ! » Nous étions en effet sur le sol de cette ville royale, ou les indications qu’on avait eues jusqu’alors, quoique très-peu précises, promettaient cependant la découverte des plus nobles ouvrages. Et d’ailleurs, quels attraits, quels charmes secrets ne présente pas la vue des ruines ? On ne recherche pas ce spectacle sévère par une curiosité stérile et momentanée ; on y est conduit par une passion ardente et vive, qu’il faut avoir éprouvée pour s’en faire une juste idée. Combien de fois, entraînés par cette passion, n’avons-nous pas parcouru la plaine de Thèbes, au risque d’y être assassinés par les Arabes et par les sauvages habitans de ces contrées ! Combien de fois ne nous est-il pas arrivé d’entreprendre des courses longues et pénibles, dans la seule vue de découvrir de nouveaux monumens et d’interroger quelques débris éloignés !

Le premier objet remarquable, au sortir d’en-Aqalteh est une vaste enceinte qui enferme un espace de plus de deux mille mètres[4] de long sur mille mètres[5] de large : c’était un cirque, un hippodrome, où les anciens Égyptiens s’exerçaient aux courses à pied, aux courses de chevaux et de chars. Dans le grand nombre d’ouvertures que présentent encore les débris de son enceinte, on est porté à voir les cent portes de Thèbes célébrées par Homère et par tous les historiens et les poètes de l’antiquité. Ce cirque paraît avoir été entouré de constructions triomphales, qui devaient annoncer d’une manière tout-à-fait grandiose l’ancienne capitale de l’Égypte. Jadis foulé par un peuple nombreux, il est maintenant rendu à la culture, et fertilisé par un canal qui apporte les eaux du Nil lors de l’inondation.

À l’extrémité sud de cette enceinte, on aperçoit les restes d’un petit temple tombé en ruine, et en avant duquel est une porte dont les grandes dimensions paraîtraient convenir à un édifice plus considérable : c’est, de ce côté, le dernier point qui offre des ruines que l’on puisse présumer, avec quelque fondement, avoir dépendu de Thèbes. En parcourant, à partir de là, le côté occidental de l’enceinte, on marche sur la lisière du désert, et au pied des premiers monticules de sable et de pierre calcaire de la chaîne libyque.

À l’extrémité nord de l’hippodrome, on trouve les ruines de Medynet-abou. Elles s’élèvent majestueusement sur une butte factice, et sont entourées d’une enceinte construite partie en pierre et partie en briques crues. Un petit temple se montre d’abord au pied des décombres ; mais ce qui attire particulièrement les regards, ce sont les ruines d’un édifice que l’on juge, au premier coup d’œil, avoir été le palais d’un Souverain. Deux étages, des fenêtres carrées ; des murs couronnés d’espèces de créneaux, annoncent un édifice différent des monumens consacrés au culte égyptien. Dans le voisinage, vers le nord, s’élèvent des propylées au-devant d’un temple qui porte l’empreinte d’une grande vétusté. Toutes ces constructions excitent à un haut degré l’attention du voyageur, et, présentent une foule d’observations sur lesquelles nous reviendrons bientôt, mais que ne comporte point le coup d’œil rapide que nous nous proposons de jeter sur l’ensemble des ruines de Thèbes. Ce que l’on remarque surtout, ce sont les édifices situés plus loin vers l’ouest, près de la montagne libyque. Leur axe est exactement le même que celui du pavillon à deux étages. Un pylône[6] très-élevé conduit dans une grande cour presque carrée, dont les galeries septentrionale et méridionale sont formées de colonnes et de gros piliers carrés, auxquels sont adossées des statues colossales. Ces espèces de cariatides impriment au monument un caractère de grandeur et de gravité, dont il est impossible de ne pas être frappé : elles semblent placées là pour rappeler aux mortels le recueillement et le respect que l’on doit apporter, en pénétrant dans ces asiles de la religion et de la majesté royale. Un second pylône termine cette première cour, et conduit à un superbe péristyle dont les galeries latérales sont formées de colonnes, et dont le fond est terminé par un double rang de galeries soutenues par des colonnes et des piliers cariatides. Ce péristyle offre tout-à-la-fois des restes de toutes les religions pratiquées successivement en Égypte, dans le cours des siècles. Les chrétiens y ont élevé une église où se voient encore de belles colonnes monolithes en granit rouge. Ils ont peint, sur les murs, des saints avec l’auréole autour de la tête. Quelquefois, par de légers changemens, ils ont transformé en saints du christianisme des dieux, des héros où des prêtres de l’ancienne Égypte. Les mahométans, venus ensuite, l’ont destinée à un autre culte ; ils en ont fait une mosquée où tout rappelle encore l’islamisme. Les colonnes qui la décoraient, quoiqu’elles soient d’un seul morceau de granit, et rassemblées en assez grand nombre, ne produisent cependant pas tout l’effet qu’on pourrait en attendre. Elles se feraient remarquer bien davantage, si elles faisaient partie d’un édifice isolé. Elles semblent réunies ici pour contraster avec le péristyle égyptien dans lequel elles sont refermées, ce dont elles rehaussent la grandeur et la noble simplicité.

Un vaste mur d’enceinte, caché en grande partie sous les décombres, renfermait plusieurs édifices dont on aperçoit encore quelques restes. Sans doute beaucoup d’autres monumens, que l’on ne voit plus maintenant, sont contenus dans cet espace.

La chaîne libyque domine tous ces restes d’anciennes constructions : elle n’en est séparée que par une portion de désert très-étroite. Ses rochers escarpés et brillans de la lumière réfléchie du soleil, et les hypogées nombreux dont elle est remplie, forment un fond très-pittoresque, sur lequel se dessinent de magnifiques ruines. L'opposition de la couleur grisâtre des décombres avec le ton des monuments établit des contrastes qui présentent à la peinture de très beaux effets.

