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HISTOIRES
INCROYABLES,
PAR
PALÉPHATE,
TRADUITES ET ANNOTÉES
PAR
Félix Van Eulst.

LIÉGE,
IMPRIMERIE DE JEUNEHOMME FRÈRES, RUE DERRIÈRE-LE-PALAIS.

1838.

DES
HISTOIRES INCROYABLES,
PAR
PALÉPHATE.

Des histoires incroyables,
PAR
PALÉPHATE.

C’est la traduction d’un vieux antiquaire grec que j’entreprends de lancer dans un monde peu soucieux d’antiquités en général et surtout de mythologie : mais le lecteur bénévole est prié de considérer d’abord que le livre dont il s’agit est très-mince et qu’il est d’ailleurs divisé en cinquante-trois petits chapitres, qui peuvent se détacher les uns des autres sans aucun inconvénient, n’ayant rien de commun entr’eux, que la simplicité naïve de l’écrivain, qu’on retrouve partout, quoique ce fût un esprit fort. Mais cela est-il amusant ou du moins instructif ? — Selon la rencontre, comme disait le docteur Marphurius ; si vous croyez que l’étude de l’histoire et de la philosophie anciennes ne soit pas sans utilité, le petit livre de Paléphate vous semblera très instructif, car il explique une multitude de traditions mythologiques, et, comme l’a dit le célèbre Heyne qui avait autant de goût et de bon sens que d’érudition, les anciens mythes sont le point de départ de toute histoire et de toute philosophie[1]. Si les poètes de l’antiquité ou même les classiques modernes ne sont pas pour vous sans attraits, ou si vous avez seulement appris de la mythologie ce qu’il en faut pour comprendre les statues, les bas-reliefs et les tableaux qu’on rencontre partout et dont les sujets, je pense, continueront longtemps encore à être pris souvent dans ces riantes fictions, en dépit des romans intimes et des sortilèges du moyen-âge ; il n’est guère probable que vous lisiez sans intérêt les explications toutes simples que notre vieux auteur donne des anciennes fables grecques.

Qu’on me permette, avant d’en venir à la traduction de Paléphate, d’ajouter, pour l’instruction des jeunes gens, quelques mots sur l’auteur lui-même.

On n’est pas d’accord sur l’époque où il vivait. Suidas cite quatre auteurs qui ont porté le nom de Paléphate. Le premier est un ancien poète, antérieur même à Homère, et dont il ne peut être ici question. Le second, de Paros, ou de Priène, était contemporain d’Artaxerxe Memnon, par conséquent du cinquième siècle avant l’ère nouvelle. Suidas dit qu’il avait fait cinq livres d’Histoires incroyables, et dont ce qui nous reste aurait formé le 1er livre. C’est à lui que Bæclerus (de scriptorib. græc. et lat. sæc. antè christ. IV) et l’auteur de l’article Paléphate, de la biographie universelle (M. Fortia d’Urban) attribuent l’opuscule que j’ai entrepris de traduire.

Le troisième Paléphate, d’Abydos, florissait sous Alexandre et était le favori d’Aristote : rien n’indique qu’il ait fait aucun ouvrage analogue à celui qui nous occupe.

Le quatrième enfin, Égyptien selon les uns, Athénien selon les autres, et qui, d’après Saxius, vivait en l’an 322 avant J.-C., est cité par d’anciens auteurs comme ayant fait des livres sur l’interprétation des fables, ce qui cadre parfaitement avec le sujet traité par le Paléphate qui nous reste. Vossius (de historicis græcis lib. III p. 395-396, in-4o Lugd. Bat. 1631), Weytingh (hist. græc. et roman. litter. 2e édit. p. 57) et Schoell (hist. de la littérat. gr., tom 3, p. 194-195) penchent pour ce dernier par des raisons assez plausibles. Nous nous bornerons à en rapporter une qui nous semble péremptoire. Théon le sophiste le cite sous la dénomination de péripathéticien ; il est donc clair, si ce n’est pas sans motif qu’il appelle ainsi l’auteur des Histoires incroyables, que : ce Paléphate était postérieur à Alexandre.

Athénée nous a conservé un fragment assez long et très gai, d’un poète comique nommé Athénion, dans lequel un cuisinier commence par déployer gravement beaucoup d’érudition pour vanter les nobles origines de l’art culinaire : quand il a fini, l’esclave pour lequel il a fait tous ces frais s’écrie ironiquement : « Mais c’est un nouveau Paléphate que cet homme-là[2]. »

Virgile, ou du moins l’auteur du poëme de Ciris, qu’on attribue ordinairement à Virgile, cite aussi Paléphate comme un archéologue renommé pour sa science :

         ...........
         Docta palephatiâ testatur voce papyrus.

Ce docta papyrus, par parenthèse, sert aussi d’argument à Schoell pour attribuer l’ouvrage au dernier.

Je ne donnerai pas ici la liste de tous les écrivains qui ont cité Paléphate : je me bornerai à dire, sur la foi de Vossius et de Fabricius qui l’ont vérifié, qu’on retrouve dans l’opuscule qui nous reste tous les passages cités par St. Jérôme dans la chronique d’Eusèbe, par Théon le sophiste, par Eustathe et les autres scholiastes d’Homère et d’Euripide, par Tzetzès, etc.

Quant au texte que j’ai pris pour guide, c’est en général celui de la 6e édition de l’exact et consciencieux Fisscher (Lips. 1789). Quelquefois, mais rarement, j’ai préféré l’ancien texte de Thomas Gales (opuscula mythologica, Amstel. 1688).

MM. Fisscher et Fortia d’Urban citent une traduction française de Paléphate, par Polier, imprimée à Lausanne en 1771. Elle n’est ni à la bibliothèque de l’Université de Liège ni dans celle d’aucun bibliophile de ma connaissance et il ne m’a pas été possible de me la procurer. Ne pouvant m’aider d’aucune traduction française, j’ai tâché de rendre fidèlement non-seulement le sens qui n’est pas obscur en général[3], car en Allemagne on explique Paléphate dans les Collèges ; mais surtout, autant que je l’ai pu, la tournure naïve et sans recherche de phrases qui ont plutôt l’air d’avoir été prises dans la conversation d’un homme de bon sens que dictées par un écrivain qui disserte.

Dans les notes que j’ai ajoutées à chaque chapitre, je me suis attaché d’abord à indiquer les principaux poètes ou prosateurs de l’antiquité qui ont donné les détails les plus circonstanciés ou les plus curieux sur les fables de la mythologie, et ensuite à marquer sommairement les points sur lesquels ils diffèrent, afin d’aider à reconnaître aisément un même sujet mythologique, sous les divers attributs dont le goût des artistes les a revêtus en suivant l’une ou l’autre des traditions divergentes. Toutes les fois que j’ai pu trouver quelque éclaircissement historique un peu important et qui eût un rapport direct au sujet traité par Paléphate, j’ai eu soin de le rappeler ou de l’indiquer du moins. Il n’y aurait eu aucun mérite à multiplier les citations : j’ai préféré les choisir et n’en pas faire que je n’eusse vérifiée. Je me trouverai fort heureux si cette partie de mon travail aide un peu quelques jeunes archéologues dans leurs études.





PRÉFACE DE L’AUTEUR.


Voici ce que j’ai recueilli sur les histoires incroyables. Il est des hommes qui adoptent tout ce qu’on leur rapporte, parce qu’ils sont dépourvus de sens et d’instruction, d’autres, plus serrés de leur nature et qui ont l’expérience des choses, n’ajoutent absolument aucune foi aux histoires merveilleuses. Quant à moi je crois à toutes les traditions : car ce ne sont pas des noms seulement, auxquels ne se rattache aucun récit, mais des faits qui ont existé d’abord, et qui ont donné lieu aux traditions. Toutes les formes dont on parle ont existé jadis, et celles qui n’existent plus n’ont pas été telles qu’on les rapporte. Ce qui a existé, existe encore maintenant et se reproduira, car j’ai toujours été, pour ma part, de l’avis des écrivains Mélisse et Lamisce de Samos qui commencent par dire que ce qui s’est vu, se verra encore. Il y a d’anciens évènements que les poètes et les archéologues ont rendus par trop merveilleux et incroyables, en voulant provoquer l’admiration : je sais bien que les faits ne peuvent pas s’être passés tels qu’ils les rapportent, mais je dis toujours que s’il n’y avait rien eu, on n’en parlerait pas. J’ai donc visité le plus de pays que j’ai pu voir, interrogeant les vieillards, pour apprendre d’eux ce qu’ils avaient entendu dire sur chaque chose et j’ai recueilli ce qu’ils m’ont appris. J’ai examiné tous les lieux en détail et je rapporte les choses non telles qu’on les raconte vulgairement mais telles que j’ai pu les connaître en recourant moi-même à la source.


CHAP. Ier.

Des Centaures (1).

On dit que c’étaient des monstres qui ressemblaient tout-à-fait à des chevaux si ce n’est qu’ils avaient des têtes d’hommes (2). Celui qui pense qu’un pareil animal peut avoir existé admet l’impossible, car la nature de l’homme est tout autre que celle du cheval ; leur nourriture n’est pas la même non plus, et des aliments de cheval ne peuvent pas passer par la bouche et par le gosier d’un homme. D’ailleurs si pareil assemblage avait existé jadis, nous verrions encore aujourd’hui la même chose. Le vrai de cette tradition le voici. Sous le règne d’Ixion (3), dans la Thessalie, un troupeau de taureaux qui paissait sur le mont Pélion devint tout-à-fait sauvage et rendit inaccessibles (par la terreur qu’il inspirait) toutes les montagnes des environs. Ces taureaux se ruant sur les lieux cultivés endommageaient les arbres et détruisaient les fruits de la terre et le bétail. Ixion fit donc proclamer qu’il donnerait une riche récompense à celui qui en délivrerait la contrée. Des jeunes gens de la vallée qui est au pied de la montagne, d’un canton nommé La Nue, imaginèrent de dresser des chevaux à les porter ; car auparavant on ne savait pas monter à cheval et les chevaux n’étaient employés qu’à l’attelage. Étant donc montés sur leurs chevaux, ils les dirigèrent jusqu’aux lieux où se tenaient les taureaux et se mirent à lancer des traits contre eux. Quand les taureaux les poursuivaient, ils prenaient la fuite parce que leurs chevaux étaient plus légers à la course. Dès que les taureaux s’arrêtaient, les jeunes gens retournaient à la charge pour lancer de nouveaux traits, et de cette manière ils parvinrent à les tuer. On les appela Centaures (dardeurs de taureaux) parce qu’ils les perçaient de leurs dards (4). Il n’y a rien du taureau dans la figure des Centaures ; mais l’image qu’on s’en est faite, et qui tient de l’homme et du cheval, vient de ce qu’ils firent ensuite. Comme ils avaient reçu de superbes récompenses d’Ixion, ils se vantèrent beaucoup de leurs prouesses et de leur avoir, devinrent orgueilleux et insolents et commirent une foule d’excès même contre Ixion qui habitait la ville qu’on nomme aujourd’hui Larisse. Les habitants de cette contrée s’appelaient alors les Lapithes. Les Centaures furent invités à un repas chez les Lapithes. Quand ils furent échauffés par le vin, ils enlevèrent les femmes de leurs hôtes (5) et les faisant monter sur leurs chevaux les emportèrent jusques dans leurs retraites. Ils eurent donc la guerre avec les Lapithes. Ils descendaient, la nuit, dans les plaines, y dressaient des embûches, et dès que le jour reparaissait, ils emportaient leur butin en fuyant vers les montagnes. Quand ils fuyaient ainsi, on n’apercevait que les corps des chevaux et les têtes des hommes et à la vue de ce spectacle nouveau les habitants du pays disaient : « Ces Centaures descendus de La Nue nous font bien du mal (6) » et ces propos et l’aspect qu’ils offraient en fuyant devinrent l’origine de cette fable absurde, que des hommes-chevaux étaient nés de la Nue sur le mont Pélion (7).

(1) Les principales sources de cette fable qui sont parvenues jusqu’à nous sont, parmi les poètes, Hésiode qui, dans le bouclier d’Hercule, donne les noms de centaures, v. 184 et suiv., Pindare Pyth, od. II, 82, et Ovide liv. XII, métam. parmi les prosateurs, Xénophon, discours de Chrysantas, dans la Cyropédie, liv. IV chap. 3 (p. 274-277 édit. de Schneider Lips. 1815, in-8o). Diodore de Sicile liv. IV chap. XII (p. 40-44) et chap. LXX, (p. 202-204, tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts).

(2) Ovide les appelle Semihomines, v. 536 du liv. XII. tom. 5, p. 528 de l’Ovide de Gierig, publié dans la collection de Lemaire.

(3) Toutes les variantes de la fable ou de l’histoire rattachent les Centaures à Ixion : d’après la fable, ils étaient fils d’Ixion lui-même et de la Nue que Jupiter avait substituée à Junon. (Servius, sur le v. 286 du liv. VI de l’Enéide p. 367 du tom. 6, du Virgile de Lemaire). Ovide les appelle enfants de la nue, nubigenas (v. 211. p. 322, loco citato).

(4) Fulgence, mythographe latin du VIe siècle, prétend, sur la foi d’un archéologue inconnu qu’il appelle Dromocrides, qu’Ixion ayant affecté le premier le pouvoir royal y parvint à l’aide de cent hommes armés qui furent appelés Centaures, par abréviation, Centauri quasi centum armati ; (V. les mythogr. lat. de Van Staveren p. 698), mais l’ineptie de cette étymologie toute latine, pour une fable grecque, saute aux yeux. Le grammairien latin du Ve siècle qui a commenté Virgile, Servius, donne au mot Centaure la même étymologie que Paléphate qu’il ne cite pas néanmoins (V. les comm. de Servius sur le v. 115 du liv. 3 des Géorg. tom. 5 p. 528 du Virgile de Lemaire). Le mot espagnol picadores est la traduction exacte du mot grec (kentauroi).

(5) Le Scholiaste d’Homère, Odyssée liv. 21, v. 295 et Hyginus fable XXXIII (Mythogr. lat. de Van Staveren p. 93) donnent à la guerre des Lapithes et des Centaures la même origine, l’enlèvement des femmes des Lapithes par les Centaures aux noces de Pyrithoüs et d’Hippodamie, le Scholiaste de Lucien (tom. 9 p. 290 de l’édit. de Lehman, 1er scholie sur le banquet), rapporte la même chose sauf qu’il ne parle que de l’enlèvement d’une femme par un centaure.

(6) Diodore de Sicile liv. IV. p. 42, raconte aussi la défaite des Centaures, par Hercule, qui en tua un grand nombre et força les autres à émigrer ; un passage du Scholiaste de Lycophron cité par M. Roulez, dans le savant commentaire qu’il a publié sur Ptolémée Héphestion, dit que les Centaures mis en fuite par Hercule, se retirèrent dans l’île des Syrènes où ils périrent attirés par le charme de leurs voix, et Ptolémée Héphestion lui-même ajoute qu’ils se laissèrent mourir de faim, subjugués par le même prestige (V. l’édition de Ptolémée Héphestion de M. Roulez p. 29 et 111, in-8o, Lips. et Brux. 1834).

(7) Pline l’ancien dans le long chapitre (LVI du liv VII hist. nat.) qu’il a consacré à rapporter les noms des inventeurs, attribue aussi l’invention de l’art de combattre à cheval, aux Thessaliens nommés Centaures, qui habitaient le Mont-Pélion. (tom 3. p. 243, édit. de Lemaire).

Il est à remarquer que, d’après les relations de tous les historiens de la conquête de l’Amérique, les indigènes s’imaginaient aussi que les premiers cavaliers qu’ils virent ne faisaient qu’un avec les chevaux qu’ils montaient.


CHAP. II.

De Pasiphaë. (1).

On raconte qu’elle s’était prise de passion pour un taureau qu’elle avait vu paître ; que Dédale confectionna une génisse de bois dans laquelle il introduisit Pasiphaë, que par ce moyen elle put satisfaire son infâme passion et qu’elle eut un fils dont le corps était celui d’un homme et la tête celle d’un taureau. Pour moi, je dis que cela n’est pas vrai ; car, d’abord, il est impossible qu’un animal s’attache ainsi à un animal d’une autre espèce. On n’a jamais vu un chien s’amouracher d’une guenon, un loup d’une hyène, ou un bubal d’une biche. Ces accouplements n’ont pas lieu entre animaux de genres différents, et je ne pense pas qu’ils soient plus possibles entre un taureau et une génisse de bois. Comment une femme aurait-elle pu soutenir le poids de l’animal et ensuite porter un enfant qui avait des cornes ? Voici ce qu’il y a de vrai dans cette histoire. On rapporte que Minos étant blessé dans un endroit délicat, fut guéri par Proscris, fille de Pandion (2). Dans le temps qu’il subissait le traitement, il avait auprès de lui un joli garçon nommé Tauros, dont Pasiphaë fut éprise. Quand elle eût un fils, Minos, supputant la durée de sa maladie, sentit que cet enfant ne lui appartenait pas, parce qu’il n’avait pu voir alors Pasiphaë, et il se douta bien que c’était le fils de Tauros (3). Il ne voulut pas le faire mourir, parce qu’on le croyait frère de ses propres enfants ; mais il le relégua dans la montagne pour aller servir les pâtres. Minos sut que l’enfant ne voulait pas se soumettre aux ordres des bouviers et ordonna aux habitants de la ville d’aller le prendre, de le lui amener libre, s’il consentait à les suivre de bonne grace, et chargé de chaînes, s’il faisait résistance. Le jeune homme informé de ces projets se retira dans les montagnes où il pourvoyait à sa subsistance en enlevant les troupeaux. Minos ayant envoyé une autre troupe plus nombreuse pour s’emparer de lui, il creusa un fossé profond dans lequel il se retira. Tant que le fils de Tauros s’y tint, Minos lui envoyait les malfaiteurs dont il s’emparait pour qu’il les punît. Un jour donc qu’il avait pris Thésée, dans un combat, il le lui envoya aussi, dans l’espoir que le jeune Tauros le mettrait à mort, mais Ariane le sachant, avait eu soin de faire placer dans la prison de Thésée, une épée avec laquelle celui-ci tua Minos Tauros (le Minotaure).

(1) Diodore de Sicile (liv. IV, chap. 77, p. 218-219, tom. 3, édit. de Deux-Ponts), Apollodore (biblioth. liv. III, chap. l, p. 109-1 10, édit. de Heyne 1803, in-8o), Hyginus (fable XL, p. 102-103 des Mythogr. lat. de Van Staveren, in-4o), et Servius, (comment. sur l’Enéide, liv. VI, vers. 14, p. 348, tom. 6 du virgile de Lemaire) racontent cette fable de la même manière.

(2) Antoninus Libéralis (chap. 41, p. 276-280 de l’édit. in-8o de Verheyck), donne les détails de l’étrange maladie de Minos et de sa guérison par Procris ; mais il n’y a pas moyen de traduire cela en français. Apollodore (liv. III, chap. 15, p. 170 de l’édit. de Heyne) les donne autrement encore et prétend que c’était la jalousie de Pasiphaë qui l’avait portée à donner à Minos un poison qui n’était funeste qu’à ses maîtresses.

(3) Telle est aussi l’explication qu’Héraclite donne de la naissance du Minotaure dans le petit livre qui nous reste sous son nom, des histoires incroyables. (V. le recueil des opuscules mythologiques de Thom. Gales, p. 71 de l’édit. d’Amsterd. 1688, fable 6).


CHAP. III.

Actéon (1).

On prétend qu’Actéon fut dévoré par ses propres chiens. C’est un mensonge, car les chiens aiment beaucoup leur maître, et particulièrement les chiens de chasse qui caressent tout le monde. D’autres ajoutent que Diane l’avait changé en cerf et que c’est dans cet état qu’il fut mangé par ses chiens (2). Pour moi, il me semble que Diane n’aurait pu accomplir une pareille fantaisie, si elle l’avait eue, car il est clair qu’un homme ne peut pas plus devenir cerf qu’un cerf ne peut devenir homme (3). Ce sont les poètes qui ont imaginé ces fables, pour engager les gens à s’abstenir d’offenser les Dieux. Le vrai de cette tradition le voici : Actéon était un Arcadien passionné pour la chasse. Il nourrissait beaucoup de chiens et chassait dans les montagnes sans prendre aucun soin de ses affaires. Or, dans ce temps-là tous les hommes devaient travailler ; on n’avait point de valets, chacun labourait lui-même son champs, et le plus riche était celui qui cultivait le mieux et travaillait le plus. Actéon négligeant ses intérêts pour la chasse perdit ses moyens d’existence. Quand il n’eut plus rien, on lui disait parfois : « Pauvre Actéon, tu t’es laissé dévorer par tes propres chiens ! » Et aujourd’hui encore n’a-t-on pas coutume de dire des entrepreneurs de débauche qui ne réussissent pas, qu’ils ont été mangés par les filles de joie ? C’est donc quelque chose de semblable qui est arrivé à Actéon (4).

(1) Aucun poète n’a raconté l’aventure d’Actéon d’une manière plus intéressante qu’Ovide au liv. 3 de ses Métamorphoses, v. 131-252. (V. l’Ovide de Gierig, tom. 3, p. 234-235 des classiques latins de Lemaire).

(2) Les récits de Diodore de Sicile (liv. IV, chap. 81, p. 230. 231, tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts), d’Apollodore (liv. 3, chap. IV, p. 116-117, édit. in-8o de Heyne, 1803) et d’Hyginus, fables 180 et 181 (p. 298-299 des Mythographes latins de Van Staveren) s’accordent entièrement entr’eux et avec le précis de Paléphate.

(3) Les cornes sont réservées aux quadrupèdes selon Pline l’ancien ; aussi, ajoute-t-il, j’ai toujours regardé l’histoire d’Actéon comme une fable. (Hist. nat. liv. XI, chap. 37, chap. 45 de l’édit. des classiques de Lemaire, tom. IV, p. 468).

(4) Fulgence donne la même explication de la fable d’Actéon. Il ajoute que la métamorphose d’Actéon en cerf est venue de l’idée que l’oisiveté lui avait rendu le cœur lâche et mou comme à cet animal qui passe pour être extrêmement timide. (V. la collection in-4o des Mythographes latins de Van Staveren, p. 709, Fulgentii lib. 3, cap. 3.)





CHAP. IV.

Des chevaux anthropophages de Diomède (1).

On a dit aussi que les chevaux de Diomède mangeaient des hommes ; mais c’est un conte ridicule, car cet animal aime beaucoup mieux l’orge et le foin que la chair humaine. La vérité est que les hommes d’autrefois travaillant tous par eux-mêmes, pour se procurer leurs aliments et n’étant riches que des produits de leur culture ; celui-là s’était avisé de nourrir des chevaux, et y trouvait tant de plaisir qu’il perdit tout ce qu’il possédait pour satisfaire sa fantaisie. Quand il eut tout vendu pour nourrir ses chevaux, ses amis dirent qu’ils avaient mangé leur homme : et telle est l’origine de cette fable (2).

(1) Ovide rappelle en trois vers pleins d’énergie les principales circonstances de cette fable, dans le discours qu’Hercule adresse à Junon au moment où il se sent embrasé des feux de la robe du Centaure Nessus. (Métam. liv. IX, v. 194-196).

(2) Diodore de Sicile dit qu’Hercule donna leur propre maître à manger aux féroces cavalles du Thrace Diomède, en punition de ce qu’il leur avait appris ainsi à se repaître de chair humaine, et afin de s’en rendre maitre. (Liv. IV, chap. XV, p. 50-51, tom. 3, édit. de Deux-Ponts) ; Apollodore fait tuer Diomède par Hercule après l’enlèvement des chevaux qui avaient dévoré l’ami d’Hercule, Abdère préposé à leur garde : Hercule fonda la ville d’Abdère en commémoration et auprès du tombeau de son ami. (Biblioth. lib. 11, c. 5, § 8, p. 78, édit. in-8o de Heyne 1803), un fragment de Ptolémée Héphestion atteste aussi l’attachement d’Hercule pour Abdère, frère de Patrocle. (P. 29 de l’édition in-8o de M. Roulez), c’est donc contrairement aux anciennes traditions qu’Hyginus dit qu’Hercule tua les cavalles de Diomède avec leur gardien Abdère (fable 30 des 12 travaux d’Hercule, Mythogr. lat. de Van Staveren, p. 86), la fable 31 d’Héraclite (Collection de Thom. Gales, p. 79) n’est que le sommaire du récit de Diodore et d’Apollodore.



CHAP. V.

Orion (1).

Fils de Jupiter, de Neptune et de Mercure. Hyriée, fils de Neptune et d’Alcione l’une des filles d’Atlas, demeurait à Tanagre, dans la Béotie. Comme il était très hospitalier il reçut un jour la visite des Dieux. Jupiter, Neptune et Mercure ayant été bien accueillis chez lui et satisfaits de sa libéralité, l’invitèrent à leur faire connaître ce qu’il désirait. Comme il n’avait pas d’enfant, il en demanda un. Les Dieux prenant la peau d’un bœuf qu’on venait de leur immoler y jetèrent (2)………… et ordonnèrent qu’on l’enterrât pour ne la retirer qu’au bout de dix mois. Les dix mois écoulés naquit Urion ainsi nommé parce que(2)………… ; mais par la suite on l’appela Orion par honnêteté. Cet Orion donc allant à la chasse avec Diane voulut lui faire violence. La déesse irritée fit sortir de terre un scorpion qui le mordit au talon et lui donna la mort. Jupiter en prit pitié et le plaça au rang des astres(3).

