« Le Député d’Arcis » : différence entre les versions

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L’Arrondissement d’Arcis va voter à Bar-sur-Aube, qui se trouve à quinze lieues d’Arcis, il n’existe donc pas de député d’Arcis à la Chambre.
 
Des ménagements exigés par l’histoire des moeursmœurs contemporaines ont dicté ces précautions. Peut-être est-ce une ingénieuse combinaison que de donner la peinture d’une ville pour cadre à des faits qui se sont passés ailleurs. Plusieurs fois déjà, dans le cours de LA COMÉDIE HUMAINE, ce moyen fut employé, malgré son inconvénient qui consiste à rendre la bordure souvent aussi considérable que la toile.)
 
À la fin du mois d’avril 1839, sur les dix heures du matin, le salon de madame Marion, veuve d’un ancien Receveur-général du département de l’Aube, offrait un coup d’oeild’œil étrange. De tous les meubles, il n’y restait que les rideaux aux fenêtres, la garniture de cheminée, le lustre et la table à thé. Le tapis d’Aubusson, décloué quinze jours avant le temps, obstruait les marches du perron, et le parquet venait d’être frotté à outrance, sans en être plus clair. C’était une espèce de présage domestique concernant l’avenir des élections qui se préparaient sur toute la surface de la France. Souvent les choses sont aussi spirituelles que les hommes. C’est un argument en faveur des Sciences Occultes.
 
Le vieux domestique du colonel Giguet, frère de madame Marion, achevait de chasser la poussière qui s’était glissée dans le parquet pendant l’hiver. La femme de chambre et la cuisinière apportaient, avec une prestesse qui dénotait un enthousiasme égal à leur attachement, les chaises de toutes les chambres de la maison, et les entassaient dans le jardin.
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En désignant aux deux femmes le fond du salon, la vieille dame ordonna de disposer les chaises sur quatre rangs de profondeur, entre chacun desquels elle fit laisser un passage d’environ trois pieds. Chaque rangée présenta bientôt un front de dix chaises d’espèces diverses. Une ligne de chaises s’étendit le long des fenêtres et de la porte vitrée. À l’autre bout du salon, en face des quarante chaises, madame Marion plaça trois fauteuils derrière la table à thé qui fut recouverte d’un tapis vert, et sur laquelle elle mit une sonnette.
 
Le vieux colonel Giguet arriva sur ce champ de bataille au moment où sa soeursœur inventait de remplir les espaces vides de chaque côté de la cheminée, en y faisant apporter les deux banquettes de son antichambre, malgré la calvitie du velours qui comptait déjà vingt-quatre ans de services.
 
- Nous pouvons asseoir soixante-dix personnes, dit-elle triomphalement à son frère.
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- Si, après avoir reçu pendant vingt-quatre ans, tous les soirs, la société d’Arcis-sur-Aube, il nous manquait, dans cette circonstance, un seul de nos habitués ? ... dit la vieille dame d’un air de menace.
 
- Allons, répondit le colonel en haussant les épaules et interrompant sa soeursœur, je vais vous en nommer dix qui ne peuvent pas, qui ne doivent pas venir. D’abord, dit-il en comptant sur ses doigts : Antonin Goulard, le sous-préfet, et d’un ! Le procureur du roi, Frédéric Marest, et de deux ! Monsieur Olivier Vinet, son substitut, trois ! Monsieur Martener, le juge d’instruction, quatre ! Le juge de paix...
 
- Mais je ne suis pas assez sotte, dit la vieille dame en interrompant son frère à son tour, pour vouloir que les gens en place assistent à une réunion dont le but est de donner un député de plus à l’Opposition... Cependant Antonin Goulard, le camarade d’enfance et de collége de Simon, sera très-content de le voir député, car...
 
- Tenez, ma soeursœur, laissez-nous faire notre besogne, à nous autres hommes... Où donc est Simon ?
 
- Il s’habille ; répondit-elle. Il a bien fait de ne pas déjeuner, car il est très-nerveux, et quoique notre jeune avocat ait l’habitude de parler au tribunal, il appréhende cette séance comme s’il devait y rencontrer des ennemis.
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Feu monsieur Marion, le Receveur-général, avait pour frère un premier président d’une cour impériale. Simple avocat d’Arcis, ce magistrat avait prêté son nom, pendant la Terreur, au fameux Malin de l’Aube, Représentant du peuple, pour l’acquisition de la terre de Gondreville. Aussi tout le crédit de Malin, devenu sénateur et comte, fut-il au service de la famille Marion. Le frère de l’avocat eut ainsi la recette générale de l’Aube à une époque où, loin d’avoir à choisir entre trente solliciteurs, le gouvernement était fort heureux de trouver un sujet qui voulût accepter de si glissantes places.
 
Marion, le Receveur-général, recueillit la succession de son frère le président, et madame Marion celle de son frère le colonel de gendarmerie. En 1814, le Receveur-général éprouva des revers. Il mourut en même temps que l’Empire, mais sa veuve trouva quinze mille francs de rentes dans les débris de ces diverses fortunes accumulées. Le colonel de gendarmerie Giguet avait laissé son bien à sa soeursœur, en apprenant le mariage de son frère l’artilleur, qui, vers 1806, épousa l’une des filles d’un riche banquier de Hambourg. On sait quel fut l’engouement de l’Europe pour les sublimes troupiers de l’empereur Napoléon !
 
En 1814, madame Marion, quasi-ruinée, revint habiter Arcis, sa patrie, où elle acheta, sur la Grande-Place, l’une des plus belles maisons de la ville, et dont la situation indique une ancienne dépendance du château. Habituée à recevoir beaucoup de monde à Troyes, où régnait le Receveur-général, son salon fut ouvert aux notabilités du parti libéral d’Arcis. Une femme, accoutumée aux avantages d’une royauté de salon, n’y renonce pas facilement. De toutes les habitudes, celles de la vanité sont les plus tenaces.
 
Bonapartiste, puis libéral, car, par une des plus étranges métamorphoses, les soldats de Napoléon devinrent presque tous amoureux du système constitutionnel, le colonel Giguet fut, pendant la Restauration, le président naturel du comité-directeur d’Arcis qui se composa du notaire Grévin, de son gendre Beauvisage et de Varlet fils, le premier médecin d’Arcis, beau-frère de Grévin, personnages qui vont tous figurer dans cette histoire, malheureusement pour nos moeursmœurs politiques, beaucoup trop véridique.
 
- Si notre cher enfant n’est pas nommé, dit madame Marion après avoir regardé dans l’antichambre et dans le jardin pour voir si personne ne pouvait l’écouter, il n’aura pas mademoiselle Beauvisage ; car, il y a pour lui, dans le succès de sa candidature, un mariage avec Cécile.
 
- Cécile ? ... fit le vieillard en ouvrant les yeux et regardant sa soeursœur d’un air de stupéfaction.
 
- Il n’y a peut-être que vous dans tout le département, mon frère, qui puissiez oublier la dot et les espérances de mademoiselle Beauvisage.
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- Et on les a refusés !
 
