« Bouddha » : différence entre les versions
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Un brouhaha de fiacres, d’omnibus, un vague murmure de voix montaient de l’Avenue de l’Opéra comme un lointain bruit de houle, et là, sous ses yeux, comme un décor, se découpait sur le ciel tout bleu la masse blanche de l’Opéra, éclairée fantastiquement par la lumière électrique, l’Opéra, illuminé, avec des silhouettes noires allant et venant sur les marches, et les deux groupes sculptés se détachant avec de vagues reflets d’or, tandis que l’Apollon géant se perdait plus haut, dans le bleu noir, comme une ombre géante.
Et c’était une féerie pour l’exilé, retour d’Asie, de respirer cette atmosphère de Paris, cet air, ce bruit, cette poussière de Paris ; il se détournait, pour regarder, après l’Opéra, la double file de lumières de l’avenue aboutissant, là-bas, à une autre masse lumineuse dont les traînées de gaz flambaient au loin : la Comédie-Française. Tout Paris dans un coin de Paris ! Le boulevard deux pas, là, sous son regard, et des passants, et des voitures, dont les lanternes filaient comme des lucioles, et des femmes en toilettes claires, et la griserie d’un soir d’été, avec la caresse molle d’une chaleur qui tombe et le sourd murmure indistinct de la foule, ce murmure fait de causeries, de rires, de propos envolés, perdus comme cette fumée de
— Alors, dit brusquement le jeune homme en habit bourgeois, il te plaît toujours, ce diable de Paris ?
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Et le turco leva la main avec une sorte de respect passionné, un geste de vénération ardente, comme s’il se fût agi d’une femme.
— C’est-à-dire que je le trouve plus adorable que jamais ! Je ne sais pas, vrai, je ne sais pas comment on peut vivre loin de lui ! Je me demande comment j’ai pu passer sans mourir d’ennui mes années de campagne. Et quand je pense que je l’ai quitté, ce Paris, pour Alger et le Tonkin avec une joie de collégien échappant au ''bahut'' ! Parisien jusqu’aux moelles, moi, et cependant promenant mes os un peu partout, quitte à les laisser un jour quelque part ! Mais, parole d’honneur, il n’y a que Paris au monde ! Tiens, il n’y a pas de paysage d’Asie, de nuit d’Algérie, rien qui vaille cette carte d’échantillon que nous voyons d’ici !
Il montrait du doigt, à l’étalage de l’Agence des Théâtres, les affiches jaunes, bleues, saumon ou roses, et les placards enluminés de coloriage, qui donnaient les titres des pièces qu’on jouait le soir, les programmes illustrés de l’Hippodrome ou de l’Éden.
— Ce coin de paysage-là, mon cher Roger, ça vaut tous les autres !
L’officier s’arrêta, laissant un moment sa pensée se fondre comme son londrès, puis tout à coup il se redressa brusquement sur sa chaise. Par-dessus le bourdonnement des chars et le bruit de houle des passants, un air sautillant et vif, un air d’opérette enlevé gaiement sur un piano, venait à lui, comme une bouffée de vent, par quelque fenêtre ouverte.
— Tiens ! dit-il, l’air de ''Bouddha'' !
— Bouddha ?
— Oui, dans l’opérette des Nouveautés, la ''Petite'' ''Mousmée'', tu sais
— Non.
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— Ah ! ah ! Antonia ! Encore !
— Toujours, fit le turco en essayant de sourire.
Il s’arrêta encore, écoutant toujours l’air pétillant qui montait vers lui comme une mousse de champagne au haut du verre, et, instinctivement, ses doigts battant la mesure sur la table de marbre, il se laissait aller à murmurer le fredon d’autrefois, le couplet de la petite mousmée d’Yokohama, amoureuse du dieu Bouddha :
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Ah ! Bouddha,
Cher Bouddha,
Doux
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Bouddha me bouda,
Le cruel
— Est-ce drôle, dit-il tout à coup en s’interrompant, il m’énerve maintenant, ce refrain-là ! Et je l’ai tant chanté et rechanté là-bas !
— Par les photographes.