(1) La naissance d’Orion avec les détails pleins de charmes de l’hospitalité et de la bonhomie d’Hyriée sont racontés par Ovide, dans le liv. V des Fastes, v. 495-545. (P. 361-365, tom. 6 de l’Ovide de Gierig).

(2) Ce chapitre n’est probablement pas complet, car les explications qu’il renferme ne ressemblent guères aux interprétations pleines de bon sens que nous trouvons dans la plupart des autres. Toutefois les deux petites lacunes que l’on trouve ici dans la traduction ne sont pas dans l’original. On me pardonnera de n’avoir pas dit en français ce qu’Ovide lui-même n’a pas osé dire en latin, car il s’est arrêté quand il en est venu là en disant : pudor est ulteriora loqui (fast. V, v. 532), et l’on sait que les délicatesses du drame moderne nous ont rendus sur ce chapitre encore beaucoup plus chatouilleux que les pudiques Romains du temps d’Ovide.

(3) Hyginus fable 195. (Mythogr. latin. Van Staveren, p. 325) et le grammairien latin Lactance ( dans ses scholies sur la Thébaïde, liv. 3, v. 27, tom. 2, p. 532 du Stace de Lemaire), s’accordent sur tous les points avec le récit de Paléphate ; Apollodore prétend que Diane perça Orion d’une flèche : selon les uns, dit-il, parce qu’il l’avait défiée au ceste, et selon les autres, parce qu’il avait attenté à une de ses nymphes (Liv. 1, chap. IV, $ 5, p. 9, de l’édition de Heyne). Ératosthènes dit, comme Paléphate, que c’était pour avoir voulu faire violence à Diane elle-même. (Catastérismes, 7, p. 104 des opusc. mythol. de Th. Gales).


CHAP. VI.

Des Géants semés (1).

On raconte que Cadmus ayant tué le serpent de Dircé (2), en ramassa les dents qu’il sema dans sa propre terre, et qu’il en naquit des hommes tout armés. Mais, si cela était, les hommes ne se reproduiraient pas autrement. Voici le vrai de cette histoire : Cadmus, de la Phénicie, se rendant à Thèbes, pour disputer le trône à son frère Phénix, emportait une foule de choses telles que les rois ont coutume d’en avoir et entr’autres des dents d’éléphants. Le roi de Thèbes était Dracon (qui signifie en grec serpent) fils de Mars. Cadmus le tua et régna à sa place. Les amis de Dracon firent la guerre à Cadmus, les fils de Dracon se révoltèrent aussi contre lui. Les uns et les autres se trouvant inférieurs en force à Cadmus, se contentèrent de lui piller ses trésors et de lui enlever ses dents d’éléphants, puis s’enfuirent en se dispersant les uns en Attique, d’autres dans le Péloponèse, ceux-ci en Phocide, ceux là dans la Locride. Revenant ensuite de ces diverses contrées, ils renouvelèrent leurs attaques contre les Thébains, et ils étaient devenus des ennemis redoutables. Comme ils s’étaient enfuis en emportant les dents d’éléphants qu’avait possédées Cadmus, les Thébains disaient :

« Cadmus nous a fait bien du mal en tuant Dracon (le serpent) : ses dents semées dans le pays ont fait naître bien des ennemis qui nous donnent fort à faire. » Et voilà ce qui a donné naissance à la fable (3).

(1) Voyez les détails de cette fable dans la magnifique narration d’Ovide (Métam. liv. III, v. 14-130 p. 222-234, tom. 3, de l’édit. des class. de Lemaire) ; dans la bibliothèque d’Apollodore (liv. 3, chap. IV, § 1, p. 113-114, édit. de Heyne, in-8o, 1803) ; dans les fables d’Hyginus, fable 178, et dans Lactantius Placidius (Narrat. fab. lib. III, fab. 1. Mythogr. lat. de Van Staveren, p. 296, 803-804).

(2) Source à la garde de laquelle le serpent était préposé. (Eusthathe cité par Fisscher, p. 41).

(3) La fable 19 des histoires incroyables d’Héraclite donne une explication analogue, mais moins circonstanciée ( opusc. mythol, Thom. Gales, p. 75). Diodore de Sicile qui aime tant d’ordinaire à entrer dans les détails, se borne à dire que Cadmus, après avoir longtemps erré à la recherche de sa sœur Europe, alla dans la Béotie, où il fonda Thèbes pour obéir à un oracle. (Liv. IV, chap. 2, tom. 3, p. 10, édit. de Deux-Ponts).





CHAP. VII.

Sphinx (1).

Sphinx de Thèbes était, dit-on, un monstre, qui avait le corps d’une chienne, la tête et la figure d’une jeune fille, des ailes d’oiseau et la voix humaine. Se tenant sur le mont Sphingien, elle proposait une énigme à chaque Thébain qu’elle rencontrait et le tuait pour n’avoir pu la résoudre. Œdipe ayant trouvé le mot de l’énigme, elle se tua elle-même en se précipitant (du haut de sa montagne). Mais c’est bien là une histoire incroyable et impossible : car un pareil assemblage n’a jamais existé ; il est puéril de penser que ceux qui ne devinaient pas des énigmes aient été tués par Sphinx, et il faut être fou, pour croire que les Thébains, au lieu de se défaire d’un pareil monstre à coups de flèches, auraient vu dévorer ainsi tranquillement leurs concitoyens comme des ennemis. Voici donc la vérité sur ce chapitre : quand il marcha contre Thèbes, tua Dracon et lui ravit son royaume, Cadmus avait pour femme une Amazone, nommée Sphinx. Il prit alors pour lui une sœur de Dracon qui s’appelait Harmonie. Sphinx ayant appris qu’il en avait épousé une autre, embaucha un grand nombre de citoyens qu’elle détermina à la suivre, enleva le plus de butin qu’elle put, ainsi qu’un chien, excellent coureur que Cadmus emmenait toujours avec lui ; se réfugia sur le mont Sphingien, d’où elle se mit à faire la guerre à Cadmus, et, lui dressant continuellement des embûches, elle lui tuait toujours du monde. Il faut savoir qu’à Thèbes on appelle les ruses de guerre des énigmes. De sorte que les Thébains disaient souvent : « L’Argienne Sphinx nous attrappe toujours avec les énigmes qu’elle nous prépare et personne ne peut jamais les deviner. » Cadmus fit proclamer qu’il donnerait une belle récompense à celui qui le délivrerait de Sphinx. Œdipe, de Corinthe, homme plein de courage et qui avait un excellent cheval, se faisant accompagner de quelques Thébains, se dirigea vers la montagne, pendant la nuit, et tua Sphinx. Tels sont les faits qui ont donné lieu à la fable (n).

(1) Les amateurs d’antiquités qui seraient curieux de comparer les nombreux passages des poètes et des prosateurs qui ont parlé de Sphinx, en trouveront l’indication dans les notes de Mycillus et de Muncker (sur la fable 67 d’Hyginus, p. 136 des Mythogr. latins de Van Staveren) ; dans l’édition in-4o des Phéniciennes d’Euripide, par Valckenaer (note sur le v. 50, p. 20-21) et dans les notes de Heyne sur Apollodore (tom. 2, p. 600 et suiv.) Nous nous bornerons à signaler ici quelques variantes sur la forme qu’on attribuait à ce monstre. Le Scholiaste de Sophocle (sur le v. 391 de l’Œdipe-Roi, où Sophocle lui-même appelle Sphinx La Chienne, p. 54 de l’édit. de Wunder) en donne une description qui s’accorde avec celle de Paléphate ; mais Apollodore (liv. III, chap. 5, § 7, p. 124-125, Heyne, 1803) et le Scholiaste d’Euripide (45e scholie des phéniciennes, p. 608 de l’édition de Valckenaer) lui attribuent le corps et la queue d’un lion. Diodore de Sicile dit simplement que c’était un monstre biforme (liv. IV, chap. 64, p. 185, tom. 3, édit. de Deux-Ponts) ; Hyginus ne la décrit en aucune façon et se borne à l’appeler fille de Typhon. (P. 136, édit. de Van Staveren). Corneille et Voltaire dans leurs tragédies d’Œdipe en ont fait :

          Un monstre à voix humaine, aigle, femme et lion.

(2) Le Scholiaste d’Euripide, dans l’endroit déjà cité, rapporte une autre explication de la fable de Sphinx. C’était, dit-il, une prophétesse de Thèbes dont les oracles étaient si obscurs que les Thébains faisaient presque toujours le contraire de ce qu’elle leur prescrivait, et commettaient ainsi les méprises les plus funestes. Le Scholiaste d’Hésiode (cité par Muncker dans Hyginus) prétend que c’était tout simplement une habile larronnesse qui s’était mise à la tête d’une troupe de brigands aux environs de Thèbes.


CHAP. VIII.

Du Renard (1).

On raconte du renard de Teumèse qu’il enlevait les Thébains pour les dévorer. Il faudrait avoir bien de la bonté pour le croire : car d’abord il n’y a aucun animal terrestre qui puisse enlever un homme et l’emporter, et le renard d’ailleurs est un petit animal qui n’est pas fort. Mais voici ce qui en est : il y avait un Thébain beau et brave, qu’on appelait le Renard, et qui était fort entreprenant. Comme il était plus rusé que tous les autres, le roi craignit qu’il ne machinât quelque chose contre son autorité, et le fit sortir de la ville. Celui-ci rassemblant une bonne troupe de volontaires et y joignant encore des mercenaires s’empara de la montagne nommée Teumèse (2), et, delà, s’élançant contre les Thébains il venait ravager leur territoire enlevant corps et biens. Les Thébains disaient donc : « Le Renard ne se retire jamais, qu’après avoir exercé ses déprédations contre nous. » Un Athénien nommé Céphale vint au secours des Thébains avec une troupe nombreuse, tua le renard et chassa ses gens du pays,

(1) D’après Apollodore (liv. 2, chap. IV, § 6, p. 65-66) et Antoninus Liberalis (Métamorph. 41, p. 284-288, édit. in-8o de Verheyck) il était de la destinée de ce terrible renard de ne pouvoir jamais être atteint, mais, comme d’autre part le fameux chien de Céphale ne pouvait manquer ni homme ni gibier qu’il poursuivait, Jupiter, pour sortir d’embarras, les métamorphosa tous deux en pierres. Ovide raconte cette fable avec son talent descriptif habituel dans les Métamorphoses (liv. VII, v. 762 795, p. 537-540, édit. de Gierig et Lemaire, tom. 3), mais il ne dit pas que c’était un renard.

(2) C’est ainsi que Fisscher orthographie ce nom, que d’autres éditions écrivent Telmesse ou Telmèse, Valckenaer dans une note sur le v. 1107 des Phéniciennes d’Euripide, p. 388 et suivantes, a rassemblé une foule d’autorités à l’appui de la leçon que nous avons adoptée.


CHAP. IX.

De Niobé (1).

On rapporte que Niobé encore vivante fut changée en pierre sur la tombe de ses enfants. Mais celui qui croira qu’une pierre puisse être changée en homme ou un homme en pierre sera vraiment bien bon. Le vrai de la chose le voici : Niobé ayant perdu ses enfants fit faire son image en pierre et plaça la statue sur leur tombeau. Nous l’avons vue nous-mêmes telle qu’on dit qu’elle était primitivement.

(1) Homère rapporte cette métamorphose dans le discours naïf qu’Achille adresse au vieux Priam, pour le consoler : il l’invite d’abord à prendre quelque nourriture en lui rappelant que Niobé elle même, accablée de douleur par la perte de tous ses enfants n’oublia pas de manger (Iliade, chant 24, v. 602-620 p. 651 652, tom. 2, de l’Homère de Heyne). — V. aussi les Métamorphoses d’Ovide (liv. VI, v. 273-312. p. 439-441, édit. de Lemaire) ; Apollodore (bibl. liv. III, chap. 5, p. 122-123, édit. de Heyne) ; Diodore de Sicile, dont le récit est le même, sauf qu’il ne parle pas de la métamorphose de Niobé (liv. IV, chap. 74. p. 212-213, édit. de Deux-Ponts) et Hyginus fable IX (p. 33, Mythogr. lat. de Van Staveren).

M. Roulez (p. 61 de ses Commentaires sur Ptolémée Héphestion) indique les principaux auteurs de l’antiquité qui contiennent des récits divers de l’infortune de Niobé.


CHAP. X.

Lyncée.

On prétend que Lyncée voyait ce qui se trouve sous la terre. C’est un conte et voici la vérité : Lyncée fut le premier qui se mit à exploiter l’airain, l’argent et les autres métaux. Pour s’aider dans ses perquisitions il emportait des lampes sous la terre ; mais, comme il les laissait dans la mine et n’en rapportait que l’airain et le fer, on disait de lui : « Lyncée voit sous la terre, il n’a qu’à y descendre, pour en retirer de l’argent (1). »

(1) Lyncée fils d’Apharée est nommé par Apollodore (liv. 1, chap. 9, page 34 édit. de Heyne) dans la liste des Argonautes, et une seconde fois (liv. 3, chap. 10, § 3, p. 145) dans la généalogie des descendants de Jupiter et de Taygète. Ovide le désigne parmi les héros qui se réunirent pour aller à la chasse du terrible sanglier de Calydon :

           .......Prolesque Aphareïa Lynceus.
                                                    Métam. v. 304, liv. VIII.

Hyginus qui a fait aussi une longue liste des Argonautes et ajoute quelques particularités à chacun de leurs noms, rapporte toute la tradition avec l’explication qu’en donne ici Paléphate, sauf qu’il parle de mines d’or. Tzetzès, sur Lycophron, cité par Muncker, donne également cette explication (Hyginus, fable XIV et la note 4 de Muncker, p. 46 des Mythogr. lat. de Van Staveren). Au surplus une foule d’auteurs anciens font allusion à la pénétraiton de la vue de Lyncée.



CHAP. XI.

Cénée (1).

Cénée, dit-on, était invulnérable. Mais c’est une folie de croire qu’un homme soit à l’abri des atteintes du fer (2). Voici le vrai de cette histoire : Cénée était un Thessalien très-brave et très-habile dans les combats. Il avait assisté à beaucoup de batailles sans être jamais blessé, et ne le fut même pas encore, quand il perdit la vie, en se battant contre les Centaures avec les Lapithes. Les Centaures l’ayant pris, l’enterrèrent vivant et le firent mourir de cette façon. Les Lapithes l’ayant ensuite déterré et trouvant son corps intact, dirent qu’il avait été invulnérable pendant toute sa vie et qu’il était mort invulnérable (3).

(1) Cénée, de femme qu’elle était, fut changée en homme par Neptune, à qui elle demanda en outre d’être invulnérable. Ovide met cette métamorphose en récit dans la bouche du vieux Nestor qui dit l’avoir connue sous sa double forme. (Métam. liv. XII, v. 169-209), le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur les v. 57 et suiv. du 1er chant des Argonautes) rapporte les mêmes détails (tom. 2, p. 11, de l’édit. d’Apollonius de Schaefer, Lips. 1813, in-8o) ainsi qu’Hyginus qui le place dans sa liste des Argonautes (fab. XIV, p. 41, édit. de Van Staveren).

(2) Cette réflexion se retrouve dans le texte d’Hyginus, mais elle y est aussi déplacée qu’elle paraît naturelle dans Paléphate : aussi Schëffer et Muncker sont-ils tous deux d’avis que c’est une interpolation maladroite.

(3) Héraclite donne de cette fable une interprétation assez curieuse : Tant que Cénée était dans le premier âge, il se serait conduit mollement et aurait cédé aux séductions de Neptune, Plus tard il acquit des sentiments virils et résista au fer et à l’airain que Neptune lui offrait ; car, dans ce temps-là, on ne connaissait ni l’or ni l’argent et il paraît qu’on se donnait d’autres métaux en présens. (V. Héraclite, fable 3, dans les Mytholog. de Th. Gales, p. 70).

Plutarque a fait un petit traité en quatre pages, pour prouver que les paradoxes des Stoïciens sont plus inadmissibles que les fictions des poètes ; il commence par rappeler cette fable de Cénée, qu’il attribue à Pindare : il prouve ensuite qu’il est encore bien plus difficile d’avoir l’ame invulnérable aux soucis et aux chagrins de toute espèce, contre lesquels les Stoïciens voudraient que nous fussions impassibles. (V. Plutarque, œuvres morales, tom. X, p. 366-370, édition de Reiske, in-8o, Lips. 1778).


CHAP. XII.

Cycnus.

On a dit la même chose de Cycnus, de Colone, car on prétend également qu’il était invulnérable : c’était un vaillant guerrier et habile dans les combats. Il fut atteint devant Troie, d’un coup de pierre lancé par Achille ; sans être blessé (1). Ceux qui trouvèrent son corps intact dirent donc aussi qu’il était invulnérable, et de là lui vint cette réputation. Mais ce qui prouve que tous ces propos sont des contes, et témoigne en faveur de mon opinion, c’est qu’Ajax, fils de Télamon, fut aussi appelé invulnérable ; ce qui ne l’empêcha pas de se percer lui-même de son épée (2).

(1) Le Cycnus dont il s’agit ici et dont Ovide raconte le combat avec Achille (Métam. liv. XII, v. 64-145) était fils de Neptune. D’après le récit d’Ovide, Achille avait déjà porté en vain plusieurs coups de son terrible glaive à Cycnus, quand celui-ci tomba renversé, non d’un coup de pierre, mais pour avoir heurté contre une pierre qui se trouvait derrière lui. Achille prenant alors ses avan- tages étouffa le guerrier qu’il n’avait pu blesser : au moment où il s’apprêtait à le dépouiller, il ne trouva plus à sa place qu’un beau cygne blanc. Le Cycnus dont parle Apollodore (liv. 2, chap. 5, § 11, p. 84 et 85, Heyne) et Hyginus (fable 31, p. 89) était fils de Mars et fut tué par Hercule. Les poètes et les mythographes parlent encore de plusieurs autres Cycnus.

Il y aurait plus d’un rapprochement curieux à faire entre les fables mythologiques et les traditions fabuleuses du moyen-âge. Roland, d’après la chronique attribuée à l’archevêque Turpin, comme dans les romans des douze pairs de Charlemagne, est aussi donné pour invulnérable. Lorsqu’il périt à la bataille de Ronceveaux, c’est un guerrier espagnol d’une stature colossale, nommé Delcarpio, qui, après lui avoir inutilement asséné plusieurs coups de cimeterre, parvient à l’étouffer dans ses bras.

(2) Tzetzès sur Lycophron dit qu’Hercule ayant été visiter Télamon à Salamine recouvrit Ajax encore enfant, de sa peau de lion, priant les Dieux de le rendre invulnérable dans toutes les parties que la peau enveloppait (V. Ovid. Variorum met., p. 637). Ovide place habilement cette particularité dans la bouche d’Ulysse disputant l’armure d’Achille à Ajax. Après avoir montré les blessures qu’il avait reçues lui-même en combattant pour les Grecs : Ajax ne pourrait pas en faire voir autant, dit-il :

                   At nihil impendit per tot Telamonius annos
                   Sanguinis in socios ; et habet sine vulnere corpus.

                                                 (Métam. liv. XIII, v. 266-267).

V. la 5e ode des isthm. de Pindare et Quintus de Smyrne, (v. 566 et 567 du 1er chant édit. de Heyne, Strasbourg 1807, p. 25). Hyginus fable 107 (p. 198) et les auteurs cités par M. Roulez, (p. 109 de son Ptolémée Héphestion.)





CHAP. XIII.

Dédale et Icare (1).

On raconte que Minos ayant fait emprisonner Dédale et son fils Icare, pour quelque faute qu’il leur reprochait ; Dédale fabriqua des ailes postiches à l’aide desquelles il s’enfuit avec Icare. Mais comment se figurer un homme qui s’envole et cela avec des ailes postiches ? Voici le fond de cette histoire : Dédale étant en prison se fit descendre par une fenêtre et s’embarquant avec son fils Icare se dirigea vers la pleine mer. Dès que Minos le sut, il envoya des vaisseaux à leur poursuite. Quand Icare et Dédale se virent ainsi poursuivis, comme le vent était rapide et violent, ils semblaient voler en naviguant, et leur esquif fut submergé par la tempête. Dédale se sauva et atteignit le rivage, mais Icare périt dans la mer qui fut appelée, d’après lui, mer Icarienne. Son corps ayant ensuite été rejeté par les flots fut enseveli par les soins de son père.

(1) Xénophon (memorab. lib. IV, c. 2, § 33, p. 222, tom. 4, édit. Schneider) dit que Dédale ayant été fait prisonnier par Minos fut réduit par lui en esclavage et qu’ayant cherché à lui échapper avec son fils Icare, il eut la douleur de perdre ce dernier ; mais l’historien ne fait aucune allusion aux moyens qu’avait employés Dédale pour fuir. Diodore de Sicile (lib. IV, cap. 77, p. 219-221, vol. 3, édit. Bipont) rapporte historiquement la fuite de Dédale et d’Icare, de l’Île de Crète, dans un navire que Pasiphaë leur avait procuré, et fait suivre son récit, de la tradition mythologique des ailes, etc. Quant à la fable, il faut la lire dans Ovide, qui a su y répandre un intérêt tout particulier, par la peinture de la sollicitude du père exerçant son fils encore enfant à se servir de ses ailes et lui re- commandant d’éviter de voler trop près des feux du soleil ou des vapeurs humides de la mer, etc. (Métam. liv. VIII, v. 183-235). Le même poète a traité une seconde fois ce sujet avec de nouveaux détails non moins intéressants, au second liv. de l’art d’aimer, v. 21-98. Le début de ce morceau peint d’une manière admirable l’indépendance du génie qui se révolte de la servitude, et qui voyant la terre et la mer assujéties à son tyran, va chercher dans le ciel un moyen de lui échapper. Servius, sur le v. 14 du 6e chant de l’Enéide (tom. 6, p. 348 du Virgile de Lemaire) et Hyginus, fable XL (p. 103, Mythogr. lat. Van Staveren) résument toute l’histoire fabuleuse de Dédale jusqu’à la mort d’Icare.


CHAP. XIV.

Atalante et Milanion (1).

On prétend qu’Atalante fut métamorphosée en lionne et que Milanion fut changé en lion. Voici ce qui en est : Atalante et Milanion chassaient ensemble. Milanion parvint à séduire Atalante et la fit entrer avec lui dans une grotte. Cette grotte était la retraite d’un lion et d’une lionne. Ces animaux entendant la voix de leurs nouveaux hôtes s’élancèrent sur eux et les dévorèrent. Quelque temps après, le lion et la lionne sortant de la grotte, les compagnons de chasse de Milanion crurent que c’étaient les deux amants qui avaient revêtu cette nouvelle forme, et, en rentrant dans la ville, ils répandirent le bruit que Milanion et Atalante avaient été transformés en lions (2).

(1) Cette fable est racontée en détail par Ovide qui la met en récit dans la bouche de Vénus faisant d’inutiles efforts pour détourner Adonis de la chasse aux lions et aux sangliers. (Métam. liv. X, v. 560-707), mais il appelle Milanion Hippomène. Apollodore, qui donne les mêmes détails qu’Ovide, nous apprend que les anciens poètes se partageaient entre les deux noms, qu’il semble néanmoins rapporter au même personnage (liv. 3, c. 9, § 2, p. 141-143, édit. de Heyne). Mais le Scholiaste d’Euripide, sur le vers 152 des Phéniciennes (p. 625 de l’éd. de Walckenaer) et le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes sur les vers 769-773 (p. 61, tom. 2 de l’Apollonius de Schaefer) disent qu’il y a eu deux Atalante, l’une épouse de Milanion et l’autre épouse d’Hippomène, l’une Argienne et l’autre Béotienne. Nous écrivons Milanion et non Mélanion, d’après les nombreuses autorités recueillies par Schraderus sur le v. 154 de Musée (p. 258 de l’édition in-8o de Leuwarde 1742). Diodore de Sicile (liv. IV, chap. 34, p. 103-104), Apollodore (loco citato) et Hyginus (fable 173, p. 290), s’accordent à citer Atalante parmi les héros qui prirent part à la chasse du sanglier de Calydon.


CHAP. XV.

Callisto (1).

On a dit à peu près la même chose de Callisto qui, en chassant, aurait été changée en ourse ; quant à moi, je dis aussi d’elle, qu’elle rencontra, en chassant aux bêtes fauves, dans les montagnes, une ourse qui la dévora. Les chasseurs l’ayant vue se diriger vers la retraite de l’animal et n’en ayant vu sortir ensuite qu’une ourse, auront dit que la jeune fille avait été changée en ourse.