En sortant de Medynet-abou ; si l'on suit le chemin tracé sur la limite du désert, on foule aux pieds une suite non interrompue de statues brisées, de troncs de colonnes et de fragmens de toute espèce. À gauche de ce chemin, on trouve une enceinte rectangulaire en briques crues, remplie de débris de colosses et de membres d'architecture chargés d'hiéroglyphes très-bien sculptés. Ce sont les restes d'un édifice renversé jusque dans ses fondemens. Tous les matériaux qui y ont été employés sont de pierre calcaire, et ont été tirés de la montagne voisine : aussi ont-ils servi à faire de la chaux. Des traces non équivoques de cette exploitation subsistent encore, et l'on voit les vestiges des tours qui ont servi à la cuisson des pierres, ainsi que les vitrifications qui en proviennent.

La destruction dont ce lieu nous offre un exemple, se remarque dans presque tous les endroits où ont été élevés des monumens en pierre calcaire ; et si les Égyptiens n'avaient employé que cette seule espèce de matériaux dans la construction de leurs édifices, ce serait peut-être en vain que l'on irait chercher aujourd'hui sur les bords du Nil quelques débris de leur ancienne capitale.

À droite du chemin, la vue se repose agréablement sur un bois touffu d’acacias[7] qui contraste avec l’aridité du désert et du sol environnant : car, après la récolte, la terre, dépouillé de ses moissons, n’offre plus rien qui rappelle sa fécondité ; elle est coupée d’une multitude de crevasses, qui sont le résultat de l’action subite et prolongée de la chaleur après la retraite des eaux. En s’enfonçant dans le bois de mimosa, on rencontre à chaque pas un nombre considérable de fragmens antiques, tels que des bras, des jambes et des troncs de statues d’une grande proportion. Tous ces colosses étaient monolithes ; et ils se trouvent en si grand nombre, qu’ils auraient suffi pour décorer avec magnificence toutes les places publiques d’une ville considérable. Les débris qui subsistent encore sont de grès brèche, d’une espèce de marbre, et de granit noir et rouge. Des troncs de colonnes, très-peu élevés au-dessus du sol, annoncent les restes d’un temple ou d’un palais[8].

À l’extrémité du bois d’acacias vers l’est, sont deux statues colossales appelées, dans le pays, Tâma et Châma. On les aperçoit à la distance de quatre lieues, comme des rochers isolés au milieu de la plaine : elles ont près de vingt mètres[9] d’élévation ; et au lever du soleil, leurs ombres immenses s’étendent au loin sur la chaîne libyque. Le spectateur est saisi d’étonnement en voyant des masses aussi prodigieuses taillées dans un seul morceau de pierre, et se demande quel peuple de géans a pu détacher de la montagne, transporter à une distance considérable, et établir sur leur base, des blocs qui pèsent chacun plusieurs millions de livres.

Quitte-t-il ces énormes statues pour regagner le chemin qui borde le désert, il arrive bientôt, à travers des débris, aux ruines vulgairement connues sous la dénomination de Memnonium. Des pylônes à moitié détruits, et dont la hauteur dut être considérable ; des colonnes élevées et d’un gros diamètre ; des piliers carrés, auxquels sont adossées des statues colossales de divinités ; des portes de granit noir ; des plafonds parsemés d’étoiles d’un jaune d’or sur un fond d’azur ; des statues de granit rose mutilées, et en partie recouvertes par les sables du désert ; des scènes guerrières sculptées sur les murs, et représentant des combats et des passages de fleuves, tout annonce un édifice de la plus haute importance. C’est le tombeau d’Osymandyas ; c’est le monument où ce roi conquérant s’était plu à surpasser tout ce qu’on avait exécuté avant lui de plus grand, de plus vaste et de plus imposant. On y voit encore des débris de la plus grande magnificence. Cet énorme bloc de granit étendu par terre, et qui est si colossal, que, pour en reconnaître les formes, il faut s’en éloigner à une grande distance, est le reste de la statue d’Osymandyas ; ce conquérant l’avait fait élever dans la vue de provoquer et de braver, pour ainsi dire, les plus hardis efforts, et il y avait fait grayer cette inscription fastueuse :

JE SUIS OSYMANDYAS, ROI DES ROIS,

SI QUELQU’UN VEUT SAVOIR QUEL JE SUIS ET OÙ JE REPOSE,

QU’IL DÉTRUISE QUELQUES-UNS DE MES OUVRAGES.
Au nord-ouest du tombeau d’Osymandyas, dans une

gorge formée naturellement dans la montagne libyque, on trouve un petit édifice qui paraît avoir été consacré au culte d’Isis ; il est au milieu d’une enceinte en briques crues, très-bien conservée. Une porte en pierre, d’une belle proportion, y est engagée, et conduit au temple. Ce n’est pas sans éprouver quelque plaisir que l’œil, pour ainsi dire fatigue des grandes masses qu’il vient de contempler, se repose sur un édifice de dimensions peu considérables, dont il peut embrasser à-la-fois toutes les parties. On y voit avec un vif intérêt de riches frises, d’élégantes corniches, sculptées avec goût, et toutes brillantes des plus éclatantes couleurs. Si l’on voulait construire en France un temple égyptien, on ne pourrait en copier un qui offrit plus complétement tout ce que l’architecture égyptienne a de gracieux dans ses détails.

En continuant toujours de parcourir le chemin qui borde le désert, à partir du tombeau d’Osymandyas, on trouve une enceinte en briques crues. L’espace qu’elle renferme est divisé en deux portions inégales par un mur construit en matériaux de même nature. Non loin de là, sur la gauche, est un mamelon séparé de la chaîne libyque, dans lequel les Égyptiens ont creusé une de ces syringes si célèbres dans l’antiquité. C’est un véritable dédale, dans lequel on ne doit pas pénétrer sans prendre quelques précautions. Le grand nombre de couloirs et de salles, les puits verticaux qui conduisent à des appartemens inférieurs, présentent l’aspect d’un lieu destiné à des initiations et à des célébrations de mystères.

Dans le voisinage de cette syringe, on voit une longue suite de petits monceaux de débris en pierre calcaire, placés à égale distance, et disposés sur deux rangées. C’était une allée de sphinx qui conduisait d’abord à des constructions maintenant ruinées, et, tout près de la montagne, à un édifice qui paraît attester en même temps les efforts et l’impuissance des Égyptiens dans la construction des voûtes.

