« Les Chouans ou la Bretagne en 1799 » : différence entre les versions

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{{Titre|Les Chouans<br>ou<br>La Bretagne en 1799|Honoré de Balzac|1829}}
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HONORÉ DE BALZAC
 
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1829
 
 
 
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CHAPITRE PREMIER
 
L’EMBUSCADE
 
 
===CHAPITRE PREMIER - L’EMBUSCADE===
 
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AÀ ces mots, les officiers qui l’accompagnaient se retournèrent par un mouvement spontané assez semblable au réveil en sursaut que cause un bruit soudain. Les sergents, les caporaux les imitèrent, et la compagnie s’arrêta sans avoir entendu le mot souhaité de : - Halte ! Si d’abord les officiers jetèrent un regard sur le détachement qui, semblable à une longue tortue, gravissait la montagne de La Pellerine, ces jeunes gens, que la défense de la patrie avait arrachés, comme tant d’autres, à des études distinguées, et chez lesquels la guerre n’avait pas encore éteint le sentiment des arts, furent assez frappés du spectacle qui s’offrit à leurs regards pour laisser sans réponse une observation dont l’importance leur était inconnue. Quoiqu’ils vinssent de Fougères, où le tableau qui se présentait alors à leurs yeux se voit également, mais avec les différences que le changement de perspective lui fait subir, ils ne purent se refuser à l’admirer une dernière fois, semblables à ces dilettanti auxquels une musique donne d’autant plus de jouissances qu’ils en connaissent mieux les détails.
 
 
Du sommet de La Pellerine apparaît aux yeux du voyageur la grande vallée du Couesnon, dont l’un des points culminants est occupé à l’horizon par la ville de Fougères. Son château domine, en haut du rocher où il est bâti, trois au quatre routes importantes, position qui la rendait jadis une des clés de la Bretagne. De là les officiers découvrirent, dans toute son étendue, ce bassin aussi remarquable par la prodigieuse fertilité de son sol que par la variété de ses aspects. De toutes parts, des montagnes de schiste s’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs rougeâtres sous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versants des vallons pleins de fraîcheur. Ces rochers décrivent une vaste enceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend avec mollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. La multitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreux héritages, tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure une physionomie rare parmi les paysages de la France, et il enferme de féconds secrets de beauté dans ses contrastes multipliés dont les effets sont assez larges pour saisir les âmes les plus froides. En ce moment, la vue de ce pays était animée de cet éclat fugitif par lequel la nature se plaît à rehausser parfois ses impérissables créations. Pendant que le détachement traversait la vallée, le soleil levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches et légères qui dans les matinées de septembre, voltigent sur les prairies. AÀ l’instant où les soldats se retournèrent, une invisible main semblait enlever à ce paysage le dernier des voiles dont elle l’aurait enveloppé, nuées fines, semblables à ce linceul de gaze diaphane qui couvre les bijoux précieux et à travers lequel ils excitent la curiosité. Dans le vaste horizon que les officiers embrassèrent, le ciel n’offrait pas le plus léger nuage qui pût faire croire, par sa clarté d’argent, que cette immense voûte bleue fût le firmament. C’était plutôt un dais de soie supporté par les cimes inégales des montagnes, et, placé dans les airs pour protéger cette magnifique réunion de champs, de prairies, de ruisseaux et de bocages. Les officiers ne se lassaient pas d’examiner cet espace où jaillissent tant de beautés champêtres. Les uns hésitaient longtemps avant d’arrêter leurs regards parmi l’étonnante multiplicité de ces bosquets que les teintes sévères de quelques touffes jaunies enrichissaient des couleurs du , bronze, et que le vert émeraude des prés irrégulièrement coupés faisait encore ressortir. Les autres s’attachaient aux contrastes offerts par des champs rougeâtres où le sarrasin récolté se dressait en gerbes coniques semblables aux faisceaux d’armes que le soldat amoncelle au bivouac, et séparés par d’autres champs que doraient les guérets des seigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre de quelques toits d’où sortaient de blanches fumées ; puis les tranchées vives et argentées que produisaient les ruisseaux tortueux du Couesnon, attiraient l’oeil par quelques-uns de ces pièges d’optique qui rendent, sans qu’on sache pourquoi, l’âme indécise et rêveuse. La fraîcheur embaumée des brises d’automne, la forte senteur des forêts, s’élevaient comme un nuage d’encens et enivraient les admirateurs de ce beau pays, qui contemplaient avec ravissement ses fleurs inconnues, sa végétation vigoureuse, sa verdure rivale de celle d’Angleterre, sa voisine dont le nom est commun aux deux pays. Quelques bestiaux animaient cette scène déjà si dramatique. Les oiseaux chantaient, et faisaient ainsi rendre à la vallée une suave, une sourde mélodie qui frémissait dans les airs. Si l’imagination recueillie veut apercevoir pleinement les riches accidents d’ombre et de lumière, les horizons vaporeux des montagnes, les fantastiques perspectives qui naissaient des places où manquaient les arbres, où s’étendaient les eaux, où fuyaient de coquettes sinuosités ; si le souvenir colorie, pour ainsi dire, ce dessin aussi fugace que le moment où il est pris, les personnes pour lesquelles ces tableaux ne sont pas sans mérite auront une image imparfaite du magique spectacle par lequel l’âme encore impressionnable des jeunes officiers fut comme surprise.
 
 
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- Pourquoi diable ne viennent-ils pas ? demanda-t-il pour la seconde fois de sa voix grossie par les fatigues de la guerre. Se trouve-t-il dans le village quelque bonne Vierge à laquelle ils donnent une poignée de main ?
 
 
- Tu demandes pourquoi ? répondit une voix.
 
 
En entendant des sons qui semblaient partir de la corne avec laquelle les paysans de ces vallons rassemblent leurs troupeaux, le commandant se retourna brusquement comme s’il eût senti la pointe d’une épée, et vit à deux pas un personnage encore plus bizarre qu’aucun de ceux emmenés à Mayenne pour servir la République. Cet inconnu, homme trapu, large des épaules, lui montrait une tête presque aussi grosse que celle d’un bœuf, avec laquelle elle avait plus d’une ressemblance. Des narines épaisses faisaient paraître son nez encore plus court qu’il ne l’était. Ses larges lèvres retroussées par des dents blanches comme de la neige, ses grands et ronds yeux noirs garnis de sourcils menaçants, ses oreilles pendantes et ses cheveux roux appartenaient moins a notre belle race caucasienne qu’au genre des herbivores. Enfin l’absence complète des autres caractères de l’homme social rendait cette tête nue plus remarquable encore. La face, comme bronzée par le soleil et dont les anguleux contours offraient une vague analogie avec le granit qui forme le sol de ces contrées, était a seule partie visible du corps de cet être singulier. AÀ partir du cou, il était enveloppé d’un sarreau, espèce de blouse en toile rousse plus grossière encore que celle des pantalons des conscrits les moins fortunés. Ce sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu la saye (saga) ou le sayon des Gaulois, finissait à mi-corps, en se rattachant à deux fourreaux de peau de chèvre par des morceaux de bois grossièrement travaillés et dont quelques-uns gardaient leur écorce. Les peaux de bique, pour parler la langue du pays, qui lui garnissaient les jambes et les cuisses, ne laissaient distinguer aucune forme humaine. Des sabots énormes lui cachaient les pieds. Ses longs cheveux luisants, semblables aux poils de ses peaux de chèvres, tombaient de chaque côté de sa figure, séparés en deux parties égales, et pareils aux chevelures de ces statues du Moyen Age qu’on voit encore dans quelques cathédrales. Au lieu du bâton noueux que les conscrits portaient sur leurs épaules, il tenait appuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un gros fouet dont le cuir habilement tressé paraissait avoir une longueur double de celle des fouets ordinaires. La brusque apparition de cet être bizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect, quelques officiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire ou conscrit (l’un se disait encore pour l’autre) qui se repliait sur la colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l’arrivée de cet homme étonna singulièrement le commandant ; s’il n’en parut pas le moins du monde intimidé, son front devint soucieux ; et, après avoir toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé de pensées sinistres :
 
 
- Oui, pourquoi ne viennent-ils pas ? le sais-tu, toi ?
 
 
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Après avoir grommelé ces paroles entre ses dents, le commandant promena successivement ses regards de cet homme au paysage, du paysage au détachement, du détachement sur les talus abrupts de la route, dont les crêtes étaient ombragées par les hauts genêts de la Bretagne, puis il les reporta tout à coup sur l’inconnu, auquel il fit subir comme un muet interrogatoire qu’il termina en lui demandant brusquement : - D’où viens-tu ?
 
 
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- Ton nom ?
 
 
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- Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom de Chouan ?
 
 
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- Fais-tu partie de la réquisition de Fougères ?
 
 
AÀ cette demande, Marche-à-terre répondit par un de ces je ne sais pas, dont l’inflexion désespérante arrête tout entretien. Il s’assit tranquillement sur le bord du chemin, tira de son sarrau quelques morceaux d’une mince et noire galette de sarrasin, repas national dont les tristes délices ne peuvent être comprises que des Bretons, et se mit à manger avec une indifférence stupide. Il faisait croire à une absence si complète de toute intelligence, que les officiers le comparèrent tour à tour, dans cette situation, à un des animaux qui broutaient les gras pâturages de la vallée, aux sauvages de l’Amérique ou à quelque naturel du cap de Bonne-Espérance. Trompé par cette attitude, le commandant lui-même n’écoutait déjà plus ses inquiétudes, lorsque, jetant un dernier regard de prudence à l’homme qu’il soupçonnait d’être le héraut d’un prochain carnage, il en vit les cheveux, le sarrau, les peaux de chèvre couverts d’épines, de débris de feuilles, de brins de bois et de broussailles, comme si ce Chouan eût fait une longue route à travers les halliers. Il lança un coup d’oeil significatif à son adjudant Gérard, près duquel il se trouvait, lui serra fortement la main et dit à voix basse : - Nous sommes allés chercher de la laine, et nous allons revenir tondus.
 
 
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AÀ l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes que trahissait la peau de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincu de la rupture de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dont le maintien lui parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sans doute plus terrible qu’autrefois, à la suite d’une inaction de trois années. La Révolution, adoucie depuis le 9 thermidor, allait peut-être reprendre le caractère de terreur qui la rendit haïssable aux bons esprits. L’or des Anglais avait donc, comme toujours, aidé aux discordes de la France. La République, abandonnée du jeune Bonaparte, qui semblait en être le génie tutélaire, semblait hors d’état de résister à tant d’ennemis, et le plus cruel se montrait le dernier. La guerre civile, annoncée par mille petits soulèvements partiels, prenait un caractère de gravité tout nouveau, du moment où les Chouans concevaient le dessein d’attaquer une si forte escorte. Telles étaient les réflexions qui se déroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoique d’une manière beaucoup moins succincte, dès qu’il crut apercevoir, dans l’apparition de Marche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, car lui seul fut d’abord dans le secret de son danger.
 
 
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- Et de quoi donc avez-vous peur ? demanda Gérard.
 
 
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- Nous sommes donc vraiment en danger ? demanda Gérard aussi étonné du sang-froid de Hulot qu’il l’avait été de sa passagère terreur.
 
 
- Chut ! dit le commandant, nous sommes dans la gueule du loup, il y fait noir comme dans un four, et il faut y allumer une chandelle. Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut de cette côte ? il la décora d’une épithète énergique, et ajouta : - Je finirai peut-être bien par y voir clair. Le commandant, attirant à lui les deux officiers, cerna Marche-à-terre ; le Gars feignit de croire qu’il les gênait, il se leva promptement. - Reste là, chenapan ! lui cria Hulot en le poussant et le faisant retomber sur le talus où il s’était assis. Dès ce moment, le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivement l’insouciant Breton. - Mes amis, reprit-il alors en parlant à voix basse aux deux officiers, il est temps de vous dire que la boutique est enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage qui a eu lieu aux Assemblées, a encore donné un coup de balai à nos affaires. Ces pentarques, ou pantins, c’est plus français, de directeurs viennent de perdre une bonne lame, Bernadotte n’en veut plus.
 
 
- Qui le remplace ? demanda vivement Gérard.
 