(1) C’est encore dans Ovide qu’il faut lire : la ruse de Jupiter prenant la figure de Diane pour tromper Callisto, la plus belle de ses nymphes ; la honte de la jeune fille trahie neuf mois après, par son embonpoint, quand ses compagnes l’ont forcée de prendre un bain avec elles et que Diane la chasse de sa présence ; la colère de Junon qui la change en ourse ; la tendre inquiétude de Callisto réduite à cet état, à la vue de son fils Arcas devenu chasseur et qui est sur le point de la tuer, et l’intervention de Jupiter, qui pour épargner un parricide à Arcas, les enlève tous deux et les métamorphose en astres (Métam. liv. II, v. 401-507).

Rien n’est plus propre à donner une idée de la facilité étonnante d’Ovide, que de comparer le morceau que nous venons de citer, avec le même sujet traité par le même poète, presque avec les mêmes détails, mais sur un ton tout différent dans le second livre des fastes. (Fast. lib. II, v. 153-190).

Apollodore dit que c’est Jupiter lui-même qui métamorphosa Callisto en ourse pour tâcher de la soustraire aux recherches de Junon ; mais que la jalousie pénétrante de cette déesse ayant reconnu Callisto, Junon engagea Diane à la tuer comme une véritable bête fauve (liv. III, chap. 8, p. 180, Apollodore de Heyne). V. Hyginus fable 177 et les auteurs cités dans la collection de Van Staveren, p. 294.


CHAP. XVI.

Europe (1).

On raconte qu’Europe, fille de Phénix, fut portée par un taureau qui traversa la mer depuis Tyr jusqu’en Crète. Pour moi je pense qu’il n’est ni taureau ni cheval qui puisse traverser une si grande étendue de mer, et qu’une jeune fille ne s’avise guères de monter sur un taureau sauvage. D’ailleurs si Jupiter avait voulu avoir Europe en Crète, il lui était facile de trouver une plus belle voie. Le vrai de cette histoire le voici : un habitant de Gnosse, nommé Tauros, faisait la guerre aux Tyriens. Il finit par leur enlever plusieurs jeunes filles et entr’autres Europe, la fille du roi. D’où il advint que l’on dit : « Europe la fille du roi a été enlevée par Tauros » (un taureau) qui l’a emportée à travers les mers » et telle fut l’origine de la fable (2).

(1) Ce sujet a été traité par une foule de poètes et de prosateurs. La plus belle idylle de Moschus est consacrée à dépeindre en 162 vers alexandrins, pleins de détails extrêmement gracieux, les jeux d’Europe, fille de Phénix, cueillant des fleurs avec ses compagnes, dans la prairie où Jupiter vint s’offrir à ses yeux sous l’aspect d’un taureau caressant. L’indication des sujets ciselés sur la superbe corbeille d’or dans laquelle elle mettait ses fleurs, la description du taureau, la traversée d’Europe au milieu des Néréides qui sortent de la mer pour accompagner Jupiter jusqu’à ’ile de Crète, sont des plus jolis morceaux descriptifs qu’on puisse citer (V. idylle 2 de Moschus, tom. 2, p. 37-43 de l’édition Théocrite Bion et Moschus, variorum de Valpy, Londres 1829). Tout le monde connaît le morceau d’Ovide (Métam. lib. 2, v. 834 874). La peinture qu’en fait Lucien est également très-gracieuse. Zéphyre qui a suivi le cortège des Tritons et des Néréïdes en raconte toute l’histoire à Nothus qui regrette beaucoup de n’avoir pas pu prendre part à pareille fête. (Dialogue XV des Dieux marins, tom. 2, p. 134-137 du Lucien de Lehman). Horace s’est plu à peindre au contraire, avec la plus grande énergie, les vives inquiétudes et les regrets amers d’Europe, au moment où elle se trouve sur une terre étrangère, loin d’un père qui la cherche, et l’accuse sans doute, exposée à devenir l’esclave ou la victime des caprices de quelque barbare, pour avoir eu l’imprudence de monter sur le dos de ce perfide taureau. (Liv. III, ode 27, v. 25-76).

Apollodore dit qu’Europe était, selon les uns fille d’Agénor (c’est ainsi qu’Ovide et Horace l’appellent), selon les autres fille de Phénix, et par conséquent sœur d’Agénor : elle eut de Jupiter Minos, Sarpédon et Rhadamanthe (biblioth. liv. 3, chap. 1er, p. 107 de l’Apollod. de Heyne). Hyginus donne les mêmes détails (fable 178, p. 295-296, mythogr. latins de Van Staveren).

(2) Hérodote rapporte, sur la foi des historiens de la Perse (liv. 1er, chap. 1 et 2 p. 1-9, tom. 1er de l’Hérodote de Baëhr, Lips. 1830) que les Phéniciens ayant enlevé des filles d’Argos et entr’autres Io, fille du roi Inachus qu’ils avaient emmenée en Égypte ; quelques Grecs, probablement des Crétois, se portèrent plus tard à Tyr, pour venger cette injure, et enlevèrent Europe la fille du roi.



CHAP. XVII.

Du cheval de bois et de Troie (1).

On prétend que ce sont des Grecs, cachés dans un cheval de bois, qui détruisirent Troie : il y a beaucoup de fabuleux dans ce récit ; en voici le vrai : ils fabriquèrent un cheval de bois plus grand que les portes de la ville, afin que sa hauteur empêchât de l’y introduire. Cependant les chefs de l’armée grecque se tenaient cachés à portée de la ville dans un endroit creux qui s’est toujours appelé jusqu’aujourd’hui l’embuscade des Argiens. Sinon s’étant présenté aux Troyens comme transfuge, leur persuada de faire entrer le cheval dans leurs murs, en leur disant que (s’ils y parvenaient), les Grecs n’y entreraient jamais (2). Les Troyens se fiant à ses assurances, renversèrent leurs portes pour introduire le cheval, et pendant qu’ils se livraient à la joie d’un festin, les Grecs survinrent et emportèrent la ville qui fut détruite.

(1) Il n’y a peut-être point de fable qui avec un fond si mince et si ridicule ait été racontée en tant de manières différentes. Ceux qui seraient curieux de comparer les variantes en trouveront l’indication dans les commentaires de Servius et de Cerda sur le second chant de l’Énéide (tom. 6, p. 98 et suiv. du Virgile de Lemaire), dans Hyginus, fable 108 et les notes de Schëffer, Muncker et Van Staveren (p. 199 et 200 des mythographes latins) et dans Heyne. (Excurs. 3, ad libr. 2, Æneid. tom. 2, p. 322-324 du Virgile de Lemaire).

(2) V. dans Virgile, Énéide liv. II, v. 162-194, le discours de Sinon et l’art qu’il employe à persuader aux Troyens qu’il est de leur intérêt de faire entrer cette fatale machine dans leurs murs.



CHAP. XVIII.

Éole (1).

On dit qu’Éole étant le souverain des vents, les mit, renfermés dans une outre, à la disposition d’Ulysse (1). Pour ce qui est de cela, je pense bien qu’il est clair pour tout le monde que c’est un conte. Il est vraisemblable qu’Éole étant astrologue avait indiqué à Ulysse les saisons pendant lesquelles devaient commencer à dominer certains vents (2). On ajoute qu’il avait élevé un mur d’airain autour de sa ville (3), et c’est encore un conte. C’était, j’imagine, à cause des hommes armés auxquels il avait confié la défense de la ville (4).

(1) C’est Homère au 10e chant de l’Odyssée qui fait le récit de cette aventure. Le seul vent favorable au retour d’Ulysse avait été laissé en liberté. Déjà Ulysse touchait à Ithaque, lorsque, pour son malheur, fatigué d’avoir toujours tenu lui-même le gouvernail pendant neuf jours et neuf nuits, il prend un peu de repos. Ses compagnons jaloux des trésors qu’ils supposent renfermés dans cette outre, profitent de son sommeil pour l’ouvrir, et déchaînent ainsi tous les vents qui élèvent à l’instant une violente tempête et rejettent de nouveau le vaisseau d’Ulysse sur les côtes de l’île d’Éolie. (Odyssée, Rhaps. K. v. 1-76). Ovide résume en neuf vers le récit d’Homère (Métam. liv. XII, v. 224-232).

(2) Selon Diodore de Sicile Éole régna sur les îles Éoliennes ainsi appelées d’après lui (liv. IV, chap. 67, p. 194-195, tom. 3, édit. de Deux-Ponts) et y fonda la ville de Lipasi (p. 196). C’est ce même Éole, dit-il ailleurs, qui donna l’hospitalité à Ulysse, apprit aux navigateurs à se servir de la voile et à prévoir la direction des vents, en observant les mouvements de la fumée (liv. V, chap. 7, p. 265).

(3) Odyssée, liv. X, v. 3-4.

(4) On peut voir dans les notes d’Hyginus, édit. de Van Staveren, fable 125, p. 220, les autres sources de cette fable ; mais, sous le rapport de l’art, il n’y a rien de comparable à la magnifique description de l’empire d’Eole, que l’on trouve dans le premier chant de l’Enéide, v. 50 et suivants.


CHAP. XIX.

Des Hespérides (1).

Les Hespérides étaient, dit-on, des femmes qui possédaient des pommes d’or, qu’un dragon leur gardait sur l’arbre même, et qui devinrent le but d’une expédition d’Hercule. Voici ce qui en est : Il y avait un Milésien nommé Hespéros qui habitait la Carie et avait deux filles qu’on appelait les Hespérides. Cet Hespéros avait de belles brebis, d’un grand produit, telles qu’il y en a encore à Milet (2). Comme l’or est ce qu’il y a de plus beau, on les appelait les brebis d’or, parce qu’elles étaient très-belles. Or, (en grec) on appelle les brebis, des pommes (3). Après la mort d’Hespéros, mais du vivant de ses filles, Hercule vit paître ces brebis au bord de la mer, les enleva et les emporta dans son vaisseau, emmenant avec lui le berger nommé Dragon. On dit donc alors : « Nous avons vu les pommes d’or qu’Hercule a enlevées aux Hespérides, après avoir tué le dragon qui les gardait : » et voilà d’où est venue la fable (4).

(1) Apollodore nomme quatre Hespérides qui gardaient leurs pommes d’or, sur l’Atlas, avec un dragon à cent têtes, fils de Typhon et d’Échidné. (Liv. 2, chap. 5, $ 1-3, p. 84, édit. in-8o de Heyne). Diodore de Sicile rapporte une version d’après laquelle il y en avait sept (liv. IV, chap. 27, p. 81, tom. 3, édit. de Deux Ponts.)

(2) Strabon dit, en parlant des pâturages de Laodicée (lib. XII, p. 578, édit. de Casaubon, P. in-fol., 1620), qu’on y élevait des brebis dont la laine avait encore plus de moëlleux que celles de Milet.

(3) La double signification du mot (mêlon) ou en dorien (mâlon) est attestée par une foule d’auteurs. Théocrite (4e idylle, v. 10, p. 55 du tom. 1er de l’édit. variorum de Valpy) s’en sert pour désigner des brebis : Spanheim, dans ses commentaires sur Callimaque (v. 51 de l’hymne à Apollon, tom. 2, p. 111 de l’édition d’Ernesti) en cite une multitude d’exemples, et Diodore de Sicile en fait lui-même la remarque dans l’explication qu’il donne de la fable (chap. 26, p. 80), et qui est tout-à-fait d’accord avec celle de Paléphate. On en trouve encore l’indication au commencement de la longue Scholie du commentateur grec d’Apollonius de Rhodes (sur le v. 1396 du 4° chant des Argonautes, tom. 2, p. 325 de l’édition de Schaefer).

(4) Héraclite donne de cette fable une interprétation toute différente (fable 20, p. 76 des opuscula mythologica de Thomas Gales) : Dragon, selon lui, était un habile horticulteur qui retirait beaucoup d’or de la vente de ses fruits. Les Hespérides l’ayant subjugué par leurs charmes en firent en quelque sorte leur esclave et l’amenèrent à pratiquer à leur profit le talent qu’il possédait de rendre les arbres productifs. (V. au surplus les sources indiquées dans la note 10 de la fable 30 d’Hyginus, p. 87 et 88 des mythographes latins de Van Staveren).




CHAP. XX.

Cottus, Briarée et Gygès. (1).

On a dit que c’étaient des hommes dont chacun avait cent bras. Mais qui ne sent que c’est une folie ? Voici ce qu’il y a de vrai dans ce conte. Cent-bras était le nom de la ville qu’ils habitaient dans le canton nommé aujourd’hui l’Orestiade (2), et de là vint que l’on dit d’eux : « Cottus, Briarée et Gygès aux-cent-bras (ou des cent-bras) ont secouru les dieux et chassé les Titans de l’Olympe. »

(1) Le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur le v. 1165 du 1er livre des Argonautes, tom. 2, p. 96 de l’édit. de Schaëfer) nomme Aegæon au lieu de Cottus et en parle comme ne faisant qu’un avec Gygès et Briarée. Virgile (liv. X, v. 565) compare à cet Aegæon aux Cent-bras, Énée portant à la fois, de toutes parts, de terribles coups dans la mêlée Gygès est appelé Gyès dans Apollodore, comme on lisait dans la plupart des anciennes éditions d’Horace Centimanus Cyas (liv. 2, ode 17 v. 16) mais Lemaire a rétabli Gygès dans son édition d’Horace, comme on le lit aussi dans Hyginus (pr. p. 3, mythogr. lat. Van Staveren).

(2) Canton de l’Épire qui touche à la Macédoine. Strabon dit que c’est la contrée où se réfugia Oreste après avoir tué sa mère (lib. VII, p. 326, édit. in-fol. de Xylander. et Casaub., Par. 1620, fo) Tite-Live (liv. 33, chap. 34, tom. 6, p. 307, édit. de Lemaire) cite l’Orestiade, parmi les cantons de la Macédoine qui avaient les premiers abandonné la cause du roi et auxquels, par cette raison, Quinctius Flaminius permit de se régir par leurs propres lois. Pline, l’ancien (lib. IV, cap. X, tom. 2, pag. 270, de l’édit. de Lemaire) le cite aussi parmi les peuples de la Macédoine. Étienne de Byzance, au mot (Orestai) les rattache aux Molosses, peuplade de l’Épire. Quant à la ville de Cent-bras je ne l’ai trouvée dans aucun géographe.


CHAP. XXI.

Scylla (1).

On prétend que Scylla était un monstre de la Tyrrhénie, femme jusqu’au milieu du corps, d’où lui sortaient des têtes de chien, et dont le reste avait la forme des serpents. Imaginer un pareil assemblage est par trop fou. La vérité est que les Tyrrhéniens avaient des vaisseaux qui exerçaient la piraterie sur les côtes de la Sicile et dans le golfe ionien. Ils avaient entr’autres une trirême très-agile nommée Scylla, qui arrêtait souvent les autres vaisseaux pour leur enlever leurs provisions et faisait ainsi beaucoup parler d’elle. Ulysse secondé par un vent rapide et violent parvint à échapper à sa poursuite. Il raconta ensuite à Alcinoüs, à Corcyre, comme il avait été poursuivi, et comme il avait échappé, et fit de ce vaisseau pirate une description qui donna naissance à la fable (2).

(1) Au 12e chant de l’Odyssée (v. 59-125), c’est Circé qui pour prémunir Ulysse contre tous les dangers de la navigation, lui fait la peinture redoutable de Scylla et de Carybde. Dans l’Énéide (chant 3, v. 420-432) c’est le devin Hélénus qui, pour garantir Énée des mêmes périls, décrit également ces deux écueils, mais avec des détails qui ne sont ni tout-à-fait d’accord entr’eux ni conformes à la description de Paléphate. Dans Ovide (liv. XIV, Métam. v. 1-76) Glaucus va trouver Circé, la fille du Soleil, pour obtenir de son art le moyen de rendre la belle Scylla sensible à sa passion ; Circé lui conseille d’oublier l’ingrate et lui offre elle-même son amour : le trop sincère Glaucus avoue à Circé qu’il ne peut aimer que Scylla ; et la jalouse Circé prépare alors ses enchantements pour transformer Scylla en un monstre, que le poète décrit à peu près comme notre archéologue.

Hyginus (fable 151, p. 262) décrit Scylla en quelques mots et résume le récit d’Ovide dans la fable 199 (p. 330, Mythogr. lat. Van Staveren).

(2) Héraclite, fable 2 (p. 69, opuscul. Mytholog. Gale) prétend que Scylla était une jolie courtisane qui toujours entourée d’amants voraces ruinait les étrangers qui allaient la voir. Le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur le v. 825 du liv. IV des Argonautes, p. 302-303 du tom. 2 de l’édit. de Schaëfer) et Servius (sur les v. 420-424 du 3e liv. de l’Énéide, tom. 6, p. 195 de l’édition de Lemaire) expliquent cette fable par les dangers que les anciens navigateurs éprouvaient en passant entre les deux écueils de Carybde et de Scylla et par le bruit des vagues qui s’engouffraient dans le creux des rochers.


CHAP. XXII.

Dédale (1).

On a dit de Dédale qu’il faisait des statues qui marchaient. Pour moi, je pense qu’il est impossible qu’une statue marche toute seule. Mais voici ce qu’il y a de vrai là-dedans : les sculpteurs et les statuaires (2) de ce temps-là laissaient à toutes leurs statues les deux jambes réunies d’une seule pièce ; Dédale s’avisa de faire avancer un pied qu’il détacha, et l’on dit des statues qu’il faisait, qu’elles marchaient, au lieu d’être immobiles ; comme nous disons encore aujourd’hui, en voyant des tableaux : « Ces guerriers combattent, ces chevaux courent, ce vaisseau est agité par la tempête. »

(1) Diodore de Sicile (liv. IV, chap. 76, p. 215-217 du tom. 3 de l’édition de Deux-Ponts) donne des détails curieux et analogues à l’explication de Paléphate sur l’habileté de Dédale dans les arts et particulièrement dans la statuaire. Wesseling, dans ses notes sur Diodore (ibid. p. 539) cite des passages de Platon, de Pausanias et de Thémiste qui ont rapport à cette tradition. Voyez au surplus le chap. 13 ci-dessus et les notes qui l’accompagnent.

L’auteur du petit traité intitulé : de l’Astrologie, qu’on attribue à Lucien, envisage les prétendues inventions de Dédale, comme des allégories qui désignent des découvertes astronomiques. (Tom. 5, p. 211 du Lucien de Lehman). M. Roulez a inséré au tom. X des mémoires de l’Académie de Bruxelles, une dissertation très-intéressante sur le Mythe de Dédale considéré par rapport à l’origine de l’art grec. J’en ai rendu compte dans la Revue Belge, année 1836, tom. IV, p. 599 et suiv.

(2) Les deux mots grecs désignent simplement ceux qui faisaient des statues d’hommes et ceux qui faisaient des statues des Dieux.


CHAP. XXIII.

Phinée (1).

On raconte de Phinée que les Harpyes lui enlevaient sa nourriture, et il y en a qui s’imaginent que c’étaient des monstres ailés qui lui ravissaient son dîner. Voici la vérité : Phinée régnait sur la Péonie ; dans sa vieillesse il devint aveugle et perdit ses enfants mâles ; mais il lui restait des filles, Pyrie et Érasie, qui dépensaient tout son avoir : de sorte que les Péoniens disaient : « Pauvre Phinée ! les Harpyes lui mangent tout ce qu’il a. » Ses voisins Zéthos et Calais, fils de l’illustre Borée, eurent pitié de sa position, lui vinrent en aide, chassèrent ses filles de la ville, rassemblèrent les débris de son patrimoine et placèrent auprès de lui un certain Thrace chargé de veiller à ses intérêts (2).

(1) Heyne remarque avec raison, dans ses notes sur Apollodore, qu’il y a peu de fables qui aient donné lieu à tant de variantes que celle de Phinée et des Harpyes. Dans Apollonius de Rhodes (Argonaut. lib. II, v. 178-300, tom. 1, p. 49-53, édit. Schaëfer) et dans l’élégante imitation de Valerius Flaccus (Argonaut. lib. IV, v. 422-530) les Argonautes relâchent sur les côtes de la Bithynie pour demander leur route à Phinée : ce prince aveugle, et toujours en proie aux tourments d’une faim dévorante que les Harpyes l’empêchaient de satisfaire, possédait néanmoins le don de prévoir l’avenir. Le malheureux vieillard attendait impatiemment le vaisseau des Argonautes parce qu’il était réservé aux fils de Borée, Calaïs et Zéthès, qui étaient de l’expédition, de le délivrer du supplice auquel l’avait condamné la colère des Dieux. Calaïs et Zéthès poursuivent les Harpyes jusqu’aux îles Strophades où Iris messagère de Junon (d’après Apollonius), ou Typhon père des Harpyes (d’après Valerius Flaccus), vient leur dire que les Dieux s’opposent à ce qu’ils tuent les Harpyes, mais jure qu’elles ne sortiront plus de leur retraite. On est étonné de l’intérêt et du charme que le talent d’Apollonius et de Valerius Flaccus a su répandre dans ce long épisode, dont Virgile lui-même a tiré un parti beaucoup moins heureux au 3e liv. de l’Enéide (v. 225-267).

(2) Apollodore dit que Phinée avait été aveuglé, par les Dieux, selon les uns, parce qu’il prédisait l’avenir aux hommes ; par Borée et les Argonautes, selon les autres, parce qu’il avait lui même aveuglé ses propres enfants à l’instigation de leur belle-mère, enfin par Neptune, d’après une troisième version, pour avoir indiqué aux enfans de Phrixus le moyen de naviguer de la Colchide en Grèce (Biblioth. lib. I, cap. 9, $ 21, p. 37, édit. Heyne). Le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes sur le v. 207 du second liv. (tom. 2, p. 138 de l’édition de Schaëfer) et Diodore de Sicile (liv. IV, chap. 43 et 44, tom. 3, p. 124-128, édit. de Deux-Ponts) disent aussi que Phinée avait persécuté ses propres enfants (fils d’une sœur de Borée) ; qu’Hercule le tua et remit son royaume à ses fils. Hyginus (fable 19), rapporte toute la fable conformément aux détails d’Apollonius de Rhodes. (P. 62-63 des Mythog. latins de Van Staveren), Lactance (sur le v. 255 du liv. VIII de la Thébaïde, p. 122 tom. 3 du Stace de Lemaire) donne la même explication de la colère des Dieux contre Phinée, que Diodore et le Scholiaste d’Apollonius

Héraclite (fable 8, p. 71-72, opusc. mythologic. Gale) prétend que les Harpyes étaient des courtisanes qui ruinèrent Phinée.


CHAP. XXIV.

Métra (1).

On raconte que Métra, fille d’Érésichthon, prenait la forme qu’elle voulait. C’est une fable par trop ridicule, Car, comment serait-il possible qu’une jeune fille devînt tour-à-tour genisse, chienne ou oiseau ? Voici ce qui en est : Érésichthon était un Thessalien qui avait mangé toute sa fortune et était devenu pauvre : il avait une belle et gracieuse fille nommée Métra ; quiconque la voyait en devenait amoureux. Dans ce temps-là ce n’était pas avec de l’argent qu’on négociait les fiançailles : les uns offraient donc des chevaux, les autres des bœufs, d’autres des moutons, et en un mot tout ce que Métra pouvait désirer. Les Thessaliens voyant affluer toute espèce de choses chez Érésichthon disaient que sa fille lui faisait chevaux, bœufs et tout ce qu’elle voulait ; et voilà l’origine de la fable (2).

(1) Cette fable avec les riches accessoires dont Ovide l’a accompagnée forme l’une des plus brillantes parties des Métamorphoses, Thésée voulant retourner à Athènes après la chasse du sanglier de Calydon est arrêté avec ses compagnons par les flots de l’Acheloüs. Le Dieu du fleuve les invite à se reposer dans sa demeure jusqu’à ce que ses ondes soient plus calmes. Achéloüs répondant aux questions de Thésée, lui raconte la métamorphose des îles Échinades qui avaient été jadis des Nymphes (Métam. liv. VIII, v. 547-611). Ce récit ayant provoqué l’incrédulité de Pirithoüs, le sage Lélex entre dans les détails de l’histoire non moins merveilleuse, mais bien plus touchante de Philémon et Baucis (ibid. v. 612-126) et Achéloüs y ajoute celle d’Érésichthon et de sa fille qui prenait successivement toutes les formes, comme Protée. L’impie Érésichthon avait eu la cruauté d’abattre un arbre qui recélait une nymphe chère à Cérès. La déesse, pour le punir, le soumit aux tourments d’une faim insatiable, C’est dans cet endroit que se trouve l’admirable description poétique de la Faim. Érésichthon vendit plusieurs fois sa fille, pour se procurer des aliments ; mais chaque fois la faveur de Neptune la dérobait à la brutalité de ses maîtres en la revêtant d’une forme nouvelle (ibid. v. 727-879).

(2) Ovide ne nomme point la fille d’Érésichthon et se borne à l’appeler l’épouse d’Autolycus. Tzetzès, sur Lycophron (v. les notes de l’Ovide Variorum sur les v. 850 et 874 du liv. VIII) l’appelle Mestra au lieu de Metra ; mais il donne de la fable la même explication que Paléphate. Antoninus Liberalis la mentionne, en passant, sous le nom d’Hyper-Mestra(chap. XVII, p. 118 de l’édition in-8o de Verheyck).