- Que veulent donc les Beauvisage ? fit le colonel en regardant alternativement sa soeursœur et son fils.
 
On peut trouver extraordinaire que le colonel Giguet, frère de madame Marion, chez qui la société d’Arcis se réunissait tous les jours depuis vingt-quatre ans, dont le salon était l’écho de tous les bruits, de toutes les médisances, de tous les commérages du département de l’Aube, et où peut-être il s’en fabriquait, ignorât des événements et des faits de cette nature ; mais son ignorance paraîtra naturelle, dès qu’on aura fait observer que ce noble débris des vieilles phalanges napoléoniennes se couchait et se levait avec les poules, comme tous les vieillards qui veulent vivre toute leur vie. Il n’assistait donc jamais aux conversations intimes. Il existe en province deux conversations, celle qui se tient officiellement quand tout le monde est réuni, joue aux cartes et babille ; puis, celle qui mitonne, comme un potage bien soigné, lorsqu’il ne reste devant la cheminée que trois ou quatre amis de qui l’on est sûr et qui ne répètent rien de ce qui se dit, que chez eux, quand ils se trouvent avec trois ou quatre autres amis bien sûrs.
 
Depuis neuf ans, depuis le triomphe de ses idées politiques, le colonel vivait presque en dehors de la société. Levé toujours en même temps que le soleil, il s’adonnait à l’horticulture, il adorait les fleurs, et, de toutes les fleurs, il ne cultivait que les roses. Il avait les mains noires du vrai jardinier ; il soignait ses carrés. Ses carrés ! ce mot lui rappelait les carrés d’hommes multicolores alignés sur les champs de batailles. Toujours en conférence avec son garçon jardinier, il se mêlait peu, surtout depuis deux ans, à la société qu’il entrevoyait par échappées. Il ne faisait en famille qu’un repas, le dîner ; car il se levait de trop bonne heure pour pouvoir déjeuner avec son fils et sa soeursœur. On doit aux efforts de ce colonel, la fameuse rose-Giguet, que connaissent tous les amateurs. Ce vieillard, passé à l’état de fétiche domestique, était exhibé, comme bien on le pense, dans les grandes circonstances. Certaines familles jouissent d’un demi-dieu de ce genre, et s’en parent comme on se pare d’un titre.
 
- J’ai cru deviner que, depuis la Révolution de Juillet, répondit madame Marion à son frère, madame Beauvisage aspire à vivre à Paris. Forcée de rester ici tant que vivra son père, elle a reporté son ambition sur la tête de son futur gendre, et la belle dame rêve les splendeurs de la vie politique.
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- Ah ! la bonne plaisanterie ! s’écria madame Marion. Et pour quoi nous compte-t-elle ? ...
 
- Qui donc a-t-elle refusé ? demanda le colonel à sa soeursœur.
 
- Mais, depuis trois mois, Antonin Goulard et le procureur du roi, monsieur Frédéric Marest, ont reçu, dit-on, de ces réponses équivoques, qui sont tout ce qu’on veut, excepté un oui !
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Ce jeune homme maigre, au teint bilieux, d’une taille assez élevée pour justifier sa nullité sonore, car il est rare qu’un homme de haute taille ait de grandes capacités, outrait le puritanisme des gens de l’extrême-gauche, déjà tous si affectés à la manière des prudes qui ont des intrigues à cacher. Toujours vêtu de noir, il portait une cravate blanche qu’il laissait descendre au bas de son cou. Aussi sa figure semblait-elle être dans un cornet de papier blanc, car il conservait ce col de chemise haut et empesé que la mode a fort heureusement proscrit. Son pantalon, ses habits paraissaient toujours être trop larges. Il avait ce qu’on nomme en province de la dignité, c’est-à-dire qu’il se tenait roide et qu’il était ennuyeux ; Antonin Goulard, son ami, l’accusait de singer monsieur Dupin. En effet, l’avocat se chaussait un peu trop de souliers et de gros bas en filoselle noire. Simon Giguet, protégé par la considération dont jouissait son vieux père et par l’influence qu’exerçait sa tante sur une petite ville dont les principaux habitants venaient dans son salon depuis vingt-quatre ans, déjà riche d’environ dix mille francs de rentes, sans compter les honoraires produits par son cabinet, et à qui la fortune de sa tante revenait un jour, ne mettait pas sa nomination en doute.
 
Néanmoins, le premier coup de cloche, en annonçant l’arrivée des électeurs les plus influents, retentit au coeurcœur de l’ambitieux en y portant des craintes vagues. Simon ne se dissimulait ni l’habileté ni les immenses ressources du vieux Grévin, ni le prestige que le ministère déploierait en appuyant la candidature d’un jeune et brave officier alors en Afrique, attaché au prince royal, fils d’un des ex-grands citoyens la France et neveu d’une maréchale.
 
- Il me semble, dit-il à son père, que j’ai la colique. Je sens une chaleur douceâtre au-dessous du creux de l’estomac, qui me donne des inquiétudes...
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Et le maire se mit à rire de ce rire sans expression par lequel certaines personnes finissent toutes leurs phrases, et qu’on devrait appeler la ritournelle de la conversation. Puis monsieur le maire se mit à ce qu’il faut appeler sa troisième position, en se présentant droit, la poitrine effacée, les mains derrière le dos. Il était en habit et pantalon noirs, orné d’un superbe gilet blanc entr’ouvert de manière à laisser voir deux boutons de diamant d’une valeur de plusieurs milliers de francs.
 
- Nous nous combattrons, et nous n’en serons pas moins bons amis, reprit Philéas. C’est là l’essence des moeursmœurs constitutionnelles ! (Hé ! hé ! hé ! ) Voilà comment je comprends l’alliance de la monarchie et de la liberté... (Ha ! ha ! ha ! )
 
Là, monsieur le maire prit la main de Simon en lui disant : - Comment vous portez-vous ! mon bon ami ? Votre chère tante et notre digne colonel vont sans doute aussi bien ce matin qu’hier... du moins il faut le présumer ! ... (Hé ! hé ! hé ! ) ajouta-t-il d’un air de parfaite béatitude, - peut-être un peu tourmentés de la cérémonie qui va se passer... - Ah ! dam, jeune homme ( sic : jeûne hôme ! ), nous entrons dans la carrière politique... (Ah ! ah ! ah ! ) - Voilà votre premier pas... - il n’y a pas à reculer, - c’est un grand parti, - et j’aime mieux que ce soit vous que moi qui vous lanciez dans les orages et les tempêtes de la chambre... (hi ! hi ! ) quelqu’agréable que ce soit de voir résider en sa personne... (hi ! hi ! hi ! ) le pouvoir souverain de la France pour un quatre cent cinquante-troisième ! ... (Hi ! hi ! hi ! )
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Le candidat dévora l’épigramme sans répondre, car il fut obligé d’aller au-devant de deux nouveaux électeurs.
 