 
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Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silence exigé sous les armes régna tout à coup. Au milieu de ce silence solennel, les pas tardifs des conscrits, sous les pieds desquels le sable criait sourdement, rendaient un son régulier qui ajoutait une vague émotion à cette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissable sera compris seulement de ceux qui, en proie à une attente cruelle, ont senti dans le silence des nuits les larges battements de leur cœur, redoublés par quelque bruit dont le retour monotone semblait leur verser la terreur, goutte à goutte. En se replaçant au milieu de la route, le commandant commençait à se demander : - Me trompé-je ? Il regardait déjà avec une colère concentrée, qui lui sortait en éclairs par les yeux, le tranquille et stupide Marche-à-terre ; mais l’ironie sauvage qu’il sut démêler dans le regard terne du Chouan lui persuada de ne pas discontinuer de prendre ses mesures salutaires. En ce moment, après avoir accompli les ordres de Hulot, le capitaine Merle revint auprès de lui. Les muets acteurs de cette scène, semblable à mille autres qui rendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirent alors avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voir s’illuminer par d’autres manœuvres les points obscurs de leur situation militaire.
 
 
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AÀ cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrent la tête en faisant une moue significative. Ils montraient de ces figures héroïquement martiales dont l’insouciante résignation annonçait que, depuis la lutte commencée entre la France et l’Europe, leurs idées n’avaient pas dépassé leur giberne en arrière et leur baïonnette en avant. Les lèvres ramassées comme une bourse dont on serre les cordons, ils regardaient leur commandant d’un air attentif et curieux.
 
 
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La situation critique dans laquelle se trouvaient placés le commandant Hulot et son détachement est une de celles où la vie est si réellement mise au jeu que les hommes d’énergie tiennent à honneur de s’y montrer pleins de sang-froid et libres d’esprit. Là se jugent les hommes en dernier ressort. Aussi le commandant, plus instruit du danger que ses deux officiers, mit-il de l’amour-propre à paraître le plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés sur Marche-à-terre, sur le chemin et sur les bois, il n’attendait pas sans angoisse le bruit de la décharge générale des Chouans qu’il croyait cachés, comme des lutins, autour de lui ; mais sa figure restait impassible. Au moment où tous les yeux des soldats étaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses joues brunes marquées de petite vérole, retroussa fortement sa lèvre droite, cligna des yeux, grimace toujours prise pour un sourire par ses soldats ; puis, il frappa Gérard sur l’épaule en lui disant : - Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me dire tout à l’heure ?
 
 
- Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, mon commandant ?
 
 
- La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse. L’Europe est toute contre nous, et cette fois elle a beau jeu. Pendant que les Directeurs se battent entre eux comme des chevaux sans avoine dans une écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement, ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abîmés en Italie ! Oui, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suite des désastres de la Trébia, et Joubert vient de perdre la bataille de Novi. J’espère que Masséna gardera les défilés de la Suisse envahie par Souvarov. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. Le Directoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il les frontières ? ... je le veux bien ; mais la coalition finira par nous écraser, et malheureusement le seul général qui puisse nous sauver est au diable, là-bas, en EgypteÉgypte ! Comment reviendrait-il, au surplus ? l’Angleterre est maîtresse de la mer.
 
 
- L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant, répondit le jeune adjudant Gérard chez qui une éducation soignée avait développé un esprit supérieur. Notre révolution s’arrêterait donc ? Ah ! nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France, nous avons une double mission. Ne devons-nous pas aussi conserver l’âme du pays, ces principes généreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j’espère, de proche en proche ? La France est comme un voyageur chargé de porter une lumière, elle la garde d’une main et se défend de l’autre ; si vos nouvelles sont vraies, jamais, depuis dix ans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler. Doctrines et pays, tout est près de périr.
 
 
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- J’ai toujours peur, reprit Hulot, d’apprendre qu’ils traitent avec les Bourbons. Tonnerre de Dieu ! s’ils s’entendaient, dans quelle passe nous serions ici, nous autres ?
 
 
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- Décrétez donc des légions départementales ! hein ? dit Hulot à Gérard. Il faut être bête comme un Directoire pour vouloir compter sur la réquisition de ce pays-ci. Les Assemblées feraient mieux de ne pas nous voter tant d’habits, d’argent, de munitions, et de nous en donner.
 
 
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AÀ ces mots, des huées et des éclats de rire partis du sein de la troupe républicaine honnirent les déserteurs, mais le silence se rétablit tout à coup. Les soldats virent descendre péniblement du talus les deux chasseurs que le commandant avait envoyés battre les bois de la droite. Le moins blessé des deux soutenait son camarade, qui abreuvait le terrain de son sang. Les deux pauvres soldats étaient parvenus à moitié de la pente lorsque Marche-à-terre montra sa face hideuse, il ajusta si bien les deux Bleus qu’il les acheva d’un seul coup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé. AÀ peine avait-on vu sa grosse tête que trente canons de fusils se levèrent ; mais semblable à une figure fantasmagorique, il avait disparu derrière les fatales touffes de genêts. Ces événements, qui exigent tant de mots, se passèrent en un moment ; puis, en un moment aussi, les patriotes et les soldats de l’arrière-garde rejoignirent le reste de l’escorte.
 
 
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- Mon général, dit-il, j’ai déjà fait cette guerre-là en contre-chouan. Peut-on vous toucher deux mots ?
 
 
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- Tu crois donc les Chouans bien nombreux ?
 
 
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- Comment te nommes-tu, citoyen ? demanda Hulot.
 
 
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Le chef royaliste, courroucé de son désavantage momentané, s’avança par un mouvement de désespoir ; mais au moment où ses gens le virent se hasardant ainsi, tous se ruèrent sur les Bleus. Soudain une voix douce et claire domina le bruit du combat : - Ici saint Lescure est mort ! Ne le vengerez-vous pas ?
 
 
AÀ ces mots magiques, l’effort des Chouans devint terrible, et les soldats de la République eurent grande peine à se maintenir, sans rompre leur petit ordre de bataille.
 
 
- Si ce n’était pas un jeune homme, se disait Hulot en rétrogradant pied à pied, nous n’aurions pas été attaqués. A-t-on jamais vu les Chouans livrant bataille ? Mais tant mieux, on ne nous tuera pas comme des chiens le long de la route. Puis, élevant la voix de manière à faire retentir les bois : - Allons, vivement, mes lapins ! Allons-nous nous laisser embêter par des brigands ?
 
 
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AÀ cette exclamation qui parvint à l’oreille du jeune chef des Chouans et de son féroce aide de camp, les royalistes firent un mouvement rétrograde, que réprima bientôt un cri bestial jeté par Marche-à-terre. Sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par le chef et transmis par Marche-à-terre aux Chouans en bas-breton ils opérèrent leur retraite avec une habileté qui déconcerta les Républicains et même leur commandant. Au premier ordre, les plus valides des Chouans se mirent en ligne et présentèrent un front respectable, derrière lequel les blessés et le reste des leurs se retirèrent pour charger leurs fusils. Puis tout à coup, avec cette agilité dont l’exemple a déjà été donné par Marche-à-terre, les blessés gagnèrent le haut de l’éminence qui flanquait la route à droite, et y furent suivis par la moitié des Chouans qui la gravirent lestement pour en occuper le sommet, en ne montrant plus aux Bleus que leurs têtes énergiques. Là, ils se firent un rempart des arbres, et dirigèrent les canons de leurs fusils sur le reste de l’escorte qui, d’après les commandements réitérés de Hulot, s’était rapidement mis en ligne, afin d’opposer sur la route un front égal à celui des Chouans. Ceux-ci reculèrent lentement et défendirent le terrain en pivotant de manière à se ranger sous le feu de leurs camarades. Quand ils atteignirent le fossé qui bordait la route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisière était occupée par les leurs, et les rejoignirent en essuyant bravement le feu des Républicains qui les fusillèrent avec assez d’adresse pour joncher de corps le fossé. Les gens qui couronnaient l’escarpement répondirent par un feu non moins meurtrier. En ce moment, la garde nationale de Fougères arriva sur le lieu du combat au pas de course, et sa présence termina l’affaire. Les gardes nationaux et quelques soldats échauffés dépassaient déjà la berme de la route pour s’engager dans les bois ; mais le commandant leur cria de sa voix martiale : - Voulez-vous vous faire démolir là-bas !
 
 
Ils rejoignirent alors le bataillon de la République, à qui le champ de bataille était resté non sans de grandes pertes. Tous les vieux chapeaux furent mis au bout des baïonnettes, les fusils se hissèrent, et les soldats crièrent unanimement, à deux reprises : Vive la République ! Les blessés eux-mêmes, assis sur l’accotement de la route, partagèrent cet enthousiasme, et Hulot pressa la main de Gérard en lui disant : - Hein ! voilà ce qui s’appelle des lapins ?
 
 
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- Merci de votre coup de main, citoyens, dit le commandant. Tonnerre de Dieu ! sans vous, nous pouvions passer un rude quart d’heure. Prenez garde à vous ! la guerre est commencée. Adieu, mes braves. Puis, Hulot se tournant vers le prisonnier. - Quel est le nom de ton général ? lui demanda-t-il.
 
 
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- Qui ? Marche-à-terre.
 
 
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- D’où le Gars est-il venu ?
 
 
AÀ cette question, le Chasseur du Roi, dont la figure rude et sauvage était abattue par la douleur, garda le silence, prit son chapelet et se mit à réciter des prières.
 
 
- Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant à cravate noire ? Il a été envoyé par le tyran et ses alliés Pitt et Cobourg.
 
 
AÀ ces mots, le Chouan, qui n’en savait pas si long, releva fièrement la tête : - Envoyé par Dieu et le Roi ! Il prononça ces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le commandant vit qu’il était difficile de questionner un homme mourant dont toute la contenance trahissait un fanatisme obscur, et détourna la tête en fronçant le sourcil. Deux soldats, amis de ceux que Marche-à-terre avait si brutalement dépêchés d’un coup de fouet sur l’accotement de la route, car ils y étaient morts, se reculèrent de quelques pas, ajustèrent le Chouan, dont les yeux fixes ne se baissèrent pas devant les canons dirigés sur lui, le tirèrent à bout portant, et il tomba. Lorsque les soldats s’approchèrent pour dépouiller le mort, il cria fortement encore : - Vive le Roi.
 
 
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- Oh ! oh ! s’écria La-clef-des-cœurs, venez donc voir ce fantassin du bon Dieu qui a des couleurs sur l’estomac ?
 
 
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AÀ cette saillie, qui n’était pas sans fondement, Hulot lui-même ne put s’empêcher de partager l’hilarité générale. En ce moment Merle avait achevé de faire ensevelir les morts, et les blessés avaient été, tant bien que mal, arrangés dans deux charrettes par leurs camarades. Les autres soldats, rangés d’eux-mêmes sur deux files le long de ces ambulances improvisées, descendaient le revers de la montagne qui regarde le Maine, et d’où l’on aperçoit la belle vallée de La Pellerine, rivale de celle du Couesnon. Hulot, accompagné de ses deux amis, Merle et Gérard, suivit alors lentement ses soldats, en souhaitant d’arriver sans malheur à Ernée, où les blessés devaient trouver des secours. Ce combat, presque ignoré au milieu des grands événements qui se préparaient en France, prit le nom du lieu où il fut livré. Cependant il obtint quelque attention dans l’Ouest, dont les habitants occupés de cette seconde prise d’armes y remarquèrent un changement dans la manière dont les Chouans recommençaient la guerre. Autrefois ces gens-là n’eussent pas attaqué des détachements si considérables. Selon les conjectures de Hulot, le jeune royaliste qu’il avait aperçu devait être le Gars, nouveau général envoyé en France par les princes, et qui, selon la coutume des chefs royalistes, cachait son titre et son nom sous un de ces sobriquets appelés noms de guerre.
 
 
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- Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement à ses deux amis, qui puisse deviner le motif de l’attaque des Chouans ? Pour eux, les coups de fusil sont un commerce, et je ne vois pas encore ce qu’ils gagnent à ceux-ci. Ils auront au moins perdu cent hommes, et nous, ajouta-t-il en retroussant sa joue droite et clignant des yeux pour sourire, nous n’en avons pas perdu soixante. Tonnerre de Dieu ! je ne comprends pas la spéculation. Les drôles pouvaient bien se dispenser de nous attaquer, nous aurions passé comme des lettres à la poste, et je ne vois pas à quoi leur a servi de trouer nos hommes. Et il montra par un geste triste les deux charrettes de blessés. - Ils auront peut-être voulu nous dire bonjour, ajouta-t-il.
 