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— De la maladie moderne : l’ataxie locomotrice ! Trop de petites mousmées. Et quand il est mort les chroniqueurs ont dit : « Encore un qu’on ne remplacera pas ! » Et maintenant Galivet a repris les rôles de Lafertrille, et qui parle de Lafertrille maintenant qu’on a Galivet ? Galivet est gras, Lafertrille était maigre. Voilà toute la différence, le public s’en moque ! Il se moque de tout, le public !
— Je ne connais pas Galivet, mais j’ai vu Lafertrille jouer Bouddha de la première à la dernière. Le tour de ''Bouddha'' en quatre-vingt soirs ! Et quand c’était fini, ''Bouddha'', avec quelle joie j’emportais « ma mousmée » à moi, fouette cocher, au grand galop, vers son petit hôtel de l’avenue Kléber !
<poem>
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Je trouvais la route longue, et, arrivé, je regrettais presque cette sensation délicieuse d’un tête-à-tête au fond d’une voiture avec une créature que tout Paris enviait, et que quelqu’un, à la lueur du gaz, pouvait presque reconnaître du fond d’un de ces coupés qui nous croisaient. C’est étonnant ce qu’il y a de grains de vanité au fond de l’amour !
Elle était folle des japonaiseries. Elle prenait son opérette au sérieux. Elle voulait qu’autour d’elle, bibelots et soieries, tout fût du ''temps'', du ''temps'' de Bouddha Ier. Je dévalisais les boutiques de vendeurs de ''netzskés'' pour peupler de drôleries ses étagères, et je me rappelle sa joie, sa joie d’enfant lorsque j’arrivai, un soir, précédant un commissionnaire qui portait sur ses bras, comme une nourrice son nourrisson, un gros Bouddha doré que j’avais découvert au fond d’un magasin de bric-à-brac, rue des Martyrs ! Ah ! le beau Bouddha ! Presque grandeur nature, mon cher, accroupi, les mains jointes, tout doré, mais d’un or rouge à reflets sanglants, d’un ton tout particulier qui rappelait le cuir de Cordoue et les faïences mezzo-arabes, un Bouddha au crâne rose, et dont la bonne figure paterne, les yeux mi-clos et le sourire béat, un sourire indulgent et las, illuminait une face luisante avec une paire d’oreilles longues d’ici à demain !
Quand elle l’aperçut tout luisant d’or rouge entre les mains du commissionnaire ; quand elle le vit apparaître sous la portière de soie de Chine soulevée, Antonia salua le Bouddha d’un grand cri d’enfant joyeuse suivi d’un long éclat de rire :
— Ah ! Bouddha ! Voilà Bouddha !
Et elle frappait dans ses mains, elle me sautait au cou.
— Mon petit Edmond ! Oh ! comme tu es gentil !
Puis, avec des airs respectueux, elle s’avançait vers le Bouddha que nous avions posé sur la table, et, prenant les poses de la petite mousmée :
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===II.===
Et dès lors, Bouddha, mon Bouddha de la rue des Martyrs, devint le dieu de cette jolie bonbonnière de l’avenue Kléber, que ma petite bouddhiste voulait rendre japonaise du rez-de-chaussée au grenier. Antichambre japonaise avec deux vieux griffons de bronze à l’entrée, salle à manger japonaise tendue de rouleaux peints par un décorateur du Mikado, chambre japonaise, salle de bain
Ah ! le bon Bouddha, le ''doux'' ''Bouddha'', comme disait la chanson !
Un
Bref, Antonia était revenue d’une humeur massacrante.
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Pauvre Bouddha, va !
Je ne sais pas pourquoi, mais l’injure me parut injuste, imméritée, et moitié sérieux, moitié riant, je me mis à plaider la cause de Bouddha, le vrai Bouddha ! Voyons, était-ce sa faute à ce Bouddha, si Lafertrille était un insolent, et si la grande Stella se montrait si mal embouchée, — quoiqu’elle eût une jolie bouche,
— Une jolie bouche ? Et où as-tu vu ça ? Grande comme un four, sa bouche ! On y passerait la tête ! Ah ça ! mais, tu vas la défendre aussi, toi, Edmond !
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— Moi ? pas le moins du monde !