L’un était le maître du Mulet, la meilleure auberge d’Arcis, et qui se trouve sur la Grande-Place, au coin de la rue de Brienne. Ce digne aubergiste, nommé Poupart, avait épousé la soeursœur d’un domestique attaché à la comtesse de Cinq-Cygne, le fameux Gothard, un des acteurs du procès criminel. Dans le temps, ce Gothard fut acquitté. Poupart, quoique l’un des habitants d’Arcis les plus dévoués aux Cinq-Cygne, avait été sondé depuis deux jours par le domestique du colonel Giguet avec tant de persévérance et d’habileté, qu’il croyait jouer un tour à l’ennemi des Cinq-Cygne en consacrant son influence à la nomination de Simon Giguet, et il venait de causer dans ce sens avec un pharmacien nommé Fromaget, qui, ne fournissant pas le château de Gondreville, ne demandait pas mieux que de cabaler contre les Keller.
 
Ces deux personnages de la petite bourgeoisie pouvaient, à la faveur de leurs relations, déterminer une certaine quantité de votes flottants, car ils conseillaient une foule de gens à qui les opinions politiques des, candidats étaient indifférentes. Aussi l’avocat s’empara-t-il de Poupart et livra-t-il le pharmacien Fromaget à son père, qui vint saluer les électeurs déjà venus.
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- Oui ! oui ! cria-t-on d’une seule voix.
 
- En conséquence, reprit Simon, j’ai l’honneur de prier, d’après le voeuvœu de l’assemblée, monsieur le maire, de venir occuper le fauteuil de la présidence.
 
Philéas se leva, traversa le salon, en se sentant devenir rouge comme une cerise. Puis, quand il fut derrière la table, il ne vit pas cent yeux, mais cent mille chandelles. Enfin, le soleil lui parut jouer dans ce salon le rôle d’un incendie, et il eut, selon son expression, une gabelle dans la gorge.
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- Un pareil imbécile serait nommé ? ... dit Olivier Vinet en riant.
 
Le substitut, âgé d’environ vingt-trois ans, en sa qualité de fils aîné d’un des plus fameux procureurs-généraux dont l’arrivée au pouvoir date de la révolution de Juillet, avait dû naturellement à l’influence de son père d’entrer dans la magistrature du parquet. Ce procureur-général, toujours nommé député par la ville de Provins, est un des arcs-boutants du centre à la Chambre. Aussi le fils, dont la mère est une demoiselle de ChargeboeufChargebœuf, avait-il une assurance, dans ses fonctions et dans son allure, qui révélait le crédit du père. Il exprimait ses opinions sur les hommes et sur les choses, sans trop se gêner ; car il espérait ne pas rester longtemps dans la ville d’Arcis, et passer procureur du roi à Versailles, infaillible marche-pied d’un poste à Paris. L’air dégagé de ce petit Vinet, l’espèce de fatuité judiciaire que lui donnait la certitude de faire son chemin, gênaient d’autant plus Frédéric Marest que l’esprit le plus mordant appuyait les prétentions du subordonné. Le procureur du Roi, homme de quarante ans qui, sous la Restauration, avait mis six ans à devenir premier substitut, et que la révolution de Juillet oubliait au parquet d’Arcis, quoiqu’il eût dix-huit mille francs de rente, se trouvait perpétuellement pris entre le désir de se concilier les bonnes grâces d’un procureur-général susceptible d’être garde-des-sceaux tout comme tant d’avocats-députés, et la nécessité de garder sa dignité.
 
Olivier Vinet, mince et fluet, blond, à la figure fade, relevée par deux yeux verts pleins de malice, était de ces jeunes gens railleurs, portés au plaisir, qui savent reprendre l’air gourmé, rogue et pédant dont s’arment les magistrats une fois sur leur siége. Le grand, gros, épais et grave procureur du Roi, venait d’inventer depuis quelques jours un système au moyen duquel il se tirait d’affaires avec le désespérant Vinet, il le traitait comme un père traite un enfant gâté.
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Le sous-préfet laissa percer sur sa figure un mouvement de satisfaction qui ne pouvait échapper à aucun de ses trois compagnons, avec lesquels il s’entendait d’ailleurs très-bien. Garçons tous les quatre, tous assez riches, ils avaient formé, sans aucune préméditation, une alliance pour échapper aux ennuis de la province. Les trois fonctionnaires avaient d’ailleurs remarqué déjà l’espèce de jalousie que Giguet inspirait à Goulard, et qu’une notice sur leurs antécédents fera comprendre.
 
Fils d’un ancien piqueur de la maison de Simeuse, enrichi par un achat de biens nationaux, Antonin Goulard était, comme Simon Giguet, un enfant d’Arcis. Le vieux Goulard son père, quitta l’abbaye du Valpreux, (corruption du Val-des-Preux), pour habiter Arcis après la mort de sa femme, et il envoya son fils Antonin au lycée impérial, où le colonel Giguet avait déjà mis son fils Simon. Les deux compatriotes, après s’être trouvés camarades de collége, firent à Paris leur droit ensemble, et leur amitié s’y continua dans les amusements de la jeunesse. Ils se promirent de s’aider les uns les autres à parvenir en se trouvant tous deux dans des carrières différentes. Mais le sort voulut qu’ils devinssent rivaux. Malgré ses avantages assez positifs, malgré la croix de la Légion-d’Honneur que le comte de Gondreville, à défaut d’avancement, avait fait obtenir à Goulard et qui fleurissait sa boutonnière, l’offre de son coeurcœur et de sa position fut honnêtement rejetée, quand, six mois avant le jour où cette histoire commence, Antonin s’était présenté lui-même secrètement à madame Beauvisage.
 
Aucune démarche de ce genre n’est secrète en province. Le procureur du roi, Frédéric Marest, dont la fortune, la boutonnière, la position étaient égales à celles d’Antonin Goulard, avait essuyé, trois ans auparavant, un refus motivé sur la différence des âges.
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La Champagne a l’apparence d’un pays pauvre et n’est qu’un pauvre pays. Son aspect est généralement triste, la campagne y est plate. Si vous traversez les villages et même les villes, vous n’apercevez que de méchantes constructions en bois ou en pisé ; les plus luxueuses sont en briques. La pierre y est à peine employée pour les établissements publics. Aussi le château, le Palais-de-Justice d’Arcis, l’église, sont-ils les seuls édifices bâtis en pierre. Néanmoins la Champagne, ou si vous voulez, les départements de l’Aube, de la Marne et de la Haute-Marne, déjà richement dotés de ces vignobles dont la renommée est universelle, sont encore pleins d’industries florissantes.
 