Enfin, si l’on reprend le chemin tracé sur la limite du désert, on aperçoit à droite les fragmens de deux statues en granit noir, et l’on arrive bientôt à Qournah, dont le palais offre l’exemple d’un portique formé d’un seul rang de colonnes, qui a quelque rapport avec les édifices des Grecs ; il a plutôt l’air de n’avoir point été achevé que de tomber en ruine, et cependant le temps lui a imprimé une couleur de vétusté plus prononcée que celle des monumens que nous venons de parcourir : il est aussi exécuté avec moins de perfection ; il paraît avoir été une habitation royale. L’élévation et l’étendue des salles, la manière dont les jours sont disposés, tout y est différent de ce que l’on voit dans les temples. En avant de cet édifice, sont des monticules de décombres sur lesquels s’élevaient probablement autrefois les maisons particulières. Un bois de palmiers s’étend de l’extrémité des ruines de Qournah jusqu’aux bords du Nil, et termine très-agréablement de ce côté la belle plaine de Thèbes.

À la distance de sept à huit cents mètres[10] de Qournah, toujours en descendant le fleuve, au pied de la montagne, et dans un enfoncement carré, qui a été pratique de main d’homme, on trouve un grand nombre d’ouvertures creusées dans le roc. On y voit de doubles et de triples galeries, et des chambres qui servaient de sépultures ; elles sont quelquefois fréquentées par les habitans de Qournah, qui en font un lieu de refuge. C’est là que l’illustre et infatigable général Desaix, poursuivant avec ardeur, jusque dans les parties les plus élevées de l’Égypte, les Mamlouks vaincus et dispersés, fut assailli à coups de pierres par les sauvages habitans de ces sombres demeures. Livré à son amour pour les arts, Desaix s’était distrait un moment de ses nobles et courageux desseins, en allant parcourir les curiosités renfermées dans l’ancienne capitale qu’il venait de conquérir ; il en admirait les édifices somptueux, les vastes portiques et les statues colossales. Que de conquérans avant lui avaient passé sur ce sol classique avec des dispositions bien différentes ! Excités par la haine et par la vengeance, ils n’avaient songé qu’à porter le ravage et la destruction dans tous ces monumens que Desaix eût voulu rendre à leur premier état et à leur antique splendeur.

Nous venons de jeter un coup d’œil rapide sur les belles ruines qui sont du côté de la Libye ; traversons maintenant le Nil, et parcourons la rive droite de ce fleuve, où des merveilles non moins étonnantes nous attendent encore. Dirigeons d’abord notre course vers Louqsor. Quoi de plus riche et de plus varié que la scène qui se présente à nos regards ! Des îles toutes brillantes de végétation et de verdure ; un beau fleuve roulant avec rapidité ses eaux fécondantes, animé par le mouvement de barques à grandes voiles triangulaires, qui transportent dans toute l’Égypte les produits de cette fertile contrée ; des fellâh plongés dans le Nil, et traînant à la nage des filets remplis de pastèques ; le ton jaune et tranquille des premiers plans, sur lesquels s’élève une noble architecture ; de larges ombres portées par des masses colossales ; des constructions arabes, qui se lient d’une manière si pittoresque avec les plus magnifiques ruines ; plus loin, une plaine couverte de palmiers et de verdure, et à l’horizon, la chaîne arabique, telle est la faible esquisse de l’un des plus beaux spectacles dont l’homme puisse jouir.

Pour arriver à l’entrée principale du palais de Louqsor, il faut pénétrer dans le village à travers des rues étroites et remplies de décombres. Ce que l’on voit donne l’idée de la plus affreuse misère et rappelle le souvenir de la plus grande opulence. En effet, à côté de chétives cahutes se montrent tout-à-la-fois deux superbes obélisques d’un seul morceau de granit de vingt-quatre à vingt-cinq mètres[11] d’élévation ; derrière ces obélisques, deux statues colossales assises, de onze mètres[12] de proportion ; puis un pylône de seize mètres[13] de hauteur. Toutes ces masses colossales sont inégales entre elles et irrégulièrement disposées ; mais on ne s’en aperçoit point d’abord ; on est trop préoccupé de cette ordonnance architecturale tout-à-fait grandiose. Il n’est aucun de ces monumens qui, s’il était isolé, ne commandât l’admiration, et ils semblent réunis ici pour produire sur le spectateur l’impression la plus profonde. Les obélisques offrent à l’œil étonné des hiéroglyphes sculptés avec autant de finesse et de soin que la plus belle pierre gravée. On remarque dans les statues la sévérité et la tranquillité de leur pose. Le pylône est couvert de sculptures représentant des combats sur des chars, des passages de fleuves et des prises de forteresses.

L’intérieur du monument de Louqsor entretient dans l’âme du spectateur le sentiment d’une admiration toujours croissante. En effet, cet intérieur offre à la vue plus de deux cents colonnes de différentes proportions, dont la majeure partie subsiste encore en entier ; les diamètres des plus grosses ont jusqu’à trois mètres et un tiers[14]. Tous ces édifices sont environnés de décombres qui s’élèvent de beaucoup au-dessus du niveau général de la plaine.

Au sud-est de Louqsor, à peu près à une demi-heure de marche et à la hauteur d’el-Bayâdyeh, on voit une grande enceinte qui a beaucoup d’analogie avec le cirque que nous avons observé près de Medynet-abou.

En sortant du village de Louqsor par la rue qui est en face de l’entrée principale du palais, on arrive bientôt à l’extrémité de la butte factice sur laquelle s’élève tout ce quartier de Thèbes ; et si l’on se dirige vers le nord, on se trouve au milieu d’un chemin bien frayé, où, de part et d’autre, existent, à des intervalles assez rapprochés, des débris de piédestaux et des restes de sphinx. Plus on approche de Karnak, plus ces fragmens se multiplient ; et à Karnak même, on trouve des sphinx entiers à corps de lion et à tête de femme. Ainsi, depuis Louqsor jusqu’à Karnak, c’est-à-dire dans une étendue de deux, mille mètres[15], on suit une avenue qui a dû contenir plus de six cents sphinx. On trouve à droite, et presque tout le long de cette allée, une suite de monticules de décombres qui semblent unir ces lieux remarquables.