— Si, tu la défends ! Si, tu la défends ! Une jolie bouche ; et de jolis cheveux aussi, n’est-ce pas ? Elle en a quatre, un de plus que Cadet Roussel, quatre qu’elle teint avec du henné, et le reste elle se le fournit chez Loisel !
— Voyons, Antonia, ma petite
J’essayais de la calmer. Je tâchais de rire.
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— Bouddha ?
Elle allait et venait par le salon, les bras croisés, les doigts de sa main droite battant sur son coude gauche une marche rageuse, et, de temps à autre, elle secouait, pour chasser les mèches blondes qui lui fouettaient le visage, ses beaux cheveux lourds mal
Elle vint se planter toute droite devant la cheminée, regarda le malheureux Bouddha, impassible dans sa pose hiératique, et avec un accent de mépris si drôle que je ne pus retenir cette fois un éclat de rire :
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Je te dis que je riais. Je riais trop, probablement. Antonia en devint furieuse. Bonne fille, Antonia, mais le sang aux yeux avec une facilité ! Elle n’admettait pas que je pusse rire. Elle n’admettait pas que mon Bouddha, salué d’acclamations joyeuses lorsqu’il avait apparu, étincelant entre les bras du commissionnaire auvergnat, ne fût point odieux à regarder et stupide à manger du foin.
Et je défendais, toujours riant, le Bouddha paisible et doux ! Ah ! ce que mon rire exaspérait Antonia ! Mon cher, elle bondit tout à coup comme une panthère vers la cheminée, allongea la main pour gifler — cette fois furieusement — le bon Bouddha,
Brisé, Bouddha ! Décapité, Bouddha !
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Elle murmura doucement, timide, un moment après :
— On pourra le
Puis, repentante, et me prenant des mains la tête de Bouddha, qu’elle posa sur la cheminée avec cette précaution qu’on a toujours lorsqu’un malheur est arrivé :
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===III.===
Mon cher, nous passâmes des journées entières à essayer de pâtes fantastiques et de colles brevetées sans garantie du gouvernement, pour arriver à raccommoder le Bouddha coupé en deux. Toutes les pâtes furent inutiles. Et, d’ailleurs, essorillé d’un côté et le nez écrasé au milieu de la face, Bouddha, dont le revêtement d’or s’écaillait comme une peau malade, Bouddha lépreux, Bouddha devenu horrible, ne pouvait plus figurer jamais, ''never'', ''never'' ''more'', sur la cheminée de la jolie fille. Quant à en acheter un autre, à donner sur-le-champ un successeur au Bouddha de la rue des Martyrs, non, non,
— Fidèle ?
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— Tu dis ?
— Je pars pour le Tonkin. Embarquement à Toulon. Si tu as envie de voir la
Ah ! bonne fille ! Elle avait eu deux grosses larmes pour Bouddha décollé comme saint Jean-Baptiste. Elle en eut bien quatre pour moi, et aussi grosses, certainement.
— Edmond !
Je te passe la scène des larmes. Celle-là fut flatteuse pour mon amour-propre, et il fallait tout mon appétit de nouveauté et tout mon amour de la bataille et des Bouddhas authentiques pour laisser là le boulevard, les Nouveautés, Antonia et la petite chambre japonaise de l’avenue
Elle avait eu la folle envie de m’accompagner jusqu’à Toulon. Voir la mer, manger de la bouillabaisse en Provence et ne me quitter que dans le canot ou sur la passerelle. Ça valait bien une partie à Bougival ou à Saint-Cloud ! Mais voilà : le jour de mon départ, il y avait aux Nouveautés lecture de la ''Pipe'' ''cassée'', et on collationnait les rôles le lendemain.
— Allons, c’est dit ! tu partiras sans moi, mon petit Edmond. Tu comprends, si je n’étais pas là, les auteurs, qui ne pensent qu’à eux, donneraient le rôle de Vadé à
— Comment donc !
Et je partis seul pour Toulon, mon vieux Roger. Mais avant de partir, dans un petit cabinet des environs de la gare, nous trinquâmes une dernière fois, Antonia et moi, des lèvres et des verres, à la santé du futur Tonkinois, à l’arrivée du Bouddha nouveau et à la centième de la ''Pipe'' ''cassée'' !