Sans parler des manufactures de Rheims, presque toute la bonneterie de France, commerce considérable, se fabrique autour de Troyes. La campagne, dans un rayon de dix lieues, est couverte d’ouvriers dont les métiers s’aperçoivent par les portes ouvertes quand on passe dans les villages. Ces ouvriers correspondent à des facteurs, lesquels aboutissent à un spéculateur appelé Fabricant. Ce fabricant traite avec des maisons de Paris ou souvent avec de simples bonnetiers au détail qui, les uns et les autres, ont une enseigne où se lisent ces mots : Fabrique de bonneteries. Ni les uns ni les autres ne font un bas, ni un bonnet, ni une chaussette. La bonneterie vient de la Champagne en grande partie, car il existe à Paris des ouvriers qui rivalisent avec les Champenois. Cet intermédiaire entre le producteur et le consommateur n’est pas une plaie particulière à la bonneterie. Il existe dans la plupart des commerces, et renchérit la marchandise de tout le bénéfice exigé par l’entrepositaire. Abattre ces cloisons coûteuses qui nuisent à la vente des produits, serait une entreprise grandiose qui, par ses résultats, arriverait à la hauteur d’une oeuvreœuvre politique. En effet, l’industrie tout entière y gagnerait, en établissant à l’intérieur ce bon marché si nécessaire à l’extérieur pour soutenir victorieusement la guerre industrielle avec l’étranger ; bataille tout aussi meurtrière que celle des armes.
 
Mais la destruction d’un abus de ce genre ne rapporterait pas aux philanthropes modernes la gloire et les avantages d’une polémique soutenue pour les noix creuses de la négrophilie ou du système pénitentiaire ; aussi le commerce interlope de ces banquiers de marchandises continuera-t-il à peser pendant long-temps et sur la production et sur la consommation. En France, dans ce pays si spirituel, il semble que simplifier, ce soit détruire. La révolution de 1789 y fait encore peur.
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À cette époque, les lignes de douanes étaient enfoncées. Napoléon n’avait pu se passer de ses trente mille douaniers pour sa lutte sur le territoire. Le coton introduit par mille trous faits à la haie de nos frontières, se glissait sur tous les marchés de la France. On ne se figure pas combien le coton fut fin et alerte à cette époque ! ni avec quelle avidité les Anglais s’emparèrent d’un pays où les bas de coton valaient six francs, et où les chemises en percale étaient un objet de luxe ! Les fabricants du second ordre, les principaux ouvriers, comptant sur le génie de Napoléon, avaient acheté les cotons venus d’Espagne. Ils travaillèrent dans l’espoir de faire la loi, plus tard, aux négociants de Paris. Philéas observa ces faits. Puis quand la guerre ravagea la Champagne, il se tint entre l’armée française et Paris. À chaque bataille perdue, il se présentait chez les ouvriers qui avaient enterré leurs produits dans des futailles, les silos de la bonneterie ; puis l’or à la main, ce cosaque des bas achetait au-dessous du prix de fabrication, de village en village, les tonneaux de marchandises qui pouvaient du jour au lendemain devenir la proie d’un ennemi dont les pieds avaient autant besoin d’être chaussés que le gosier d’être humecté.
 
Philéas déploya dans ces circonstances malheureuses une activité presque égale à celle de l’empereur. Ce général du tricot fit commercialement la campagne de 1814 avec un courage ignoré. À une lieue en arrière, là où le général se portait à une lieue en avant, il accaparait des bonnets et des bas de coton dans son succès, là où l’empereur recueillait dans ses revers des palmes immortelles. Le génie fut égal de part et d’autre, quoiqu’il s’exerçât dans des sphères différentes et que l’un pensât à couvrir les têtes en aussi grand nombre que l’autre en faisait tomber. Obligé de se créer des moyens de transport pour sauver ses tonnes de bonneterie qu’il emmagasina dans un faubourg de Paris, Philéas mit souvent en réquisition des chevaux et des fourgons, comme s’il s’agissait du salut de l’Empire. Mais la majesté du commerce ne valait-elle pas celle de Napoléon ? Les marchands anglais, après avoir soldé l’Europe, n’avaient-ils pas raison du colosse qui menaçait leurs boutiques ? ... Au moment où l’Empereur abdiquait à Fontainebleau, Philéas triomphant se trouvait maître de l’article. Il soutint, par suite de ses habiles manoeuvresmanœuvres, la dépréciation des cotons, et doubla sa fortune au moment où les plus heureux fabricants étaient ceux qui se défaisaient de leurs marchandises à cinquante pour cent de perte. Il revint à Arcis, riche de trois cent mille francs, dont la moitié placée sur le Grand-Livre à soixante francs lui produisit quinze mille livres de rentes. Cent mille francs furent destinés à doubler le capital nécessaire à son commerce. Il employa le reste à bâtir, meubler, orner une belle maison sur la place du Pont, à Arcis.
 
Au retour du bonnetier triomphant, monsieur Grévin fut naturellement son confident. Le notaire avait alors à marier une fille unique, âgée de vingt ans. Le beau-père de Grévin, qui fut pendant quarante ans médecin d’Arcis, n’était pas encore mort. Grévin, déjà veuf, connaissait la fortune de la mère Beauvisage. Il crut à l’énergie, à la capacité d’un jeune homme assez hardi pour avoir ainsi fait la campagne de 1814. Séverine Grévin avait en dot la fortune de sa mère, soixante mille francs. Que pouvait laisser le vieux bonhomme Varlet à Séverine, tout au plus une pareille somme ! Grévin était alors âgé de cinquante ans, il craignait de mourir, il ne voyait plus jour, sous la Restauration, à marier sa fille à son goût ; car, pour elle, il avait de l’ambition. Dans ces circonstances, il eut la finesse de se faire demander sa fille en mariage par Philéas.
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Au second retour des Bourbons, le vieux médecin, monsieur Varlet, mourut à soixante-seize ans, laissant deux cent mille francs en or dans sa cave, outre ses biens évalués à une somme égale. Ainsi, Philéas et sa femme eurent, dès 1816, en dehors de leur commerce, trente mille francs de rente ; car Grévin voulut placer en immeubles la fortune de sa fille, et Beauvisage ne s’y opposa point. Les sommes recueillies par Séverine Grévin dans la succession de son grand-père, donnèrent à peine quinze mille francs de revenu, malgré les belles occasions de placement que rechercha le vieux Grévin.
 
Ces deux premières années suffirent à madame Beauvisage et a Grévin pour reconnaître la profonde ineptie de Philéas. Le coup-d’oeild’œil de la rapacité commerciale avait paru l’effet d’une capacité supérieure au vieux notaire ; de même qu’il avait pris la jeunesse pour la force, et le bonheur pour le génie des affaires. Mais si Philéas savait lire, écrire et bien compter, jamais il n’avait rien lu. D’une ignorance crasse, on ne pouvait pas avoir avec lui la plus petite conversation, il répondait par un déluge de lieux-communs agréablement débités. Seulement, en sa qualité de fils de fermier, il ne manquait pas du bon sens commercial. La parole d’autrui devait exprimer des propositions nettes, claires, saisissables ; mais il ne rendait jamais la pareille à son adversaire. Philéas, bon et même tendre, pleurait au moindre récit pathétique. Cette bonté lui fit surtout respecter sa femme, dont la supériorité lui causa la plus profonde admiration. Séverine, femme à idées, savait tout, selon Philéas. Puis, elle voyait d’autant plus juste, qu’elle consultait son père en toute chose. Enfin elle possédait une grande fermeté qui la rendit chez elle maîtresse absolue. Dès que ce résultat fut obtenu, le vieux notaire eut moins de regret en voyant sa fille heureuse par une domination qui satisfait toujours les femmes de ce caractère ; mais restait la femme ! Voici ce que trouva, dit-on, la femme.
 