Pénétrons maintenant au milieu des ruines qui s’annoncent par une avenue si imposante. Il est difficile d’abord de ne point admirer la richesse du paysage, le contraste de ces chétives chaumières et de ces grands monumens, les effets variés de ces touffes de palmiers qui forment des groupes si pittoresques avec les ruines, la verdure éclatante des arbres en opposition avec le ton brillant de l’architecture. Une multitude de monticules de décombres répandus partout, et de hauteurs différentes, changent pour le spectateur les points de vue, et lui présentent, à chaque pas, des aspects nouveaux, qui ont tous un intérêt particulier.

À l’extrémité septentrionale de l’avenue de sphinx, et sur la droite, sont de grandes enceintes en briques crues, où l’on remarque des restes de portes de temples et de palais, des débris épars de colosses renversés, des statues assises, en granit noir, entassées avec profusion dans un même lieu, de vastes bassins où arrivent encore par infiltration les eaux du Nil lors de l’inondation.

De l’allée de sphinx dirigée sur Louqsor, on passe, en déviant un peu sur la gauche, dans une avenue plus large, formée toute entière de beliers accroupis, élevés sur des piédestaux, et à l’extrémité de laquelle est une porte triomphale de la proportion la plus élégante. Toutes ces constructions précèdent un temple qui porte dans toutes ses parties l’empreinte de la plus grande vétusté, et cependant il est construit avec des débris d’autres monumens. On admire les grandes et belles lignes de son architecture, et les effets remarquables de lumière que produit son portique à jour. Il ne faut pas s’attendre à y trouver les formes sveltes et élégantes des édifices grecs : ses colonnes ont peu d’élévation ; mais leur proportion même donne à l’édifice un caractère d’austérité qui en fait le mérite. L’obscurité qui règne dans tout l’intérieur de ce temple est autant produite par la privation des rayons directs du soleil, que par la couleur noirâtre des murs : elle augmente l’effet de l’architecture massive du monument. Quel contraste frappant entre cet édifice et le petit temple d’Isis qui en est tout voisin ! au ton brillant de la pierre dont celui-ci est bâti, on dirait qu’il sort des mains de l’ouvrier ; et cependant, que de siècles se sont écoulés depuis sa construction ! Le vieux temple a des sculptures qui semblent n’annoncer que l’enfance de l’art : le temple d’Isis, au contraire, a des bas-reliefs d’une exécution parfaite.

La richesse de la perspective qu’offrent ces monumens, est augmentée par la vue d’autres ruines plus importantes, qui forment le fond du tableau, et que nous avons encore à parcourir. C’est au nord-est que se trouve un des chemins qui y conduisent. Les anciens Égyptiens semblent avoir épuisé ici toutes les ressources de la magnificence : en effet, on arrive de ce côté au palais par une longue avenue des plus gros sphinx qui existent dans toutes les ruines de l’Égypte ; elle précède des propylées formés d’une suite de pylônes au-devant desquels sont des statues colossales, dont les unes sont assises et les autres debout. Ces constructions ne se recommandent pas seulement par la grandeur de leurs dimensions, elles se font remarquer encore par la variété des matériaux précieux qui y sont employés. Une espèce de pierre calcaire, compacte comme le marbre, un grès siliceux, mélangé de couleurs variées, les beaux granits rose et noir de Syène, ont été mis en œuvre pour les statues. La porte du premier pylône est elle-même toute entière en granit, et couverte de sculptures exécutées avec une perfection qu’on ne retrouve que dans les obélisques. Tous ces pylônes ont des axes différens ; ils n’ont ni la même épaisseur ni la même étendue ; ils ont en outre éprouvé de grandes dégradations, et cependant ils produisent encore l’effet le plus imposant, et l’on est forcé de reconnaître qu’ils annoncent d’une manière tout-à-fait majestueuse le vaste monument auquel ils conduisent. Le palais de Karnak, vu de ce côté, ne présente que l’image d’un bouleversement général, et l’on ne peut distinguer, au premier abord, si ce que l’on voit est une suite continue de constructions régulières. À travers ces vastes ruines, on n’aperçoit que des fragmens d’architecture, des troncs de colonnes brisées, des statues colossales mutilées, des obélisques renversés, d’autres qui s’élèvent encore majestueusement sur leur base, des salles immenses dont les plafonds sont soutenus par une forêt de colonnes, des pylônes et des portes qui surpassent en hauteur toutes les constructions de ce genre dont nous avons déjà parlé. La confusion est telle, que le spectateur, impatient et agité, tourne tout autour de cet immense édifice pour chercher à le comprendre. Il faut se placer à son extrémité nord-ouest, pour mieux reconnaître toutes les parties qui le constituent : c’est aussi le point de vue le plus favorable pour embrasser d’un seul coup d’œil tout l’ensemble des ruines de Karnak.