 
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- Tenez, s’écria-t-il, voyez ?
 
 
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- Allez au pas accéléré ! cria Hulot à sa troupe, ouvrez le compas et faites marcher vos chevaux plus vite que ça. Ont-ils les jambes gelées ? Ces bêtes-là seraient-elles aussi des Pitt et Cobourg ?
 
 
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Le problème de stratégie qui hérissait la moustache du commandant Hulot ne causait pas, en ce moment, une moins vive inquiétude aux gens qu’il avait aperçus sur le sommet de La Pellerine. Aussitôt que le bruit du tambour de la garde nationale fougeraise n’y retentit plus, et que Marche-à-terre eut aperçu les Bleus au bas de la longue rampe qu’ils avaient descendue, il fit entendre gaiement le cri de la chouette et les Chouans reparurent, mais moins nombreux. Plusieurs d’entre eux étaient sans doute occupés à placer les blessés dans le village de La Pellerine, situé sur le revers de la montagne qui regarde la vallée de Couesnon. Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roi vinrent auprès de Marche-à-terre. AÀ quatre pas d’eux, le jeune noble, assis sur une roche de granit, semblait absorbé dans les nombreuses pensées excitées par les difficultés que son entreprise présentait déjà. Marche-à-terre fit avec sa main une espèce d’auvent au-dessus de son front pour se garantir les yeux de l’éclat du soleil, et contempla tristement la route que suivaient les Républicains à travers la vallée de La Pellerine. Ses petits veux noirs et perçants essayaient de découvrir ce qui se passait sur l’autre rampe, à l’horizon de la vallée.
 
 
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- Par sainte Anne d’Auray ! reprit un autre, pourquoi nous as-tu fait battre ? Etait-ce pour sauver ta peau ?
 
 
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- Suis-je le chef ? demanda-t-il. Puis après une pause : - Si vous vous étiez battus tous comme moi, pas un de ces Bleus-là n’aurait échappé, reprit-il en montrant les restes du détachement de Hulot. Peut-être, la voiture serait-elle alors arrivée jusqu’ici.
 
 
- Crois-tu, reprit un troisième, qu’ils penseraient à l’escorter ou à la retenir, si nous les avions laissé passer tranquillement ? Tu as voulu sauver ta peau de chien, parce que tu ne croyais pas les Bleus en route. - Pour la santé de son groin, ajouta l’orateur en se tournant vers les autres, il nous a fait saigner, et nous perdrons encore vingt mille francs de bon or...
 
 
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- Comment ! s’écria le jeune homme en colère, c’est donc pour arrêter une voiture que vous restez encore ici, lâches qui n’avez pu remporter une victoire dans le premier combat où j’ai commandé ! Mais comment triompherait-on avec de semblables intentions ? Les défenseurs de Dieu et du Roi sont-ils donc des pillards ? Par sainte Anne d’Auray ! nous avons à faire la guerre à la République et non aux diligences. Ceux qui désormais se rendront coupables d’attaques si honteuses ne recevront pas l’absolution et ne profiteront pas des faveurs réservées aux braves serviteurs du Roi.
 
 
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- Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle en regardant tour à tour les Chouans et leur chef.
 
 
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- Eh ! bien, où est le mal ? demanda la jeune dame à laquelle un tact naturel aux femmes révéla le secret de la scène. Vous avez perdu des hommes, nous n’en manquerons jamais. Le courrier porte de l’argent, et nous en manquerons toujours ! Nous enterrerons nos hommes qui iront au ciel, et nous prendrons l’argent qui ira dans les poches de tous ces braves gens. Où est la difficulté !
 
 
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- N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir ? demanda le jeune homme à voix basse. Êtes-vous donc dans un tel besoin d’argent qu’il vous faille en prendre sur les routes ?
 
 
- J’en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, je crois, mon cœur en gage s’il n’était pas pris, dit-elle en lui souriant avec coquetterie. Mais d’où venez-vous donc, pour croire que vous vous servirez des Chouans sans leur laisser piller par-ci par-là quelques Bleus ? Ne savez-vous pas le proverbe : Voleur comme une chouette. Or, qu’est-ce qu’un Chouan ? D’ailleurs, dit-elle en élevant la voix, n’est-ce pas une action juste Les Bleus n’ont-ils pas pris tous les biens de l’Eglise et les nôtres ?
 
 
Un autre murmure, bien différent du grognement par lequel les Chouans avaient répondu au marquis, accueillit ces paroles. Le jeune homme, dont le front se rembrunissait, prit alors la jeune dame à part et lui dit avec la vive bouderie d’un homme bien élevé : - Ces messieurs viendront-ils à la Vivetière au jour fixé ?
 
 
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- Pourquoi ne restez-vous pas avec moi ? demanda-t-elle en lui lança le regard à demi despotique, à demi caressant par lequel les femmes qui ont des droits au respect d’un homme savent si bien exprimer leurs désirs.
 
 
- N’allez-vous pas piller la voiture ?
 
 
- Piller ? reprit-elle, quel singulier terme ! Laissez-moi vous expliquer...
 
 
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- Et vous voulez que je commande ici ? Si ma vie est nécessaire à la cause que je défends, permettez-moi de sauver l’honneur de mon pouvoir. En me retirant, je puis ignorer cette lâcheté. Je reviendrai pour vous accompagner.
 
 
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- Comment voulez-vous que les Chouans se soient montrés par ici ? disait le conducteur. Ceux d’Ernée viennent de me dire que le commandant Hulot n’a pas encore quitté Fougères.
 
 
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- Seriez-vous des Chouans ? s’écria l’homme aux trois cents écus dont l’opulente peau de bique couvrait un pantalon de bon drap et une veste fort propre qui annonçaient quelque riche cultivateur. Par l’âme de saint Robespierre, je jure que vous seriez mal reçus.
 
 
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- Les Bretons n’ont pas peur de cela, dit avec dédain le recteur. D’ailleurs avons-nous l’air d’en vouloir à votre argent ?
 
 
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- Es-tu chargé aujourd’hui, Coupiau ? demanda l’abbé.
 
 
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- Es-tu patriote, es-tu Chouan ? lui demanda vivement son adversaire en l’interrompant.
 
 
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- L’embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir qui l’emportera ? s’écria Coupiau.
 
 
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- Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent ?
 
 
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- Eh ! bien, Gudin ! s’écria-t-il, entêté, tu vas donc avec les Bleus. Mon enfant, y penses-tu ?
 
 
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- Eh ! imbécile, qui te parle du Roi ? Ta République donne-t-elle des abbayes ? Elle a tout renversé. AÀ quoi veux-tu parvenir ? Reste avec nous, nous triompherons, un jour ou l’autre, et tu deviendras conseiller à quelque parlement.
 
 
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- N’est-ce pas la voiture de Mayenne ? demanda-t-il à ses deux amis.
 
 
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- Hé ! bien, dit Hulot, comment ne l’avons-nous pas rencontrée ?
 
 
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- Voilà encore une énigme ? s’écria le commandant. Je commence à entrevoir la vérité cependant.
 
 
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AÀ ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, les Chouans s’agenouillèrent devant le prêtre et lui demandèrent sa bénédiction, que l’abbé leur donna gravement.
 
 
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- Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin ? dit-elle en sentant le besoin d’une approbation.
 
 
- Comment donc, madame ? l’Eglise n’a-t-elle pas autrefois approuvé la confiscation du bien des Protestants ; à plus forte raison, celles des Révolutionnaires qui renient Dieu, détruisent les chapelles et persécutent la religion. L’abbé Gudin joignit l’exemple à la prédication, en acceptant sans scrupule la dîme de nouvelle espèce que lui offrait Marche-à-terre. - Au reste, ajouta-t-il, je pins maintenant consacrer tout ce que je possède à la défense de Dieu et du Roi. Mon neveu part avec les Bleus !
 
 
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Il fit un signal et une décharge cribla la turgotine. AÀ cette fusillade imprévue, la vieille voiture poussa un cri si lamentable, que les Chouans, naturellement superstitieux, reculèrent d’effroi ; mais Marche-à-terre avait vu sauter et retomber dans un coin de la caisse la figure pâle du voyageur taciturne.
 
 
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- Qui est-ce ? demanda Pille-miche.
 
 
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- Vous défieriez-vous de moi ? dit-elle en lui frappant le cœur avec la main par laquelle elle se cramponnait à lui.
 
 
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AÀ trois ou quatre portées de fusil du plateau désert que les chefs abandonnaient, il se passait une de ces scènes qui, pendant quelque temps encore, devinrent assez fréquentes sur les grandes routes. Au sortir du petit village de La Pellerine, Pille-miche et Marche-à-terre avaient arrêté de nouveau la voiture dans un enfoncement du chemin. Couplau était descendu de son siège après une molle résistance. Le voyageur taciturne, exhumé de sa cachette par les deux Chouans, se trouvait agenouillé dans un genêt.
 
 
- Qui es-tu ? lui demanda Marche-à-terre d’une voix sinistre.
 
 
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Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre ses promesses. Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur, pendant que Marche-à-terre lui signifia catégoriquement ce terrible ultimatum : - Tu es trop gras pour avoir les soucis des pauvres ! Si tu te fais encore demander une fois ton véritable nom, voici mon ami Pille-miche qui par un seul coup de fusil acquerra l’estime et la reconnaissance de tes héritiers. - Qui es-tu ? ajouta-t-il après une pause.
 
 
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- Combien t’a-t-elle donc demandé, ta République ?
 
 
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- Si ta République t’arrache des emprunts forcés si considérables, tu vois bien qu’il y a tout à gagner avec nous autres, notre gouvernement est moins cher. Trois cents écus, est-ce donc trop pour ta peau ?
 
 
- Où les prendrai-je ?
 
 
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- Où vous les paierai-je ? demanda d’Orgemont.
 
 
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- Qu’est-ce que cela nous fait ? reprit Marche-à-terre. Songe que, s’ils ne sont pas remis à Galope-Chopine d’ici à quinze jours, nous te rendrons une petite visite qui te guérira de la goutte, si tu l’as aux pieds.
 
 
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AÀ ces mots les deux Chouans s’éloignèrent. Le voyageur remonta dans la voiture, qui, grâce au fouet de Couplau, se dirigea rapidement vers Fougères.
 
 
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- Imbécile, j’ai dix mille francs là, reprit d’Orgemont en montrant ses gros souliers. Est-ce qu’on peut se défendre avec une si forte somme sur soi ?
 
 
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- En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, en fait de gouvernement comme en fait d’argent, met-on néant à toutes les pétitions ?
 
 
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AÀ de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements ni déclaration de ses principes.
 
 
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- Eh ! bien, disait Hulot après la lecture publique de ce discours consulaire, est-ce assez paternel ? Vous verrez cependant que pas un brigand royaliste ne changera d’opinion.
 
 
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- Quel compère ! s’écria Hulot, c’est comme à l’armée d’Italie, il sonne la messe et il la dit. Est-ce parler, cela ?
 
 
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AÀ quelques pas de là, plusieurs soldats s’étaient attroupés devant la proclamation affichée sur le mur.
 
 
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AÀ ces mots, tous regardèrent les deux camarades toujours prêts à jouer leurs rôles.
 
 
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===CHAPITRE II - UNE IDEE DE FOUCHE===
 
UNE IDEE DE FOUCHE
 
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Lorsque le commandant laissait échapper cette expression militaire, déjà l’objet d’une réserve, elle annonçait toujours quelque tempête. Les diverses intonations de cette phrase formaient des espèces de degrés qui, pour la demi-brigade, étaient un sûr thermomètre de la patience du chef ; et la franchise de ce vieux soldat en avait rendu la connaissance si facile, que le plus méchant tambour savait bientôt son Hulot par cœur, en observant les variations de la petite grimace par laquelle le commandant retroussait sa joue et clignait des yeux. Cette fois, le ton de la sourde colère par lequel il accompagna ce mot rendit les deux amis silencieux et circonspects. Les marques mêmes de petite vérole qui sillonnaient ce visage guerrier parurent plus profondes et le teint plus brun que de coutume. Sa large queue bordée de tresses étant revenue sur une des épaulettes quand il remit son chapeau à trois cornes, Hulot la rejeta avec tant de fureur que les cadenettes en furent dérangées. Cependant comme il restait immobile, les poings fermés, les bras croisés avec force sur la poitrine, la moustache hérissée, Merle se hasarda à lui demander : - Part-on sur l’heure ?
 