=== CHAPITRE VII LA MAISON BEAUVISAGE ===
 
Dans la réaction de 1816, on envoya pour sous-préfet à Arcis un vicomte de ChargeboeufChargebœuf, de la branche pauvre, et qui fut nommé par la protection de la marquise de Cinq-Cygne, à la famille de laquelle il était allié. Ce jeune homme resta sous-préfet pendant cinq ans. La belle madame Beauvisage ne fut pas, dit-on, étrangère au séjour infiniment trop prolongé pour son avancement, que le vicomte fit dans cette sous-préfecture. Néanmoins, hâtons-nous de dire que les propos ne furent sanctionnés par aucun de ces scandales qui révèlent en province ces passions si difficiles à cacher aux Argus de petite ville. Si Séverine aima le vicomte de ChargeboeufChargebœuf, si elle fut aimée de lui, ce fut en tout bien tout honneur, dirent les amis de Grévin et ceux de Marion. Cette double coterie imposa son opinion à tout l’Arrondissement ; mais les Marion, les Grévin n’avaient aucune influence sur les royalistes, et les royalistes tinrent le sous-préfet pour très-heureux.
 
Dès que la marquise de Cinq-Cygne apprit ce qui se disait de son parent dans les châteaux, elle le fit venir à Cinq-Cygne ; et telle était son horreur pour tous ceux qui tenaient de loin ou de près aux acteurs du drame judiciaire si fatal à sa famille, qu’elle enjoignit au vicomte de changer de résidence. Elle obtint la nomination de son cousin à la sous-préfecture de Sancerre, en lui promettant une préfecture. Quelques fins observateurs prétendirent que le vicomte avait joué la passion pour devenir préfet, car il connaissait la haine de la marquise pour le nom de Grévin. D’autres remarquèrent des coïncidences entre les apparitions du vicomte de ChargeboeufChargebœuf à Paris, et les voyages qu’y faisait madame Beauvisage, sous les prétextes les plus frivoles.
 
Un historien impartial serait fort embarrassé d’avoir une opinion sur des faits ensevelis dans les mystères de la vie privée. Une seule circonstance a paru donner gain de cause à la médisance. Cécile-Renée Beauvisage était née en 1820, au moment où monsieur de ChargeboeufChargebœuf quitta sa sous-préfecture, et parmi les noms de l’heureux sous-préfet se trouve celui de René. Ce nom fut donné par le comte de Gondreville, parrain de Cécile. Si la mère s’était opposée à ce que sa fille reçût ce nom, elle aurait en quelque sorte confirmé les soupçons. Comme le monde veut toujours avoir raison, ceci passa pour une malice du vieux pair de France. Madame Keller, fille du comte, et qui avait nom Cécile, était la marraine. Quant à la ressemblance de Cécile-Renée Beauvisage, elle est frappante ! Cette jeune personne ne ressemble ni à son père ni à sa mère ; et, avec le temps, elle est devenue le portrait vivant du vicomte dont elle a pris les manières aristocratiques. Cette double ressemblance, morale et physique, ne put jamais être remarquée par les gens d’Arcis, où le vicomte ne revint plus.
 
Séverine rendit d’ailleurs Philéas heureux à sa manière. Il aimait la bonne chère et les aises de la vie, elle eut pour lui les vins les plus exquis, une table digne d’un évêque et entretenue par la meilleure cuisinière du département ; mais sans afficher aucun luxe, car elle maintint sa maison dans les conditions de la vie bourgeoise d’Arcis. Le proverbe d’Arcis est qu’il faut dîner chez madame Beauvisage et passer la soirée chez madame Marion.
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Par calcul, Séverine occupa Beauvisage au commerce de la bonneterie, auquel tout autre que lui aurait pu renoncer ; elle l’envoyait à Paris, dans les campagnes, pour ses affaires. Aussi jusqu’en 1830, Philéas, qui trouvait à exercer ainsi sa bosse de l’acquisivité, gagna-t-il chaque année une somme équivalente à celle de ses dépenses, outre l’intérêt de ses capitaux, en faisant son métier en pantoufles, pour employer une expression proverbiale. Les intérêts de la fortune de monsieur et madame Beauvisage, capitalisés depuis quinze ans par les soins de Grévin, devaient donc donner cinq cent mille francs en 1830. Telle était, en effet, à cette époque, la dot de Cécile, que le vieux notaire fit placer en trois pour cent à cinquante francs, ce qui produisit trente mille livres de rente. Ainsi, personne ne se trompait dans l’appréciation de la fortune des Beauvisage, alors évaluée à quatre-vingt mille francs de rentes. Depuis 1830, ils avaient vendu leur commerce de bonneterie à Jean Violette, un de leurs facteurs, petit-fils d’un des principaux témoins à charge dans l’affaire Simeuse, et ils avaient alors placé leurs capitaux, estimés à trois cent mille francs ; mais monsieur et madame Beauvisage avaient en perspective les deux successions du vieux Grévin et de la vieille fermière Beauvisage, estimées chacune entre quinze et vingt mille francs de rentes. Les grandes fortunes de la province sont le produit du temps multiplié par l’économie. Trente ans de vieillesse y sont toujours un capital.
 
En donnant à Cécile-Renée cinquante mille francs de rentes en dot, monsieur et madame Beauvisage conservaient encore pour eux ces deux successions, trente mille livres de rentes, et leur maison d’Arcis. Une fois la marquise de Cinq-Cygne morte, Cécile pouvait assurément épouser le jeune marquis ; mais la santé de cette femme, encore forte et presque belle à soixante ans, tuait cette espérance, si toutefois elle était entrée au coeurcœur de Grévin et de sa fille, comme le prétendaient quelques gens étonnés des refus essuyés par des gens aussi convenables que le sous-préfet et le procureur du roi.
 
La maison Beauvisage, une des plus belles d’Arcis, est située sur la place du Pont, dans l’alignement de la rue Vide-Bourse, à l’angle de la rue du Pont qui monte jusqu’à la place de l’Eglise. Quoique sans cour, ni jardin, comme beaucoup de maisons de province, elle y produit un certain effet, malgré des ornements de mauvais goût. La porte bâtarde, mais à deux ventaux, donne sur la place. Les croisées du rez-de-chaussée ont sur la rue la vue de l’auberge de la Poste, et sur la place celle du paysage assez pittoresque de l’Aube, dont la navigation commence en aval du pont. Au-delà du pont, se trouve une autre petite place sur laquelle demeure monsieur Grévin, et où commence la route de Sézanne. Sur la rue, comme sur la place, la maison Beauvisage, soigneusement peinte en blanc, a l’air d’avoir été bâtie en pierre. La hauteur des persiennes, les moulures extérieures des croisées, tout contribue à donner à cette habitation une certaine tournure que rehausse l’aspect généralement misérable des maisons d’Arcis, construites presque toutes en bois, et couvertes d’un enduit à l’aide duquel on simule la solidité de la pierre. Néanmoins, ces maisons ne manquent pas d’une certaine naïveté, par cela même que chaque architecte, ou chaque bourgeois, s’est ingénié pour résoudre le problème que présente ce mode de bâtisse. On voit sur chacune des places qui se trouvent de l’un et de l’autre côté du pont, un modèle de ces édifices champenois.
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En 1839, madame Beauvisage, alors âgée de quarante-quatre ans, était si bien conservée qu’elle aurait pu doubler mademoiselle Mars. En se rappelant la plus charmante Célimène que le Théâtre-Français ait eue, on se fera une idée exacte de la physionomie de Séverine Grévin. C’était la même richesse de formes, la même beauté de visage, la même netteté de contours ; mais la femme du bonnetier avait une petite taille qui lui ôtait cette grâce noble, cette coquetterie à la Sévigné par lesquelles la grande actrice se recommande au souvenir des hommes qui ont vu l’Empire et la Restauration.
 