C’est par l’entrée qui regarde l’ouest, qu’il faut pénétrer dans le palais, pour se rendre compte de la disposition de son plan. Un premier pylône, qui paraît n’avoir jamais été achevé, forme cette entrée : en passant sous la porte, on est vivement frappé de la richesse et de la variété des objets que l’on aperçoit ; on admire surtout ces longues avenues de colonnes, ces enfilades de portes, de pylônes, de salles successives, qui ont toutes le même axe, et dont les dernières sont tellement éloignées, qu’elles se dérobent, pour ainsi dire, à la vue du spectateur. Nous devons toutefois convenir que la première impression que l’on éprouve à l’aspect de l’architecture du palais, ne satisfait pas la vue : le talus des pylônes est exagéré, et choque d’autant plus, qu’il paraît être la cause de leur destruction ; les colonnes, les chapiteaux, présentent, dans leurs décorations, des formes auxquelles l’œil n’est pas habitué ; les hiéroglyphes et les ornemens ne semblent point exécutés avec fermeté : voilà ce que l’on prend pour des défauts, qu’augmente encore la fatigue dont on se sent accablé à la seule pensée de démêler quelque chose dans un ensemble qui parait un véritable chaos. Cependant on revient bientôt de cette première impression défavorable, et les yeux s’accoutument sans effort à la contemplation d’un spectacle si nouveau et si inattendu. Tout en effet annonce ici la grandeur et la magnificence royales. Il faut se représenter une première cour, décorée sur les côtés de longues galeries, et renfermant dans son enceinte des temples et des habitations. Au milieu est une avenue de colonnes qui ont jusqu’à vingt-trois-mètres[16] d’élévation : ruinées dans leurs fondemens, la plupart d’entre elles sont tombées d’une seule pièce ; et étendent au loin les troncs de leurs assises, encore rangés dans leur ordre primitif. Une seule reste debout, comme pour attester une magnificence que l’on ne peut plus que deviner. Un second pylône, précédé de deux statues colossales, sert d’entrée à une grande salle, qui a cent trois mètres[17] dans sa plus grande dimension, et cinquante-un[18] dans sa plus petite. Les pierres de plafond reposent sur des architraves portées par cent trente-quatre colonnes encore debout. Les plus grosses n’ont pas moins de trois mètres soixante centièmes[19] de diamètre, et plus de vingt-deux mètres et demi[20] d’élévation. Les chapiteaux ont près de vingt-un mètres[21] de développement, et leur partie supérieure présente une surface où cent hommes pourraient tenir aisément debout.

En passant sous un autre pylône, on arrive dans une espèce de cour, où il existait autrefois deux obélisques en granit, de vingt-deux mètres quarante centièmes[22] d’élévation : un seul reste encore élevé sur sa base. Une grande porte et un autre pylône conduisent à une salle détruite jusque dans ses fondemens ; elle avait des galeries formées de piliers cariatides, et elle renferme le plus grand des obélisques qui existent encore dans toute l’Égypte. Cet obélisque a trente mètres[23] de hauteur : ses sculptures sont d’une exécution parfaite, et semblent être au-dessus de tout ce que pourraient produire en ce genre les arts perfectionnés de l’Europe. Une autre porte conduit à des constructions en granit, qui paraissent les plus soignées de tout ce vaste édifice. Plus loin, on aperçoit encore une multitude de colonnes et un grand nombre d’appartemens. Les couleurs qui sont appliquées sur toutes les sculptures, et qui devraient avoir le plus éprouvé les ravages du temps, brillent presque partout du plus vif éclat.

Tant de grandeurs et de magnificence laisse dans l’esprit des impressions vives et profondes. Un spectacle si extraordinaire paraît être moins une réalité que le produit d’une imagination disposée à s’environner d’objets d’une grandeur fantastique. Au milieu de ces belles ruines, le voyageur est frappé d’abord de la solitude qui l’entoure ; mais bientôt des souvenirs sans nombre se présentent en foule à sa pensée. Tout alors s’anime autour de lui : les batailles sculptées sur les murs du palais ne sont plus de vaines images ; il se reporte aux lieux mêmes où elles ont été livrées ; il suit les mouvemens des armées qui sont en présence ; il s’intéresse vivement au héros qui, par l’impétuosité de son courage, décide la victoire. Ces édifices mêmes, objets de son étonnement, il se les représente à l’époque de leur construction première, remplis d’une multitude nombreuse, occupée à soulever ces énormes pierres qui forment les architraves et les plafonds. Il cherche à deviner par quel art merveilleux, et maintenant oublié, ces obélisques si élevés et ces statues si colossales ont été amenés de la carrière et placés sur leurs bases.

Lorsqu’on a pu saisir toute la distribution du plan du palais de Karnak, on se lasse point d’en admirer la régularité ; on remarque surtout la belle ordonnance et la symétrie de toutes les parties de ce vaste édifice.

Au nord du palais, on voit encore une porte triomphale, encore des avenues de sphinx, encore des débris d’obélisques. Aucun endroit de Thèbes ne réunit plus de fragmens de granit. Il semble qu’ici la barbarie ne se soit pas lassée de détruire ; rien n’est entier : on ne voit plus que les fondations d’édifices qui dûrent être considérables.

Après avoir montré les habitations des anciens rois de Thèbes, il nous reste à jeter un coup d’œil sur les hypogées qui furent leurs dernières demeures. C’est derrière le palais de Qournah, que s’ouvre la vallée qui conduit aux tombeaux des rois. Elle est formée par deux chaînes de montagnes qui sont à pic dans presque toute leur étendue. Elle se dirige d’abord entre le septentrion et le couchant ; puis elle tourne de plus en plus vers l’occident, et prend successivement toutes les directions, jusqu’à ce qu’enfin elle occupe une position intermédiaire entre le sud et l’ouest. C’est là que l’on voit les hypogées qui ont servi de sépultures aux anciens souverains de l’Égypte ; c’est là qu’étalant une magnificence vraiment royale, ces monarques ont fait concourir tous les arts à l’embellissement de leurs dernières demeures. L’architecture leur a fourni des distributions sages et une exécution soignée ; la sculpture, des sujets naïfs et gracieux ; la peinture, des couleurs pleines de fraîcheur et d’éclat. Si parmi cette foule d’ornemens dont les parois des tombeaux sont couvertes, il en est quelques-uns qui paraissent extraordinaires, ce n’est sans doute que parce qu’on ne peut pénétrer aujourd’hui les motifs de leurs formes bizarres.

On peut regarder ces tombeaux comme le dépôt de toutes les connaissances de l’antique Égypte. On y voit en effet une multitude de tableaux dont les uns ont trait à des scènes domestiques, les autres à la religion, à l’astronomie, et en général aux sciences et aux arts. Les rois reposaient dans ces demeures sombres, au milieu de tout ce qui pouvait les recommander à la postérité. On y avait consigné les services qu’ils avaient rendus à la patrie, les actions d’éclat qui les avaient illustrés à la guerre, les tributs qu’ils avaient levés sur les peuples vaincus, les arts et les sciences qu’ils avaient encouragés et protégés.