 
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Et les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignées par Gérard. Au son du tambour, le commandant plongé dans ses réflexions parut se réveiller, et il sortit de la ville accompagné de ses deux amis, auxquels il ne dit pas un mot. Merle et Gérard se regardèrent silencieusement à plusieurs reprises comme pour se demander : - Nous tiendra-t-il longtemps rigueur ? Et, tout en marchant, ils jetèrent à la dérobée des regards observateurs sur Hulot qui continuait à dire entre ses dents de vagues paroles. Plusieurs fois ces phrases résonnèrent comme des jurements aux oreilles des soldats ; mais pas un d’eux n’osa souffler mot ; car, dans l’occasion, tous savaient garder la discipline sévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis commandés en Italie par Bonaparte. La plupart d’entre eux étaient comme Hulot, les restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sous la promesse de ne pas être employés sur les frontières, et l’armée les avait nommés les Mayençais. Il était difficile de rencontrer des soldats et des chefs qui se comprissent mieux.
 
 
Le lendemain de leur départ, Hulot et ses deux amis se trouvaient de grand matin sur la route d’Alençon, à une lieue environ de cette dernière ville, vers Mortagne, dans la partie du chemin qui côtoie les pâturages arrosés par la Sarthe. Les vues pittoresques de ces prairies se déployant successivement sur la gauche, tandis que la droite, flanquée des bois épais qui se rattachent à la grande forêt de Menil-Broust, forme, s’il est permis d’emprunter ce terme à la peinture, un repoussoir aux délicieux aspects de la rivière. Les bermes du chemin sont encaissées par des fossés dont les terres sans cesse rejetées sur les champs y produisent de hauts talus couronnés d’ajoncs, nom donné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s’étale en buissons épais, fournit pendant l’hiver une excellente nourriture aux chevaux et aux bestiaux ; mais tant qu’il n’était pas récolté, les Chouans se cachaient derrière ses touffes d’un vert sombre. Ces talus et ces ajoncs, qui annoncent au voyageur l’approche de la Bretagne, rendaient donc alors cette partie de la route aussi dangereuse qu’elle est belle. Les périls qui devaient se rencontrer dans le trajet de Mortagne à Alençon et d’Alençon à Mayenne, étaient la cause du départ de Hulot ; et là, le secret de sa colère finit par lui échapper. Il escortait alors une vieille malle traînée par des chevaux de poste que ses soldats fatigués obligeaient à marcher lentement. Les compagnies de Bleus appartenant à la garnison de Mortagne et qui avaient accompagné cette horrible voiture jusqu’aux limites de leur étape, où Hulot était venu les remplacer dans ce service, à juste titre nommé par ses soldats une scie patriotique, retournaient à Mortagne et se voyaient dans le lointain comme des points noirs. Une des deux compagnies du vieux Républicain se tenait à quelques pas en arrière, et l’autre en avant de cette calèche. Hulot, qui se trouva entre Merle et Gérard, à moitié chemin de l’avant-garde et de la voiture, leur dit, tout à coup : - Mille tonnerres ! croiriez-vous que c’est pour accompagner les deux cotillons qui sont dans ce vieux fourgon que le général nous a détachés de Mayenne ?
 
 
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- Hé ! voilà l’infamie. Ces muscadins de Paris ne nous recommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnées femelles ! Peut-on déshonorer de bons et braves patriotes comme nous, en les mettant à la suite d’une jupe. Oh ! moi, je vais droit mon chemin et n’aime pas les zigzags chez les autres. Quand j’ai vu à Danton des maîtresses, à Barras des maîtresses, je leur ai dit : - " Citoyens, quand la République vous a requis de la gouverner, ce n’était pas pour autoriser les amusements de l’ancien régime. " Vous me direz à cela que les femmes ? Oh ! on a des femmes ! c’est juste. AÀ de bons lapins, voyez-vous, il faut des femmes et de bonnes femmes. Mais, assez causé quand vient le danger. AÀ quoi donc aurait servi de balayer les abus de l’ancien temps si les patriotes les recommençaient. Voyez le premier consul, c’est là un homme : pas de femmes, toujours à son affaire. Je parierais ma moustache gauche qu’il ignore le sot métier qu’on nous fait faire ici.
 
 
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- Qui ? Cet incroyable dont les petits yeux vont incessamment d’un côté du chemin à l’autre, comme s’il y voyait des Chouans ; ce muscadin à qui on aperçoit à peine les jambes ; et qui, dans le moment où celles de son cheval sont cachées par la voiture, a l’air d’un canard dont la tête sort d’un pâté ! Si ce dadais-là m’empêche jamais de caresser sa jolie fauvette...
 
 
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- Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté de nous dire en quel endroit de la route nous nous trouvons ?
 
 
Il existe un charme inexprimable dans une question faite par une voyageuse inconnue, le moindre mot semble alors contenir toute une aventure ; mais si la femme sollicite quelque protection, en s’appuyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance des choses, chaque homme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir une fable impossible où il se fait heureux ? Aussi les mots de " Monsieur l’officier ", la forme polie de la demande, portèrent-ils un trouble inconnu dans le cœur du capitaine. Il essaya d’examiner la voyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jaloux lui en cachait les traits ; à peine même put-il en voir les yeux, qui, à travers la gaze, brillaient comme deux onyx frappés par le soleil.
 
 
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Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans son espérance de voir la belle inconnue, se mit à en examiner la compagne. C’était une fille d’environ vingt-six ans, blonde, d’une jolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cet éclat nourri qui distingue les femmes de Valognes, de Bayeux et des environs d’Alençon. Le regard de ses yeux bleus n’annonçait pas d’esprit, mais une certaine fermeté mêlée de tendresse. Elle portait une robe d’étoffe commune. Ses cheveux, relevés sous un petit bonnet à la mode cauchoise, et sans aucune prétention, rendaient sa figure charmante de simplicité. Son attitude, sans avoir la noblesse convenue des salons, n’était pas dénuée de cette dignité naturelle à une jeune fille modeste qui pouvait contempler le tableau de sa vie passée sans y trouver un seul sujet de repentir. D’un coup d’oeild’œil, Merle sut deviner en elle une de ces fleurs champêtres qui, transportée dans les serres parisiennes où se concentrent tant de rayons flétrissants, n’avait rien perdu de ses couleurs pures ni de sa rustique franchise. L’attitude naïve de la jeune fille et la modestie de son regard apprirent à Merle qu’elle ne voulait pas d’auditeur. En effet, quand il s’éloigna, les deux inconnues commencèrent à voix basse une conversation dont le murmure parvint à peine à son oreille.
 
 
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- Plaît-il ?
 
 
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- Eh ! bien, reprit Francine, puisqu’on ne peut rien vous cacher, convenez-en, Marie ? votre conduite n’exciterait-elle pas la curiosité d’un saint. Hier matin sans ressources, aujourd’hui les mains pleines d’or, on vous donne à Mortagne la malle-poste pillée dont le conducteur a été tué, vous êtes protégée par les troupes du gouvernement, et suivie par un homme que je regarde comme votre mauvais génie...
 
 
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- Eh ! bien, en avais-tu peur ?
 
 
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- Nous badinions avec Patriote pendant des heures entières, dit Francine, je le sais, mais il finissait toujours par nous jouer quelque mauvais tour. AÀ ces mots, Francine se rejeta vivement au fond de la voiture, près de sa maîtresse, lui prit les mains pour les caresser avec des manières câlines, en lui disant d’une voix affectueuse : - Mais vous m’avez devinée, Marie, et vous ne me répondez pas. Comment, après ces tristesses qui m’ont fait tant de mal, oh ! bien du mal, pouvez-vous en vingt-quatre heures devenir d’une gaieté folle, comme lorsque vous parliez de vous tuer. D’où vient ce changement. J’ai le droit de vous demander un peu compte de votre âme. Elle est à moi avant d’être à qui que ce soit, car jamais vous ne serez mieux aimée que vous ne l’êtes par moi. Parlez, mademoiselle.
 
 
- Eh bien ! Francine, ne vois-tu pas autour de nous le secret de ma gaieté. Regarde les houppes jaunies de ces arbres lointains ? pas une ne se ressemble. AÀ les contempler de loin, ne dirait-on pas une vieille tapisserie de château. Vois ces haies derrière lesquelles il peut se rencontrer des Chouans à chaque instant. Quand je regarde ces ajoncs, il me semble apercevoir des canons de fusil. J’aime ce renaissant péril qui nous environne. Toutes les fois que la route prend un aspect sombre, je suppose que nous allons entendre des détonations, alors mon cœur bat, une sensation inconnue m’agite. Et ce n’est ni les tremblements de la peur, ni les émotions du plaisir ; non, c’est mieux, c’est le jeu de tout ce qui se meut en moi, c’est la vie. Quand je ne serais joyeuse que d’avoir un peu animé ma vie !
 
 
- Ah ! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge, ajouta Francine en levant les yeux au ciel avec douleur, à qui se confessera-t-elle, si elle se tait avec moi ?
 
 
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- Pourquoi faire le mal en connaissance de cause ?
 
 
- Que veux-tu, je me surprends à penser comme si j’avais cinquante ans, et à agir comme si j’en avais encore quinze. Tu as toujours été ma raison, ma pauvre fille ; mais dans cette affaire-ci, je dois étouffer ma conscience. Et, dit-elle après une pause, en laissant échapper un soupir, je n’y parviens pas. Or, comment veux-tu que j’aille encore mettre après moi un confesseur aussi rigide que toi ? Et elle lui frappa doucement dans la main.
 
 
- Hé ! quand vous ai-je reproché vos actions ? s’écria Francine. Le mal en vous a de la grâce. Oui, sainte Anne d’Auray, que je prie tant pour votre salut, vous absoudrait de tout. Enfin ne suis-je pas à vos côtés sur cette route, sans savoir où vous allez ? Et dans son effusion, elle lui baisa les mains.
 
 
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- De quoi t’effraies-tu ? Les plates vicissitudes de la vie domestique n’excitent pas mes passions, tu le sais. Cela est mal pour une femme ; mais mon âme s’est fait une sensibilité plus élevée, pour supporter de plus fortes épreuves. J’aurais été peut-être, comme toi, une douce créature. Pourquoi me suis-je élevée au-dessus ou abaissée au-dessous de mon sexe ? Ah ! que la femme du général Bonaparte est heureuse. Tiens, je mourrai jeune, puisque j’en suis déjà venue à ne pas m’effrayer d’une partie de plaisir où il y a du sang à boire, comme disait ce pauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis ; c’est la femme de cinquante ans qui a parlé. Dieu merci ! la jeune fille de quinze ans va bientôt reparaître.
 
 
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- C’est cela, répliqua le commandant. AÀ l’auberge ! Venez me voir ! Comme ça vous parlerez à un chef de demi-brigade...
 
 
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- Ah ! je ne me laisserai pas embêter par ces paroissiens-là, dit Hulot à ses deux amis en grognant. J’aimerais mieux jeter l’habit de général dans un fossé que de le gagner dans un lit. Que veulent-ils donc, ces canards-là ? Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ?
 
 
- Oh ! oui, dit Merle, je sais que c’est la femme la plus belle que j’aie jamais vue ! je crois que vous entendez mal la métaphore. C’est la femme du premier consul, peut-être ?
 
 
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Après avoir jeté un coup d’oeild’œil sur cette cuisine noircie par la fumée et sur une table ensanglantée par des viandes crues, mademoiselle de Verneuil se sauva dans la salle voisine avec la légèreté d’un oiseau, car elle craignit l’aspect et l’odeur de cette cuisine, autant que la curiosité d’un chef malpropre et d’une petite femme grasse qui déjà l’examinaient avec attention.
 
 
- Comment allons-nous faire, ma femme ? dit l’hôte. Qui diable pouvait croire que nous aurions tant de monde par le temps qui court ? Avant que je puisse lui servir un déjeuner convenable, cette femme-là va s’impatienter. Ma foi, il me vient une bonne idée : puisque c’est des gens comme il faut, je vais leur proposer de se réunir à la personne que nous avons là-haut. Hein ?
 