La vie de province et la mise un peu négligée à laquelle Séverine se laissait aller, depuis dix ans, donnait je ne sais quoi de commun à ce beau profil, à ces beaux traits, et l’embonpoint avait détruit ce corps, si magnifique pendant les douze premières années de mariage. Mais Séverine rachetait ces imperfections par un regard souverain, superbe, impérieux, et par une certaine attitude de tête pleine de fierté. Ses cheveux encore noirs, longs et fournis, relevés en hautes tresses sur la tête, lui prêtaient un air jeune. Elle avait une poitrine et des épaules de neige ; mais tout cela rebondi, plein, de manière à gêner le mouvement du col devenu trop court. Au bout de ses gros bras potelés pendait une jolie petite main trop grasse. Elle était enfin accablée de tant de vie et de santé, que par-dessus ses souliers la chair, quoique contenue, formait un léger bourrelet. Deux anneaux de nuit, d’une valeur de mille écus chaque, ornaient ses oreilles. Elle portait un bonnet de dentelles à noeudsnœuds roses, une robe-redingote en mousseline de laine à raies alternativement roses et gris de lin, bordée de lisérés verts, qui s’ouvrait par en bas pour laisser voir un jupon garni d’une petite valencienne, et un châle de cachemire vert à palmes dont la pointe traînait jusqu’à terre. Ses pieds ne paraissaient pas à l’aise dans ses brodequins de peau bronzée.
 
- Vous n’avez pas tellement faim, dit-elle en jetant les yeux sur Beauvisage, que vous ne puissiez attendre une demi-heure. Mon père a fini de dîner, et je ne peux pas manger en repos sans avoir su ce qu’il pense et si nous devons aller à Gondreville.
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Cécile Beauvisage, jeune personne de dix-neuf ans, venait de mettre une robe en soie gris de lin, garnie de brandebourgs en gris plus foncé, et qui figurait par devant une redingote. Le corsage à guimpe, orné de boutons et de jockeis, se terminait en pointe par devant, et se laçait par derrière comme un corset. Ce faux corset dessinait ainsi parfaitement le dos, les hanches et le buste. La jupe, garnie de trois rangs d’effilés, faisait des plis charmants, et annonçait par sa coupe et sa façon la science d’une couturière de Paris. Un joli fichu, garni de dentelle, retombait sur le corsage. L’héritière avait autour du cou un petit foulard rose noué très-élégamment, et sur la tête un chapeau de paille orné d’une rose mousseuse. Ses mains étaient gantées de mitaines en filet noir. Elle était chaussée de brodequins en peau bronzée ; enfin, excepté son petit air endimanché, cette tournure de figurine, dessinée dans les journaux de mode, devait ravir le père et la mère de Cécile. Cécile était d’ailleurs bien faite, d’une taille moyenne et parfaitement proportionnée. Elle avait tressé ses cheveux châtains, selon la mode de 1839, en deux grosses nattes qui lui accompagnaient le visage et se rattachaient derrière la tête. Sa figure, pleine de santé, d’un ovale distingué, se recommandait par cet air aristocratique qu’elle ne tenait ni de son père, ni de sa mère. Ses yeux, d’un brun clair, étaient entièrement dépourvus de cette expression douce, calme et presque mélancolique, si naturelle aux jeunes filles.
 
Vive, animée, bien portante, Cécile gâtait, par une sorte de positif bourgeois, et par la liberté de manières que prennent les enfants gâtés, tout ce que sa physionomie avait de romanesque. Néanmoins, un mari capable de refaire son éducation et d’y effacer les traces de la vie de province, pouvait encore extraire de ce bloc une femme charmante. En effet, l’orgueil que Séverine mettait en sa fille, avait contrebalancé les effets de sa tendresse. Madame Beauvisage avait eu le courage de bien élever sa fille, elle s’était habituée avec elle à une fausse sévérité qui lui permit de se faire obéir et de réprimer le peu de mal qui se trouvait dans cette âme. La mère et la fille ne s’étaient jamais quittées, ainsi Cécile avait, ce qui chez les jeunes filles est plus rare qu’on ne le pense, une pureté de pensée, une fraîcheur de coeurcœur, une naïveté réelles, entières et parfaites.
 
- Votre toilette me donne à penser, dit madame Beauvisage : Simon Giguet vous aurait-il dit quelque chose hier que vous m’auriez caché ?
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Le jardin, situé le long de l’Aube, est protégé par un mur de terrasse couronné de pots de fleurs. Cette humble maison, dont les croisées ont des contrevents solides, peints en gris comme le mur, est garnie d’un mobilier en harmonie avec la simplicité de l’extérieur. En entrant on apercevait, dans une petite cour cailloutée, les treillages verts qui servaient de clôture au jardin. Au rez-de-chaussée, l’ancienne Etude, convertie en salon, et dont les fenêtres donnent sur la rivière et sur la place, est meublée de vieux meubles en velours d’Utrecht vert, excessivement passé. L’ancien cabinet, devenu la salle à manger du notaire retiré. Là, tout annonce un vieillard profondément philosophe, et une de ces vies qui se sont écoulées comme coule l’eau des ruisseaux champêtres que les arlequins de la vie politique finissent par envier quand ils sont désabusés sur les grandeurs sociales, et des luttes insensées avec le cours de l’humanité.
 
Pendant que Séverine traverse le pont en regardant si son père a fini de dîner, il n’est pas inutile de jeter un coup d’oeild’œil sur la personne, sur la vie et les opinions de ce vieillard, que l’amitié du comte Malin de Gondreville recommandait au respect de tout le pays.
 
Voici la simple et naïve histoire de ce notaire, pendant longtemps, pour ainsi dire, le seul notaire d’Arcis.
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On expliquera, lorsque le cours des événements amènera le drame au château de Cinq-Cygne, comment le grand-père du jeune marquis portait un autre nom que son petit-fils.
 
Quand Cécile Beauvisage atteindrait à vingt-deux ans, en désespoir de cause, Grévin comptait consulter son ami Gondreville, qui lui choisirait à Paris un mari selon son coeurcœur et son ambition, parmi les ducs de l’Empire.
 