Et puis, peu à peu, comme l’heure du train approchait, elle oubliait tout, Antonia, et Vadé, et Manon Giroux, et la ''collation'' du lendemain, et, se remémorant nos parties de plaisir, les bois de Viroflay, les auberges de Barbizon, les frileux retours du théâtre par les Champs-Élysées à demi déserts et les soupers dans la salle à manger japonaise et nos rires de l’avenue Kléber, doucement, doucement, dans l’oreille, elle me disait :
— Tu sais, si tu veux, la ''Pipe'' ''cassée'', les Nouveautés, les auteurs, j’envoie tout promener, tout, et je t’accompagne à
Et elle se serait envolée, ma foi, ce soir-là, quitte à me reprocher le lendemain de lui avoir fait ''rater'' le rôle de Vadé ! Et cela me flattait, ce mensonge de la jolie fille se mentant à elle-même sincèrement ! Tout à coup un regard jeté sur la
Elle se pendait à mon bras, en allant du restaurant à la gare. Elle voulait se promener encore dans la grande salle d’attente pleine de pas et de
Puis, doucement, tendrement :
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— Mon Bouddha surtout ! mon Bouddha ! Ne l’oublie pas !
Ah ! Bouddha, Bouddha,
Que tu m’as fait de la peine !
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Et toute la nuit, toute la nuit, dans une sorte d’hallucination entre sommeil et fièvre, je revis les pauvres yeux d’Antonia gonflés comme son cœur, et le rictus placide du Bouddha brisé, et les pommes crues de Manon Giroux ; et, au-dessus du tic-tac du train et du halètement de la machine, l’air de ''Bouddha'' passait, sautillant, railleur, attendri, coupé par le sifflement des balles au-devant desquelles
Le lendemain, d’instinct, avant de m’embarquer, j’allai, poste restante, demander si quelque télégramme à mon
« EDMOND DE LAURIÈRE
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===IV.===
Je ne te raconterai pas mes impressions du Tonkin. Ah ! nous en avons vu ! Il y a eu, là-bas, mon cher, jour par jour, des héroïsmes et des faits d’armes qui donnent de l’espoir au cœur. Et tout ça si loin, sans nouvelles, sous la pluie, dans la boue, avec la fièvre, le choléra, les rhumatismes, tout le tonnerre de chien de l’hôpital ! La bataille, ce n’est rien ; on se sent vivre quand on se moque de mourir. Mais la maladie bête, la dysenterie qui vous tord les entrailles, l’anémie qui vous mine, l’eau putride plus meurtrière que le
Pour en revenir à Bouddha, je l’avais depuis longtemps oublié, le Bouddha d’Antonia Boulard, et je me réservais — comme je l’avais dit — d’en déterrer un, au moment du retour, chez quelque brocanteur
Et, en attendant le retour, nous nous enfoncions chaque jour plus avant du côté de la frontière de Chine, allant vers Lang-Son, qu’il fallait emporter et que nous aurions occupé depuis des mois sans le guet-apens que tu
Brière de l’Isle laisse donc Négrier Lang-Son, et, le 15 février, sans pouvoir prendre un repos crânement gagné, en route pour Tuyen-Quan, toute la brigade Giovaninelli ! Infanterie de marine, artilleurs, tirailleurs tonkinois et deux bataillons de mes bons turcos. Nous étions éreintés ! oh ! éreintés ! Mais on avait dit la veille au soldat : « Il faut un effort pour prendre Lang-Son ». Le soldat avait fait un effort. On lui disait, le lendemain : « Il faut un effort pour débloquer Tuyen-Quan ». Le soldat faisait un effort. Et gaiement.
Pauvres enfants, ces soldats, troupeau de moutons héroïques allant à la boucherie comme à une promenade ! Et quelle promenade ! Par la route mandarine, un brouillard à couper au couteau ; presque du verglas pour avancer ; partout des
En avant, les fantassins nous taillent des escaliers dans les pentes
— Vous savez, les camarades nous attendent !
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Et on marche.