 
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AÀ peine avait-il achevé sa dernière phrase, que l’hôte se sentit appliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet, il se retourna brusquement, et vit derrière lui un petit homme trapu, sorti sans bruit d’un cabinet voisin, et dont l’apparition avait glacé de terreur la grosse femme, le chef et son marmiton. L’hôte pâlit en retournant la tête. Le petit homme secoua ses cheveux qui lui cachaient entièrement le front et les yeux, se dressa sur ses pieds pour atteindre à l’oreille de l’hôte, et lui dit : - Vous savez ce que vaut une imprudence, une dénonciation, et de quelle couleur est la monnaie avec laquelle nous les payons. Nous sommes généreux.
 
 
Il joignit à ses paroles un geste qui en fut un épouvantable commentaire. Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francine par la rotondité de l’hôte, elle saisit quelques mots des phrases qu’il avait sourdement prononcées, et resta comme frappée par la foudre en entendant les sons rauques d’une voix bretonne. Au milieu de la terreur générale, elle s’élança vers le petit homme ; mais celui-ci, qui semblait se mouvoir avec l’agilité d’un animal sauvage, sortait déjà par une porte latérale donnant sur la cour. Francine crut s’être trompée dans ses conjectures, car elle n’aperçut que la peau fauve et noire d’un ours de moyenne taille. Etonnée, elle courut à la fenêtre. AÀ travers les vitres jaunies par la fumée, elle regarda l’inconnu qui gagnait l’écurie d’un pas traînant. Avant d’y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l’auberge, et, de là, sur la malle, comme s’il voulait faire part à un ami de quelque importante observation relative à cette voiture. Malgré les peaux de biques, et grâce à ce mouvement qui lui permit de distinguer le visage de cet homme, Francine reconnut alors à son énorme fouet et à sa démarche rampante, quoique agile dans l’occasion, le Chouan surnommé Marche-à-terre ; elle l’examina, mais indistinctement, à travers l’obscurité de l’écurie où il se coucha dans la paille en prenant une position d’où il pouvait observer tout ce qui se passerait dans l’auberge. Marche-à-terre était ramassé de telle sorte que, de loin comme de près, l’espion le plus rusé l’aurait facilement pris pour un de ces gros chiens de routier, tapis en rond et qui dorment, la gueule placée sur leurs pattes. La conduite de Marche-à-terre prouvait à Francine que le Chouan ne l’avait pas reconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait sa maîtresse, elle ne sut pas si elle devait s’en applaudir ou s’en chagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entre l’observation menaçante du Chouan et l’offre de l’hôte, assez commune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deux moutures du sac, piqua sa curiosité ; elle quitta la vitre crasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dans l’obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, se retourna vers l’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’un homme qui a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre pour revenir en arrière. Le geste du Chouan avait pétrifié ce pauvre homme. Personne, dans l’Ouest, n’ignorait les cruels raffinements des supplices par lesquels les Chasseurs du Roi punissaient les gens soupçonnés seulement d’indiscrétion, aussi l’hôte croyait-il déjà sentir leurs couteaux sur son cou. Le chef regardait avec terreur l’âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds de leurs dénonciateurs. La grosse petite femme tenait un couteau de cuisine d’une main, de l’autre une pomme de terre à moitié coupée, et contemplait son mari d’un air hébété. Enfin le marmiton cherchait le secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse terreur. La curiosité de Francine s’anima naturellement à cette scène muette, dont l’acteur principal était vu par tous, quoique absent. La jeune fille fut flattée de la terrible puissance du Chouan, et encore qu’il n’entrât guère dans son humble caractère de faire des malices de femme de chambre, elle était cette fois trop fortement intéressée à pénétrer ce mystère pour ne pas profiter de ses avantages.
 
 
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- Laquelle ? demanda-t-il avec une surprise réelle.
 
 
- Laquelle ? demanda Corentin survenant.
 
 
- Laquelle ? demanda mademoiselle de Verneuil.
 
 
- Laquelle ? demanda un quatrième personnage qui se trouvait sur la dernière marche de l’escalier et qui sauta légèrement dans la cuisine.
 
 
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Le voyageur, jeune homme de moyenne taille, portait un habit bleu et de grandes guêtres noires qui lui montaient au-dessus du genou, sur une culotte de drap également bleu. Cet uniforme simple et sans épaulettes appartenait aux élèves de l’Ecole polytechnique. D’un seul regard, mademoiselle de Verneuil sut distinguer sous ce costume sombre des formes élégantes et ce je ne sais quoi qui annoncent une noblesse native. Assez ordinaire au premier aspect, la figure du jeune homme se faisait bientôt remarquer par la conformation de quelques traits où se révélait une âme capable de grandes choses. Un teint bruni, des cheveux blonds et bouclés, des yeux bleus étincelants, un nez fin, des mouvements pleins d’aisance ; en lui, tout décelait et une vie dirigée par des sentiments élevés et l’habitude du commandement. Mais les signes les plus caractéristiques de son génie se trouvaient dans un menton à la Bonaparte, et dans sa lèvre inférieure qui se joignait à la supérieure en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d’acanthe sous le chapiteau corinthien. La nature avait mis dans ces deux traits d’irrésistibles enchantements. - Ce jeune homme est singulièrement distingué pour un républicain, se dit mademoiselle de Verneuil. Voir tout cela d’un clin d’oeild’œil, s’animer par l’envie de plaire, pencher mollement la tête de côté, sourire avec coquetterie, lancer un de ces regards veloutés qui ranimeraient un cœur mort à l’amour ; voiler ses longs yeux noirs sous de larges paupières dont les cils fournis et recourbés dessinèrent une ligne brune sur sa joue ; chercher les sons les plus mélodieux de sa voix pour donner un charme pénétrant à cette phrase banale : " - Nous vous sommes bien obligées, monsieur ? " tout ce manège n’employa pas le temps nécessaire à le décrire. Puis mademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte, demanda son appartement, vit l’escalier, et disparut avec Francine en laissant à l’étranger le soin de deviner si cette réponse contenait une acceptation ou un refus.
 
 
- Quelle est cette femme-là ? demanda lestement l’élève de l’Ecole polytechnique à l’hôte immobile et de plus en plus stupéfait.
 
 
- C’est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin en toisant le jeune homme avec jalousie, une ci-devant, qu’en veux-tu faire ?
 
 
L’inconnu, qui fredonnait une chanson républicaine, leva la tête avec fierté vers Corentin. Les deux jeunes gens se regardèrent alors pendant un moment comme deux coqs prêts à se battre, et ce regard fit éclore la haine entre eux pour toujours. Autant l’oeill’œil bleu du militaire était franc, autant l’oeill’œil vert de Corentin annonçait de malice et de fausseté ; l’un possédait nativement des manières nobles, l’autre n’avait que des façons insinuantes ; l’un s’élançait, l’autre se courbait ; l’un commandait le respect, l’autre cherchait à l’obtenir ; l’un devait dire : Conquérons ! l’autre : Partageons ?
 
 
- Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici ? dit un paysan en entrant.
 
 
- Que lui veux-tu ? répondit le jeune homme en s’avançant.
 
 
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- Tu viens sans doute de Paris, citoyen ? dit alors Corentin en s’avançant vers l’étranger avec une certaine aisance de manières, avec un air souple et liant qui parurent être insupportables au citoyen du Gua.
 
 
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- Et tu es sans doute promu à quelque grade dans l’artillerie ?
 
 
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- Ah ! tu te rends à Brest ? demanda Corentin d’un ton insouciant.
 
 
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- Pouah ! s’écria-t-il, comment pouvez-vous avaler cela, vous autres ? Il y a là-dedans à boire et à manger. La République a bien raison de se défier d’une province où l’on vendange à coup de gaule et où l’on fusille sournoisement les voyageurs sur les routes. N’allez pas nous mettre sur la table une carafe de cette médecine-là, mais de bon vin de Bordeaux blanc et rouge. Allez voir surtout s’il y a bon feu là-haut. Ces gens-là m’ont l’air d’être bien retardés en fait de civilisation. - Ah ! reprit-il en soupirant, il n’y a qu’un Paris au monde, et c’est grand dommage qu’on ne puisse pas l’emmener en mer ! - Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cette fricassée de poulet, quand tu as là des citrons... - Quant à vous, madame l’hôtesse, vous m’avez donné des draps si gros que je n’ai pas fermé l’oeill’œil pendant cette nuit. Puis il se mit à jouer avec une grosse canne en exécutant avec un soin puéril des évolutions dont le plus ou le moins de fini et d’habileté annonçaient le degré plus ou moins honorable qu’un jeune homme occupait dans la classe des Incroyables.
 
 
- Et c’est avec des muscadins comme ça, dit confidentiellement Corentin à l’hôte en en épiant le visage, qu’on espère relever la marine de la République ?
 
 
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L’étrangère, surprise de cette familiarité, se recula de quelques pas comme pour examiner cet interlocuteur inattendu ; elle arrêta sur lui ses yeux noirs pleins de cette vive sagacité si naturelle aux femmes, et parut chercher dans quel intérêt il venait affirmer l’existence de mademoiselle de Verneuil. En même temps Corentin, qui étudiait cette dame à la dérobée, la destitua de tous les plaisirs de la maternité pour lui accorder ceux de l’amour ; il refusa galamment le bonheur d’avoir un fils de vingt ans à une femme dont la peau éblouissante, les sourcils arqués, encore bien fournis, les cils peu dégarnis furent l’objet de son admiration, et dont les abondants cheveux noirs séparés en deux bandeaux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d’une tête spirituelle. Les faibles rides du front, loin d’annoncer les années, trahissaient des passions jeunes. Enfin, si les yeux perçants étaient un peu voilés, on ne savait si cette altération venait de la fatigue du voyage ou de la trop fréquente expression du plaisir. Enfin Corentin remarqua que l’inconnue était enveloppée dans une mante d’étoffe anglaise, et que la forme de son chapeau, sans doute étrangère, n’appartenait à aucune des modes dites à la grecque qui régissaient encore les toilettes parisiennes. Corentin était un de ces êtres portés par leur caractère à toujours soupçonner le mal plutôt que le bien, et il conçut à l’instant des doutes sur le civisme des deux voyageurs. De son côté, la dame, qui avait aussi fait avec une égale rapidité ses observations sur la personne de Corentin, se tourna vers son fils avec un air significatif assez fidèlement traduit par ces mots : - Quel est cet original-là ? Est-il de notre bord ? AÀ cette mentale interrogation, le jeune marin répondit par une attitude, par un regard et par un geste de main qui disaient : - Je n’en sais, ma foi, rien, et il m’est encore plus suspect qu’à vous. Puis, laissant à sa mère le soin de deviner ce mystère, il se tourna vers l’hôtesse, à laquelle il dit à l’oreille :
 
 
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- Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr, citoyen, que mademoiselle de Verneuil existe ?
 
 
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- Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigands ont dévalisé malgré l’escorte, et qui vient de nous amener ? Vous devez connaître alors la voiture ! On m’a dit à mon passage à Mortagne, que les Chouans s’étaient trouvés au nombre de deux mille à l’attaque de la malle et que tout le monde avait péri, même les voyageurs. Voilà comme on écrit l’histoire ! Le ton musard que prit Corentin et son air niais le firent en ce moment ressembler à un habitué de la petite Provence qui reconnaîtrait avec douleur la fausseté d’une nouvelle politique. - Hélas ! madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si près de Paris, jugez combien les routes de la Bretagne vont être dangereuses. Ma foi, je vais retourner à Paris sans vouloir aller plus loin.
 
 
- Mademoiselle de Verneuil est-elle belle et jeune ? demanda la dame frappée d’une idée soudaine et s’adressant à l’hôtesse.
 
 
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- Voilà, dit-il à voix basse, à quels dangers sans gloire nous exposent vos imprudentes entreprises. Si nous sommes découverts, comment pourrons-nous échapper ? Et quel rôle me faites-vous jouer !
 
 
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- Si c’est là un républicain, se dit Corentin en le voyant sortir, je veux être pendu ! Il a dans les épaules le mouvement des gens de cour. Et si c’est là sa mère, se dit-il encore en regardant madame du Gua, je suis le pape ! Je tiens des Chouans. Assurons-nous de leur qualité ?
 
 
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Mademoiselle de Verneuil prit Francine par la main, et s’adressant à madame du Gua : - Madame, lui dit-elle d’une voix caressante, auriez-vous la bonté de permettre que cette fille, en qui je vois plutôt une amie qu’une servante, dîne avec nous ? Dans ces temps d’orage, le dévouement ne peut se payer que par le cœur, et d’ailleurs, n’est-ce pas tout ce qui nous reste ?
 