CHAP. XXV.

Géryon (1).

On a dit de Géryon qu’il avait trois têtes, mais il est impossible que le même corps ait trois têtes, Voici ce qui a eu lieu : il y a au bord du Pont-Euxin, une ville nommée Trois-têtes (Tricarênie). Géryon était un de ses habitants, des plus renommés et des plus riches. Il possédait, entr’autres, un troupeau de bœufs fort étranges qu’Hercule alla attaquer. Comme Géryon voulut s’y opposer, Hercule le tua et emmena les bœufs. Tous ceux qui le rencontraient avec ses bœufs, les regardaient avec étonnement, parce que ces animaux étaient d’une taille très-peu élevée, mais longs de la tête à la croupe, avaient la tête busquée et sans cornes, et des os longs et larges. Quand on s’informait de ce que c’était, quelques-uns répondaient : « Ce sont des bœufs qu’Hercule a enlevés à Géryon aux-trois-têtes (ou des Trois-têtes) » et d’après cette réponse on crut que Géryon avait trois têtes.

(1) Cette fable de Géryon est encore une de celles qui ont donné lieu au plus grand nombre de variantes et dont il est néanmoins trop parlé, pour ne pas donner à croire qu’elle renferme quelque vérité historique. D’après Apollodore, Géryon avait trois têtes et six jambes d’homme réunies au même corps et ses bœufs étaient gardés par un chien à deux têtes, Orthros, frère de Cerbère, et par un pâtre nommé Eurytion, dans Érythée, île voisine de l’Océan, qui s’appelle aujourd’hui Gadire, dit-il (c’est le Gades des latins et le Cadis d’aujourd’hui) ; Hercule assomma le chien à deux têtes et le pâtre Eurytion emmena les bœufs, et perça ensuite d’une flèche Géryon accouru pour reprendre ses bœufs (Apollod. Biblioth. lib. 2, cap. V, p. 82-83, edit. Heyne).

Ptolémée Héphestion dit que Junon vint au secours de Géryon contre Hercule ; mais qu’elle fut blessée au sein droit (v. p. 16 de l’édition de M. Roulez). Ovide fait allusion à cet exploit d’Hercule dans l’épitre de Déjanire :

 
       Prodigiumque triplex, armenti dives iberi
                            Geryones ; quamvis in tribus unus erat.

                                                 Heroid. IX, v. 91, 92.

Quant à la vérité historique de cette fable, le récit de Diodore de Sicile vaut bien l’explication de Paléphate. Selon Diodore, Géryon régnait sur toute l’Ibérie, on l’avait surnommé Crysaor à cause de ses richesses et il avait trois fils, beaux et vaillants guerriers. Hercule chargé par Eurysthée d’aller lui ravir ses troupeaux, sentit que l’expédition serait périlleuse et équipa en conséquence une bonne flotte dans l’île de Crète. Après d’autres exploits exécutés chemin faisant, il tua les trois fils de Géryon, l’un après l’autre, en combat singulier, subjugua toute l’Ibérie, posa les fameuses colonnes qui portèrent son nom et s’en revint avec ses bœufs à travers le pays des Celtes, l’Italie, etc. (liv. IV, chap. XVII-XVIII, p. 54-58, tom. 3 de l’édition de Deux-Ponts). Denys d’Halicarnasse (antiq. rom., liv. I, chap. 35, p. 86-88, édit. in-8o de Reiske, Leipsig 1774) mentionne l’arrivée d’une flotte grecque en Italie (peu de temps après l’arrivée des Arcadiens) sous la conduite d’Hercule revenant de l’Espagne, qu’il avait soumise toute entière. Tite-Live (liv. 1, chap. VII, p. 28-30, tom. I de l’éd. de Lemaire) rapporte le passage, par le Latium, d’Hercule ramenant des bœufs d’une forme extraordinaire, enlevés à Géryon, et sa lutte avec le bouvier Cacus, qu’il assomma pour le punir de ce qu’il lui avait enlevé quelques bœufs pendant son sommeil. Cassius et d’autres anciens auteurs perdus pour nous, cités dans l’origine du peuple romain attribuée à Aurélius Victor (chap. VI-VIII, p. 13-17 de l’édition in-4 d’Arntzenius, Amst. 1733) attestent aussi le passage d’Hercule par l’Italie et nous voyons dans Properce (lib. IV, carm. IX, v. 1-22) et dans Ovide (Fast. lib. I, v.543-584) que le forum boarium aujourd’hui le campo vaccinio a pris son nom en souvenir de la victoire d’Hercule sur Cacus. Justin mentionnant les origines du Latium d’après Trogue-Pompée (liv. XLIII, cap. 1), dit que Latinus naquit du commerce de la fille de Faunus avec Hercule, qui passa par l’Italie en ramenant les troupeaux qu’il avait enlevés à Géryon. C’est à ce passage d’Hercule par l’Italie que se rapporte l’épisode de Cacus, au VIIIe chant de l’Énéide (v. 184-275). Antoninus-Liberalis (chap. IV, p. 26-28, édit. de Verheyck) prétend que les Celtes, les Chaoniens, les Thesprotiens et tous les Épirotes s’étant réunis pour enlever les bœufs de Géryon à Hercule, furent tous subjugués par ce dernier. Hérodote lui-même mentionne cette expédition au liv. IV (chap. 8, p. 286-287, tom. 2 de l’édition de Baëhr) Géryon habitait Erythie, dit-il, ile de l’Océan près de Gades au-delà des Colonnes d’Hercule. Il rapporte sur la foi d’une tradition reçue en Grèce, qu’Hercule mena les bœufs de Géryon dans une contrée alors déserte et habitée du temps d’Hérodote par les Scythes pasteurs.

Toutes les sources historiques ou mythologiques s’accordent, comme on le voit, sur le pays de Géryon. Arrien néanmoins (au liv. 2, chap. XVI de l’expédition d’Alexandre, p. 151-152 de l’édit. de Schmidt, Amsterdam 1757), prétend, d’après Hécatée, que Géryon n’habitait aucune des contrées voisines de l’Espagne, mais le continent qui est entre Ambracie et Amphiloques.


CHAP. XXVI.

Glaucus, fils de Sisyphe (1).

On a dit aussi de lui, qu’il avait été mangé par ses chevaux, parce qu’on oubliait que nourrissant des chevaux, négligeant ses affaires et donnant de grands festins, il avait ainsi englouti tout son avoir (2).

(1) Athénée (liv, VII, chap. 47-49 tom. 3, p. 80-85 de l’édition de Schweighœuser) a entassé une multitude de passages, de poètes perdus pour nous, sur divers Glaucus, qui ne nous ont fourni aucune lumière sur celui dont s’occupe ici Paléphate. Voici les passages des poètes ou des Scholiastes qui se rapportent le plus sûrement au Glaucus dont il s’agit dans ce chapitre : au 6e chant de l’Iliade, au moment où Diomède s’apprête à se mesurer avec Glaucus, fils d’Hippoloque ; voyant en lui, un guerrier intrépide qu’il n’a pas encore rencontré sur le champ de bataille, il lui demande s’il est Dieu ou mortel, et Glaucus lui rendant compte de sa généalogie lui apprend que Sisyphe, fils d’Éole, fut le père de Glaucus, qui eût pour fils le fameux Bellérophon père d’Hippoloque (liv. VI, v. 153-21 1, tom. 1er, p. 326-331, édit. de Heyne). Trois scholies sur le v. 1131 des Phéniciennes d’Euripide (citées dans l’édition de Walckenaer, p. 737 et 738), s’accordent à dire que Glaucus, fils de Sisyphe et père de Bellérophon, fut dévoré par les cavalles qu’il élevait à Potnies dans la Béotie. Virgile (au 3e livre des Géorgiques, v. 266-268) cite le fait en preuve de la fureur dont les cavalles sont susceptibles, en ajoutant que c’était Vénus elle-même qui leur avait inspiré cette rage. Ovide dans ses imprécations contre Ibis (v. 555) souhaite qu’il soit dévoré comme Glaucus par des cavalles de Potnies. Plusieurs tragédies perdues et entr’autres une d’Eschyle étaient intitulées Glaucus le Potnien (Schoëll, tom. 2, p. 22).

(2) V. ci-dessus les chap. 3 et 4.


CHAP. XXVII.

Glaucus, fils de Minos  (1).

Cette fable-ci n’est pas moins absurde. Glaucus étant mort noyé dans le miel, Minos aurait renfermé dans son tombeau Polyïde, fils de Céranus, qui était d’Argos. Celui-ci ayant vu un serpent approcher une certaine herbe d’un autre serpent mort et le ressusciter, en aurait fait autant à Glaucus. On sent que tout cela est impossible ; mais voici ce qui arriva : Glaucus ayant bu trop de miel perdit la tête et, après avoir considérablement vomi, tomba en défaillance. Plusieurs médecins accoururent attirés par l’espoir d’un beau salaire, et entr’autres Polyïde, qui employa une herbe qu’il trouva et dont un médecin nommé Dracon (en grec serpent) lui avait appris les vertus. Comme il guérit Glaucus, au moyen de cette plante, plusieurs personnes dirent que Polyide avait ressuscité Glaucus mort dans le miel.

(1) D’après Apollodore Glaucus étant encore enfant se serait noyé dans un tonneau de miel en poursuivant un rat. Ce mythographe raconte ensuite en détail toute la fable comme Paléphate (liv. 3, chap. 3, p. 112-113) Hyginus (fable 136, p. 240-242 édit. des Mythogr. latins de Van Staveren) y est aussi tout-à-fait conforme ; mais dans la fable 49 (page 113) il dit que c’est Esculape qui rendit la vie à Glaucus, fils de Minos. Dans la fable 251, p. 361, il répète de nouveau que Glaucus fut ressuscité par Polyïde, fils de Céranus.

Ovide, au livre VI des Fastes, v.749-752, fait allusion au devin qui ressuscita Glaucus par la vertu d’une plante dont un serpent s’était servi pour guérir un autre serpent.


CHAP. XXVIII.

Glaucus-le-marin (1).

Les poètes racontent que ce Glaucus devint immortel en mangeant d’une certaine herbe aussi, et que maintenant il habite la mer ; mais imaginer que ce Glaucus aurait seul eu le bonheur de rencontrer cette herbe et surtout qu’un homme ou un animal terrestre quelconque puisse vivre dans la mer, c’est une folie. Voici le fait : ce Glaucus était un pêcheur d’Anthédon, et le plus habile de tous les nageurs. Un jour qu’il nageait dans le port, à la vue de ses concitoyens, il plongea sous l’eau et en sortit dans un autre endroit où il se tint caché pendant quelques jours, après quoi, renouvelant sa manœuvre, il reparut aux yeux des Anthédoniens. Ceux-ci lui ayant demandé où il avait passé tout ce temps ; le fourbe répondit qu’il avait vécu dans la mer. Il avait aussi imaginé de parquer les poissons, et, tandis qu’aucun autre pêcheur ne pouvait prendre aucun poisson, quand la mer était agitée par la tempête : lui, il allait demandant aux Anthédoniens quelle espèce de poissons ils désiraient et leur rapportait ceux qu’ils voulaient : ce qui lui fit donner le surnom de Glaucus-le marin. Il périt un jour dévoré par un monstre marin. Comme on ne le vit pas revenir, les bonnes gens dirent qu’il était allé s’établir dans la mer et qu’il y demeure encore (2).

(2) Dans Ovide (Métam. liv. XIII, v. 899-968) Glaucus devenu Dieu, après avoir gouté d’une herbe auparavant inconnue dont la vertu avait rendu la vie à des poissons qu’il emportait de sa pêche, raconte lui-même à Scylla, qu’il essaye en vain de rendre sensible à son amour, par quel prodige, de simple pêcheur d’Anthédon qu’il était, il est ainsi devenu immortel (V. ci-dessus le chapitre XXI dont le sujet fait suite à celui-ci).

Stace fait allusion à cette fable au livre VII de la Thébaïde.

             .......Te que ultima tractu
             Anthedon, ubi gramineo de littore Glaucus
             Poscentes irrupit aquas, jàm crine genisque
             Cærulus, et mixtos expavit ab inguine pisces.

                                                Thebaid. VII, v. 334-337.

Le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur le v. 1310 du 1er chant des Argonautes, tom. 2, p. 111-112 de l’édition de Schaëfer) s’accorde avec le récit d’Ovide, ainsi qu’Hyginus (dans la fable 199, p. 331 de Van Staveren).

Tout ce qu’il y a d’intelligible dans les nombreux fragments re cueillis par Athénée (V. plus haut note I du chap. XXVI) paraît se rapporter au troisième Glaucus de Paléphate. D’après un passage des Ætoliques de Nicandre qui se trouve analysé par Athénée (loco citato, p.84), la puissance de l’herbe qui avait rendu Glaucus immortel lui avait été révélée par un lièvre qu’il poursuivait et qui tombé mourant et prêt à expirer, auprès de cette plante, était tout-à-coup revenu à la vie et avait repris ses forces.

(2) Héraclite (fable 10, p. 72, opuscula mythologica de Thomas Gale) dit que Glaucus était un devin qui, habitant une île, révélait aux navigateurs les manœuvres qu’ils avaient à exécuter et

leur prédisait ce qui devait leur arriver.

CHAP. XXIX.

Bellérophon (1).

On raconte que Bellérophon était porté par un cheval ailé. Pour moi je pense que jamais cheval n’a pu voler, fût-il couvert des plumes de tous les oiseaux. Si pareil animal avait existé, nous en verrions encore. On ajoute qu’il tua la Chimère d’Amisodare. Or, la Chimère était un monstre, lion par la partie antérieure, serpent par la queue, et chèvre par le milieu du corps : il y en a même qui pensent que ce monstre a existé avec trois têtes. Mais le serpent, le lion et la chèvre ne peuvent pas user des mêmes aliments, et c’est un conte absurde que de prétendre qu’un animal mortel (2) puisse exhaler du feu. Et laquelle de ces trois têtes aurait été adaptée au corps ? Voici la vérité de cette tradition : Bellérophon était un Phrygien, originaire de Corinthe, vaillant et beau garçon qui s’étant équipé un bon navire, exerçait bravement la piraterie sur les côtes. Son vaisseau s’appelait Pégase, comme chaque vaisseau a encore aujourd’hui son nom particulier, et il me semble bien plus naturel de donner le nom de Pégase à un navire qu’à un cheval (3). Le roi Amisodare habitait au bord du fleuve Xanthus. Tout près était une montagne escarpée nommée le Telmisse. Deux chemins y aboutissent en avant, du côté de la ville des Xanthiens : il y en a un troisième, au revers de la montagne, qui regarde la Carie ; tous les autres côtés sont inaccessibles. Entre les deux chemins le mont vomit des flammes par une large ouverture. Plus haut est une autre montagne qu’on appelle la Chimère. Or, dans ce temps-là, à ce que disent les gens du pays, la partie antérieure du chemin était habitée par un lion, et la partie opposée par un serpent, également redoutés des pâtres et des bucherons. Bellérophon étant survenu, à cette époque, mit le feu à la montagne, et ces animaux malfaisants périrent dans les flammes qui embrasèrent le Telmisse. Les gens du pays dirent que « Bellérophon amené par Pégase avait abattu la Chimère d’Amisodare ; » et c’est ce qui donna naissance à la fable (4).

(1) Dans le passage d’Homère que nous avons cité plus haut (note 1 du chap. XXVI) Glaucus en faisant sa généalogie rappelle en quatre vers cet exploit de son aïeul Bellérophon et décrit la Chimère de la même manière que Paléphate (iliad. Rhaps. 6, v. 179-183). Lucrèce en donne la même idée en prouvant qu’un pareil assemblage est absurde :

                 Flamma quidem vero quùm corpora fulva leonum
              Tàm soleat torrere atque urere, quàm genus omne
              Visceris in terris quodcumque et sanguinis exstat,
              Quî fieri potuit, triplici cum corpore, ut una
              Prima Leo, postrema draco, media ipsa Chimæra
              Ore foràs acrem efflaret de corpore flammam ?

                                                   (De nat. rer. V, v. 899-904).

Ovide la décrit aussi en deux vers :

              Quoque Chimæra jugum mediis in partibus ignem,
              Pectus et ora leæ, caudam serpentis habebat.

                                                   (Métam. IX, v. 648-649).

Apollodore (liv. 2, chap. 3, p. 56 et 57 de l’édition de Heyne) et Hyginus (fable LVII p. 121-122 des Mythographes latins de Van Staveren) s’accordent avec les poètes que nous venons de citer.

(2) Les anciens regardaient les astres comme des animaux (V. Ovid. métam. lib. 1er, v. 72 et 76).

(2) C’est, je suppose, parce que Pégase signifie : qui sort d’une source.

(4) Héraclite (fable 15, page 74 des opusc. mythol. de Thomas Gale) suppose que Chimère était une femme qui régnait despotiquement à l’aide de deux frères nommés Lion et Dracon (serpent) et qu’elle fut tuée par Bellérophon.

Plutarque (Traité des vertus des femmes) rapporte une autre tradition sur cette fable. D’après cette version c’était Amisodare lui-même qui, parti d’une colonie de Lyciens auprès de Zélée, exerçait la piraterie sur les côtes de la Lycie avec une flotille commandée par un nommé Chimère, homme très-courageux mais féroce. À la proue du navire monté par Chimère était la figure d’un lion et à la poupe celle d’un serpent. Il faisait beaucoup de mal aux Lyciens ; mais Bellérophon lui donnant la chasse, sur Pégase, l’atteignit et le tua (Plutarque, tom. 7, p. 18 de l’édition de Reiske).

Servius (sur le v. 288 du liv. VI de l’Énéide) dit qu’en réalité la Chimère est une montagne de la Lycie dont le sommet jetait encore des flammes de son temps (au Ve siècle) ; que des lions se tenaient dans la partie supérieure, que le pied de la montagne était infesté de serpents et que la partie moyenne abondait en pâturages où les chèvres se multipliaient (tom. 6, p. 367 du Virgile de Lemaire) ; mais je n’ai rien trouvé de semblable ni dans Pline l’ancien, ni dans Pomponius-Méla. C’est pour avoir rendu cette montagne habitable, ajoute Servius, que Bellérophon eut le renom d’avoir tué la Chimère (ibid).


CHAP. XXX.

Pélops et ses chevaux.

On dit que Pélops s’en alla à Pise, avec des chevaux ailés, demander la main d’Hippodamie, fille d’Ænomaüs. Pour moi je dis qu’il en est des chevaux de Pélops comme de Pégase. Car, si Enomaüs avait vu des ailes aux chevaux de Pélops, il n’aurait pas permis à sa fille de monter dans le char qu’ils traînaient. Ce que l’on doit penser de cela, c’est que Pélops était venu par mer ; que des chevaux ailés étaient peints sur son vaisseau, et, qu’après avoir enlevé la jeune fille, il s’enfuit avec elle dans ce vaisseau, ce qui donna naissance à la tradition  (1).

(1) Diodore de Sicile, sans faire aucune mention de la fable des chevaux ailés, nous fournit une explication qui est appuyée sur un fait historique bien constant, la haute antiquité des courses de char dans l’Élide. Ænomaüs, roi de l’Élide et de Pise, n’avait qu’une fille nommée Hippodamie, mais un oracle ayant prédit qu’elle mourrait dès qu’elle se marierait ; pour la soustraire aux importunités des prétendants, Ænomaüs leur proposait une course de chars depuis Pise jusqu’à l’Isthme de Corinthe : le vainqueur devait obtenir la main d’Hippodamie ; Ænomaüs monté sur un char trainé par d’excellents chevaux, tuait les vaincus de sa propre main. Pélops gagna l’écuyer d’Ænomaüs nommé Myrtile et arriva le premier à l’autel de Neptune qui était le but désigné à l’Isthme de Corinthe et parvint ainsi à épouser Hippodamie (Diod. liv. IV, chap. 73, tom. 3, p. 209-211, édit. de Deux-Ponts). Hyginus rapporte l’histoire comme Diodore, sauf qu’il ajoute que Pélops, dans la crainte de voir révéler la fraude qu’il avait employée, précipita Myrtile dans la mer qui fut appelée Mer Myrtéenne (fable 84, p. 160-163 des Mythographes latins de Van Staveren). C’est à cette circonstance qu’Ovide fait allusion dans ses imprécations contre Ibis :

                      Proditor ut saevi periit auriga tyranni
                          Qui nova myrtoœ nomina fecit aquae.

                                                      (In ibin. v. 369-370).

Lucien dans le dialogue intitulé Charidème, où il reproduit divers entretiens sur le pouvoir de la beauté, rapporte aussi l’histoire d’Hippodamie à peu près comme Diodore et Hyginus. Mais Ænomaüs y est représenté, comme guidé par la jalousie et non par le désir de conserver sa fille. Il la faisait monter elle-même dans le char des prétendants, afin que préoccupés du plaisir de voir la belle Hippodamie, ils oubliassent les soins de la conduite de leurs chars ; mais les Dieux prenant pitié du sort d’Hippodamie et de l’amour de Pélops donnèrent à ce dernier des chevaux immortels (Lucien, Charidème, tom. 9, p. 267-269, édition de Lehman).

On trouve des allusions à cette fable dans l’Art d’aimer, d’Ovide (liv. II, v. 7 et 8), dans l’Ibis (v. 365-370) dans le liv. IV de la Thébaïde de Stace (v. 243-244).


CHAP. XXXI.

Phrixus et Hellé (1).

On rapporte qu’un bélier révéla à Phrixus que son père avait l’envie de l’immoler ; que Phrixus prit sa sœur avec lui ; qu’ils montèrent tous deux sur le bélier et traversèrent ainsi la mer, pour aller jusques dans le Pont-Euxin. Il est bien difficile de croire qu’un bélier ait pu naviguer ainsi comme un vaisseau et surtout chargé de deux personnes. Et où auraient-ils eu à boire et à manger pour eux et pour le bélier, car enfin ils n’ont pas pu rester si longtemps sans prendre de nourriture ?

Phrixus ayant ensuite immolé l’animal auquel il devait son salut et l’ayant dépouillé de sa peau, aurait fait don de cette toison à Æétès, pour obtenir sa fille. Or, AEétès était alors roi de Colchos, et voyez un peu comme les toisons étaient rares dans ce temps-là, pour qu’un roi se soit contenté d’en recevoir une en échange de sa propre fille, estimant son enfant à si bas prix. Il y en a qui, pour sauver le ridicule de ce conte, disent que cette toison était d’or : mais si cela était vrai, il n’était nullement convenable qu’un roi reçut un pareil présent de son hôte. On ajoute que ce fut pour aller à la conquête de cette toison, que Jason équipa Argo (2) et réunit les principaux Grecs ; mais, d’abord, Phrixus n’aurait pas été assez ingrat pour ôter la vie à son bienfaiteur, et, en suite, la toison eût-elle été d’émeraudes, on n’aurait pas envoyé Argo pour la conquérir. Voici ce qui s’est passé : Athamas, fils d’Æole, qui était fils d’Hellen, régna sur les Phtiotes : il avait préposé à la surveillance de ses affaires, un homme qu’il croyait tout-à-fait sûr et qui s’appelait Bélier : Bélier s’étant aperçu qu’Athamas projetait de tuer Phrixus, révéla ce secret à ce dernier : Phrixus équipa un vaisseau dans lequel il mit le plus de richesses qu’il put : Aurore, la mère de Pélops, entra dans le même vaisseau, après y avoir placé une statue d’or qu’elle avait fait faire à ses frais, et Bélier ayant fait charger toutes ces richesses dans le vaisseau, s’enfuit lui-même avec Phrixus et Hellé. Hellé, tombée malade, mourut dans la traversée, et delà vient que cette mer fut appelée Helles-Pont (mer d’Hellé). Les autres étant arrivés en Colchide s’y établirent et Phrixus épousa la fille d’Æétès, roi de Colchos, en lui faisant don de la statue d’or d’Aurore, et non de la toison d’un bélier : telle est la véritable histoire (3)).

(1) D’après Apollodore (liv. Ier, chap. 8, p. 25, édition de Heyne), Athamas, fils d’Æole, ayant eu deux enfants, de Néphélé : Phrixus et Hellé, avait épousé ensuite Ino, qui, pour perdre les enfants de Néphélé, s’avisa de faire rôtir secrètement le grain destiné à l’ensemencement des terres et occasionna ainsi une disette. Athamas ayant envoyé consulter l’oracle de Delphes, Ino corrompit les députés et leur fit dire, de la part du Dieu, que la famine cesserait quand Phrixus aurait été immolé à Jupiter. Néphélé enleva ses deux enfants pour les soustraire aux embûches de leur marâtre et leur procura le bélier à la Toison-d’or, que lui avait donné le Dieu Mars. Ce bélier les transporta vers Colchos à travers les airs ; mais Hellé se laissa tomber dans la mer, etc. Hyginus (fable 3, p. 20 et suiv. des Mythographes latins de Van Staveren) rapporte à peu près les mêmes détails, ainsi qu’Ératosthènes, dans ses Catastérismes (chap. 19, p. 1 15 des opuscula mythologica de Thomas Gale).