Ces tombeaux sont construits sur un même plan ; mais ils offrent presque tous des particularités remarquables. Une porte taillée verticalement dans le rocher sert d’entrée à une longue galerie ou couloir qui se dirige vers l’intérieur de la montagne, suivant un plan incliné à l’horizon, et qui constitue, à proprement parler, tout l’hypogée. Ces couloirs sont entrecoupés, tantôt par de simples encadremens ou chambranles taillés dans le rocher et destinés à recevoir des portes, tantôt par de petites pièces carrées ou rectangulaires, et tantôt encore par de grandes salles oblongues, soutenues par des piliers élevés sur un stylobate qui règne dans tout le pourtour. C’est dans ces grandes pièces que se trouve ordinairement un sarcophage de granit, qui renfermait la dépouille mortelle des rois. La plus grande de ces excavations a cent onze mètres[24] de profondeur, et il faut se représenter que, dans une aussi grande étendue, il n’y a pas un seul coin de mur, pas une seule paroi, pas un seul plafond, qui ne soient couverts de tableaux allégoriques, de figures hiéroglyphiques et d’ornemens multipliés. Ces monumens si dignes d’admiration confirment l’opinion que Diodore de Sicile a voulu en donner, lorsqu’il rapporte que les rois qui les ont élevés, n’ont point laissé à leurs successeurs le moyen de les surpasser[25].

Pour se former une idée complète de leur destination et de leur emploi, il faut se représenter la pompe funèbre d’un bon roi[26]. Pendant soixante-douze jours, tout son peuple a été en proie à la plus vive douleur ; les temples ont été fermés, les sacrifices interrompus, les fêtes suspendues ; toute l’Égypte a retenti de chants funèbres et de ces lamentations que l’on composait à la louange des vertus du roi. L’abstinence la plus entière a succédé à l’usage de tout ce qui flatter l’odorat et le goût. De magnifique funérailles ont été préparées, et, au dernier jour, le corps du roi est transporté du vaste palais de Karnak sur la rive occidentale du Nil. Il est déposé dans la barque fatale. Il traverse le fleuve qu’il de doit plus repasser. Le cortége des prêtres qui l’accompagnent, s’achemine vers la vallée des tombeaux. Les montagnes qui la forment sont couvertes d’une foule immense. On arrive enfin au lieu de la sépulture, et le corps est dépoasé à l’entrée de l’hypogée. Là, conformément aux lois, s’ouvre l’audience publie où l’on doit recevoir les accusations et les plaintes portées contre le monarque décédé. Les prêtres, en faisant au peuple l’exposé de sa vie, n’y trouvent que des actions vertueuses et dignes de louanges. Ce jugement favorable est accueilli par les acclamations de la multitude innombrable qui accompagne le convoi. Aussitôt s’ouvrent les portes nombreuses qui défendent au vulgaire l’approche du lieu sacré. Les prêtres s’avancent, et leur marche n’est éclairée que par la lumière incertaine des lampes sépulcrales. Ils pénètrent dans le lieu le plus reculé du monument : ils déposent dans le sarcophage la momie du roi. La tombe se ferme pour toujours ; et dans ces lieux où s’était montré un cortége pompeux et bruyant, succède bientôt le silence du néant et de la mort.

Si les tombeaux des rois méritent à un haut degré l’attention, les nombreuses grottes dont le reste de la montagne libyque est percé, donnent lieu à une foule de remarques curieuses et pleines d’intérêts. On y voit représentés, dans des bas-reliefs coloriés, ou dans des peintures, les différens travaux auxquels se livraient les anciens Égyptiens, tels que la chasse, la pêche, le labourage, les récoltes, la navigation, le commerce, les exercices militaires, les procédés des arts et métiers. Les cérémonies nuptiales et funéraires y sont aussi partout figurées. Il s’en faut de beaucoup que nous ayons pénétré dans toutes ces grottes, qui mériteraient elles seules que l’on fit un voyage pour les parcourir et les étudier ; mais parmi celles que nous avons visitées, on doit remarquer plus particulièrement les hypogées qui renferment encore des momies. Une très-petite ouverture, obstruée maintenant par des débris de pierres et de briques, en forme l’entrée. Ce n’est qu’en rampant au milieu des restes de momies et des lambeaux, que l’on peut s’y introduire. On se trouve alors dans un couloir très-élevé, dont les murs sont décorés d’inscriptions hiéroglyphiques ; ensuite on pénètre dans d’autres petits passages, avant d’atteindre au fond de la grotte, vers laquelle on arrive par une pente douce qui commence dès l’origine. Les momies sont rangées les unes sur les autres dans des caveaux creusés de chaque côté des couloirs. Souvent elles remplissent des puits assez profonds, jusqu’au niveau du sol de la grotte ; mais elles sont maintenant bouleversées et présentent l’aspect de la dévastation. Il est impossible de ne pas être vivement ému à la vue de tous ces corps inanimés qui sont là depuis tant de siècles, et qu’un avarice sordide et une insatiable curiosité ont troublés dans leur repos qui devait être éternel.

Le riche et le pauvre paraissent, au premier coup d’œil, confondus dans ces asiles de la mort ; mais bientôt, en examinant les momies avec soin, on reconnaît que les hommes dont elles offrent les restes, étaient d’une condition différente. Les distinctions et les richesses les ont encore suivis dans ces demeures sombres, où ce qui frappe le plus est le néant de tous. Des mains et des pieds, quelquefois des parties plus considérables du corps, entièrement dorés, annoncent les débris de personnages importans. Des enveloppes décorées de dorures et d’hiéroglyphes peints, des manuscrits en caractères hiéroglyphiques et vulgaire, qui retraçaient probablement la vie du mort ou des formulaires usités dans les cérémonies funèbres, sont encore des indices non équivoques de puissances et de richesse. Ce qui étonne au-delà de tout ces qu’on peut imaginer, c’est la prodigieuse quantité de bas-reliefs et d’hiéroglyphes sculptés et peints, qui couvrent les parois de ces frottes ; et ces sculptures ne devaient jamais voir le jour ! et elles n’ont pu être exécutées qu’à la lueur des flambeaux ! L’imagination suffit à peine à se figurer quel temps, quel nombre prodigieux d’ouvriers, quelle constance a demandé la création de tant de merveilles.