 
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- Et l’escorte ? lui répondit le jeune homme, que le dépit rendait sage. Est-elle prisonnière ou protégée, amie ou ennemie du gouvernement ?
 
 
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- Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, monsieur votre fils est-il toujours aussi triste qu’en ce moment ?
 
 
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- Allons, riez donc, reprit mademoiselle de Verneuil en souriant au jeune homme. Comment êtes-vous donc quand vous pleurez, si ce qu’il vous plaît d’appeler un bonheur vous attriste ainsi ?
 
 
Ce sourire, accompagné d’un regard agressif qui détruisit l’harmonie de ce masque de candeur, rendit un peu d’espoir au marin. Mais inspirée par sa nature qui entraîne la femme à toujours faire trop ou trop peu, tantôt mademoiselle de Verneuil semblait s’emparer de ce jeune homme par un coup d’oeild’œil où brillaient les fécondes promesses de l’amour ; puis, tantôt elle opposait à ses galantes expressions une modestie froide et sévère ; vulgaire manège sous lequel les femmes cachent leurs véritables émotions. Un moment, un seul, où chacun d’eux crut trouver chez l’autre des paupières baissées, ils se communiquèrent leurs véritables pensées ; mais ils furent aussi prompts à voiler leurs regards qu’ils l’avaient été à confondre cette lumière qui bouleversa leurs cœurs en les éclairant. Honteux de s’être dit tant de choses en un seul coup d’oeild’œil, ils n’osèrent plus se regarder. Mademoiselle de Verneuil, jalouse de détromper l’inconnu, se renferma dans une froide politesse, et parut même attendre la fin du repas avec impatience.
 
 
- Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison ? lui demanda madame du Gua.
 
 
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- Votre escorte est-elle destinée à vous protéger, mademoiselle, ou à vous surveiller ? Êtes-vous précieuse ou suspecte à la République ?
 
 
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- Vous la faites peut-être trembler ? dit le jeune homme avec un peu d’ironie.
 
 
- Pourquoi ne pas respecter les secrets de mademoiselle ? reprit madame du Gua.
 
 
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- Mais, répondit madame du Gua pour continuer une conversation qui pouvait lui apprendre ce qu’elle voulait savoir, le premier consul paraît avoir des intentions parfaites. Ne va-t-il pas, dit-on, arrêter l’effet des lois contre les émigrés ?
 
 
- C’est vrai, madame, dit-elle avec trop de vivacité peut-être ; mais alors pourquoi soulevons-nous la Vendée et la Bretagne ? pourquoi donc incendier la France ? ...
 
 
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- Mais, dit-elle en continuant après une pause, madame, allez-vous à Mayenne ?
 
 
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- Eh ! bien, madame, continua mademoiselle de Verneuil, puisque monsieur votre fils sert la République... Elle prononça ces paroles d’un air indifférent en apparence, mais elle jeta sur les deux inconnus un de ces regards furtifs qui n’appartiennent qu’aux femmes et aux diplomates. - Vous devez redouter les Chouans ? reprit-elle, une escorte n’est pas à dédaigner. Nous sommes devenus presque compagnons de voyage, venez avec nous jusqu’à Mayenne.
 
 
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- Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeune homme, s’il est bien prudent de vous avouer que des intérêts d’une haute importance exigent pour cette nuit notre présence aux environs de Fougères, et que nous n’avons pas encore trouvé de moyens de transport ; mais les femmes sont si naturellement généreuses que j’aurais honte de ne pas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nous remettre entre vos mains, au moins devons-nous savoir si nous pourrons en sortir sains et saufs. Êtes-vous la reine ou l’esclave de votre escorte républicaine ? excusez la franchise d’un jeune marin, mais je ne vois dans votre situation rien de bien naturel...
 
 
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- Qu’est ceci ? dit mademoiselle de Verneuil. Notre voyage ne commencera pas sous d’heureux présages. Mais comment se trouve-t-il ici des chouettes qui chantent en plein jour ? demanda-t-elle en faisant un geste de surprise.
 
 
- Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froidement. - Mademoiselle, reprit-il, nous vous porterions peut-être malheur. N’est-ce pas là votre pensée ? Ne voyageons donc pas ensemble.
 
 
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- Venez ici, mon colonel, dit en souriant mademoiselle de Verneuil qui lui indiqua de la main une chaise auprès d’elle. - Occupons-nous, puisqu’il le faut, des affaires de l’Etat. Mais riez donc ? Qu’avez-vous ? Y a-t-il des Chouans ici ?
 
 
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- Ma mère, désirez-vous encore du lièvre ? Mademoiselle, vous ne mangez pas, disait à Francine le marin en s’occupant des convives.
 
 
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- Qu’as-tu donc, commandant, est-ce que tu me connaîtrais ? reprit brusquement le jeune homme.
 
 
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- Et de quelle école sors-tu donc, toi ?
 
 
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- Ah ! ah ! oui, de cette caserne où l’on veut faire des militaires dans des dortoirs, répondit le commandant dont l’aversion était insurmontable pour les officiers sortis de cette savante pépinière. Mais dans quel corps sers-tu ?
 
 
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- Ah ! reprit Hulot, quel est donc ton nom de famille, citoyen ?
 
 
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- Tu n’as donc pas été assassiné à Mortagne ?
 
 
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- Et as-tu des papiers ? dit Hulot sans écouter la mère.
 
 
- Est-ce que vous voulez les lire, demanda impertinemment le jeune marin dont l’oeill’œil bleu plein de malice étudiait alternativement la sombre figure du commandant et celle de mademoiselle de Verneuil.
 
 
- Un blanc-bec comme toi voudrait-il m’embêter, par hasard ? Allons, donne-moi tes papiers, ou sinon, en route !
 
 
- La, la, mon brave, je ne suis pas un serin. Ai-je donc besoin de te répondre ! Qui es-tu ?
 
 
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- Pourquoi l’emmenez-vous au District ? demanda mademoiselle de Verneuil d’une voix altérée.
 
 
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- Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu’exige la loi ? s’écria-t-elle doucement, mais avec une sorte de tremblement dans la voix.
 
 
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- Eh ! bien, j’entends que vous le laissiez tranquille en apparence, reprit-elle. Avez-vous peur qu’il ne vous échappe ? vous allez l’escorter avec moi jusqu’à Mayenne, il sera dans la malle avec madame sa mère. Pas d’observation, je le veux. - Eh bien ! quoi ? ... reprit-elle en voyant Hulot qui se permit de faire sa petite grimace, le trouvez-vous encore suspect ?
 
 
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- Que voulez-vous donc en faire ?
 
 
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- Plaisantez-vous, colonel ? s’écria mademoiselle de Verneuil.
 
 
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AÀ cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devint calme et sourit.
 
 
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- Qui, Marche-à-terre ? demanda le marin avec tous les signes de la surprise la plus vraie.
 
 
- N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure ?
 
 
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Surpris de l’étonnement naturel du marin, de l’incroyable légèreté de ses manières, de la jeunesse de sa figure, que rendaient presque enfantine les boucles de ses cheveux blonds soigneusement frisés, le commandant flottait entre mille soupçons. Il remarqua madame du Gua qui essayait de surprendre le secret des regards que son fils jetait à mademoiselle de Verneuil, et lui demanda brusquement : - Votre âge, citoyenne ?
 
 
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- Les brigands en ont donc de plus jeunes encore ? demanda en riant le prétendu marin.
 
 
- Pour qui preniez-vous donc mon fils ? reprit madame du Gua.
 
 
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Le commandant épia encore attentivement la figure de ces deux personnages suspects, qui se regardèrent avec cette singulière expression de physionomie que prennent successivement deux ignorants présomptueux et qu’on peut traduire par ce dialogue : - Connais-tu cela ? - Non. Et toi ? - Connais pas, du tout. - Qu’est-ce qu’il nous dit donc là ? - Il rêve. Puis le rire insultant et goguenard de la sottise quand elle croit triompher.
 
 
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Des caprices inconnus ou la passion donnèrent à cette figure des couleurs étincelantes, et l’on vit que le monde entier ne devait plus être rien pour cette jeune fille du moment où elle y distinguait une créature ; mais tout à coup elle rentra dans un calme forcé en se voyant, comme un acteur sublime, l’objet des regards de tous les spectateurs. Le commandant se leva brusquement. Inquiète et agitée, mademoiselle de Verneuil le suivit, l’arrêta dans le corridor, et lui demanda d’un ton solennel : - Vous aviez donc de bien fortes raisons de soupçonner ce jeune homme d’être le Gars ?
 
 
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En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par où mademoiselle de Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit à l’oreille : - Toujours le même ! Vous ne périrez que par la femme. Une poupée vous fait tout oublier. Pourquoi donc avez-vous souffert qu’elle déjeunât avec nous. Qu’est-ce qu’une demoiselle de Verneuil qui accepte le déjeuner de gens inconnus, que les Bleus escortent, et qui les désarme avec une lettre mise en réserve comme un billet doux, dans son spencer ? C’est une de ces mauvaises créatures à l’aide desquelles Fouché veut s’emparer de vous, et la lettre qu’elle a montrée est donnée pour requérir les Bleus contre vous.
 
 
- Eh ! madame, répondit le jeune homme d’un ton aigre qui perça le cœur de la dame et la fit pâlir, sa générosité dément votre supposition. Souvenez-vous bien que l’intérêt seul du Roi nous rassemble. Après avoir eu Charette à vos pieds, l’univers ne serait-il donc pas vide pour vous ? Ne vivriez-vous déjà plus pour le venger ?
 
 
La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage, contemple le naufrage de ses trésors, et n’en convoite que plus ardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuil rentra, le jeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreint de douce moquerie. Quelque incertain que parût l’avenir, quelque éphémère que fût leur union, les prophéties de cet espoir n’en étaient que plus caressantes. Quoique rapide, ce regard ne put échapper à l’oeill’œil sagace de madame du Gua, qui le comprit : aussitôt, son front se contracta légèrement, et sa physionomie ne put entièrement cacher de jalouses pensées. Francine observait cette femme ; elle en vit les yeux briller, les joues s’animer ; elle crut apercevoir un esprit infernal animer ce visage en proie à quelque révolution terrible ; mais l’éclair n’est pas plus vif, ni la mort plus prompte que ne le fut cette expression passagère ; madame du Gua reprit son air enjoué, avec un tel aplomb que Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, en reconnaissant chez cette femme une violence au moins égale à celle de mademoiselle de Verneuil, elle frémit en prévoyant les terribles chocs qui devaient survenir entre deux esprits de cette trempe, et frissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil allant vers le jeune officier, lui jetant un de ces regards passionnés qui enivrent, lui prenant les deux mains, l’attirant à elle et le menant au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.
 
 
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AÀ ces mots, échappés de ses lèvres comme par étourderie, elle devint confuse ; ses yeux semblèrent rougir, et il n’y eut plus dans sa contenance qu’une délicieuse naïveté de sentiment ; elle quitta mollement les mains de l’officier, poussée non par la honte de les avoir pressées, mais par une pensée trop lourde à porter dans son cœur, et elle le laissa ivre d’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloir à elle seule de cette liberté, autorisée peut-être par ces fugitives aventures de voyage ; elle reprit son attitude de convention, salua ses deux compagnons de voyage et disparut avec Francine. En arrivant dans leur chambre, Francine se croisa les doigts, retourna les paumes de ses mains en se tordant les bras, et contempla sa maîtresse en lui disant : - Ah ! Marie, combien de choses en peu de temps ? il n’y a que vous pour ces histoires-là !
 
 
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- Vous aimera-t-il ? demanda d’une voix affaiblie la naïve et simple paysanne, dont le visage s’était empreint de mélancolie.
 
 
- Tu le demandes ? répondit mademoiselle de Verneuil.
 
 
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- Oui, mais vous aimera-t-il toujours ? reprit Francine en souriant.
 
 
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En faisant un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, le capitaine hasarda de lui jeter une oeilladeœillade, et tout ébloui par sa beauté, il ne trouva rien autre chose à lui dire que : - Mademoiselle, je suis à vos ordres !
 
 
- Vous êtes donc devenu mon protecteur par la démission de votre chef de demi-brigade. Votre régiment ne s’appelle-t-il pas ainsi ?
 
 
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- Tenons conseil, reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez ici des troupes fraîches, elles m’accompagneront à Mayenne, où je puis arriver ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour en repartir sans nous y arrêter ? Les Chouans ignorent notre petite expédition. En voyageant ainsi nuitamment, nous aurions bien du malheur si nous les rencontrions en assez grand nombre pour être attaqués. Voyons, dites, croyez-vous que ce soit possible ?
 