(2) Nom du vaisseau qui portait les Argonautes. C’est le plus ancien sujet connu des poésies héroïques ou épiques : les poèmes d’Apollonius de Rhodes et de Valerius-Flaccus ne sont que des imitations de ceux qui avaient été faits même avant Homère.

(3) Héraclite (fable 24, p. 77 des opusc. myth.) en donne une toute autre explication. Selon lui Bélier était le précepteur de Phrixus, il l’aida, ainsi que sa sœur Hellé qui périt dans la traversée, à fuir les embûches de leur marâtre Io (il faut lire Ino) Æétès s’étant pris d’une infâme passion pour Phrixus, Bélier s’efforça de conserver la pureté des mœurs de son jeune élève ; mais Æétès fit écorcher l’importun Mentor et sa peau fut ignominieusement attachée à un poteau. On l’appela la peau d’or à cause de l’incorruptible fidélité de l’homme auquel elle avait appartenu.

Diodore de Sicile, après avoir rapporté la tradition mythologique, donne une explication d’après laquelle le vaisseau qui portait Phrixus et Hellé aurait eu, à la proue, la tête d’un bélier. Il ajoute ensuite une autre tradition qui a quelque rapport avec l’explication d’Héraclite : un roi Scythe, gendre d’Æétès, étant allé à Colchos dans le temps où Phrixus y avait été amené avec son précepteur, demanda et obtint d’Æétès qu’on lui livrât Phrixus qu’il aimait, et immola le précepteur Bélier (liv. IV, chap. 47, p. 133-135, tom. 3, édit. de Deux-Ponts).

L’ancien Scholiaste d’Apollonius de Rhodes mentionne aussi des circonstances qui s’accordent avec ces traditions : sur le v.256 du liv. 2 des Argon. (p. 563, tom. 2 de l’édit. de Schaëfer), il dit que l’opinion de plusieurs auteurs était, que le vaisseau de Phrixus et d’Hellé avait une tête de bélier à sa proue ; et, sur le v. 1 19 du liv. IV, il rappelle que Denys, dans ses argonautiques, attribuait à Bélier, précepteur de Phrixus, l’avis salutaire qui l’avait soustrait aux vengeances de sa marâtre (ibid. p. 579).

Lucien (de l’Astrologie $ 14, p. 211, tom. 5 de Lehman) croit que Phrixus s’élevant dans les airs, monté sur un bélier, désigne un astronome qui s’élève par la pensée aux plus sublimes contemplations.



CHAP. XXXII.

Les filles de Phorcys (1).

L’histoire que l’on a faite de ces filles est encore plus ridicule : Phorcys, dit on, avait trois filles, qui n’avaient ensemble qu’un œil (2), dont elles se servaient tour-à-tour : celle qui s’en servait, se l’adaptait et par ce moyen elle y voyait ; et, chacune d’elles passant successivement cet œil à sa sœur, elles voyaient à tour de rôle. Persée étant venu les attaquer à l’improviste en s’avançant derrière elles à petit bruit, et s’étant emparé de celle qui était alors en possession de l’œil, tira son épée ordonnant qu’on lui montrât la Gorgone et menaçant de les tuer si elles refusaient de la lui indiquer. Les filles de Phorcys épouvantées la lui montrèrent : Persée coupa la tête de la Gorgone et s’enfuit à travers les airs. Ensuite ayant montré cette tête à Polydecte, il le changea en pierre. Mais y a-t-il rien de plus fou, que de prétendre qu’un homme vivant puisse être pétrifié en regardant la tête d’un mort ? quelle action peut avoir un mort ? Voici ce qui arriva : Phorcys était de Cerné ; les Cernéens sont Éthiopiens d’origine et habitent l’île de Cerné qui est au-delà des colonnes d’Hercule : ils cultivent les terres de la Lybie sur les bords du fleuve Annon, près de Carthage, et possèdent beaucoup d’or (3). Ce Phorcys donc régnant sur le pays des colonnes d’Hercule, qui sont au nombre de trois, fit faire une statue d’or, de Minerve, qui avait quatre coudées. Il faut savoir que les Cernéens donnent à Minerve le nom de Gorgone, comme les Thraces donnent celui de Bendée à Diane, que les Crétois appellent Dictyne et les Lacédémoniens Upis. Ce Phorcys mourut avant d’avoir placé sa statue dans un temple, et laissa trois filles, Sthéno, Euryale et Méduse (4) qui ne voulurent pas se marier. Ayant partagé l’héritage de leur père, elles eurent chacune la domination d’une île. Quant à la Gorgone (ou statue de Minerve), elles ne voulurent ni la placer dans un temple, ni la partager, mais elles la considérèrent comme un trésor qu’elles garderaient tour-à-tour. Phorcys avait eu pour ami un brave et honnête homme, des avis duquel ses filles usaient en toute occasion, et qu’elles appelaient leur œil, Persée exilé d’Argos, exerçait la piraterie sur les côtes, ayant des vaisseaux et une troupe assez forte à sa disposition ; ayant entendu dire que la Gorgone régnait sur des femmes, qu’elle possédait beaucoup d’or, mais peu de soldats, il commence par stationner dans une rade, puis naviguant entre Cerné et Gadire (5) et allant d’une île à l’autre, il parvient à s’emparer de l’homme que les Phorcydes appelaient leur œil. Celui-ci informe Persée qu’il n’a rien à prendre dans ces parages, si ce n’est la statue de Minerve, et lui révèle le secret de la richesse de Gorgone. Les Phorcydes ne voyant plus revenir leur œil, quand leur tour était venu comme nous l’avons dit, se donnèrent un rendez-vous où elles s’accusèrent mutuellement ; chacune d’elles niant de l’avoir à sa disposition, elles ne pouvaient imaginer ce qui était arrivé. Sur ces entrefaites survient Persée, il leur avoue que c’est lui qui retient leur œil et leur dit qu’il ne le relâchera qu’après qu’elles lui auront indiqué le lieu où est la Gorgone, menaçant en même temps de les tuer, si elles s’obstinent à garder le silence ; Méduse refusa de parler, mais Sthéno et Euryale le lui révélèrent : il tua donc Méduse et rendit aux autres leur œil, quant à la Gorgone, il s’en empara et la brisa, puis s’étant rembarqué, il plaça la tête de la statue sur son vaisseau, auquel il donna le nom de la Gorgone. Continuant à exercer la piraterie avec ce vaisseau, il parcourait les îles, pour y lever des tributs, égorgeant ceux qui s’y refusaient. C’est ainsi, qu’après avoir déjà été à Sériphe et en avoir emporté des sommes que les habitants lui avaient livrées, il y retourna une seconde fois. Mais les Sériphiens avaient abandonné l’île et s’étaient retirés ; Persée s’étant donc avancé dans la place publique, pour y toucher le tribut imposé, n’y vit au lieu des habitants, que des pierres qui se trouvaient avoir la hauteur d’un homme. Depuis lors, quand les insulaires lui refusaient des tributs, Persée leur disait : « Prenez garde qu’il ne vous en arrive comme aux Sériphiens qui ont été pétrifiés après avoir vu la tête de la Gorgone (6). »

(1) Outre les nombreuses allusions aux divers traits de cette fable, que l’on trouve encore dans les poètes de l’antiquité, tous les grands tragiques, Æschyle, Sophocle et Euripide y avaient puisé des sujets de tragédie (V. Heyne ad Apollodori bibliothec. not. p. 291, in-12). Des fragments assez longs d’un ancien logographe, épars dans les Scholies d’Apollonius de Rhodes nous fourniront réunis, mieux qu’Apollodore même, la série des fables qui se rattachent à ce chapitre de Paléphate : ce sont des passages de Phérécydes qui, je crois, n’ont jamais été traduits et portent un cachet de naïveté assez intéressant pour me faire pardonner la longueur de cette note. « D’après Phérécydes, liv. XII, Acrisius ayant épousé Eurydice, fille de Lacédémon, en eut Danaë. Comme il avait consulté Apollon sur l’avenir de l’enfant mâle qu’il attendait, la Pythie avait répondu qu’il n’aurait point de garçon, mais que de sa fille en naîtrait un qui causerait sa mort. De retour à Argos, Acrisius éleva dans l’enceinte de son palais, une chambre d’airain dans laquelle il enferma sa fille Danaë avec sa nourrice, fai- sant faire bonne garde pour s’assurer qu’elle n’aurait pas d’enfant. Mais Jupiter s’étant pris de passion pour Danaë, pénétra dans cette geôle, par le toit, sous la forme d’une pluie d’or, que Danaë reçut dans son sein. Jupiter se fit ensuite reconnaître, et elle en eut Persée qu’elle éleva, d’intelligence avec sa nourrice, à l’insu d’Acrisius. Quand le fils de Danaë eut trois ou quatre ans, Acrisius entendant la voix de l’enfant qui jouait, envoya sur-le-champ des femmes pour aller chercher Danaë et sa nourrice, fit mourir la nourrice et mena Danaë avec son fils vers l’autel de Jupiter, protecteur des familles (Hercien). Quand il fut seul avec elle, il voulut savoir qui était le père de l’enfant ; elle nomma Jupiter, mais Acrisius incrédule la fit renfermer dans un coffre avec son enfant et jeta le coffre à la mer ; ainsi renfermés ils furent portés par les flots à l’île de Sériphe, où Dictys, fils de Péristhènes, les retira dans son filet. Danaë le supplia d’ouvrir le coffre, Dictys l’ouvrit, apprit leurs noms et leur origine, les reconduisit chez lui et les accueillit comme parents ; car Dictys et Polydecte étaient enfants d’Androthoé, fille de Castor, et de Peristhènes, fils de Damastor qui avait eu pour père Nauplius, fils de Neptune et de la nymphe Amymone » (Scholiaste d’Apollonius de Rhodes sur le v. 1091 du 4e liv., p. 613, et dans les nouv. Scholies sur le même vers, p. 313-315, tom. 2 de l’Apollonius de Schaëfer).

« Pendant que Persée était à Séryphe avec sa mère, chez Dictys, et déjà grand garçon, Polydecte qui était frère de Dictys et roi de Sériphe, vit Danaë et en devint amoureux. Comme il ne pouvait en venir à ses fins, il fit préparer un grand repas auquel il convia beaucoup de monde et entr’autres Persée lui-même qui demanda quel écot il fallait payer ? Polydecte ayant répondu : un cheval ; « S’agit-il de la tête de la Gorgone, je donnerais le mien, répartit Persée. » Le lendemain donc chacun amenant un cheval, Polydecte ne voulut pas recevoir celui de Persée, et lui demanda, selon l’engagement pris la veille, la tête de la Gorgone, ajoutant que s’il lui faussait parole, il s’emparerait de sa mère. Persée se retire tout chagrin et ne sachant que faire, à l’extrémité de l’île de Sériphe ; mais Mercure vient à lui, l’interroge, apprend la cause de sa douleur, lui dit de reprendre courage et commence par le conduire auprès des vieilles filles de Phorcys qui s’appelaient Péphrédo, Ento et Iæno. Là, d’après le conseil de Minerve, Persée leur enlève l’œil et la dent qu’elles se passaient alternativement ; les malheureuses crient au secours en redemandant leur œil et leur dent ; car elles n’avaient pour elles trois qu’un œil et qu’une dent qu’elles se prêtaient tour-à-tour. Persée leur dit que c’est lui qui les a, et promet de les leur rendre, si elles lui indiquent le chemin pour aller trouver les nymphes gardiennes du casque qui rend invisible, des sandales ailées, et de la besace : elles le lui indiquent, et Persée leur rend leur œil et leur dent. Persée accompagné de Mercure va trouver les nymphes, leur demande et en reçoit les sandales ailées qu’il chausse aussitôt, la besace qu’il met sur ses épaules et le casque invisible dont il se couvre la tête. Ensuite, toujours accompagné de Mercure et de Minerve, il prend son vol vers l’Océan et se dirige vers les Gorgones qu’il trouve couchées. Les divinités lui montrant alors, dans un miroir, la tête de Méduse, la seule des Gorgones qui fût mortelle, lui apprennent comment il doit se tenir détourné pour couper cette tête. Persée s’approche, coupe la tête avec le tranchant de son glaive recourbé, la met dans sa besace et prend la fuite. Les Gorgones éveillées se mirent à sa poursuite ; mais elles ne pouvaient pas le voir à cause de son casque invisible. Persée de retour à Sériphe, va trouver Polydecte et lui dit de réunir le peuple pour lui montrer la tête de Méduse : il savait bien que tous ceux qui la regarderaient seraient pétrifiés ; Polydecte ayant rassemblé le peuple dit à Persée de montrer cette tête ; Persée tire de sa besace, en se détournant, la tête de Méduse qu’il leur montre ; et tous ceux qui la virent furent à l’instant pétrifiés. Minerve prit la tête qu’elle plaça sur son égide, et Persée rendit la besace à Mercure et les sandales ailées aux Nymphes » (Schol. d’Apollod. de Rhodes sur le v. 1515 du 4e liv., p. 626-628 et dans les nouv. Sch. p. 330-332 ibid.)

Ces fragments de Phérécydes sont résumés à peu près de la même manière au livre II de la bibliothèque d’Apollodore (chap. 4, p. 57-59 de l’édit. in-8o de Heyne, 1803), mais ils laissent une lacune que nous comblerons d’après Apollodore (ibid. p. 60-61). Persée en revenant de son expédition et passant par l’Éthiopie régnait Céphée, vit Andromède exposée en pâture à un monstre marin : Cassiopée, épouse de Céphée, avait eu l’imprudence de se prétendre plus belle que les Néréïdes : Neptune courroucé avait inondé le pays et leur avait envoyé ce monstre marin, qui, d’après un oracle d’Ammon, ne devait s’éloigner, que lorsqu’on lui aurait donné en pâture Andromède, fille de Cassiopée. Céphée avait donc été forcé par les Éthiopiens d’exposer ainsi sa fille. Persée la vit, l’aima, obtint de Céphée la promesse qu’il la lui donnerait en mariage s’il la délivrait ; tua le monstre, délivra Andromède, pétrifia Phinée qui voulait lui tendre un piège et épousa la fille de Céphée.

Apollodore raconte ensuite la métamorphose de Polydecte en pierre ; mais nous allons reprendre les derniers fragments de Phérécydes, pour achever l’histoire fabuleuse de Persée :

« Après la métamorphose en pierres de Polydecte et de ceux qui étaient avec lui, Persée laissa régner Dictys sur le reste des Sériphiens et s’en retourna à Argos, avec les Cyclopes, Danaë et Andromède. Il n’y trouva plus Acrisius qui, redoutant Persée, s’était retiré à Larisse, chez les Pélasges ; il laisse donc Danaë chez sa mère Eurydice avec Andromède et les Cyclopes, se rend à Larisse auprès d’Acrisius, qu’il reconnait, et l’engage à s’en retourner avec lui à Argos. Il y eut par hasard, à Larisse, au moment où ils allaient partir, des jeux de palet auxquels Persée voulut prendre part. On ne connaissait pas encore alors le Pentathle, et les contendans luttaient successivement dans chaque genre séparément : le palet de Persée ayant tourné porta sur le pied d’Acrisius qu’il blessa ; celui-ci devint malade et en mourut (Schol. d’Apollonius, p. 614 et 315-316). »

(2) Nous avons vu (note ler) que Phérécydes ajoutait qu’elles n’avaient aussi qu’une dent, circonstance qu’on trouve également dans Apollodore (loco citato), mais pas dans les autres Mythographes, et dont nous n’avons découvert aucune explication.

(3) On a beaucoup disputé sur la position de l’île de Cerné dont Pline dit qu’elle était placée du côté du golfe Persique à l’opposé de l’Éthiopie, d’où le père Harduin a conjecturé que ce pouvait être l’île de Madagascar (Pline, liv. VI, chap. XXXI et les notes p. 747-750, tom. 2 de l’édition de Lemaire) : mais nous voilà bien loin des colonnes d’Hercule et des îles habitées par les Phorcynes, que les savants prétendent être les Gorgades, dont parlent aussi Pline le naturaliste, dans l’endroit déjà cité, Pomponius-Méla (liv. III, chap. X, p. 314-315, édit. de Leyde 1748) et Diodore de Sicile (liv. 3, chap. 53, p. 319 et 539, tom. 2, édit. de Deux-Ponts).

(4) Paléphate nous donne ici les noms des Gorgones telles qu’elles sont généralement appelées, sans s’inquiéter des noms tout différents que les mythographes donnent aux Phorcydes. Nous avons vu dans la note 1re que Phérécydes les appelle Pephredo, Ento et Iœno ; Héraclite (fable 13, p. 73, opusc. mythol. Gale) les appelle Péphrédo, Ennyo et Perso. Ératosthènes qui résume toute cette histoire fabuleuse dans ses Catastérismes (chap. 22, p. 117 des opusc. mythologica) ne les nomme pas ; mais il les distingue aussi des Gorgones dont elles étaient, dit-il, les portières.

(5) Gadire est le Gades des Latins et le Cadis moderne : en prenant Cerné pour Madagascar, cela laisse, comme on le voit, beaucoup de latitude à l’imagination pour placer les trois iles dont les Phorcydes étaient souveraines.

(6) Héraclite pour expliquer la fable de l’œil unique des Phorcydes, se borne à supposer qu’étant aveugles, elles n’avaient pris qu’un seul guide (fable 13, p. 73 déjà citée). Quant aux sandales ailées prêtées par Mercure à Persée, il explique cette tradition en disant que Mercure inventa les exercices de la course dans lesquels Persée son élève obtint de grands succès (fable 9, p. 72). Hyginus raconte toutes ces fables sans explication selon son usage (fable 63, p. 129-130 ; fable 64, p. 131-132 ; Astronomiques, chap. XII, p. 445-446, édit. de Van Staveren). Fulgence, dans le même recueil (liv. 1, fable XXVI, p. 655-658) en donne une explication morale que les amateurs peuvent y voir en détail, mais qui nous a semblé trop peu satisfaisante, pour venir encore allonger ces notes. J’engage ceux qui les ont déjà trouvé trop étendues, à s’en dédommager en lisant dans Ovide (Métam. liv. IV, v. 621-802), l’expédition de Persée au Mont-Atlas et chez les Gorgones, sa lutte contre le monstre marin et le récit qu’il fait lui-même, à son repas de noces, de la manière dont il s’y est pris pour tuer Méduse ; ou, dans Lucien, les charmants dialogues des Dieux marins, entre Doris et Thétis, sur l’infortune de Danaë renfermée avec son fils dans un coffre qui flottait sur l’onde (p. 125-127), et entre Triton et les Néréïdes, sur l’aventure d’Andromède (p. 130-134, tom. 2 du Lucien de Lehman). Il y a un opéra de Corneille, intitulé : Persée et Andromède.



CHAP. XXXIII.

Des Amazones (1).

Quant aux Amazones, voici l’explication qu’on en donne : ce n’étaient pas des femmes, mais des hommes, qui portaient des tuniques longues comme les femmes des Thraces, tenaient leur chevelure liée sous la tiare et se rasaient la barbe, ce qui fait que leurs ennemis les appelaient des femmes. Au reste les Amazones étaient naturellement très-courageux dans les combats. Mais il n’est pas vraisemblable que jamais armée de femmes aît existé, car on n’en voit maintenant nulle part.

(1) Outre Hérodote qui raconte (liv. IV, chap. 110-1 16, tom. 2, p. 484-490, édit. de Baëhr), comment des Amazones apprivoisées par de jeunes Scythes devinrent la souche des Sarmates, et donne de ces femmes guerrières l’idée généralement reçue ; Hippocrates (de articulis, cap. LVIII, tom. 2, p. 814, édit. de Vander Linden) fait mention de l’usage où elles étaient de luxer les membres de leurs enfants mâles pour les empêcher de jamais aspirer aux travaux virils qu’elles se réservaient. Diodore de Sicile (lib. II, chap. 45-46, p. 129-134, tom. 2, édit. de Deux-Ponts) résume toute leur histoire d’un ton de crédulité très-sérieux jusqu’à leur dernière reine Penthésilée qui périt à Troie de la main d’Achille. Le même historien (liv. 3, chap. 51-54, p. 312-322, ibid.) parle d’une autre nation d’Amazones beaucoup plus ancienne, qui habitait la Lybie, et dont l’histoire se mêle à celle des Gorgones, qu’il envisage aussi comme un peuple gouverné par des femmes. Le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes, dans plusieurs endroits et particulièrement sur le v. 965 du liv. II, cite Éphore et d’autres anciens historiens comme ayant parlé des Amazones de l’Afrique (p. 514-515). Quant aux Amazones du Thermodon, il en est question dans presque tous les anciens historiens. Le fleuve des Amazones, en Amérique, atteste que le nouveau-monde a aussi des traditions du même genre.


CHAP. XXXIV.

Orphée (1).

C’est aussi une fable absurde que ce que l’on raconte d’Orphée, que les quadrupèdes, les oiseaux et les arbres accouraient aux sons de sa lyre. Voici comment je crois que les choses se sont passées : les Bacchantes dans leur délire ayant détruit des troupeaux de moutons dans la Piérie et commis beaucoup d’autres excès, se dirigèrent vers la montagne où elles restèrent plusieurs jours. Les habitants du pays voyant qu’elles ne s’en allaient pas et craignant qu’il n’arrivât malheur à leurs femmes ou à leurs filles, prièrent Orphée d’imaginer un moyen de chasser les Bacchantes de la montagne. Orphée ayant donc organisé des orgies en l’honneur de Bacchus, dirigeait les Bacchanales au son de sa lyre : les Bacchantes descendirent de la montagne en portant pour la première fois, des thyrses et des branches d’arbre de toute espèce, de sorte qu’en regardant avec étonnement cet étrange spectacle, on était tenté de croire, au premier coup d’œil, que c’étaient des arbres qui marchaient ; et l’on disait que la forêt descendait de la montagne aux sons de la lyre d’Orphée. Telle est l’origine de la fable (n).

(1) (V. les Métam. d’Ovide, liv. X, v. 86-144 ). Apollodore rapporte en deux mots la tradition dont il s’agit ici avant de parler de la descente d’Orphée aux enfers (liv. 1er, chap. 2, p. 5, édit. de Heyne), V. aussi Dion Chrysosthôme (discours LIIIe sur Homère, tom. 2, p. 277, édit. Reiske) ; Ératosthènes, dans ses Catastérismes (chap. 24, p. 115 des opusc. mythol.) et Hyginus (au no VII de ses Astronomiques, p. 438 de Van Staveren). Diodore de Sicile intercale toute l’histoire fabuleuse d’Orphée, au milieu des travaux d’Hercule, à l’occasion de l’initiation de ce dernier aux mystères d’Éleusis, dont Musée, fils d’Orphée, était le grand-prêtre (liv. IV, chap. 25, p. 77-79, tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts).

(2) Les chroniques du Nord ont une tradition que rappelle naturellement — l’explication de Paléphate et dont Schakespeare a fait usage dans sa tragédie de Macbeth. Il avait été prédit à ce prince superstitieux et féroce qu’il ne périrait que quand la forêt de Birnam serait apportée à Dunsinane où il se tenait enfermé dans un château-fort. Lorsque Malcolm reçut du prince anglais (Édouard le-confesseur) des secours pour aller reconquérir sa couronne, ses soldats, avant d’aller attaquer le fort de Dunsinane avaient, en signe de victoire, orné leurs casques et leurs armes de branches d’arbres ; de sorte qu’on alla annoncer à Macbeth que la forêt de Birnam s’avançait vers le fort (V. l’art. Macbeth, d’Eyriès dans la Biogr. univ.) Pour en revenir à la fable d’Orphée, Héraclite (fable 23, p. 77 des opusc. mythologic.) dit qu’elle était emblématique et signifiait qu’Orphée avait adouci les mœurs des hommes auparavant sauvages, c’est aussi ce qu’expriment ces vers connus de l’art poétique d’Horace :

              Silvestres homines sacer interpresque deorum
              Cædibus et victu fœdo deterruit Orpheus
              Dictus ob hoc lemire tigres rabidosque Leones.

                                                 Epist. ad Pison. v. 391-393.


CHAP. XXXV.

Pandore (1).

Ce qu’on a dit de Pandore, que pétrie de limon, elle transmit aux autres humains le vice de son origine, n’est pas tolérable non plus. Voici ce que je crois qui en est : Pandore était une Grecque très-riche, qui ne sortait jamais sans se plâtrer le visage d’une quantité de terre cosmétique. Il n’y a pas autre chose ; mais les commentaires ont fait de cela une histoire impossible (2).

(1) La fable de Pandore n’a jamais été mieux traitée que par le plus ancien des poètes qui l’a reproduite deux fois. Hésiode, dans les travaux et les jours, suppose que Jupiter, irrité de ce que Prométhée a ravi le feu du ciel pour le communiquer aux mortels, ordonne à Vulcain de pétrir une statue de terre et d’eau, et aux principales déesses de la douer des charmes les plus séduisants mais les plus perfides. Les Dieux s’empressent d’exécuter les ordres de Jupiter, qui sourit en songeant combien il sera vengé des hommes par ce don funeste ; mais il faut s’arrêter : une sèche analyse ne saurait donner une idée de cette fleur de poésie si suave et si fraîche encore dans les beaux morceaux des plus anciens poètes (V. Hésiode, les travaux et les jours, v. 44-92, p. 214-217 de la collection des poètes gnomiques de Brunck, Lips. 1817). V. Hyginus, fable 42 (p. 249-250 de Mythogr. lat. de Van Staveren).