Comme c’est drôle, la bêtise humaine ! Une nuit, tous ces malheureux, harassés, n’en pouvaient plus et se traînaient, l’emplacement du bivouac étant loin
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Au clair de la lune,
Mon ami
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Au clair de lune ou autrement, la colonne avançait toujours. Fin février, nous n’étions plus qu’à huit kilomètres de Tuyen-Quan. Fichu pays : la flottille, qui nous accompagnait par la rivière Claire, était forcée, tant il y avait d’échouages, de traîner parfois ses canonnières à bras. Nous, dans les hautes herbes, nous nous coupions les mollets aux bambous taillés en ciseaux qu’y avaient spirituellement cachés les Chinois. Et pas un ennemi visible. On le sentait, on le devinait partout, aux fossés creusés, à la terre remuée, à ces bambous affilés comme des rasoirs : on ne le voyait nulle part. Tout à coup, le 2 mars, des auxiliaires tonkinois, entrés dans les herbes jusqu’à mi-corps, reçoivent une grêle de balles et voient, comme des chats-tigres, les Pavillons-Noirs bondir sur les blessés pour leur couper la
Nous sommes à Yuoc, en face des positions vraiment formidables, et très savantes, mon cher, établies par le vieux Liuh-Vinh-Phuoc. Entre nous et Tuyen-Quan, entre nos troupiers et les « camarades », l’armée du Yun-Nam, bons soldats dont quelques-uns, ayant juré de mourir plutôt que de reculer, s’étaient fait tatouer au front d’une croix rouge. Et ce sont ces fanatiques et ces combattants de toutes les aventures qu’il faut bousculer, enfoncer, crever, avant d’arriver à la garnison que commande Dominé !
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— Allons ! mes enfants, encore un effort !
Un effort ! Toujours un effort ! Taran, taran ! Tarataratata, tarataratata ! La charge sonne. Ran, ran, ran, ran ! Et moi je fredonne ''Bouddha'' ! Ah ! Bouddha, Bouddha ! En avant ! en avant ! Deux fois l’infanterie de marine, bataillon Mahias, attaque les Chinois. Deux fois les Chinois la repoussent. On est à deux cents mètres de l’ennemi quand la nuit vient. Deux cents mètres ! Et la pluie tombe ! Les hommes râlent dans les herbes. On allume, pour ramasser les blessés, des allumettes
Je m’étais avancé assez près des lignes chinoises, entendant les Pavillons-Noirs parler de leurs voix gutturales. Tout coup, au milieu d’une décharge de fusils, je reçois sur les pieds une masse qui roule. Je me penche, croyant à un
— En avant, les Algériens ! En avant ! Les amis attendent !
Et à l’assaut ! A l’assaut des retranchements chinois ! A l’assaut ! Il s’agissait d’arracher aux ongles des hommes jaunes les assiégés qui haletaient, attendant nos troupiers comme le Messie. A l’assaut ! Elles couraient lentement, les vestes bleu de ciel de mes enfants d’Afrique ! Les redoutes, les tuyaux de bambous, les feux croisés, les obusiers, les fusils de rempart, rien ne les arrêtait. Rien. Ils sautaient dans le feu, bondissaient dans l’enfer. Une mine éclate. La terre tremble. Nous avons les poils roussis et les vêtements brûlés. Quarante turcos de ma seule compagnie disparaissent comme dans un cratère de volcan. En avant ! en avant ! On n’entend pas les cris de mort, tant nos chacals poussent des cris de rage. Les balles sifflent, les boulets ronflent, les fougasses éclatent. En avant ! Les turcos sont déjà dans les retranchements, clouant aux fascines de bambous les volontaires au front croisé de rouge, étranglant les Chinois, mordant au sang, comme des loups, ces Pavillons-Noirs qui se défendent comme des
Et, les retranchements emportés, mes tirailleurs sautent hors des tranchées, poursuivant les Célestes et leur arrachant leurs pavillons à tête de
Pas de porte à la pagode ; du seuil, nous apercevons seulement un trou noir, rayé de coups de feu. Nous entrons. Une fusillade abat à mes côtés trois de mes hommes, et je pénètre presque seul dans cette bauge laquée et dorée, au fond de laquelle, comme des sangliers forcés, les Pavillons-Noirs nous attendent. Je verrai toujours ce spectacle, je te dis : des cadavres sur les dallages, les colonnes avec leurs inscriptions dorées enveloppées de fumée, des silhouettes bizarres et mêlées de dieux et d’êtres vivants, tous grimaçants, depuis ce dieu tout vert que nos troupiers appelaient le ''diable'', jusqu’à des réguliers chinois armés et faisant feu ; et au fond, au milieu de ces idoles peinturlurées, et de ces Pavillons-Noirs adossés aux parois rouges de la pagode, une statue de Bouddha, un grand Bouddha, un Bouddha de la taille d’un enfant de dix ans, et qui flambait, tout entier d’or rouge, sous un rayon de jour entrant par le toit de cette pagode, crevassé par quelque obus.