 
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- Comment est le chemin de Mayenne à Fougère ?
 
 
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- Sainte Anne d’Auray ! s’écria-t-il. Tout à coup il laissa tomber son fouet, joignit les mains et demeura en extase. Une faible rougeur illumina son visage grossier, et ses yeux brillèrent comme des diamants perdus dans de la fange. - Est-ce bien la garce à Cottin ? dit-il d’une voix si sourde que lui seul pouvait s’entendre. - Êtes-vous godaine ! reprit-il après une pause.
 
 
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- Et vous feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée par cet instinct de la femme qui la rend despote quand elle n’est pas opprimée. Elle se recula avec hauteur après avoir joui de la surprise du Chouan ; mais elle compensa la dureté de ses paroles par un regard plein de douceur, et se rapprocha de lui ? - Pierre, reprit-elle, cette dame-là te parlait de la jeune demoiselle que je sers n’est-ce pas ?
 
 
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- Tu ne veux donc rien faire pour moi ? lui dit-elle d’un ton de reproche.
 
 
AÀ ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d’oeild’œil aussi noir que l’aile d’un corbeau.
 
 
- Es-tu libre ? demanda-t-il par un grognement que Francine seule pouvait entendre.
 
 
- Serais-je là ? ... répondit-elle avec indignation. Mais toi, que fais-tu ici ? Tu chouannes encore, tu cours par les chemins comme une bête enragée qui cherche à mordre. Oh ! Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belle demoiselle qui, je puis te le dire, a été jadis nourrie chez nous, a eu soin de moi. J’ai maintenant deux cents livres de bonnes rentes. Enfin mademoiselle m’a acheté pour cinq cents écus la grande maison à mon oncle Thomas, et j’ai deux mille livres d’économies.
 
 
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- Et que deviendrais-je, moi ? demanda douloureusement la jeune fille.
 
 
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Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte. As-tu ta chinchoire ?
 
 
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- Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider à mettre monsieur votre fils dans la marine ? N’est-ce pas vous condamner à de perpétuelles inquiétudes ?
 
 
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- Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtes dans l’erreur. Les marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autres militaires. Les femmes ne devraient pas haïr la marine : n’avons-nous pas sur les troupes de terre l’immense avantage de rester fidèles à nos maîtresses ?
 
 
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- Madame est-elle de notre avis ? demanda-t-elle à madame du Gua. Veut-elle aussi se promener ?
 
 
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Marie et l’inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin, déjà saisi par de violents désirs, fut jaloux de faire tomber la réserve qu’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas la dupe. Il crut pouvoir y réussir en badinant avec l’inconnue à la faveur de cette amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfois sérieux, toujours chevaleresque, souvent moqueur qui distinguait les hommes remarquables de l’aristocratie exilée. Mais la rieuse Parisienne plaisanta si malicieusement le jeune Républicain, sut lui reprocher ses intentions de frivolité si dédaigneusement en s’attachant de préférence aux idées fortes et à l’exaltation qui perçaient malgré lui dans ses discours, qu’il devina facilement le secret de plaire. La conversation changea donc. L’étranger réalisa dès lors les espérances que donnait sa figure expressive. De moment en moment, il éprouvait de nouvelles difficultés en voulant apprécier la sirène de laquelle il s’éprenait de plus en plus, et fut forcé de suspendre ses jugements sur une fille qui se faisait un jeu de les infirmer tous. Après avoir été séduit par la contemplation de la beauté, il fut donc entraîné vers cette âme inconnue par une curiosité que Marie se plut à exciter. Cet entretien prit insensiblement un caractère d’intimité très étranger au ton d’indifférence que mademoiselle de Verneuil s’efforça d’y imprimer sans pouvoir y parvenir. Quoique madame du Gua eût suivi les deux amoureux, ils avaient insensiblement marché plus vite qu’elle, et ils s’en trouvèrent bientôt séparés par une centaine de pas environ. Ces deux charmants êtres foulaient le sable fin de la route, emportés par le charme enfantin d’unir le léger retentissement de leurs pas, heureux de se voir enveloppés par un même rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil du printemps, et de respirer ensemble ces parfums d’automne chargés de tant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourriture apportée par les airs à la mélancolie de l’amour naissant. Quoiqu’ils ne parussent voir l’un et l’autre qu’une aventure ordinaire dans leur union momentanée, le ciel, le site et la saison communiquèrent à leurs sentiments une teinte de gravité qui leur donna l’apparence de la passion. Ils commencèrent à faire l’éloge de la journée, de sa beauté ; puis ils parlèrent de leur étrange rencontre, de la rupture prochaine d’une liaison si douce et de la facilité qu’on met en voyage à s’épancher avec les personnes aussitôt perdues qu’entrevues. AÀ cette dernière observation, le jeune homme profita de la permission tacite qui semblait l’autoriser à faire quelques douces confidences, et essaya de risquer des aveux, en homme accoutumé à de semblables situations.
 
 
- Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien les sentiments suivent peu la route commune, dans le temps de terreur où nous vivons ? Autour de nous, tout n’est-il pas frappé d’une inexplicable soudaineté. Aujourd’hui, nous aimons, nous haïssons sur la foi d’un regard. L’on s’unit pour la vie ou l’on se quitte avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche en toute chose, comme la Nation dans ses tumultes. Au milieu des dangers, les étreintes doivent être plus vives que dans le train ordinaire de la vie. AÀ Paris, dernièrement, chacun a su, comme sur un champ de bataille, tout ce que pouvait dire une poignée de main.
 
 
- On sentait la nécessité de vivre vite et beaucoup, répondit-elle, parce qu’on avait alors peu de temps à vivre. Et après avoir lancé à son jeune compagnon un regard qui semblait lui montrer le terme de leur court voyage, elle ajouta malicieusement Vous êtes bien instruit des choses de la vie, pour un jeune homme qui sort de l’Ecole ?
 
 
- Que pensez-vous de moi ? demanda-t-il après un moment de silence. Dites-moi votre opinion sans ménagements.
 
 
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- Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir me dire ? Hé ! mon dieu, vous avez déjà trop parlé.
 
 
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- Il le faut bien, étourdi ! Vous seriez trop fier si je refusais. N’aurais-je pas l’air de vous craindre ?
 
 
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- Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions que vous causez ?
 
 
- Cessez, je vous prie, dit-elle, de m’entortiller dans ces petites idées de boudoir, dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aime pas à rencontrer chez un homme de votre caractère, l’esprit que les sots peuvent avoir. Voyez ? ... nous sommes sous un beau ciel, en pleine campagne ; devant nous, au-dessus de nous, tout est grand. Vous voulez me dire que je suis belle, n’est-ce pas ? mais vos yeux me le prouvent, et d’ailleurs, je le sais ; mais je ne suis pas une femme que des compliments puissent flatter. Voudriez-vous, par hasard, me parler de vos sentiments ? dit-elle avec une emphase sardonique. Me supposeriez-vous donc la simplicité de croire à des sympathies soudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenir d’une matinée.
 
 
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- Ah ! mon pauvre enfant de dix-sept ans, vous parlez déjà d’amour ? dit-elle en souriant. Eh bien ! soit, reprit-elle. C’est là un secret de conversation entre deux personnes, comme la pluie et le beau temps quand nous faisons une visite, prenons-le ? Vous ne trouverez en moi, ni fausse modestie, ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir, il m’a été tant de fois prononcé sans l’accent du cœur, qu’il est devenu presque insignifiant pour moi. Il m’a été répété au théâtre, dans les livres, dans le monde, partout ; mais je n’ai jamais rien rencontré qui ressemblât à ce magnifique sentiment.
 
 
- L’avez-vous cherché ?
 
 
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- Mademoiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vous fille ou femme, ange ou démon ?
 
 
- Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant. N’y a-t-il pas toujours quelque chose de diabolique et d’angélique chez une jeune fille qui n’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimera peut-être jamais ?
 
 
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- Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous ce soir ?
 
 
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- Voulez-vous que je vous apprenne un secret ?
 
 
- Oh ! dites promptement, s’il vous concerne ?
 
 
- Je ne suis point au service de la République. Où allez-vous ? j’irai.
 
 
AÀ cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras, et se couvrit le visage de ses deux mains pour dérober la rougeur ou la pâleur peut-être qui en altéra les traits ; mais elle dégagea tout à coup sa figure, et dit d’une voix attendrie : - Vous avez donc débuté comme vous auriez fini, vous m’avez trompée ?
 
 
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AÀ cette réponse, elle tourna le dos à la grosse malle vers laquelle ils se dirigeaient, et se mit à courir presque.
 
 
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- De quelle tragédie parlez-vous ? demanda-t-il.
 
 
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- Qui êtes-vous ? reprit-elle ; mais je le sais ! En vous voyant, je m’en étais doutée, vous êtes le chef royaliste nommé le Gars ? L’ex-évêque d’Autun a bien raison, en nous disant de toujours croire aux pressentiments qui annoncent des malheurs.
 
 
- Quel intérêt avez-vous donc à connaître ce garçon-là ?
 
 
- Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi, si je lui ai déjà sauvé la vie ? Elle se mit à rire, mais forcément. - J’ai sagement fait de vous empêcher de me dire que vous m’aimez. Sachez-le bien, monsieur, je vous abhorre. Je suis républicaine, vous êtes royaliste, et je vous livrerais si vous n’aviez ma parole, si je ne vous avais déjà sauvé une fois, et si... Elle s’arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces combats qu’elle ne se donnait plus la peine de déguiser, inquiétèrent l’inconnu, qui tâcha, mais vainement, de l’observer. - Quittons-nous à l’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle se retourna vivement, fit quelques pas et revint. - Mais non, j’ai un immense intérêt à apprendre qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, et dites-moi la vérité., Qui êtes-vous, car vous n’êtes pas plus un élève de l’Ecole que vous n’avez dix-sept ans...
 
 
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L’obstination que la voyageuse mettait à connaître son secret fit hésiter le Prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Le dépit d’une femme souhaitée a de bien puissants attraits ; sa soumission comme sa colère est si impérieuse, elle attaque tant de fibres dans le cœur de l’homme, elle le pénètre et le subjugue. Etait-ce chez mademoiselle de Verneuil une coquetterie de plus ? Malgré sa passion, l’étranger eut la force de se défier d’une femme qui voulait lui violemment arracher un secret de vie ou de mort.
 
 
- Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissa prendre par distraction, pourquoi mon indiscrétion, qui donnait un avenir à cette journée, en a-t-elle détruit le charme ?
 
 
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- En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je faire pour vous apaiser ?
 
 
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AÀ son tour il marcha en silence, et ils avancèrent de quelques pas. Tout à coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme une personne qui a pris une importante détermination.
 
 
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Pendant que le jeune gentilhomme parlait, mademoiselle de Verneuil l’examinait d’un oeilœil perçant. Elle essaya de douter de la vérité de ces paroles, mais crédule et confiante, elle reprit lentement une expression de sérénité, et s’écria : - Monsieur, ce que vous me dites en ce moment est-il vrai ?
 
 
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- Qui vous a dit que Montauran fût en danger ?
 
 
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- Et si je ne voulais pas répondre ? dit-elle avec cet air dédaigneux sous lequel les femmes savent si bien cacher leurs émotions. De quel droit voulez-vous connaître mes secrets ?
 