(2) Dion Chrysosthôme (dans son second discours sur l’envie tom. 2, p. 422 de l’édition publiée par la veuve de Reiske, Leipsig 1784) après avoir raconté l’anecdote connue de ce peintre, qui, pour faire ressortir la frivolité des critiques dont son tableau avait été l’objet plaça à côté du premier un autre cheval exécuté, d’après la réunion de tous les avis qu’on lui avait donnés et qui ressemblait à tout autre animal plutôt qu’à un cheval ; rappelle aussi Pandore qui, réunissant les dons divers qu’elle avait reçus des Dieux, n’en formait pas moins un assemblage un peu fou et très-méchant.


CHAP. XXXVI.

Des Frênes générateurs

Qu’y a-t-il de plus absurde que de croire que la première race d’hommes naquit des frênes : il y eût un homme nommé Mêlios (Frêne), ses descendants portèrent le nom de Méliens (1), comme les Grecs celui d’Hellènes, d’après Hellen, comme les Ioniens reçurent le leur d’après Ion (2). Les races de fer et d’airain sont également des traditions fabuleuses.

(1) Il est question de l’île de Mélos et des Méliens dans Plutarque, dans Antoninus-Libéralis, dans Ptolémée Héphestion, dans Pline-le-naturaliste, dans Pomponius-Méla, etc., etc., mais je n’y ai rien trouvé qui eût rapport à la tradition dont parle Palépathe. Fischer remarque que dans la théogonie d’Hésiode, quand Jupiter fit succéder l’âge d’airain à l’âge d’argent, le Dieu fit la race humaine de frêne, ce qui signifie dans le langage hardi du vieux poète qu’il la fit dure. Cette figure aurait-elle été prise au propre ? c’est ce que nous ignorons.

(2) Il ne faut pas confondre les Ioniens recevant leur nom d’Ion leur premier chef, avec la mer Ionienne recevant sa dénomination, selon Apollodore, de la traversée d’Io métamorphosée en génisse (V. ci-après chap. XLIII, note 1er).


CHAP. XXXVII.

De la massue d’Hercule (1).

On a dit qu’elle reverdissait d’elle-même. On l’appela donc feuillue, c’est qu’après avoir été séparée (du tronc de l’arbre) et posée sur l’herbe, elle se mit encore à végéter, et voilà l’origine de la tradition.

(1) Théocrite, idylle 25e, introduit Hercule racontant lui-même au fils d’Augias comment il avait triomphé du lion de Némée : « D’une main, dit-il, j’avais pris ma solide massue d’olivier (encore recouverte de son écorce), que j’avais arrachée moi-même, sur l’Hélicon, avec toute sa racine » (V. 207-210, tom. 1, p. 303 de l’édit, de Valpy). Pausanias nous apprend aussi (lib. II, c. 31, p. 74, l. 32, édit. fo, Francfort 1583) que la massue d’Hercule était faite d’olivier sauvage, et que l’ayant déposée sur la terre il la vit reverdir. Virgile (2e liv. des Géorgiques, v. 30-31, assure en effet que l’olivier renaît aisément, même de boutures sèches :

 
             Quin et caudicibus sectis (mirabile dictu) !
             Truditur è sicco radix oleagina ligno.

Au surplus ce petit chapitre qui serait inintelligible pour nous, si nous n’avions pas les auteurs que je viens de rappeler, ne nous

est évidemment point parvenu entier.

CHAP. XXXVIII.

Du monstre marin (Cétos) (1).
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Voici ce qu’on en rapporte : il avait l’habitude de se rendre, de la mer, dans la Troade ; quand on lui livrait des jeunes filles, il se retirait ; sinon, il ravageait le pays. Mais qui ne sent qu’il n’y a rien de plus stupide, que de supposer que des hommes eussent ainsi exposé leurs filles ? Il y avait un roi très-riche et très-puissant sur mer, qui s’était emparé d’un lac que possédaient les Troyens sur les côtes de l’Asie ; ceux-ci lui payaient donc une imposition que quelques-uns appellent tribut. Ce n’était point d’argent qu’on se servait alors ; mais de tous les objets utiles que l’on connaissait. Ce roi ordonna aux uns de lui donner des chevaux, aux autres de lui livrer des jeunes filles (2) : il se nommait Céton ; mais les barbares prononçaient Cétos (monstre marin). Ce Céton faisait donc sa tournée avec ses vaisseaux, au temps marqué, pour percevoir le tribut, et ravageait les terres de ceux qui n’étaient pas exacts. Il fut à Troie dans le temps où Hercule venait d’y arriver avec une troupe de Grecs : le roi Laomédon prit Hercule à sa solde, pour la défense de Troie : Céton s’avançait avec son armée qu’il avait débarquée : mais Hercule et Laomédon allant au-devant de lui, le tuèrent, et ces évènements donnèrent naissance à la fable.

(1) Apollon et Neptune voulant éprouver jusqu’à quel point Laomédon portait le mépris de la foi donnée, se déguisèrent en hommes et relevèrent les murs de Troie pour un prix convenu que Laomédon ne leur paya point. Pour punir sa mauvaise foi, Apollon lui envoya la peste et Neptune un monstre marin qui ravageait les côtes et enlevait les Troyens. L’oracle consulté répondit que les fléaux cesseraient si Hésione, fille de Laomédon, était livrée en pâture au monstre marin : la pauvre Hésione fut donc attachée à un rocher au bord de la mer. Hercule l’ayant aperçue promit de la délivrer, à condition que Laomédon lui abandonnerait les chevaux, dont Jupiter avait fait don aux Troyens, en indemnité de l’enlèvement de Ganymède : Laomédon y consentit, Hercule tua le monstre et délivra Hésione ; mais Laomédon ayant encore manqué à sa parole, Hercule indigné s’éloigna en jurant qu’il reviendrait faire la guerre aux Troyens. Tel est le récit un peu succinct d’Apollodore (liv. 2, chap. 5, § 9, p. 80-81 édit. in-8o de Heyne 1803). Diodore de Sicile (au liv. IV, chap. 32, p. 94-95, tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts) nous apprend que c’est en allant à la conquête de la toison-d’or, avec les Argonautes, qu’Hercule eut ainsi l’occasion de délivrer Hésione. Il raconte ensuite toute l’histoire à peu près comme Apollodore (au chap. 42 du même livre, p. 121-123) : Hercule ayant permis à Hésione de rester à Troie ou de le suivre, elle choisit ce dernier parti, autant par reconnaissance, que dans la crainte de se voir exposée encore à de nouveaux périls ; mais Hercule au retour de l’expédition des Argonautes, ayant inutilement demandé qu’on lui livrât Hésione et les chevaux invincibles, revint assiéger Troie avec six vaisseaux, tua Laomédon et dévasta la ville. Il la remit ensuite au pouvoir de Priam, le seul des fils de Laomédon qui eût conseillé l’accomplissement des promesses faites à Hercule (chap. 49, p. 139-141).

Il y a deux allusions à cette fable dans l’Iliade : au Xe chant, quand Neptune empêche Junon de prendre part au combat entre les Grecs et les Troyens, les Dieux vont s’asseoir, pour mieux voir la bataille, derrière le retranchement que les Troyens et Minerve élevèrent jadis pour protéger Hercule, quand il dut quitter le rivage pour échapper à une attaque du monstre marin (Iliad. X, v. 144-148).

Au 5e chant Tlépolème, fils d’Hercule, avant d’en venir aux mains avec Sarpédon, fils de Jupiter, l’apostrophe selon l’usage des anciens héros, en niant qu’il soit le fils d’un Dieu : « mon père Hercule était bien un autre homme, dit-il, lui qui, venu sur ces parages avec six vaisseaux et une petite troupe, à cause des chevaux de Laomédon, détruisit Ilion et rendit ses rues désertes. » (Iliad. V, v. 635-642.)

Ovide qui, malgré son étonnante fécondité, voulait sans doute éviter de reproduire dans la description de l’exposition d’Hésione et du combat d’Hercule contre le monstre marin, les images qu’il avait si heureusement employées à peindre Andromède exposée au même péril et délivrée par Persée, résume très-succinctement toute l’histoire de Laomédon au liv. XI des Métamorphoses (v. 194 220). Valerius-Flaccus n’a pas craint de lutter contre ce dangereux rival, et il a fait de l’exploit d’Hercule, le sujet d’un de ses épisodes les plus heureusement détaillés (Argonautic. lib. II, v. 441-519). Dans Valerins-Flaccus, c’est Hésione elle-même qui, répondant aux questions d’Hercule, et soupçonnant à sa haute stature et à ses formes athlétiques, qu’il pouvait être le héros destiné à faire cesser les fléaux dont gémissaient les Troyens, lui apprend que son père a juré de donner les chevaux blancs à celui qui la délivrerait. Tout-à-coup le monstre manifeste son approche en soulevant les flots, qui sont agités comme dans la plus violente tempête. Hercule épuise en vain son carquois pour le combattre, la nuée de flèches qu’il lance contre lui ne l’ébranle pas plus qu’une montagne battue par l’orage. Hercule alors rejette son carquois, s’élance sur le rocher, en détache un énorme quartier dont il écrase la tête du monstre, puis redoublant les coups de sa noueuse massue, il le replonge tout entier et expirant au fond des mers. Il y a dans ce brillant récit, que je n’ai fait qu’analyser bien succinctement, un luxe parfois surabondant d’images un peu exagérées qui trahit le mauvais goût des poètes de la décadence ; mais, malgré ces défauts, l’élégance continue du style et l’harmonie savante et variée du poète prêtent encore beaucoup de charme à ce long épisode. — Hyginus (fable 89, p. 168-169, et fable 31, p. 89 des Mythographes latins de Van Staveren) est tout-à-fait d’accord avec Apollodore, Diodore, et Valerius-Flaccus.

(1) Cet usage de faire livrer des jeunes filles en tribut a longtemps subsisté chez les Maures, pendant qu’ils ont dominé dans les Espagnes. Alfonse, de la race de Pélage, et qui a même reçu le surnom de Chaste, précisément parce qu’il mit fin à cette cou- tume, fut le premier qui osa refuser les cent filles, qu’on livrait annuellement aux Maures de Cordoue (V. l’Essai sur les mœurs, chap. XXVII, p. 519 et 520, tom. XV de l’édit. de Dupont).


CHAP. XXXIX.

De l’Hydre (1).

L’Hydre était, dit on, un serpent de Lerne, qui avait cinquante têtes sur le même corps, et quand Hercule lui en avait coupé une, il en renaissait deux : on ajoute qu’une écrevisse vint au secours de l’hydre (2). Il faudrait être fou pour admettre de pareils contes, mais voici ce qui en est : Lerne était un roi : dans ce temps-là les hommes étaient réunis par bourgades, et chaque bourgade avait son roi : Sthénélus, fils de Persée, régnait sur Mycènes, la plus grande et la plus peuplée ; Lerne ne voulut pas reconnaître sa suprématie : ils eurent donc la guerre ensemble à ce sujet. Lerne avait à l’entrée de sa bourgade un château assez fort gardé par cinquante archers pleins de courage, qui, nuit et jour, ne cessaient de monter sur la tour : ce château s’appelait l’Hydre : Eurysthée envoya Hercule pour prendre le château ; Hercule et les siens lançaient des brandons contre les archers de la tour : mais lorsqu’un de ces archers venait à succomber, deux autres remontaient prendre sa place, pour compenser la perte du brave abattu. Pendant que Lerne avait à soutenir cette guerre contre Hercule, il prit à sa solde une armée étrangère ; Carcinos (en grec, une écrevisse) vint à son secours à la tête de cette armée. C’était un homme d’une grande force et plein de vaillance, à l’aide duquel il résista encore à Hercule : mais ensuite Iolas, fils d’Iphiclès, cousin d’Hercule, vint renforcer les troupes de son parent, d’une armée de Thébains, et, secondé de ces forces auxiliaires, Hercule brûla la tour qu’on avait construite pour la défense de l’Hydre, vainquit les archers, détruisit le château et égorgea la garnison. Tels sont les faits qui ont donné naissance à la fable (n).

(1) Apollodore (liv. 2, chap. 5, § 2, p. 72-73 de l’édit. in-8o de Heyne), Diodore de Sicile (liv. IV, chap. XI, p. 39, tom. 3 de l’édition de Deux-Ponts) et Hyginus (fable 30, p. 82 des Mythographes latins de Van Staveren) racontent la fable à peu près comme Paléphate : ils varient cependant sur le nombre des têtes de l’hydre ; Diodore dit qu’elle avait cent têtes ; c’est aussi le nombre que lui donne Silius Italicus, dans la description d’un bouclier :

            Centum angues idem, Lernæaque monstra gerebat.
                                                       (Punic. lib. II, v. 158).

Apollodore et Hyginus ne lui en donnent que neuf ; Van Staveren remarque que c’est le nombre que lui attribue Alcée ; tandis que Simonide lui en donne cinquante, comme Paléphate, et que des médailles grecques la représentent avec sept têtes seulement (V. en outre les auteurs cités par M. Roulez, p. 70 de son édition de Ptolémée Héphestion).

(2) Apollodore (loco citato), Eratosthènes (catastérisme 11, p. 107 des opusc. mytholog. de Gale) et Hyginus (fable 23 du 2e livre des astronomiques, p. 473) disent que cette écrevisse monstrueuse venait mordre Hercule au talon pendant qu’il luttait contre l’hydre.

(3) Lactance (sur le vers 384 du 1e livre de la Thébaïde), donne une autre explication de cette fable : d’après ce qu’il rapporte, Lerne était un marais fangeux sujet à se dessécher et à se remplir fréquemment d’une eau vaseuse, où l’on conçoit que les serpents pouvaient abonder, Hercule assainit ce marais, en y faisant des saignées et en employant le feu pour dessécher entièrement

la vase (V. tom. 2 de l’édition du Stace de Lemaire, p.74).

CHAP. XL.

Cerbère (1).

On dit que Cerbère était un chien qui avait trois têtes. Mais il est clair qu’il fut appelé chien-à-trois têtes, parce qu’il était de la ville des Trois-têtes (Tricarénie) comme Géryon (2). « Il est beau et grand, disait-on, le chien-à-trois-têtes (ou des Trois-têtes). » On raconte aussi qu’Hercule emmena ce chien des enfers ; voici ce qui en est : Géryon se servait, pour la garde de ses troupeaux de bœufs, de grands et vigoureux chiens, dont l’un s’appelait Cerbère et l’autre Orthros (3). Hercule, avant d’enlever les bœufs, tua Orthros, dans la ville des Trois-têtes, et Cerbère suivit le troupeau. Un homme de Mycènes, nommé Molosse, ayant une grande envie de posséder ce chien, pria d’abord Eurysthée de le lui donner : en ayant éprouvé un refus, il séduisit les bouviers, qui renfermèrent le chien dans une caverne de la Laconie auprès du Ténare (4), et lui amenaient des chiennes pour l’y retenir. Eurysthée envoya Hercule à la recherche du chien. Hercule parcourut tout le Péloponèse, arriva enfin dans un lieu où on lui indiqua la retraite de Cerbère, descendit dans la caverne et en retira le chien. C’est de là que l’on dit qu’Hercule était descendu aux enfers et qu’il en avait retiré Cerbère (5).

(1) Les plus anciens poètes admettent cette fable. Homère y fait allusion, au VIIIe liv. de l’Iliade, où Minerve, en voyant les Grecs près de succomber et abandonnés par Jupiter, regrette la protection qu’elle a jadis accordée à Hercule lorsqu’il fut envoyé aux enfers, pour retirer de l’Érèbe, le chien du redoutable Pluton (v. 366-369) ; Hésiode la mentionne aussi dans sa théogonie (v. 311 et suivants).

Il en est des têtes de Cerbère comme de celles de l’Hydre, sur le nombre desquelles il y a beaucoup de divergence chez les anciens poètes et Mythographes : Horace qui paraît avoir suivi Pindare lui donne cent têtes et l’appelle Bellua Centiceps (lib. II, ode 13, v. 34) Tzetzès sur Lycophron (cité par Muncker dans les Mythographes latins) s’accorde avec Pindare et Horace ; Hésiode (Théogonie v. 312) lui attribue cinquante têtes ; Hermésianax (fragment du poème de Léonce, v. 12, p. 122 de l’édit. de Bach. ilale 1829, in-8o), Virgile (Georg. liv. IV, v. 483, et Énéide liv. VI, v. 417 et 421), Ovide (Héroïd. IX, v. 91-93), Apollodore (liv. II, chap. V, § 12, p. 87), Hyginus (fable 101, p. 262 des Mythographes latins de Van Staveren) et Fulgence (p. 660, ibid.) s’accordent avec Paléphate pour ne lui donner que trois têtes.

(2) V. le chap. XXV ci-dessus et les notes.

(3) V. Apollodore cité dans la note 1re du chap. XXV.

(4) D’après Apollodore (liv. II, chap. V, p. 87) le Tenare, promontoire de la Laconie, était considéré comme l’entrée de la descente aux enfers. Diodore de Sicile (au liv. XIV, chap. 31, p. 89, tom. 6 de l’édition de Deux-Ponts) venant à parler de la presqu’île de l’Achéron, dit que c’est par là qu’on prétendait qu’Hercule était descendu aux enfers. Le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur le v. 729 du liv. II des Argon. p. 502, tom. 2, édit. de Schaëfer) s’accorde avec Diodore ; mais, dans une autre scholie (sur le v. 101 du même chant, p. 22 ibid.), il dit que c’est par le Ténare que Pirithous et Thésée descendirent aux enfers. Pausanias (lib. II, cap. XXXI, § 2, p. 296, vol. 1 Facii) cite une tradition d’après laquelle Cerbère aurait été tiré des enfers près de Trézènes.

(5) Héraclite (fable 21, p. 76 des Opuscula Mythologica. de Thomas Gale) se borne à rappeler pour expliquer cette fable, que les anciens disaient, de ceux qui revenaient d’un long voyage, qu’ils avaient été aux enfers. L’anonyme, dont les Histoires Incroyables ont été recueillies par Gale à la suite de celles de Paléphate et d’Héraclite, en donne une autre explication : selon lui Cerbère, fils d’Aïdonée, était roi des Thesprotiens ; des brigands l’ayant enlevé et caché dans une caverne obscure, Hercule l’en retira et le remit entre les mains d’Eurysthée (Anonymi fab. 6, p. 87, Opusc. Mythol.) V. aussi la fable 33 d’Héraclite.



CHAP. XLI.

Alceste (1).

Les poètes tragiques supposent qu’Admète étant sur le point de mourir, Alceste se dévoua pour le sauver et qu’Hercule touché de sa piété la retira des enfers et la rendit à Admète. Quant à moi, je ne pense pas que jamais mort ait pu revenir à la vie : mais voici ce qui s’est passé : lorsque Pélias eut été tué par ses filles (2), son fils Acaste les poursuivit sans pouvoir les atteindre ; Alceste s’enfuit à Phères auprès d’Admète, son cousin, et se réfugia aux pieds de ses Dieux domestiques, ce qui porta Admète à ne pas vouloir la livrer malgré les instances d’Acaste : celui-ci vint avec une armée attaquer la ville et incendier les lieux environnants : Admète ayant fait, avec quelques chefs, une sortie, pendant la nuit, tomba vivant au pouvoir d’Acaste qui menaçait de le faire mourir ; mais Alceste ayant su qu’Admète était sur le point de périr pour elle, sortit de la ville et alla se livrer elle-même. Acaste relâcha donc Admète et prit Alceste à sa place. On loua le courage d’Alceste en disant qu’elle était allée volontairement mourir pour Admète ; mais les choses ne se passèrent pas comme la fable les rapporte : à la même époque, Hercule revenait avec les chevaux de Diomède (3) et reçut, en passant, l’hospitalité chez Admète : celui-ci ayant déploré l’infortune d’Alceste, devant Hercule, le héros indigné alla livrer bataille à Acaste, détruisit son armée, partagea ses dépouilles entre les soldats d’Admète et remit Alceste aux mains de ce prince : on dit alors qu’Hercule était arrivé pour arracher Alceste à la mort, et ce fut l’origine des détails de cette tradition (3).

(1) Outre la tragédie d’Euripide qui nous reste, les anciens parlent encore de plusieurs autres pièces perdues pour nous, faites avec succès sur ce sujet intéressant, qui a été traité aussi en opéra par Quinault. Sur la manière dont Alceste fut rendue à son époux, Apollodore nous apprend qu’il y avait deux versions : les uns disant que Proserpine touchée de son dévoûment l’avait renvoyée des enfers de son propre mouvement, les autres prétendant qu’Hercule l’en avait retirée de force après avoir lutté contre Pluton lui-même (Biblioth. lib. 1, cap. 9, § 15, p. 32-33 édit. 8° Heyne). La fable est aussi racontée par Hyginus (fables L et LI, p. 114 et 115 des Mythographes latins de Van Staveren) et par Fulgence (Mythologicon lib. l, cap. 27, p. 658-660 ibid). Le trait d’Alceste mourant volontairement pour racheter les jours de son époux est cité parmi les grands sacrifices inspirés par l’amour, dans le banquet de Platon ($ 7, p. 21-22, tom. 5 du Platon Variorum de Londres, Valpy 1826). Ovide y fait allusion dans les tristes :

                     Cernis ut Admeti cantetur, ut Hectoris uxor.
                                                       (Eleg. XIV, v. 37).

Et dans l’Art d’aimer :

                   Fata Pherestiadae conjux Pagasaea redemit
                   Proque viri est uxor funere lata sui.

                                                       (Lib. III, v. 19-20).

Dans Lucien, Protésilas, le premier des Grecs tué sur le rivage troyen, demande à Pluton la faveur d’aller revoir sa jeune épouse pour un seul jour ; Pluton lui dit que c’est impossible, que cela ne se fait jamais ; mais, répond Protésilas, vous avez pourtant rendu Eurydice à Orphée, et accordé le retour d’Alceste, ma parente, pour obliger Hercule (XXIII Dial. des morts, p. 227, tom. 2, du Lucien de Lehman).

(2) La mort de Pélias est expliquée très-naturellement ci-après, au chapitre XLIV, par les bains chauds de Médée que le vieux Pélias ne put supporter.

(3) Fulgence (dans l’endroit cité note 1re), donne, selon son usage, une interprétation allégorique fort étrange de cette fable : la première phrase est encore une explication ridicule des mots grecs par des racines latines. Admète, dit-il, vient de ad et de metus, quasi ad quem metus, qui a des motifs d’avoir peur, etc.

Plutarque, dans le traité qu’il a fait sur l’amour, contient une explication très-naturelle de la dernière partie de la fable : Hercule, dit-il, étant expert dans la médecine parvint à guérir Alceste qui était dans un état désespéré (tom 9, p. 52 du Plutarque de Reiske).


CHAP. XLII.

De Zéthus et d’Amphion (1).

Plusieurs poètes et entr’autres Hésiode racontent qu’ils bâtirent les murs de Thèbes aux sons de leurs lyres, et il y en a qui pensent que pendant qu’ils jouaient, les pierres allaient s’alligner d’elles-mêmes. Voici ce qui s’est passé : c’étaient les plus habiles musiciens de leur temps ; mais ils ne jouaient que moyennant salaire ; comme on n’avait pas encore d’argent alors, ils mirent pour condition que ceux qui viendraient les entendre, apporteraient des pierres et mettraient la main à l’œuvre, pour leur construire des remparts ; ce n’étaient certes pas les pierres elles-mêmes qui venaient les écouter ; mais, ce n’est pas sans raison, comme on le voit, qu’on a dit que leurs murailles avaient été élevées aux sons de la lyre.

(1) C’est une chose curieuse que la fortune diverse des noms de ces deux frères jumeaux, fils de Jupiter et d’Antiope. Homère les cite tous deux comme fondateurs de Thèbes aux sept portes (Odyssée liv. IX, v. 161-164). Le Scholiaste d’Euripide, sur le v. 147 des Phéniciennes (p. 626 de l’édition in-4o de Valckenaer) ainsi que Pausanias (lib. IX, cap. XVII, § 3, p. 52, vol. 3 Facii) nous apprennent qu’un tombeau commun leur avait été élevé à titre de fondateurs de Thèbes ; Diodore de Sicile les place aussi sur la même ligne et au même titre (au liv. XIX, chap. 53, p. 315 et 316, tom. 8, édit. de Deux-Ponts). Macrobe (au liv. II, chap. 3, du songe de Scipion, p. 136 de l’édit. 8° de Zeun, Lips. 1774), dit que l’un attirait les animaux et l’autre les pierres aux sons de leurs lyres. Hyginus (fables VII, p. 28-29 et IX, p. 31) les nomme aussi tous deux ; mais on ne sait par quelle fatalité les autres poètes et Mythographes se sont comme donné le mot pour ne célébrer qu’Amphion. Apollodore (lib. III, c. 5, $ 5, p. 121-122), après avoir raconté toute l’histoire des infortunes de leur mère Antiope, les nomme tous deux comme fondateurs de Thèbes ; mais c’est aux sons de la lyre d’Amphion seul, à ce qu’il dit, que les pierres venaient se ranger. Hyginus, qui avait rapporté l’autre version ailleurs, comme nous l’avons remarqué, dit (fable 69, p. 141) qu’Amphion donna sept portes à Thèbes parce qu’il avait sept filles et ne parle plus de Zéthus. Lucien (au Traité de la danse, tom. 5, p. 144 de l’édition de Lehman) ne désigne qu’Amphion. Horace et Properce oublient également Zéthus.