Du grouillement des Chinois qui nous tiraient dessus, de ces ennemis tapis derrière et nous envoyant leurs coups de fusil presque à bout portant, je ne regardais rien, hypnotisé, que ce Bouddha, là-bas dressé, superbe et m’apparaissant comme dans une gloire. Et — on dit que les gens qui se noient revoient en quelques secondes toute leur vie passée, brusquement, en avalant leur dernière gorgée — la vision du petit hôtel de l’avenue Kléber me traversa la pensée comme un éclair, et l’or rouge du Bouddha évoqua subitement les tresses, teintes au henné, de la chevelure
Repoussés, mon cher !
Je les voyais fuir ; mais, avec ces renards-là, il y a toujours, un piège attendre. L’idée me tenait qu’il en restait encore dans la pagode, à l’affût pour sauter sur nous.
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J’avais à peine dit cela machinalement tout haut, qu’un petit éclat de rire clair, un rire d’enfant, partait à mes côtés, comme une fusée, et qu’un de mes Algériens, — vingt-cinq ans, mon cher, et beau comme un bronze antique, — se dressant sur la crête du terrassement, me disait :
— Tu veux, toi, le Bouddha, mon capitaine ?
Et moi lui criant : « Mohammed ! Mohammed ! je te
Pauvre fou de Mohammed-ben-Saïda ! Il y a, à Alger, une vieille femme, un aïeul et de jeunes frères qui l’avaient accompagné, silencieux et résignés, lorsqu’il s’était embarqué, et qui l’attendent ! Ils l’attendront toujours !
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J’avais raison de croire que la pagode n’était pas vide. Autour du Bouddha doré, quatre ou cinq démons, — des volontaires du Yun-Nam, à la croix rouge, de ceux qui avaient juré de donner leur peau, — se tenaient dressés, comme des dogues à qui l’on veut arracher leur proie. Un piédestal humain, hérissé, farouche ; et au-dessus, le Bouddha, accroupi et impassible. Mohammed avait couru sur eux. Son fusil déchargé, il le faisait tournoyer, ce fusil, au-dessus de sa tête rasée, et la crosse lourdement s’en abattait sur les crânes. — « Attends-nous ! attends-moi ! » criais-je. Tout à coup, pendant qu’un Chinois tombé mordait l’Algérien aux jambes, un autre, d’un coup de côté, dans la gorge, le frappait d’un ''coupe''-''coupe'', et je vis le turco chanceler.
J’arrivai sur les Chinois comme Mohammed tombait, et j’entends encore de sa gorge crevée sortir le flot de sang rendant le son d’un tuyau qui se
Ce ne fut pas long, ce dernier coup de collier. Les Chinois assommés ou éventrés râlaient déjà sur les dalles de la pagode. Les Turcos, en sueur, essuyaient sur les tuniques des Chinois leurs baïonnettes qui fumaient. Et Bouddha, le grand Bouddha doré, souriait ces flaques de sang et contemplait ces morts avec son rictus impénétrable figé sur ses lèvres pour l’éternité.