Au sentiment de curiosité qui conduit le voyageur dans les tombeaux, succède une vive inquiétude, lorsqu’il y est entré. Ce n’est pas sans effroi qu’à la lueur d’un faible flambeau il pénètre dans ces catacombes : la crainte de voir la lumière s’éteindre, et de se perdre au milieu de ces labyrinthes, n’est pas moins cruelle que la chance qu’il court d’être victime d'un incendie qu’une étincelle pourrait allumer au milieu des matières éminemment inflammables dont les hypogées sont remplis.

Tout ce faste et toute cette magnificence des tombeaux, tous ces soins apportés à la conservation de la dépouille mortelle de l’homme, seraient entièrement incompréhensibles, si les mœurs et les croyances religieuses des Égyptiens n’en développaient le motif. On sait combien ce peuple se livrait au sentiment de la reconnaissance, dont les lois mêmes lui faisaient un devoir. Il faut ajouter encore, si l’on en croit les anciens historiens, que les tombeaux n’étaient pas seulement des monumens sacrés qui devaient porter aux siècles futurs la mémoire des grands princes, mais qu’ils étaient encore regardés comme des demeures éternelles[27] : car les Égyptiens ne pensaient pas que l’existence fût restreinte aux limites resserrées de la vie[28]. Les maisons n’étaient considérées que comme des hôtelleries, où l’on n’était qu’en passant : les demeures véritables étaient les tombeaux que l’on devait habiter durant des siècles infinis.

En quittant la partie de la chaîne libyque où sont creusées ces grottes nombreuses, si l’on monte sur le sommet le plus élevé des rochers calcaires qui forment la vallée des tombeaux des rois, on domine sur toute la plaine de Thèbes et sur tout le désert montueux de la Libye. On a presque à ses pieds le tombeaux d’Osymandyas, près duquel on peut se rendre par un chemin rocailleux et escarpé, que l’on suit rarement. À gauche, on voit l’édifice où se trouve un plafond en forme de voûte, et le palais de Qournah. À droite, les deux statues du Memnonium présentent leur masse presque informe. Plus loin, Medynet-abou offre aux regards son palais à deux étages, et ses majestueux pylônes, et son vaste hippodrome. Le petit temple du sud se perd au loin dans la vapeur. De l’autre côté du Nil, Karnak montre ses obélisques, ses hautes colonnes, et le long circuit de ses ruines. Louqsor est à l’extrémité de ce point de vue si riche et si varié ; ses deux beaux obélisques et ses grands édifices dépassent de beaucoup les maisons arabes, qu’on aperçoit à peine. Le Nil superbe poursuit son cours sinueux au milieu de cette belle plaine, qu’il semble se plaire à arroser. Les îles qu’il forme, les canaux qu’il remplit lors de la crue périodique de ses eaux, donnent de la fraîcheur et de la vie à ce tableau, dont la vue peut à peine embrasser l’immensité. Seul sur le point le plus élevé, entouré du vaste silence des déserts, et soumis à l’impression éloquente des ruines, on se livre naturellement à des réflexions profondes.

Qu’est devenu le temps où une population nombreuse animait tout ce vaste tableau ? Ces pierres renversées, ces débris de granit dispersés de toutes parts, formaient alors des édifices réguliers, des statues de dieux et de héros. Ces colonnes, maintenant abattues, ornaient des palais et des temples qu’embellissaient l’or et les pierreries[29], et que décoraient les meubles les plus riches et les plus précieux[30]. Cette plaine immense était jadis tellement cultivée, que les plus religieux observateurs du culte des morts ne pouvaient même en rien réserver pour les sépultures[31]. Sa terre féconde produisait d’abondantes moissons, et nourrissait de nombreux troupeaux. Là s’échangeait contre les productions d’une fertile contrée, tout ce que l’Asie, l’Afrique, l’Inde et l’Arabie offrent de riches tissus et de parfums précieux[32]. Là s’entassaient levés sur les peuples conquis, et les offrandes faites dans les temples des dieux. Mais quel serait l’étonnement de ces nombreux Thébains dont la dépouille mortelle existe encore toute entière dans ces grottes profondes, si, tout-à-coup, secouant les linceuls qui les enveloppent de toute parts, ils sortaient de leurs tombeaux, et jetaient les yeux sur une terre qu’ils avait embellie de tant de monumens, dont les restes attestent encore la puissance du génie qui les éleva ! Quel spectacle de dévastation et de solitude frapperait leurs regards ! Aux lieux où circulait jadis une foule active et nombreuses, ils ne verraient plus épars çà et là que quelques hommes indolens et abrutis par le despotisme, errant sur l’emplacement d’une illustre cité. Là où existaient des habitations somptueuses, résultat d’une civilisation perfectionnée, ils n’apercevraient plus que de misérables cabanes, bâties sans art. Ils verraient l’habitation des rois transformée en repaire d’animaux sauvages, et le chacal, poursuivi dans les retraites qu’il y a choisies, se montrer tout-à- coup au sommet le plus élevé des ruines. Ils verraient les sanctuaires des temples, devenus le réduit de reptiles immondes et de ces animaux hideux qui ne se plaisent que dans l’obscurité d’une profonde nuit. Ils verraient les palais transformés en sentines publiques, les champs stériles et abandonnés, et l’habitant stupide mettant toutes ses jouissances à amasser un peu d’or, qu’il cherche souvent en vain à dérober aux agens d’un gouvernement barbare et tyrannique.