               Quid tibi nùnc misero prodest grave dicere carmen
                            Aut Amphioniæ mœnia flere lyræ.

                                              (Prop. lib. 1, Eleg. IX, v. 9-1 o).

               Dictus et Amphion thebanæ conditor arcis
               Saxa movere sono testudinis, et prece blandâ
               Ducere quô vellet.

                                              (Hor. Ars. poet., v. 394-396).

Plutarque (de la musique, tom. X, p. 651, Reiske) et Pline le naturaliste (lib. VII, chap. 56, p. 245, tom. 3 de l’édit. de Lemaire) nomment aussi Amphion seul comme inventeur de la musique.


CHAP. XLIII.

Io (1).

On raconte qu’Io fut métamorphosée en génisse et que, piquée par un taon et devenue furieuse, elle s’enfuit d’Argos en Égypte, en traversant la mer. Voici le vrai de cette histoire : Io était la fille du roi d’Argos ; les habitants de la ville l’élevèrent à la dignité de prêtresse de Junon leur patrone ; Io étant devenue enceinte redouta la colère de son père et des Argiens et prit la fuite. Les Argiens se mirent à sa poursuite jusqu’à ce qu’ils l’eussent trouvée et alors ils durent la lier pour s’en rendre maîtres. Il leur arriva de dire qu’elle avait couru comme une génisse mordue par un taon, quand elle s’était enfuie en Égypte, pour aller faire ses couches ; et ce propos fut l’origine de la fable (2).

(1) Apollodore (liv. II, chap. 1, § 3, p.48 et 49) rapporte plusieurs généalogies d’Io, avant de raconter l’histoire de ses amours avec Jupiter et des infortunes qu’elle essuya par suite de la jalousie de Junon. Suivant la première version elle était fille d’Iasus et petite-fille d’Argus, suivant Castor et beaucoup d’autres elle était fille d’Inachus ; enfin selon Hésiode et Acusilaüs elle était fille de Pirêne. Selon Apollodore c’est parce qu’elle a parcouru les mers, métamorphosée en génisse, que la mer Ionienne a été ainsi appellée d’après son nom d’Io, et que le détroit appelé auparavant détroit Thracien a été nommé Bosphore (en grec passe-génisse) de Thrace. N. B. La même étymologie est rapportée par le scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur le v. 1114 du liv. 1, p. 90, tom. 2, édit. Schaëfer). Hyginus (fable CXLV, p. 252-255, Mythogr. lat. Van Staveren) après une généalogie qui ne s’accorde guères ni avec celles que nous a transmises Apollodore, ni avec d’autres qui sont rapportées dans les notes de Muncker et de Van Staveren, raconte toute la fable exactement comme Apollodore.

Virgile y a fait allusion au 3e livre des Géorgiques :

Hoc quondam monstro horribiles exercuit iras
Inachiæ Juno pestem meditata juvencæ.
(Georg. III, v. 152-153).

Cette fable forme à elle seule jusqu’à la naissance d’Épaphus, fils de Jupiter et d’Io, une des parties les plus brillantes et les plus variées des Métamorphoses d’Ovide (liv. 1er, v. 568-745).

(2) Diodore de Sicile (liv. 1er, tom. 1er, p. 70 de l’édit. de Deux-Ponts) prétend que cette fable a été empruntée par les Grecs aux Égyptiens, et Apollodore dit en effet que c’est leur Isis (loco citato). L’auteur anonyme des Histoires Incroyables (chap. 15, p. 91-92 des opusc. mythologic. de Gale), dit, comme Paléphate, qu’Io était prêtresse de Junon : tel est du moins le sens que présente non le texte de Gale, mais le texte proposé par Valckenaer sur la scholie du v. 734 des Phéniciennes, et qui me semble être le seul raisonnable ; le reste de son explication, qu’il a toute empruntée aux Helléniques de Charax, s’accorde assez avec Paléphate. Dion Chrysosthôme cite Io donnée en mariage à un Égyptien, parmi d’autres exemples de filles grecques accordées à des étrangers, ou de Grecs allant chercher au loin leurs épouses (XIe disc., tom 1, p. 325, édit. Reiske).


CHAP. XLIV.

Médée (1).

On dit qu’elle rajeunissait les vieillards en les faisant bouillir ; voici ce qui en est : elle découvrit la première la fleur qui a la vertu de noircir les cheveux blancs. Elle faisait donc paraître noires les têtes chenues des vieillards. C’est elle aussi qui inventa les bains chauds ; mais, de peur que quelque médecin ne découvrît son secret, elle ne préparait jamais publiquement ses bains. On leur avait donné le nom de décoction. Ceux qui prenaient de ses bains en devenaient plus légers et plus dispos, d’où il advint, qu’en voyant les objets dont elle se servait, les chaudières, le bois et le feu qu’elle employait, on s’imagina qu’elle faisait bouillir les hommes. Quant à Pélias, comme il était vieux et débile, quand il eut recours aux bains ; il y mourut (2).

(1) La généalogie de Médée est rapportée dans le scholiaste d’Apollonius de Rhodes (sur le v. 200 du 3e livre, p. 229-230, tom. 2, édit. de Schaëfer), d’une manière qui ne s’accorde pas avec la version la plus généralement reçue, mais qui explique beaucoup d’allusions des anciens poètes. D’après Denys de Milet, dit le scholiaste, Persès et Æétès étaient deux frères fils du soleil. Persès régna sur la Tauride et Æétès sur la Colchide. Persès déjà vieux eut, d’une nymphe du pays, une fille nommée Hécate, chasseresse, véritable virago, qui connut la première les vertus délétères ou salubres des plantes et fit un des premiers essais de son art funeste sur son père qu’elle empoisonna. Elle épousa en suite son oncle Æétès, dont elle eut deux filles, dignes d’elle, Circé et Médée’.

Tous les détails des préparations magiques de Médée pour rajeunir Æson, à la prière de Jason, son invocation aux divinités infernales, son voyage à travers les airs pour aller chercher partout les plantes nécessaires à la composition de ses philtres, et la description même de l’opération, dans les Métamorphoses d’Ovide, suffiraient pour prouver à quel point l’art du vrai poète peut exciter sans cesse la curiosité et entretenir l’intérêt dans les sujets mêmes dont le fond est le plus dépourvu de vraisemblance (V. Métamorp. lib. VII, v. 159-350).

Apollodore (liv. I, chap. 9, p. 39-41 de l’édit. de Heyne) et Hyginus (fables 24, 25 et 26, p. 71-74 des Mythographes latins de Van Staveren) renferment aussi l’histoire fabuleuse de Médée dont les détails se trouvent particulièrement dans les poèmes d’Apollonius de Rhodes et de Valerius Flaccus.

(2) Diodore de Sicile qui raconte aussi toute l’histoire de Médée (liv. IV, chap. 51-52, p. 145-149, tom. 3 de l’édit. de Deux Ponts) dit que pour tromper les filles de Pélias, elle blanchit d’abord ses propres cheveux, se rida le visage et en un mot se donna tout-à-fait l’air d’une vieille décrépite. Dans cet état elle se présenta comme une prêtresse de Diane, dont elle avait reçu des secrets puissants pour rajeunir les vieillards, en fit l’essai sur elle-même en leur présence, se montra dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté et les persuada si bien, par d’autres prestiges, que les malheureuses consentirent à tuer leur vieux père, dans l’espoir que la perfide Médée le rajeunirait également.



CHAP. XLV.

Omphale (1).

On raconte qu’Hercule fut l’esclave d’Omphale : mais c’est un conte absurde ; elle était plutôt faite elle et tout ce qui l’entourrait, pour servir Hercule, s’il l’avait voulu. Voici ce qui en est : Omphale était la fille de Jardan, roi de Lydie : ayant ouï vanter les exploits d’Hercule, elle avoua l’amour qu’il lui inspirait. Hercule étant venu la voir, en devint amoureux à son tour et eut d’elle un fils nommé Laomède. Comme il se plaisait beaucoup auprès d’elle, il faisait tout ce qu’elle voulait, et on imagina bonnement qu’il était son esclave.

(1) Comme le temps de la prétendue servitude d’Hercule coïncide avec l’expédition des Argonautes à Colchos ; c’était déjà, chez les anciens Mythographes, une question très-controversée, que de savoir si Hercule avait ou n’avait pas été jusqu’à Colchos. Il y a sur le v. 1290 du 1er liv. des Argonautes d’Apollonius de Rhodes (p. 108, tom. 2 de Schaëfer) une scholie très-curieuse qui rassemble les opinions de plusieurs anciens logographes : Denys de Mitylène, Démarate et plusieurs autres prétendaient qu’Hercule n’avait pas quitté Jason ; Antimaque, Posidippe et Phérécyde as suraient qu’on avait été obligé de le débarquer en chemin parce que son poids surchargeait trop le vaisseau (Argo) ; enfin Éphore disait qu’Hercule avait demandé lui-même à s’arrêter pour rester auprès d’Omphale. Théocrite (idylle 13, Hylas, v. 66-75, p. 152 153, édit. de Valpy) attribue le départ des Argonautes sans Hercule, au chagrin qui le faisait errer çà et là, après l’enlèvement d’Hylas ; mais il finit son idylle en disant qu’Hercule alla les rejoindre ensuite à pieds. Apollodore (lib. 1, c. 9, § 19, p. 36) dit aussi que le vaisseau partit pendant qu’Hercule et Polyphême cherchaient Hylas enlevé par des nymphes. Il ajoute ensuite la variante de Phérécyde et celle d’Éphore qu’il attribue à Hérodore.

Hérodote (liv. 1er, chap. VII, p. 22-23, tom. 1er de l’édit. de Baehr) parle d’une branche des Héraclides, issue d’Hercule et d’une esclave de Jardan (père d’Omphale) dont l’existence attesterait au moins le passage d’Hercule par la Lydie. Quant aux Mythographes ils s’accordent tous à parler du séjour prolongé d’Hercule auprès d’Omphale. D’après Diodore de Sicile (liv. IV, chap. 31, p. 91-94, tom. 3, Deux-Ponts) et Apollodore (liv. II, chap. 6, §§ 1-3, p. 89-91 de Heyne 1803), Hercule ayant jeté du haut d’une tour Iphitus, fils d’Eurytus, qui était allé lui demander les chevaux enlevés à son père (par Autolycus, selon Apollodore) fut puni de cette action déloyale, par une maladie dont l’oracle d’Apollon déclara qu’il ne guérirait qu’après avoir expié sa faute dans la servitude. Il alla donc en Lydie où il se fit vendre à Omphale, par des amis, selon Diodore, par Mercure, selon Apollodore ; guéri peu après il rendit de grands services à Omphale, comme de détruire les fameux brigands nommés Cercopes et autres exploits de ce genre ; il excita ainsi la curiosité de la reine qui s’étant informée de son origine lui rendit sa liberté et l’épousa.

Dans les dialogues des Dieux de Lucien, au milieu de la plaisante querelle d’Hercule et d’Esculape, sur la prééminence, Esculape indigné de s’entendre traiter d’apothicaire et de disséqueur de racines, répond au brutal enfant d’Alcmène : « Je n’ai du moins jamais été esclave, moi » (Dial. XIII, tom. 2, p, 43, Lehman).

Plutarque, beaucoup plus religieux que Lucien, trouve fort mauvaise la plaisanterie des peintres qui se permettaient de représenter Hercule, vêtu d’une robe couleur saffran, se laissant tresser les cheveux et recevant des coups de houssine des femmes d’Omphale (Un vieillard doit-il se mêler des affaires politiques ? tom. IX, p. 140 du Plutarque de Reiske). Quant à Ovide, il fait décrire par Déjanire, et détailler sous toutes les formes que la jalousie peut inspirer à une femme délaissée, l’avilissement du fier Hercule filant aux pieds d’Omphale (Héroïd. IX, v. 53-1 18. V. en outre Hyginus, fable 32, p. 93 des Mythogr. lat. de Van Staveren et les notes). — Achilles Tatius fait aussi allusion à cet esclavage d’Hercule (lib. II, VI, p. 54, édition de Deux-Ponts).



CHAP. XLVI.

La corne d’Amalthée (1).

On a dit qu’Hercule la portait partout avec lui et qu’il en faisait sortir tout ce que bon lui semblait ; voici ce qui en est : pendant qu’Hercule voyageait en Béotie avec Iolas, le fils de son frère, il s’arrêta chez les Thespiens, dans une hôtellerie, où se trouvait une belle et gentille femme, nommée Amalthée. Hercule, retenu par les charmes de son hôtesse, y séjourna plus longtemps qu’il ne devait : Iolas, mécontent de cette aventure, s’avisa d’enlever le produit du commerce d’Amalthée, que cette femme tenait enfermé dans une corne. Comme il tirait de cette corne de quoi acheter tout ce qui faisait plaisir à Hercule, leurs compagnons dirent qu’au moyen de la corne d’Amalthée, Hercule se procurait tout ce qu’il voulait, et telle fut l’origine de la fable (2).

(1) La corne d’Amalthée ou corne d’abondance a plusieurs origines mythologiques qu’il est très-difficile de concilier : dans les Catastérismes d’Ératosthènes (chap. 13, p. 110, opusc. mytholog. Th. Gale), Amalthée était une chèvre, fille du soleil, d’un aspect si redoutable, que les Titans en avaient peur, et demandèrent à la Terre de la tenir étroitement enfermée dans un antre de la Crète : c’est là qu’on lui donna ensuite Jupiter à nourrir de son lait ; quand Jupiter voulut faire la guerre aux Titans, il prit la peau d’Amalthée pour en recouvrir son bouclier (qui par cette raison s’appela Ægide), ranima la chèvre et la plaça au rang des astres. Antoninus Libéralis (chap. XXXVI, p. 242, édit. de Verheyck 8°) parle de la chèvre-nymphe qui nourrit Jupiter et fut changée en astre ; mais il ne la nomme pas. Diodore de Sicile (au liv. V, chap. LXX, p. 405-407 du tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts) rapporte la même tradition avec plus de détails : Saturne tuait ses enfants pour se soustraire aux menaces de l’oracle qui avait prédit qu’un de ses fils le détrônerait : Rhée cacha Jupiter qu’elle confia aux Curètes du Mont-Ida, dans l’île de Crète : ceux-ci chargèrent du soin de l’élever secrètement, des nymphes qui lui firent prendre le lait de la chèvre Amalthée, etc.

Le même Diodore avait rapporté (liv. III, chap. LXVII, p. 364-366, tom. 2) une ancienne tradition de Thymœtès, contemporain d’Orphée, d’après laquelle Ammon, après avoir épousé Rhéa, fille du ciel et sœur de Saturne et des autres Titans, avait eu secrètement d’Amalthée, la plus belle des femmes, un beau fils qui fut élevé mystérieusement dans une contrée délicieuse, dont Diodore fait la description la plus séduisante : ce fils d’Amalthée était Bacchus ; le pays lui-même s’appelait la Corne d’Hesper à cause de sa configuration et la corne d’abondance à cause de sa fertilité.

Ovide (au V° liv. des Fastes, v. 111-128) a suivi l’autre tradition de Diodore ; il ajoute que la chèvre Amalthée ayant perdu une de ses cornes, une nymphe l’avait ramassée et remplie de fruits et de fleurs pour les offrir à Jupiter ; quand le Dieu reconnaissant mit sa nourrice au rang des astres, il doua la corne d’Amalthée de la faculté de se remplir incessamment de fruits et de fleurs. Le même poète (Métamorphoses, au commencement du liv. IX), donne une toute autre origine à la corne d’abondance : le fleuve Achéloüs racontant lui-même comment, sous la forme d’un taureau, il avait en vain lutté contre Hercule, avoue que le héros lui arracha une de ses cornes : les nymphes, dit-il, relevèrent ce gage de sa défaite et le remplirent de fleurs et de fruits parfumés, et cette corne est devenue la corne d’abondance :

                Naïdes hoc pomis et odoro flore repletum
                Sacrârunt divesque meo bona copia cornu est.

                                                    (Métam. lib. IX, v. 87-88).

D’après Apollodore (liv. II, chap. 7, § 5, p. 96, édit. de Heyne), Hercule rendit à Achéloüs vaincu, la corne qu’il lui avait arrachée dans la lutte ; et le Dieu, par reconnaissance, lui donna en échange la corne d’Amalthée ; or, c’était, selon ce Mythographe, une corne de taureau, qui s’emplissait, au gré du possesseur, de tous les mets et de toutes les liqueurs qu’il désirait : elle avait appartenu à Amalthée, fille d’Émonius. Le même Appollodore raconte au surplus l’aventure de Jupiter nourri par les Curètes et les Nymphes, du lait de la chèvre Amalthée, comme Diodore l’a fait au liv. V (Biblioth. liv. 1, chap. 1, $ 5, p. 2).

(2) Diodore de Sicile qui, outre les deux versions différentes que nous avons indiquées ci-dessus, rapporte aussi celle qui regarde la corne d’abondance comme une des cornes d’Achéloüs enlevée par Hercule, en donne cette explication assez raisonnable : les cornes d’Achéloüs étaient deux bras tortueux du fleuve, Hercule détourna l’un de ces bras et rendit ainsi à la culture un terrain très-fertile qui produisit abondamment tous les genres de fruits que l’on recueille en automne : on dit donc qu’il s’était rendu maître de l’une des cornes d’Acheloüs et que cette corne était devenue dans ses mains une source d’abondance (lib. IV, chap. 35, p. 106-107, tom. 3). Dion Chrysosthôme (Disc. 63, tom. 2, p. 327, édit. de Reiske) nomme aussi corne d’Amalthée, celle qu’Hercule avait arrachée au Dieu du fleuve Achéloüs.


CHAP. XLVII.

Sur Hyacinthe (1).

Hyacinthe était un jeune et beau garçon d’Amyclée : Apollon et Zéphyre, tous deux épris de ses attraits, se disputaient à qui parviendrait le mieux à lui plaire : Apollon tirait de l’arc, Zéphyre ne savait que souffler, les chants du premier inspiraient le plaisir ; l’autre répandait la crainte et le trouble : le jeune homme manifesta son penchant pour le Dieu et excita ainsi l’envieux Zéphyre à préparer ses armes. Bientôt après Hyacinthe s’exerçant à la palestre éprouva la vengeance de Zéphyre : un palet lancé par Apollon et détourné par Zéphyre donna la mort au jeune homme ; mais la terre ne devait pas laisser perdre le souvenir d’une telle infortune : le bel Hyacinthe fut remplacé par une fleur qui prit son nom ; on dit même que la première lettre de ce nom se trouve gravé sur ses feuilles.

(1) Thomas Gale (p. 57, note 1) ne considère ni cette fable ni les suivantes, comme appartenant à Paléphate et remarque qu’elles manquent dans la plupart des anciens manuscrits : ce qu’il y a de certain c’est qu’elles n’ont pas la physionomie des autres chapitres : le style en est affecté et précieux, au point que je n’ai pas cru pouvoir continuer ici le système de traduction scrupuleuse et exacte, que j’ai tâché de suivre jusqu’à présent : je me suis souvent permis, dans ces derniers chapitres, de réunir en une seule phrase des incises prétentieusement détachées dans l’original et qui me semblent appartenir plutôt à quelque déclamation d’un sophiste de la décadence qu’à notre bon Paléphate. Jamais d’ailleurs ce zélé dénicheur de Dieux n’aurait inséré ces fables absurdes dans son recueil, sans les accompagner de quelques réflexions.

Dans les Métamorphoses d’Ovide c’est Orphée lui-même qui raconte l’infortune du bel Hyacinthe aux arbres, accourus au son de sa lyre pour l’entendre (V. plus haut chap. XXXIV et note 1re), et le poète s’est ainsi ménagé le droit de mêler habilement les formes lyriques à son brillant récit et de le terminer par une touchante élégie (Métam. liv. X, v. 162-219) ; mais il ne fait point intervenir Zéphyre dans l’accident qui donna la mort à Hyacinthe.

La version qui attribue la mort d’Hyacinthe à la jalousie de Zéphyre fait le fond du dialogue entre Mercure et Apollon (Dialogue XIV des Dieux, tom 2, p. 44-46 du Lucien de Lehman). Le scholiaste de Théocrite sur le v.28 de l’idylle 10 (tom. 2, p. 104 et 105 de l’édit. Variorum de Valpy), en rapportant la tradition des lettres de douleur (aï ! aï), qui sont encore tracées sur l’Hyacinthe, en souvenir de son origine, dit que ce sont les premières lettres du nom d’Ajax métamorphosé en cette fleur, quand il tomba percé de son propre glaive, après la prise de Troie (V. plus haut le chap. XII). Apollodore mentionne simplement la mort d’Hyacinthe (liv. I, chap. 3, § 3, p. 6, édit. de Heyne).

La fleur qui porte les caractères (aï) n’est pas celle que nous appelons aujourd’hui hyacinthe ; mais le pied-d’alouette ou delphinium Ajacis des botanistes, autrement la Dauphinelle.


CHAP. XLVIII.

Sur Marsyas (1).

Marsyas était un paysan qui devint musicien par un hasard que je vais vous dire : Minerve prit ses flûtes en haine, parce que cet exercice lui enlevait considérablement de sa beauté, ce qu’elle apprit en voyant son image dans une source qu’elle avait rencontrée(2) : elle jeta donc ses flûtes : le pâtre Marsyas les ayant ramassées, les approcha de ses lèvres, et, par un reste de leur divine origine, elles rendirent des sons délicieux, sans que le rustre y fût pour rien ; Marsyas les ayant attribués à son talent provoqua les Muses et Apollon lui-même, disant qu’il ne pourrait plus supporter la vie, s’il ne parvenait à l’emporter sur le Dieu : vaincu dans cette lutte, Marsyas fut écorché. J’ai vu moi-même en Phrygie, une rivière(3) qui porte le nom de Marsyas et les Phrygiens prétendent que ses eaux proviennent du sang de Marsyas(4).

(1) Cette fable est racontée en détail par Diodore de Sicile qui ne parle cependant pas des flûtes jetées par Minerve (liv. III, chap. 57 et 58, p. 334-337, tom. 2, édit. de Deux-Ponts), par Apollodore (liv. 1er, chap. IV, § 2, p. 8 de l’édit. 8° Heyne) et par Hyginus (fable 165, p. 278-280, Mythogr. lat. de Van Staveren) et résumée dans Ovide (Fastes, liv. V, v. 697-708, et dans les Métam. liv. VI, v. 382-400).

(2) Outre les auteurs que l’on vient de citer, Athénée liv. XIV, (no VII, p. 233-235, tom. 5 de l’édit. de Schweighœuser) parle aussi de l’effet désagréable que la flûte produisait sur la figure de Minerve ; de même que Plutarque au traité Qu’il faut réprimer sa colère (p. 789 du tom. 7, édit. de Reiske).

(3) Xénophon (Anabasis, liv. 1er, chap. 2, § 8, p. 10-1 1, tom. 2 de l’édit. de Schneider) dit qu’à Célènes, en Phrygie, on avait conservé, de son temps, la tradition que la rivière de Marsyas, qui se jette dans le Méandre, était venue du sang de Marsyas écorché par Apollon. Hérodote (au liv. VII, chap. 26, tom. 3, p.483-484, édit. Baehr) avait dit aussi que l’on montrait à Célènes, dans la citadelle, une outre que les Phrygiens prétendaient avoir été faite de la peau de Marsyas écorché par Apollon. Plutarque (des Fleuves, tom. 10, p. 748-749), Julien (lettre XLI, p. 76 de l’édition in-8o de Heyler, Mayence 1828), Tite-Live (liv. XXXVIII, chap. 13, p. 219, tom. 7 de l’édition de Lemaire), et Pline l’ancien (liv. V, chap. 56, p. 240 et chap. 28, p. 520, tom. 2 de l’édit. de Lemaire) parlent tous de cette tradition conservée à Célènes, que la rivière de Marsyas avait été formée du sang de ce malheureux écorché par Apollon.

(4) Il paraît bien avéré que Marsyas fut l’inventeur de la double flûte des anciens : Diodore de Sicile (à l’endroit cité note 1re), le dit positivement, ainsi que Métrodore de Chio cité par Athénée (liv. IV, chap. 82, pag. 193, tom. 2 de l’édition de Schweighœuser) et Plutarque (au Traité de la musique, tom. X, p. 654 de Reiske) dit que l’inventeur fut le père de Marsyas, mais que Marsyas fut le premier qui en joua après lui : il ajoute au traité (Qu’il faut réprimer sa colère, tom. 7, p. 789) qu’il inventa l’anche et un entourage pour la bouche, qui, en exigeant un souffle moins violent, diminua la difformité du visage du joueur. Pline l’ancien (à l’endroit cité note 3) le nomme aussi comme inventeur de la flûte.