=== CHAPITRE X L’INCONNU ===
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- Nous sommes comme toujours du même avis, mon père.
 
- Tout ceci m’oblige à voir mon vieux Malin, d’abord pour le consoler, puis pour le consulter. Cécile et toi, vous seriez malheureuses avec une vieille famille du faubourg Saint-Germain, on vous ferait sentir votre origine de mille façons ; nous devons chercher quelque duc de la façon de Bonaparte qui soit ruiné, nous serons à même d’avoir ainsi pour Cécile un beau titre, et nous la marierons séparée de biens. Tu peux dire que j’ai disposé de la main de Cécile, nous couperons court ainsi à toutes les demandes saugrenues comme celles d’Antonin Goulard. Le petit Vinet ne manquera pas de s’offrir, il serait préférable à tous les épouseurs qui viendront flairer la dot... Il a du talent, de l’intrigue, et il appartient aux ChargeboeufChargebœuf par sa mère ; mais il a trop de caractère pour ne pas dominer sa femme, et il est assez jeune pour se faire aimer : tu périrais entre ces deux sentiments-là, car je te sais par coeurcœur, mon enfant !
 
- Je serai bien embarrassée ce soir, chez les Marion, dit Séverine.
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À son retour, l’inconnu laissa monter la maîtresse de la maison, qui lui présenta le livre où, selon les ordonnances de police, il devait inscrire son nom, sa qualité, le but de son voyage et son point de départ.
 
- Je n’écrirai rien, dit-il à la maîtresse de l’auberge. Si vous étiez tourmentée à ce sujet, vous diriez que je m’y suis refusé, et vous m’enverriez le sous-préfet, car je n’ai point de passe-port. On vous fera sur moi bien des questions, madame, reprit-il, mais répondez comme vous voudrez, je veux que vous ne sachiez rien sur moi, quand même vous apprendriez malgré moi quelque chose. Si vous me tourmentez, j’irai à l’hôtel de la Poste, sur la place du Pont, et remarquez que je compte rester au moins quinze jours ici... Cela me contrarierait beaucoup, car je sais que vous êtes la soeursœur de Gothard, l’un des héros de l’affaire Simeuse.
 
- Suffit, monsieur ! dit la soeursœur de Gothard, l’intendant de Cinq-Cygne.
 
Après un pareil mot, l’inconnu put garder près de lui, pendant deux heures environ, la maîtresse de l’hôtel, et lui fit dire tout ce qu’elle savait sur Arcis, sur toutes les fortunes, sur tous les intérêts et sur les fonctionnaires. Le lendemain, il disparut à cheval, suivi de son tigre, et ne revint qu’à minuit.
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=== CHAPITRE XII DESCRIPTION D’UNE PARTIE DE L’INCONNU ===
 
Antonin Goulard quitta le petit groupe des demoiselles, car il s’y trouvait, outre mademoiselle Berton, fille du receveur des contributions, jeune personne insignifiante qui jouait le rôle de satellite auprès de Cécile et d’Ernestine, mademoiselle Herbelot, la soeursœur du second notaire d’Arcis, vieille fille de trente ans, aigre, pincée et mise comme toutes les vieilles filles. Elle portait, sur une robe en alépine verte, un fichu brodé dont les coins, ramenés sur la taille par devant, étaient noués à la mode qui régnait sous la Terreur.
 
- Julien, dit le sous-préfet dans l’antichambre à son domestique, toi qui as servi pendant six mois à Gondreville, tu sais comment est faite une couronne de comte ?
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- Il y a des perles sur les neuf pointes.
 
- Eh bien ! donne un coup de pied au Mulet et tâche d’y donner un coup d’oeild’œil au tilbury du monsieur qui y loge ; puis viens me dire ce qui s’y trouvera peint. Enfin fais bien ton métier, récolte tous les cancans... Si tu vois le domestique, demande-lui à quelle heure monsieur le comte peut recevoir le sous-préfet demain, dans le cas où tu verrais les neuf pointes à perles. Ne bois pas, ne cause pas, reviens promptement, et quand tu seras revenu, fais-moi-le savoir en te montrant à la porte du salon...
 
- Oui, monsieur le sous-préfet.
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- Pourvu qu’on en ait un, ajouta le substitut qui se faisait redouter par sa méchanceté froide et ses railleries.
 
- Mais, répliqua la vieille fille, en sentant l’épigramme, j’aimerais mieux un homme de cinquante ans, indulgent et bon, plein d’attention pour sa femme, qu’un jeune homme de vingt et quelques années qui serait sans coeurcœur, dont l’esprit mordrait tout le monde, même sa femme.
 
- Ceci, dit Olivier Vinet, est bon pour la conversation, car pour aimer mieux un quinquagénaire qu’un adulte, il faut les avoir à choisir.
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- Paradis, ripostèrent toutes les personnes qui formaient le cercle.
 
- Peut-on s’appeler Paradis ? demanda madame Herbelot en venant prendre place à côté de sa belle-soeursœur.
 
- Cela tend, reprit le petit notaire, à prouver que son maître est un ange, car lorsque son domestique le suit... vous comprenez...
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- Mon neveu, ma chère, ira très-loin... Voici pourquoi : sa fortune à lui, celle que lui laissera son père et la mienne, feront environ trente mille francs de rentes. Quand on est député, que l’on a cette fortune, on peut prétendre à tout...
 
- Madame, il aura notre admiration, et nos voeuxvœux le suivront dans sa carrière ; mais...
 
- Je ne vous demande pas de réponse ! dit vivement madame Marion en interrompant son amie. Je vous prie seulement de réfléchir à cette proposition. Nos enfants se conviennent-ils ? pouvons-nous les marier ? nous habiterons Paris pendant tout le temps des sessions ; et qui sait si le député d’Arcis n’y sera pas fixé par une belle place dans la magistrature... Voyez le chemin qu’a fait monsieur Vinet, de Provins. On blâmait mademoiselle de ChargeboeufChargebœuf de l’avoir épousé, la voilà bientôt femme d’un Garde-des-Sceaux, et monsieur Vinet sera pair de France quand il le voudra.
 
- Madame, je ne suis pas maîtresse de marier ma fille à mon goût. D’abord son père et moi nous lui laissons la pleine liberté de choisir. Elle voudrait épouser l’ inconnu que, pourvu que ce soit un homme convenable, nous lui accorderions notre consentement. Puis Cécile dépend entièrement de son grand-père, qui lui donnera au contrat un hôtel à Paris, l’hôtel de Beauséant, qu’il a, depuis dix ans, acheté pour nous, et qui vaut aujourd’hui huit cent mille francs. C’est l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain. En outre, il a deux cent mille francs en réserve pour les frais d’établissement. Un grand-père qui se conduit ainsi et qui déterminera ma belle-mère à faire aussi quelques sacrifices pour sa petite-fille, en vue d’un mariage convenable, a droit de conseil...
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- Madame Poupart, dit Antonin, voulez-vous demander à votre monsieur... monsieur ! ...
 