Et à deux pas, le cou coupé, la tête demi renversée dans une pose presque comiquement lugubre, Mohammed était aplati, les yeux agrandis, la bouche de travers, ses pauvres mains encore tendues vers ce Bouddha qu’il voulait saisir — pour moi — lorsque le ''coupe''-''coupe'' l’avait à demi décapité. Alors, par une navrante association d’idées, ce cadavre du pauvre enfant d’Afrique, cette tête presque tranchée, me rappelaient le Bouddha cassé, tombé sur le tapis du salon japonais, le Bouddha guillotiné par la colère
Tout à coup, mon cher, il se passa une chose effroyable, hideuse et héroïque. De ce tas de morts chinois, un être se leva, un Céleste tout jeune, demi nu, la poitrine à l’air, avec un trou de baïonnette dans cette chair de cuivre, un petit Chinois maigre, avec des yeux embrasés et des lèvres qui tremblotaient, toutes
Cette espèce de spectre embrassa, avec une ferveur effrayante, la grande image d’or qui rayonnait, ironique, au-dessus du carnage, et, au moment où un de mes turcos s’approchait pour le repousser, le petit Chinois poussa un cri aigu, suppliant et menaçant à la fois, se jeta entre Bouddha et le turco ; un effroi indigné passa sur sa face au jaune blême, et le sang de sa blessure éclaboussant l’or rouge de la statue accroupie, il leva encore, de son bras grêle, sur le crâne du turco, le coupe-coupe qui avait peut-être, tout à l’heure, décapité Mohammed-ben-Saïda.
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Mais, cette fois, l’Algérien, baïonnette en avant, clouait d’un seul coup, pan ! le petit Chinois au socle même de la statue, comme un scarabée sur la planchette, et la tête du Céleste se renversa, avec un rauquement court, sur les jambes accroupies de l’idole.
Et il me sembla (j’ai dû me tromper), oui, il me sembla que le petit Chinois, en tombant, en mourant, râlait le nom adoré qui formait le premier vers de la chanson de l’opérette : ''Bouddha'' ! ''Boud''
Ah ! Bouddha ! Bouddha !
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Je fis emporter le Bouddha comme un trophée, et on remballa précieusement après l’avoir passé à l’éponge mouillée, car sur son or rouge il y avait des éclaboussures de sang. Il demeura longtemps en douane, puis, lorsque je reçus l’ordre de rapatriement, quand on dit à mes turcos : « Vous allez retourner Alger en passant par Paris », je surveillai l’embarquement de la caisse contenant mon Bouddha, le Bouddha qui avait vu mourir Mohammed et le petit Chinois, et je fis monter devant moi le colis portant au coin, sur le bois blanc, l’étiquette : ''Fragile''. Et pendant toute la route, durant le voyage du retour, je pensais à la joie, au bon rire, aux battements de mains d’Antonia, en voyant arriver, majestueux et grave, dans la bonbonnière de l’avenue Kléber, le Bouddha pour lequel tant de pauvres gens s’étaient fait égorger.
Aussi, dès mon arrivée à Paris, ah ! mon bon Roger, « cocher, avenue Kléber ! » Et le Bouddha sorti de la caisse, déballé mais empaqueté et hissé sur le fiacre ! Il allait lentement, lentement, ce maudit fiacre !
— Madame est chez elle ?
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Eh ! non, ce n’est plus Jean ! Jean volontiers m’eût appelé « monsieur Edmond ». Et ce n’est pas Mariette, non plus. Cette bonne Mariette ! J’aperçois, traversant le hall, un autre profil de femme de chambre. Au-dessus de ma tête, j’entends des pas lents et ordonnés : c’est le notaire qui va m’annoncer à Antonia.
— Mais elle ne se précipite pas bien vite pour me sauter au cou, Antonia !
Et, pour occuper le temps, là, dans le salon d’attente, je dépaquette le Bouddha, je le déficelle, j’enlève le papier qui le couvre et je le vois apparaître, triomphant, doré comme un soleil, avec sa bonne figure paterne, — un peu narquoise même pour un Bouddha qui a vu tant de sang autour de lui. Mon cher, je m’apercevais même qu’il lui en restait une petite tache au bout de l’oreille, et j’étais en train de l’effacer, cette tache rouge — là-bas et devenue noire, — je l’effaçais avec mon doigt mouillé, lorsque la porte
Antonia ! je laisse le Bouddha, je m’avance vers elle.
C’est Antonia ! Oui ! c’est Antonia et ce n’est pas Antonia ! Oh ! mon cher, grave, imposante, jolie — de plus en plus jolie, — mais dans une toilette, une toilette ! Une toilette janséniste, ma
— Antonia ! ma petite Antonia !