Au jugement de Plutarque la musique instrumentale est faite pour accompagner humblement la voix, et c’est pour avoir osé lutter avec sa seule flûte contre les chants d’Apollon accompagnés de sa lyre, que Marsyas reçut un si cruel châtiment du Dieu des arts (Propos de table, liv. VII, tom 8, p. 848 R).

Nous trouvons, dans la note 55 du liv. VII de l’Hérodote de Larcher, une explication de la fable de Marsyas qui pourra nous dédommager de celle que Paléphate n’aurait pas manqué d’ajouter à son récit : Larcher l’attribue au fameux péripathéticien Génois Fortunio Liceti : selon Diodore de Sicile, Marsyas, jouant de la flûte, l’emportait sur Apollon jouant de la lyre simplement, et le Dieu, pour triompher de son rival, dut joindre les accens de sa belle voix aux accords de sa lyre ; mais selon Fortunio Liceti, il en fut autrement : l’invention de la lyre diminua considérablement la vogue de la flûte ; or, dans ce temps-là, c’était une monnaie de cuir qui avait cours, et les musiciens, comme les autres, recueillaient volontiers du cuir : Apollon, qui jouait de la lyre, faisait des collectes beaucoup plus abondantes que Marsyas qui ne jouait que de la flûte, de sorte qu’on en vint à dire, qu’Apollon avait enlevé le cuir à Marsyas.


CHAP. XLIX.

Sur Phaon. (1).

Phaon était nautonier de profession, et transportait les passagers sur un bras de mer (2) : tout le monde se louait de lui, parce qu’il était modéré et ne se faisait payer que par les riches : sa conduite fut admirée des Lesbiens et reçut les suffrages de Vénus qu’ils appellent Aphrodite ; la déesse ayant revêtu la forme d’une vieille femme, va proposer à Phaon de lui faire faire la traversée ; Phaon se dispose aussitôt à la servir et la transporte sans salaire à l’autre bord. Et que fit alors la déesse pour récompenser son zèle ? elle le rajeunit, dit-on, et lui rendit la beauté et la vigueur de ses premières années. Ce Phaon est celui, pour qui Sappho a souvent chanté sa passion (3).

(1) Dans le dialogue de Lucien entre Simyle et Polystrate, comme ce dernier se vante de la vie joyeuse qu’il a menée dans un âge très-avancé, grace aux soins et aux prévenances dont il était entouré de la part de ceux qui aspiraient à sa succession ; Simyle lui demande si, comme Phaon, il aurait eu l’occasion de transporter Vénus, de Chio à l’autre rivage, et si la déesse lui a rendu, en échange de ses bons services, la beauté et les graces de la jeunesse (Dial. des Morts IX, p. 163, tom. 2, Lehman).

(2) Cette première phrase paraît avoir été mutilée dans le texte : je l’ai plutôt paraphrasée que traduite.

(3) Schoël (Hist. de la litt. gr., tom. 1, p. 207), se fonde sur le témoignage de Plutarque (Amator. vol. IX, p. 57, édit. Reiske) pour prétendre que, de tout ce qu’on a dit des amours de Sappho, le fait le mieux avéré, est sa malheureuse passion pour Phaon ; mais le passage de Plutarque, qu’il invoque, fait au contraire allusion à un chant d’amour passionné inspiré par une femme, et qui parait être la fameuse ode dont les fragments nous ont été conservés par Longin (du Sublime, p. 38-40, Longin de Pearce in-4o, Londres 1724), et traduits par Boileau et par Delille : les auteurs des articles Sappho, de la biographie universelle, Marcellus et Allier d’Hauteroche pensent tous deux, d’après Athénée (lib. 13, chap. 70, p. 158, tom. 5 de l’édit. de Schweighœuser) que la passion de Sappho pour Phaon est de la courtisane d’Érèse, et non de la femme-poète que les anciens avaient appelée la dixième muse : quoiqu’il en soit, l’Héroïde d’Ovide (Épitre 21, Sappho à Phaon) est fondée toute entière sur la prétendue existence de ce violent amour qui l’aurait portée à faire le saut de Leucade.


CHAP. L.

De Ladon (1).

La Terre ayant eu la fantaisie d’avoir commerce avec le fleuve Ladon, eut pour fille Daphné, dont Apollon devint amoureux : le Dieu adressait de galants propos à la jeune fille ; mais, comme elle était sage, il dut recourir à d’autres moyens et se mit à la poursuivre ; Daphné fatiguée de fuir et craignant de succomber, invoqua le secours de sa mère et la pria de la recevoir et de la protéger dans son sein comme elle l’avait portée avant sa naissance : la Terre exauça les vœux de sa fille et la reçut dans ses entrailles. Du lieu qui venait de la recevoir naquit aussitôt un arbre : le Dieu, emporté par son amour, se précipita sur cet arbre et ne pouvait s’en détacher ; d’abord il entrelaça ses bras dans les branches de l’arbre chéri, puis il orna sa tête de ses rameaux : on ajoute qu’en Béotie, jamais le trépied ne peut être disposé sans laurier devant l’antre prophétique.

(1) Le Ladon était un fleuve d’Arcadie (Dion Chrysosth. orat. 33, p. 11, tom. 1, Reiske, et Pomponius Méla, liv. II, chap. 3, p. 167, Varior. de 1748). La fable 203 d’Hyginus (p. 334 des mythographes latins de Van Staveren) est le résumé de ce chapitre, si ce n’est qu’Hyginus fait Daphné, fille du fleuve Pénée, comme Lactance (sur le v. 554 du 1er chant de la Thébaïde, tom. 2, p. 97 du Stace de Lemaire), et comme Ovide lui-même, dont le brillant récit nous retrace les progrès rapides de l’amour du Dieu, la cruelle indifférence de la belle Daphné, ses charmes plus attrayants encore par la pudeur qui les anime, lorsqu’elle fuit pour échapper à la poursuite d’Apollon, les vaines prières du fils de Latone cherchant à rendre la nymphe sensible à son amour, et enfin la métamorphose de la jeune vierge en laurier (Métam. liv. 1, v. 452-567). Stace (v. 290 du IVe chant de Thébaïde) suit, comme notre auteur, la tradition qui donnait le Ladon et non le Pénée pour père à Daphné, en disant à Apollon :

                ........ et qui tibi Pythie, Ladon
                Penè socer, etc.

Muncker, sur la fable 203 d’Hyginus a remarqué que Nonnus, dans ses Dionysiaques, Aphthonius, Tzetzès sur Lycophron, le Scholiaste d’Homère, l’auteur des Géoponiques et Servius sur l’Énéide ont adopté la même tradition.



CHAP. LI.

De Junon (1).

Les Argiens considèrent Junon comme la protectrice de leur ville et c’est par cette raison qu’ils célèbrent avec pompe la solennité qu’ils ont instituée en son honneur. Le principal appareil de cette fête est un char, traîné par deux taureaux blancs, sur lequel la prêtresse doit se faire conduire jusqu’au temple de la déesse, qui est en dehors de la ville. Le jour de cette cérémonie arriva une fois sans qu’il fût possible de se procurer les deux taureaux prescrits ; mais la prêtresse s’avisa d’y suppléer en attelant ses deux fils au char. Ceux-ci ayant ainsi rempli l’office des animaux (qui manquaient), la prêtresse, arrivée devant la statue de Junon, demanda à la déesse la récompense de leur dévoûment, et on dit que Junon la leur accorda, en leur envoyant un sommeil qui fut suivi de la mort.

(1) Le sujet de ce chapitre est l’histoire de Cléobis et Biton, fils de Cydippe, souvent citée chez les anciens comme un exemple insigne de piété filiale, pour la conduite des jeunes gens, et comme une preuve que la mort est un bienfait, puisque Junon l’accorda aux enfants de Cydippe comme ce qui pouvait leur arriver de plus heureux. Hérodote a placé le récit de cette aventure, qu’il raconte d’une manière beaucoup plus intéressante que notre auteur, dans la bouche de Solon, au moment où Crésus, après lui avoir montré tous ses trésors, espère que le sage d’Athènes va le reconnaitre pour le plus puissant et le plus heureux des mortels (liv. I, chap. 31, tom. 1er, p. 76-80. Hérodote de Baëhr) Plutarque, dans la vie de Solon (chap. 27, p. 372-373, tom. 1er de l’édit. de Reiske) rapporte la même histoire avec les mêmes circonstances, et la reproduit encore dans ses Consolations à Apollonius (p. 413, tom. 6, Plut. de Reiske). Cicéron au 1er livre des Tusculanes ( chapitre 47, p. 155-156, tome 11 de l’édition de Lemaire) a donné en quelque sorte la traduction du récit d’Hérodote. Lucien l’a mis en dialogue entre Solon et Crésus dans son Charon (ou les Contemplateurs, p. 48-49, tom. 3 du Lucien de Lehman) ; Diogène de Laërte y a fait allusion (dans sa vie de Solon, tom. 1er, p. 32 de l’édition de Huebner, Lips. 1828 in-8o) ainsi que Dion Chrysosthôme (dans le second discours sur la fortune, p. 330, tom. 2, édit. de Reiske), Valère-Maxime (liv. V, chap. 4, no 4, p. 380-381, tom. 1er de l’édition de Lemaire) et Hyginus (fable 253, p. 363) : il est encore résumé dans Servius, sur les Géorgiques (lib. III, v. 532 note, p. 570, tom. 5, édit. de Lemaire). L’abbé Barthélemy dont les traductions si habilement fondues ressemblent à des originaux pleins de fraîcheur, pourra donner une idée du récit d’Hérodote à ceux qui ne peuvent pas le lire dans l’original (Voyage d’Anacharsis, chap. 53e, tom. 4, p. 297 à 298, édit. 8o de Ledoux 1825).

              Et vetus Argolicos illustrat gloria fratres
              Qui sua materno colla dedere jugo.

                                               (Claudian. idyl. VII, v. 39-40).


CHAP. LII.

De la découverte de la pourpre (1).

Hercule le philosophe Tyrien est celui qui découvrit la pourpre sous le règne de Phénix. En se promenant, un jour, sur le rivage de la mer qui baigne les murs de Tyr, il vit un chien de berger manger de cette espèce de molusque renfermé dans un petit coquillage marin, et le pâtre, qui croyait voir du sang, prendre un peu de laine sur le dos d’une brebis pour essuyer la gueule de son chien. Hercule ayant remarqué la teinte que la laine avait gardée, et voyant qu’elle ne venait point du sang, mais de la vertu colorante de quelque liqueur inconnue, s’assura qu’elle provenait de cette espèce de coquillage, prit cet échantillon de laine des mains du pâtre et l’offrit comme un présent distingué à Phénix, roi de Tyr (2) : le roi frappé à son tour à la vue de cette teinte extraordinaire et admirant le hasard qui l’avait fait découvrir, ordonna qu’on lui teignît de la laine de cette couleur, s’en fit faire un manteau royal et fut ainsi le premier qui vêtit la pourpre. La nouveauté de ce magnifique costume excita l’admiration générale. Ensuite le roi Phénix défendit qu’aucun de ses sujets affectât de porter ce splendide vêtement formé des dons de la mer et de la terre, le réservant exclusivement à son usage et à celui de ses successeurs, afin que l’armée et le peuple pussent toujours reconnaître le roi à la vue de ces insignes nouveaux et dignes de respect. Jusques-là on avait ignoré l’art de teindre les vêtements ; la laine des brebis était portée telle que la nature l’avait faite ; et il n’était pas facile de distinguer les rois d’avec les gens du peuple. Au reste les rois des diverses contrées, les princes et les gouverneurs ayant une fois connu le procédé, se firent faire des manteaux, des agraphes et des tuniques de pourpre ou au moins de couleur de feu, qu’ils obtenaient du suc des plantes, et se mirent aussi à les porter habituellement, pour se faire reconnaître de leurs sujets (3), ainsi que le sage Paléphate l’a établi (4).

(1) Ce sujet a été amplement traité par Goguet, de l’Origine des lois des arts et des sciences (tom. 2, p. 90-102, édition in-8o P. 1820) et par Camus, 2e vol. de sa traduction de l’Histoire des animaux d’Aristote, p. 698 et suivantes. (2) Achilles Tatius (lib. II, cap. II, p. 61-62, édit. de Deux Ponts), raconte l’histoire de la découverte de la pourpre à Tyr, à peu près de la même manière, mais sans désigner l’époque : d’après Pollux (liv. 1, c. 4, § 5, p. 14, Francf. 1614, fo) qui attribue aussi cette découverte à Hercule de Tyr (sous le roi Phénix, c’est-à-dire un peu plus de 1500 ans avant J.-C.), le chien qui avait brisé le coquillage à la pourpre et dont la gueule se trouvait ainsi colorée, excita à tel point l’admiration d’une nymphe dont Hercule était épris, que celle-ci lui déclara qu’elle cesserait de le voir s’il ne lui procurait un vêtement de cette couleur : Hercule, pour satisfaire la fantaisie de sa maîtresse, ramassa un grand nombre de coquillages, et, par ce moyen, réussit à teindre une robe de la couleur qui avait séduit la nymphe. Goguet remarque, après Bochart, que, dans le Syriaque, le mot qui signifie chien, signifie aussi teinturier ; de sorte que ce chien qui figure dans les récits de Paléphate, d’Achilles-Tatius et de Pollux, pourrait fort bien avoir pris naissance dans un contresens fait par le premier Grec qui aura entendu raconter cette histoire à Tyr. Peut-être aussi l’intervention d’un chien dans cette découverte vient-elle de l’époque à laquelle se faisait cette pêche, avant et après la canicule : car les pourpres se cachaient au lever de la constellation du chien : Latent, sicut murices, circà, Canis ortum, tricenis diebus, dit Pline l’ancien (lib. IX, cap. 60, p. 143, tom. 4 de l’édit. de Lemaire) qui ne fait, en cet endroit, que traduire presque littéralement Aristote (Hist. des animaux, liv. V, chap. 15, tom. l, p.844 de la grande édit. in-fo de Paris 1629). Pline, qui continue à s’occuper de la pourpre, des diverses espèces de coquillages qui la renfermaient, des diverses teintes qu’elle produisait et des divers usages auxquels on l’employait (jusqu’à la fin du chapitre 65, p. 161 ibid.) dit que l’on était obligé de prendre cette espèce de molusque vivant, parce que le principe colorant qu’il contient en petite quantité, s’exhale avec la vie de l’animal : il ajoute que cette substance est renfermée dans une veine blanche, au passage de la gorge. M. Cuvier, dans ses notes sur Pline (p. 144 ibid) prétendait qu’on la trouvait dans le manteau, c’est-à-dire dans la partie membraneuse que recouvre la coquille ; mais M. Bosc, s’appuyant sur l’autorité même de Cuvier, qui avait fait sans doute de nouvelles expériences, dit que cette liqueur se trouve dans un petit réservoir placé au-dessus du col, à côté de l’estomac. Il ajoute qu’elle est ou blanche ou verte quand on la tire de son réservoir et qu’elle ne devient rouge qu’après avoir été étendue d’eau et exposée au soleil (Dict. d’hist. naturelle publié par Detterville en 36 vol. in-8o, tom. 28, au mot pourpre) et ces détails, comme on le voit, prouvent, entre mille autres, que les anciens ont souvent beaucoup mieux observé, qu’on ne le croyait autrefois.

(3) Les étoffes qui avaient reçu une double teinture de cette pourpre sont citées par tous les anciens comme la marque distinctive de la puissance et des grandes richesses.

              ........te bis afro
                            Murice tinctae
              Vestiunt lanae.

                                       (Horace lib. II, od. XVI, v. 35-37).

Sénèque (Natur. quæst. lib. 1, c. 3, p. 90, tom. 5 de l’édition de Lemaire) y fait aussi allusion. Athénée cite un passage de Théopompe, qui, en parlant d’une cérémonie dans laquelle mille colophoniens se montrèrent vêtus de pourpre, ajoute que la pourpre était alors très-rare et que les vêtements qui en étaient teints se payaient au poids de l’argent (lib. XII, chap. 21, p.455, tom. IV de l’édit. de Schweighœuser). Cette teinture, si précieuse jadis, ne vaut plus la peine d’être exploitée et ne l’est plus en effet depuis la découverte de la cochenille (V. Cuvier sur Pline, p. 143 et Bosc, au mot pourpre, Dict. d’histoire naturelle).

(4) Ce chapitre ainsi que le suivant, a été tiré des Fastes siciliens connus aussi sous le titre de Chronique d’Alexandrie (Opusc. Mytholog. de Thomas Gale) ou Chronique Paschale (Paléphate, de Fisscher) ou bien encore de Chronique de Constantinople (Observat. de Ménage sur Diogène de Laërte, liv. 1, no 48, p. 206, tom. 3, édition de Huebner, Leipsig 1830, in-8o).



CHAP. LIII.

Quel est celui qui a, le premier, découvert l’usage du fer ?

Vulcain (1) fut celui qui, à l’aide de prières mystérieuses, obtint du ciel le secret de fabriquer des armes de fer, ce qui le fit appeler dompteur du fer, et considérer comme inventeur de l’art de s’en servir dans la guerre. Il fut déifié pour avoir établi des lois protectrices de la continence et procuré aux hommes un moyen de subsistance dans la fabrication des armes, et un moyen de puissance et de conservation dans l’emploi qu’on en fait à la guerre : car, avant lui, les hommes se battaient à coups de pierres et à coups de massues (2). Après la mort de Vulcain, son fils Hélios (le soleil) régna sur l’Égypte pendant quatre mille quatre cent soixante-dix-sept jours qui font douze ans, trois mois et quatre jours : car les Égyptiens ne connaissaient pas alors d’autre manière de supputer la durée du temps, et ils calculaient les révolutions diurnes en années (3). Les périodes de douze mois ne furent trouvées qu’après l’établissement de la royauté. Le fils de Vulcain, Hélios, qui fut roi aussi, était un grand philosophe : ayant appris qu’une Égyptienne riche et considérée, entretenait un commerce adultère avec un jeune homme qu’elle aimait, il résolut de la prendre sur le fait, afin d’assurer le maintien de la loi portée par son père Vulcain. Ayant été averti du moment assigné à ce criminel rendez-vous, qui devait avoir lieu pendant la nuit, et en l’absence du mari de l’Égyptienne, Hélios, accompagné de quelques-uns de ses soldats, qu’il avait choisis, va la surprendre dans les bras de son amant, et, pour la punir, il la fait promener publiquement à travers toute l’Égypte. Cet exemple fut l’origine de la chasteté qui règne en Égypte : car il fit aussi mourir le complice de l’adultère et en fut grandement loué par les Égyptiens. C’est cette histoire qu’Homère raconte poétiquement en disant que le soleil (Hélios) découvrit l’intrigue nocturne de Vénus et de Mars (4). C’est l’impudique passion découverte par le roi Hélios, qu’Homère a désignée sous le nom de Vénus. Mais ce qu’on vient de lire est la vérité, telle que l’a racontée le sage Paléphate (5).

(1) Il y a dans le texte, qui n’est qu’un fragment faisant suite à d’autres passages : le même Vulcain. D’après la préface de Diogène de Laërte (tom. 1, p. 1 de l’édit. de Huebner), les Égyptiens considéraient Vulcain, fils du Nil, comme le plus ancien philosophe. Cicéron le mentionne avec d’autres Vulcains (de Nat. Deorum. lib. III, sect. 22, p. 318-319, tom. 12, édit. de Lemaire) de même que Suidas au mot Hélios, et Ampélius, au chap. IX (libro memoriali, p. 355 de l’édit. de Lemaire à la suite de Florus). N. B. On y lit Nini filius au lieu de Nili.

(2) La succession des diverses espèces d’armes est décrite avec une précision et une énergie remarquable dans ces vers de Lucrèce :

            Arma antiqua manus, ungues, dentesque fuerunt,
            Et lapides et item sylvarum fragmina rami,
            Et flammæ atque ignes, postquàm sunt cognita primùm :


            Posteriùs ferri vis est ærisque reperta,
            Et prior usus erat quàm ferri cognitus usus,
            Quò facilis magis est natura et copia major.

                                             (De Rerum nat. lib. V, v. 1282-1287).

Il est à remarquer que dans tous les temps on a considéré comme des bienfaiteurs de l’humanité ceux qui ont inventé des armes plus meurtrières que celles dont on se servait auparavant. Lucrèce, à la suite du morceau que nous venons de citer, parle de la découverte des armes de fer, du même ton que l’auteur qui cite Paléphate, et pas un historien de l’antiquité n’a refusé des éloges aux capitaines qui ont imaginé de nouveaux moyens de destruction. C’est qu’au fond il est certain que les batailles deviennent d’autant moins sanglantes, que les armes dont on se sert sont plus expéditives. On peut voir, entr’autres, sur ce sujet, les réflexions de Condorcet, à propos de l’invention de la poudre à canon, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.

Goguet remarque que, dans Homère, au temps de la guerre de Troie, non-seulement les armes, mais encore les outils et tous les instruments des arts mécaniques étaient de cuivre (2e époque, liv. II, tom. 2, p. 206). Hésiode avait dit aussi dans les travaux et les jours (v. 134-135) que les armes d’airain (de cuivre) avaient précédé la découverte du fer ; et le fer devait, en effet, être découvert un des derniers, ne se trouvant pas, comme l’or, l’argent et le cuivre, à l’état de lingots naturels (v. Goguet et en outre Hausman, de Arte ferri conficiendi veterum, commentat. societ. Gotting. rec. vol. IV, 1816-1818, p. 6).

(3) Je suis forcé de laisser à de plus habiles, le soin de choisir entre plusieurs variantes également obscures pour moi, et d’éclaircir ce passage relatif à l’astronomie des anciens : je me suis borné à traduire littéralement le texte de Fischer.

(4) Cette aventure est racontée par Homère avec une complaisance et des détails d’une naïveté qui ne peut nous sembler que très-plaisante, à nous autres modernes (Odyssée liv. IX, v. 266 366) : malgré la haute moralité que Plutarque (De audiendis poetis, tom. 6, p. 67 de Reiske) et Athénée (lib. XII, sect. 3, tom. IV, p. 399 de Schweighœuser) prétendent faire ressortir de ce chant de Demodochus, j’avoue que j’aurais été tenté de le chercher plutôt dans l’Arioste que dans Homère.

(5) On peut voir dans Goguet (1re époque, liv. II, tom. 2, p. 179) les traditions des anciens, les plus opposées, sur l’époque de la découverte du fer. D’après Aristote cité par Hausman, (dans la dissertation que nous avons mentionnée note 2), c’est dans l’ile d’Æthalie ou d’Ilva (l’île d’Elbe) qu’on a commencé à exploiter le fer. Hécatée de Milet dit en effet que cette île tirait son nom de ce que ceux qui travaillent le fer sont enfumés : Æthalie signifie, en grec, noir de fumée (Hecatæi Milesii fragmenta, Klausen, Berlin 1831, in-8o, p.48 no 25) ; Étienne de Byzance, au mot Æthalé, île des Tyrrhéniens, rapporte ce passage d’Hécatée ; Pline l’ancien (lib. III, cap. 12, tom. 2, p. 116 de l’édition de Lemaire) cite aussi l’île d’Elbe (Ilva) appelée Æthalie par les Grecs, comme très-productive en mines de fer ; Virgile y avait aussi fait allusion dans l’Énéide :

                                   Ast Ilva trecentos
              Insula, inexhaustis Chalybum generosa metallis.
                                                           (Éneid. X, v. 174-175).

Et Servius (sur les mêmes vers, tom. 7, p. 81 du Virg. de Lemaire) dit qu’à l’île d’Elbe le fer semble se reproduire à mesure qu’on l’exploite : le nom moderne de Porto-ferrajo atteste que ces mines n’ont pas été épuisées par les anciens.


  1. Le savant commentateur d’Homère et de Virgile avoue qu’il n’a entrepris de commenter aussi Apollodore, que pour avoir l’occasion de rapprocher et de coordonner entr’elles les diverses traditions mythologiques. (V. ad Apollodori Atheniensis bibliothecam notæ. P. I. pr. 3 vol. in-12).
  2. Athénée liv. XIV. chap. 80, tom. 5. p. 405-408 de l’édition de Schweigœuser.
  3. J’ai d’ailleurs lieu d’être tout-à-fait rassuré sur l’interprétation des passages les plus difficiles ; un de mes anciens professeurs dont l’érudition est aussi connue en Allemagne et en France, que dans notre pays, ayant eu la bonté de comparer attentivement les textes de ces passages avec ma traduction et d’en conférer avec moi. Si la traduction d’un opuscule de ce genre en valait la peine, je la lui aurais dédiée : M. Fuss me pardonnera de lui offrir au moins ici un témoignage public de ma reconnaissance pour la bienveillance avec laquelle il s’est prêté à dissiper tous les doutes que je me suis permis de lui soumettre.