- Je ne sais pas son nom, dit la soeursœur de Gothard.
 
- Vous avez tort ! les ordonnances de police sont formelles, et monsieur Groslier ne badine pas, comme tous les commissaires de police qui n’ont rien à faire...
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- Je suis trop heureux de vous recevoir, dit le sous-préfet ; mais je vous demande de l’indulgence pour les misères de ma maison...
 
- Si je réussis dans l’élection d’Arcis au gré des voeuxvœux de ceux qui m’envoient, vous serez préfet, mon cher ami, dit l’inconnu. Tenez, lisez, dit-il en tendant deux autres lettres à Antonin.
 
- C’est bien, monsieur le comte, dit Goulard en rendant les lettres.
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- Volontiers, répondit le comte en venant se mettre devant la cheminée.
 
Cet homme, le prince des mauvais sujets de Paris, s’était jusqu’à ce jour soutenu dans la position supérieure qu’occupaient les dandies, alors appelés Gants jaunes, et depuis des Lions. Il est assez inutile de raconter l’histoire de sa jeunesse pleine d’aventures galantes et marquée par des drames horribles où il avait toujours su garder les convenances. Pour cet homme, les femmes ne furent jamais que des moyens, il ne croyait pas plus à leurs douleurs qu’à leurs plaisirs ; il les prenait, comme feu de Marsay, pour des enfants méchants. Après avoir mangé sa propre fortune, il avait dévoré celle d’une fille célèbre, nommée la Belle Hollandaise, mère de la fameuse Esther Gobseck. Puis il avait causé les malheurs de madame de Restaud, la soeursœur de madame Delphine de Nucingen, mère de la jeune comtesse de Rastignac.
 
Le monde de Paris offre des bizarreries inimaginables. La baronne de Nucingen se trouvait en ce moment dans le salon de madame d’Espard, devant l’auteur de tous les maux de sa soeursœur, devant un assassin qui n’avait tué que le bonheur d’une femme. Voilà pourquoi, sans doute, il était là. Madame de Nucingen avait dîné chez la marquise avec sa fille, mariée depuis un an au comte de Rastignac, qui avait commencé sa carrière politique en occupant une place de sous-secrétaire d’Etat dans le célèbre ministère de feu de Marsay, le seul grand homme d’Etat qu’ait produit la révolution de Juillet.
 
Le comte Maxime de Trailles savait seul combien de désastres il avait causés ; mais il s’était toujours mis à l’abri du blâme en obéissant aux lois du Code-Homme. Quoiqu’il eût dissipé dans sa vie plus de sommes que les quatre bagnes de France n’en ont volé durant le même temps, la Justice était respectueuse pour lui. Jamais il n’avait manqué à l’honneur, il payait scrupuleusement ses dettes de jeu. Joueur admirable, il faisait la partie des plus grands seigneurs et des ambassadeurs. Il dînait chez tous les membres du corps diplomatique. Il se battait, il avait tué deux ou trois hommes en sa vie, il les avait à peu près assassinés, car il était d’une adresse et d’un sang-froid sans pareils. Aucun jeune homme ne l’égalait dans sa mise, ni dans sa distinction de manières, dans l’élégance des mots, dans la désinvolture, ce qu’on appelait autrefois avoir un grand air. En sa qualité de page de l’empereur, formé dès l’âge de douze ans aux exercices du manége, il passait pour un des plus habiles écuyers. Ayant toujours eu cinq chevaux dans son écurie, il faisait alors courir, il dominait toujours la mode. Enfin personne ne se tirait mieux que lui d’un souper de jeunes gens, il buvait mieux que le plus aguerri d’entre eux, et sortait frais, prêt à recommencer, comme si la débauche était son élément. Maxime, un de ces hommes méprisés qui savent comprimer le mépris qu’ils inspirent par l’insolence de leur attitude et la peur qu’ils causent, ne s’abusait jamais sur sa situation. De là venait sa force. Les gens forts sont toujours leurs propres critiques.
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Sous la Restauration, il avait assez bien exploité son état de page de l’empereur, il attribuait à ses prétendues opinions bonapartistes la répulsion qu’il avait rencontrée chez les différents ministères quand il demandait à servir les Bourbons ; car, malgré ses liaisons, sa naissance, et ses dangereuses capacités, il ne put rien obtenir ; et, alors, il entra dans la conspiration sourde sous laquelle succombèrent les Bourbons de la branche aînée. Maxime fit partie d’une association commencée dans un but de plaisir, d’amusement (Voir LES TREIZE), et qui tourna naturellement à la politique cinq ans avant la révolution de Juillet. Quand la branche cadette eut marché, précédée du peuple parisien, sur la branche aînée, et se fut assise sur le trône, Maxime réexploita son attachement à Napoléon, de qui il se souciait comme de sa première amourette. Il rendit alors de grands services que l’on fut extrêmement embarrassé de reconnaître, car il voulait être trop souvent payé par des gens qui savent compter. Au premier refus, Maxime se mit en état d’hostilité, menaçant de révéler certains détails peu agréables, car les dynasties qui commencent ont, comme les enfants, des langes tachés.
 
Pendant son ministère, de Marsay répara les fautes de ceux qui avaient méconnu l’utilité de ce personnage, il lui donna de ces missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité, une adresse qui ne recule devant aucune mesure, de l’impudence, et surtout ce sang-froid, cet aplomb, ce coup-d’oeild’œil qui constitue les bravi de la pensée et de la haute politique. De semblables instruments sont à la fois rares et nécessaires. Par calcul, de Marsay ancra Maxime de Trailles dans la société la plus élevée ; il le peignit comme un homme mûri par les passions, instruit par l’expérience, qui savait les choses et les hommes, à qui les voyages et une certaine faculté d’observation avaient donné la connaissance des intérêts européens, des cabinets étrangers et des alliances de toutes les familles continentales. De Marsay convainquit Maxime de la nécessité de se faire un honneur à lui ; il lui montra la discrétion moins comme une vertu que comme une spéculation ; il lui prouva que le pouvoir n’abandonnerait jamais un instrument solide et sûr, élégant et poli.
 
- En politique, on ne fait chanter qu’une fois ! lui dit-il en le blâmant d’avoir fait une menace.
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- Vous êtes fin, Maxime, vous vous défiez de moi, mais j’aime les gens d’esprit, j’arrangerai votre affaire.
 
Ils étaient arrivés. Le baron de Rastignac vit dans le salon le ministre de l’Intérieur, et alla causer avec lui dans un coin. Le comte Maxime de Trailles était, en apparence, occupé de la vieille comtesse de Listomère ; mais il suivait, en réalité, le cours de la conversation des deux pairs de France ; il épiait leurs gestes, il interprétait leurs regards et finit par saisir un favorable coup d’oeild’œil jeté sur lui par le ministre.
 
Maxime et Rastignac sortirent ensemble à une heure du matin, et avant de monter chacun dans leurs voitures, Rastignac dit à de Trailles, sur les marches de l’escalier :