Élevé sur cette montagne qui domine tout l’horizon, et planant, pour ainsi dire, au-dessus de la terre, avec quels sentimens désintéressés on juge les révolutions et le cours des choses humaines ! Que sert à une cité d’avoir été riche et puissante, d’avoir soumis le monde à l’influence de ses idées religieuses, d’avoir rendu tributaires de son commerce les plus riches pays de l’univers ? Que lui sert d’avoir posé les premiers principes de la civilisation, d’avoir porté dans les pays les plus éloignés la gloire de ses armes, d’avoir cultivé les sciences et les arts avec éclat, si tout cela ne peut la sauver de la destruction, si la barbarie et la brutalité doivent succéder à l’influence bienfaisante d’un gouvernement protecteur, si de tant de merveilles il ne doit plus rester que des souvenirs qui s’effaceront peut-être un jour des traditions humaines ? Heureux pourtant, entre tous les autres, cet antique peuple de Thèbes, d’avoir vécu sous un climat si propice à la conservation des monumens ! Que de nations ont passé sur la terre, sans avoir laissé aucune trace de leur existence ! Mais il semble que la nature a été d’accord avec les Égyptiens, en secondant leurs vues grandes et élevées ; ou plutôt ce peuple vraiment observateur avait reconnu que tout, dans sa patrie, tendait à éterniser les monumens qu’il avait la hardiesse de concevoir et l’audace d’exécuter. Ce n’est donc pas en vain qu’il a entrepris dans le sein de la terre, et porté jusqu’à leur dernière perfection, des travaux peut-être plus nombreux que ceux qu’il a élevés à sa surface ; ce n’est pas en vain qu’il a enlevé aux montagnes leurs rochers, pour en former des temples et des palais, pour les façonner en statues colossales et en obélisques immenses. Si tous les monumens qu’il a élevés ne subsistent point dans leur entier, il en reste assez pour prouver que l’industrie humaine peut lutter avec avantage contre l’action du temps, et opposer d’insurmontables obstacles aux ravages des conquérans destructeurs.

Tel est l’aperçu général de cette fameuse Thèbes, dont on chercherait en vain à se faire une juste idée, si l’on n’avait point erré dans ses palais et dans ses temples, ruines si magnifiques, si vantées, et pourtant si peu connues jusqu’à ce jour. Est-il rien de plus merveilleux que l’ensemble qu’elles présentent aux regards du voyageur qui a pu pénétrer jusqu’aux lieux qui les recèlent ? Les généraux français, les soldats eux-mêmes, à la vue de cet imposant spectacle, lui ont payé le plus beau tribut d’admiration. Une des fêtes les plus importantes de notre patrie fut célébrée sur les ruines de la plus ancienne des cités ; c’est alors qu’un général habile[33] harangua les troupes au milieu du plus vaste des palais de Thèbes : alors se renouvelèrent des cris de victoire et d’allégresse ; et ces ruines, depuis si long-temps vouées au silence, ralentirent du bruit soudain de ces foudres de bronze qui jamais ne s’étaient fait entendre dans leur enceinte.

Après avoir jeté un coup d’œil général sur tous ces monumens, nous allons nous livrer à l’étude des détails intéressans qu’ils présentent, et faire connaître dans toutes leurs parties les objets qui ont excité, à un si haut degré, notre intérêt et notre curiosité.

  1. Voy. le plan général de Thèbes pl. 1, A., vol.  ii.
  2. Un séjour prolongé pendant plus de deux mois sur les ruines de Thèbes nous a permis de nous livrer à une étude approfondie des monumens d’antiquité.
  3. Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle.
  4. Mille vingt-six toises.
  5. Cinq cent treize toises.
  6. Ce mot est dérivé de πυλὼν que les Grecs ont employé pour designer les grandes constructions pyramidales qui forment ordinairement l’entrée des temples et des palais de l’Égypte. Voyez ce que nous rapportons à ce sujet dans la seconde partie de la section III de ce chapitre.
  7. Ce sont des mimosa nilotica.
  8. C’est le Memnonium de Strabon : on en trouvera des preuves dans la section II de ce chapitre.
  9. Soixante et un pieds.
  10. Trois cent cinquante à quatre cents toises.
  11. Soixante-douze à soixante-quinze pieds.
  12. Trente-quatre pieds.
  13. Cinquante pieds.
  14. Dix pieds.
  15. Mille vingt-six toises.
  16. Soixante-dix pieds.
  17. Trois cent dix-huit pieds.
  18. Trois cent dix-huit pieds.
  19. Onze pieds.
  20. Soixante-dix pieds.
  21. Soixante-quatre pieds.
  22. Soixante-neuf pieds.
  23. Quatre-vingt-onze pieds.
  24. Trois cent quarante-un pieds.
  25. Diod. Sic. Biblioth. hist. lib. 1, pag. 56, cd. 1746.
  26. Diod. Sic. Biblioth. hist. lib. 1, pag. 83, cd. 1746.
  27. Diod. Sieul. Biblioth. hist. l. i, sect. 2, pag. 60, ed. 1746
  28. D’après les témoignages des anciens auteurs, une des croyances religieuses des Égyptiens était que les ames n’abandonnaient les corps que lorsque ceux-ci avaient éprouvé une entière destruction : alors ces ames quittaient les enfers pour venir animer de nouveaux corps, en commençant par ceux des plus vils animaux, et s'élevant par degrés jusqu’aux plus nobles, pendant l’espace de trois mille ans, au bout desquels elles rentraient dans des corps humains. Voyez le savant ouvrage de Zoega, De origine et usu obeliscorum, sect. iv, cap. i, pag. 294 et seq.
  29. Lucian. Imagines, p. 12, Clem. Alexandrin. Pœdagogus, lib. iii, cap. 2.
  30. Voyez les pl. 89 et 92 des tombeaux des rois, A., vol. ii.
  31. La loi égyptienne, qui nous a été transmise par Platon, et énoncée en ces termes Θήϰας δ’ εἶναι, τἅν χωρίων ὁπόσα μὲν ἐργάσιμα μηδαμοῦ, μητέ τι μέγα μητέ τι σμιϰρὸν μνῆμα (Plato, de Legibus, lib. xii).
  32. Tacit. Annal. lib. ii.
  33. Le général Béliard, commandant les provinces supérieures de l’Égypte. Tous les membres de la commission ont eu à se louer des facilités qu’il leur a données pour se livrer à l’étude des antiquités ; mais nous avons plus particulièrement éprouvé les effets de la bienveillance de ce général, et c’est un besoin pour nous de lui en témoigner ici notre gratitude.