J’allais l’embrasser, moi, à la bonne franquette. Elle me montre une chaise, ne dit rien et me reçoit comme une marquise de Marivaux pourrait recevoir
Veux-tu mon impression exacte ? Il me semblait qu’allant rendre visite Rose Pompon, j’étais reçu par Madame Swetchine.
— Alors, dis-je à Antonia,
— Remplacé ?
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— Eh ! grand Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ça ? Mais c’est Bouddha ! le Bouddha que je
Et je montrais, sur le marbre de la cheminée, la place même où le Bouddha avait roulé — comme, là-bas, la tête de Mohammed.
Ligne 435 :
Alors Antonia me regarda d’un air indulgent, très indulgent, mais désolant :
— Oh ! mon cher, Bouddha ! C’est si loin, le japonais !
En effet, je n’avais pas
Son geste me montrait le salon tout neuf, meublé de meubles blancs, Louis XVI, tendu de vieille soie à fleurs jetées, comme une robe à paniers de nos grand’mères !
Ligne 445 :
— Achenbach ?
— De la maison Achenbach, Moser, Lévy et Compagnie !
— Et c’est lui
— Qui m’a fait envoyer tout mon japon à l’hôtel Drouot, et m’a meublé l’hôtel style Louis XVI ? Oui. Il prétendait que mon japonisme porte ''raille'' et que le Louis XVI est bien plus dans ses opinions. J’aime mieux ça aussi, moi ! C’est plus convenable.
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Et, me tendant les lèvres :
— Allons, toi, je t’ai bien aimé, ne te plains pas ! Et quand tu voudras me
— Non, merci !
Ligne 481 :
Mais, brusquement s’interrompant et me regardant là, dans les yeux, — très franche, sincère peut-être :
— Oh ! est-ce drôle ! je ne me rappelle même plus les paroles !
Ah ! Bouddha ! Bouddha !
C’est vrai, je ne sais plus !
Ah ! Bouddha ! Bouddha !
Non, non, envolé !
— Pas si drôle que ça, lui dis-je, mais tout naturel. Oh ! très naturel ! Adieu, Antonia !
Ligne 499 :
Elle vint à moi, et se penchant jusqu’ mes lèvres, avec le Bouddha entre nous deux :
— Mais embrasse-moi donc, grosse bête !
Elle ajouta, gentiment : Reviendras-tu ?
— Oh ! oh ! Il y a entre nous deux, maintenant, ma
— Bouddha ?
Ligne 515 :
Voilà l’histoire.
Si tu viens chez moi, hôtel de Suez, mon bon Roger, tu verras, sur ma cheminée, le pauvre Bouddha, que je vais emporter, je ne sais où, dans ma vie de
Le turco s’était levé, regardant toujours le boulevard du haut du balcon du cercle.
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Puis sérieusement, de sa voix jeune, habituée au commandement :
— Mon cher, veux-tu que je te dise ? Tu n’as peut-être rapporté de là-bas qu’un bibelot de bric-à-brac, mais quand je vous regardais, l’autre jour, à Longchamps défilant devant tous ces hommes, toutes ces femmes, ce Paris dont le cœur battait ; quand je voyais les cols bleus des marins et les vestes bleu clair de tes turcos passer sur l’herbe verte ; quand les tambours battaient aux champs pour saluer la croix d’honneur qu’un officier supérieur attachait à la poitrine d’un autre officier, — encore un bibelot et un bibelot taché de sang, cette croix des braves, mon cher ; — quand je voyais ça, je me disais que c’est peu de chose sans doute un jour de triomphe pour tant de jours de sacrifices, mais qu’après tout ça vaut bien les périls bravés, et les maladies, et la marche, et le tremblement, cette vibration d’une foule, cette acclamation des tribunes, cette sorte de baiser bruyant de tout un peuple à son armée !
Ils étaient devenus pensifs.
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Et sur cette carte géante, montrant du doigt vers l’Est une large marque noire qui semblait comme une plaque de deuil, comme la plaie d’une chair arrachée :
— Tout ça, c’est très bien, dit l’officier de turcos ; mais, vois-tu, ça ne bouche pas ce trou-là !
Et il descendit vers l’avenue de l’Opéra, fredonnant encore machinalement, tout en allumant un nouveau cigare :
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