 
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- Déjà ? ... dit-elle. Non, vous ne m’aimez pas, monsieur, vous voyez en moi l’objet d’une galanterie passagère, voilà tout. Ne vous ai-je pas sur-le-champ deviné ? Une personne qui a quelque habitude de la bonne compagnie peut-elle, par les mœurs qui courent, se tromper en entendant un élève de l’Ecole polytechnique se servir d’expressions choisies, et déguiser, aussi mal que vous l’avez fait, les manières d’un grand seigneur sous l’écorce des républicains mais vos cheveux ont un reste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que doit sentir tout d’abord une femme du monde. Aussi, tremblant pour vous que mon surveillant, qui a toute la finesse d’une femme, ne vous reconnût, l’ai-je promptement congédié. Monsieur, un véritable officier républicain sorti de l’Ecole ne se croirait pas près de moi en bonne fortune, et ne me prendrait pas pour une jolie intrigante. Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de vous soumettre à ce propos un léger raisonnement de femme. Êtes-vous si jeune, que vous ne sachiez pas que, de toutes les créatures de notre sexe, la plus difficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée et qui s’ennuie du plaisir. Cette sorte de femme exige, m’a-t-on dit, d’immenses séductions, ne cède qu’à ses caprices ; et, prétendre lui plaire, est chez un homme la plus grande des fatuités. Mettons à part cette classe de femmes dans laquelle vous me faites la galanterie de me ranger, car elles sont tenues toutes d’être belles, vous devez comprendre qu’une jeune femme noble, belle, spirituelle (vous m’accordez ces avantages), ne se vend pas, et ne peut s’obtenir que d’une seule façon, quand elle est aimée. Vous m’entendez ! Si elle aime, et qu’elle veuille faire une folie, elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moi ce luxe de logique, si rare chez les personnes de notre sexe ; mais, pour votre honneur et... le mien, dit-elle en s’inclinant, je ne voudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou que vous crussiez mademoiselle de Verneuil, ange ou démon, fille ou femme, capable de se laisser prendre à de banales galanteries.
 
 
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- Êtes-vous libre ? reprit-elle en lui jetant un regard dédaigneux qui le rapetissa.
 
 
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La malle ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages, qui reprirent leurs places et firent quelques lieues dans le plus profond silence ; s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matière à d’amples réflexions, leurs yeux ne craignirent plus désormais de se rencontrer. Tous deux, ils semblaient avoir un égal intérêt à s’observer et à se cacher un secret important ; mais il se sentaient entraînés l’un vers l’autre par un même désir, qui, depuis leur entretien, contractait l’étendue de la passion ; car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des qualités qui rehaussaient encore à leurs yeux les plaisirs qu’ils se promettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacun d’eux, embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cette singulière situation morale où, soit par lassitude, soit pour défier le sort, on se refuse à des réflexions sérieuses, et où l’on se livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise, précisément parce qu’elle n’offre aucune issue et qu’on veut en voir le dénouement nécessaire. La nature morale n’a-t-elle pas, comme la nature physique, ses gouffres et ses abîmes où les caractères forts aiment à se plonger en risquant leur vie, comme un joueur aime à jouer sa fortune ? Le gentilhomme et mademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation de ces idées, qui leur furent communes après l’entretien dont elles étaient la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pas immense, car la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens. Néanmoins plus ils se sentirent fatalement entraînés l’un vers l’autre, plus ils furent intéressés à s’étudier, ne fût-ce que pour augmenter, par un involontaire calcul, la somme de leurs jouissances futures. Le jeune homme encore étonné de la profondeur des idées de cette fille bizarre, se demanda tout d’abord comment elle pouvait allier tant de connaissances acquises à tant de fraîcheur et de jeunesse. Il crut découvrir alors un extrême désir de paraître chaste, dans l’extrême chasteté que Marie cherchait à donner à ses attitudes ; il la soupçonna de feinte, se querella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans cette inconnue qu’une habile comédienne : il avait raison. Mademoiselle de Verneuil, comme toutes les filles du monde, devenue d’autant plus modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenait fort naturellement cette contenance de pruderie sous laquelle les femmes savent si bien voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraient s’offrir vierges à la passion ; et, si elles ne le sont pas, leur dissimulation est toujours un hommage qu’elles rendent à leur amour. Ces réflexions passèrent rapidement dans l’âme du gentilhomme, et lui firent plaisir. En effet, pour tous deux, cet examen devait être un progrès, et l’amant en vint bientôt à cette phase de la passion où un homme trouve dans les défauts de sa maîtresse des raisons pour l’aimer davantage. Mademoiselle de Verneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut l’émigré ; peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une plus grande étendue de l’avenir. Le jeune homme obéissait à quelqu’un des mille sentiments qu’il devait éprouver dans sa vie d’homme, et la jeune fille apercevait toute une vie en se complaisant à l’arranger belle, à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments. Heureuse en idée, éprise autant de ses chimères que de la réalité, autant de l’avenir que du présent, Marie essaya de revenir sur ses pas pour mieux établir son pouvoir sur ce jeune cœur, agissant en cela instinctivement, comme agissent toutes les femmes. Après être convenue avec elle-même de se donner tout entière, elle désirait, pour ainsi dire, se disputer en détail, elle aurait voulu pouvoir reprendre dans le passé toutes ses actions, ses paroles, ses regards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femme aimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte de terreur, quand elle songeait à l’entretien qu’elle venait d’avoir et où elle s’était montrée si agressive. Mais, en contemplant cette figure empreinte de force, elle se dit qu’un être si puissant devait être généreux, et s’applaudit de rencontrer une part plus belle que celle de beaucoup d’autres femmes, en trouvant dans son amant un homme de caractère, un homme condamné à mort qui venait jouer lui-même sa tête et faire la guerre à la République. La pensée de pouvoir occuper sans partage une telle âme prêta bientôt à toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où, cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pour agacer le gentilhomme, et le moment actuel où elle pouvait le bouleverser d’un regard, il y eut la différence de l’univers mort à un vivant univers. De bons rires, de joyeuses coquetteries cachèrent une immense passion qui se présenta comme le malheur, en souriant. Dans les dispositions d’âme où se trouvait mademoiselle de Verneuil, la vie extérieure prit donc pour elle le caractère d’une fantasmagorie. La calèche passa par des villages, par des vallons, par des montagnes dont aucune image ne s’imprima dans sa mémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats de l’escorte changèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa toute une ville, et se remit en route ; mais les figures, les maisons, les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formes indistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel de diamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route de Fougères, sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changé d’aspect, sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni où elle allait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de son choix et par qui elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle, une chose possible. L’amour est la seule passion qui ne souffre ni passé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par des paroles, elle laissait échapper des phrases presque dénuées de sens, mais qui résonnaient dans le cœur de son amant comme des promesses de plaisir. Aux yeux des deux témoins de cette passion naissante, elle prenait une marche effrayante. Francine connaissait Marie aussi bien que l’étrangère connaissait le jeune homme, et cette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelque terrible dénouement. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finir ce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans le savoir peut-être, nommé une tragédie.
 
 
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AÀ cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivement d’avoir partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil, qui, croyant à la sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laissé prendre qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine, commandé par Gérard, divisa la petite troupe en deux colonnes pour tenir les deux côtés de la route, et chacun des officiers se dirigea vivement au pas de course à travers les champs de genêts et d’ajoncs, en cherchant à combattre les assaillants avant de les compter. Les Bleus se mirent à battre à droite et à gauche ces épais buissons avec une intrépidité pleine d’imprudence, et répondirent à l’attaque des Chouans par un feu soutenu dans les genêts, d’où partaient les coups de fusil. Le premier mouvement de mademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche et de courir assez loin en arrière pour s’éloigner du champ de bataille ; mais, honteuse de sa peur, et mue par ce sentiment qui porte à se grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeura immobile et tâcha d’examiner froidement le combat.
 
 
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- Je devrai donc à vos terreurs, disait l’étranger à mademoiselle de Verneuil, la révélation des plus doux secrets du cœur. Grâce à Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieux de Marie. Marie, le nom que j’ai prononcé dans toutes mes angoisses ! Marie, le nom que je prononcerai désormais dans la joie, et que je ne dirai plus maintenant sans faire un sacrilège, en confondant la religion et l’amour. Mais serait-ce donc un crime que de prier et d’aimer tout ensemble ?
 
 
AÀ ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrent en silence, et l’excès de leurs sensations leur ôta la force et le pouvoir de les exprimer.
 
 
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Pour la première fois la pauvre fille apercevait de la férocité dans les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblait être la seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton tenant son bonnet d’une main, sa lourde carabine de l’autre, ramassé comme un gnome et enveloppé par cette blanche lumière dont les flots donnent aux formes de si bizarres aspects appartenaient ainsi plutôt à la féerie qu’à la vérité. Cette apparition et son reproche eurent quelque chose de la rapidité des fantômes. Il se tourna brusquement vers madame du Gua, avec laquelle il échangea de vives paroles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne put y rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-terre des ordres multipliés. Cette courte conférence fut terminée par un geste impérieux de cette femme qui désignait au Chouan les deux amants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard à Francine, qu’il semblait plaindre, il aurait voulu lui parler ; mais la Bretonne sut que le silence de son amant était imposé. La peau rude et tannée de cet homme parvint à se plisser sur son front, et ses sourcils se rapprochèrent violemment. Résistait-il à l’ordre renouvelé de tuer mademoiselle de Verneuil ? Cette grimace le rendit sans doute plus hideux à madame du Gua, mais l’éclair de ses yeux devint presque doux pour Francine, qui, devinant par ce regard qu’elle pourrait faire plier l’énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme, espéra régner encore, après Dieu, sur ce cœur grossier.
 
 
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- N’avais-je pas raison ? dit à l’oreille du jeune homme madame du Gua en le ramenant à la voiture, nous sommes certes entre les mains d’une créature avec laquelle on a trafiqué de votre tête ; mais puisqu’elle est assez sotte pour s’amouracher de vous, au lieu de faire son métier, n’allez pas vous conduire en enfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayons gagné la Vivetière... Une fois là ! ...
 
 
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La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premier regard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout lui parut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Ce n’était peut-être que des nuances ; mais aux yeux de toute femme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que de vives couleurs. Francine avait compris, par le regard de Marche-à-terre, que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle lui avait ordonné de veiller, était entre d’autres mains que les siennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmes quand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sous de faux sourires la malice d’une vengeance féminine, et le subit changement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Verneuil introduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie, était de nature à donner des craintes à une personne perspicace. Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en se demandant : - Pourquoi frissonné-je ? ... C’est sa mère. Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup : - Est-ce bien sa mère ? Elle vit un abîme qu’un dernier coup d’oeild’œil jeté sur l’inconnue acheva d’éclairer. - Cette femme l’aime ! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accabler de prévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur ? Suis-je perdue ? Aurait-elle peur de moi ?
 
 
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- Souffririez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il.
 
 
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Ni le gentilhomme ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. La jeune fille doublement outragée, se dépita de voir sa puissante beauté sans puissance. Elle savait pouvoir apprendre au moment où elle le voudrait la cause de cette situation ; mais, peu curieuse de la pénétrer, pour la première fois, peut-être, une femme recula devant un secret. La vie humaine est tristement fertile en situations où, par suite, soit d’une méditation trop forte, soit d’une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien, sont sans substance, sans point de départ, où le présent ne trouve plus de liens pour se rattacher au passé, ni dans l’avenir. Tel fut l’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond de la voiture, elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette et souffrante, elle ne regarda plus personne, s’enveloppa de sa douleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu où se réfugient les malheureux, qu’elle ne vit plus rien. Des corbeaux passèrent en croassant au-dessus d’eux ; mais quoique, semblable à toutes les âmes fortes, elle eût un coin du cœur pour les superstitions, elle n’y fit aucune attention. Les voyageurs cheminèrent quelque temps en silence. - Déjà séparés se disait mademoiselle de Verneuil. Cependant rien autour de moi n’a parlé. Serait-ce Corentin ? Ce n’est pas son intérêt. Qui donc a pu se lever pour m’accuser ? AÀ peine aimée, voici déjà l’horreur de l’abandon. Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il sera donc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et de toujours le perdre ! Elle sentit alors dans son cœur des troubles inconnus, car elle aimait réellement et pour la première fois. Cependant elle ne s’était pas tellement livrée qu’elle ne pût trouver des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle à une femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souvent gardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Elle se releva, et honteuse de donner la mesure de sa passion par sa silencieuse souffrance, elle secoua la tête par un mouvement de gaieté, montra un visage ou plutôt un masque riant, puis elle força sa voix pour en déguiser l’altération.
 
 
- Où sommes-nous ? demanda-t-elle au capitaine Merle, qui se tenait toujours à une certaine distance de la voiture.
 
 
- AÀ trois lieues et demie de Fougères, mademoiselle.
 
 
- Nous allons donc y arriver bientôt ? lui dit-elle pour l’encourager à lier une conversation où elle se promettait bien de témoigner quelque estime au jeune capitaine.
 
 
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AÀ ce mot l’émigré tressaillit pour la seconde fois, mais si légèrement, que mademoiselle de Verneuil fut seule à remarquer ce tressaillement.
 
 
- Qu’est-ce donc que cette Pellerine ? demanda vivement la jeune fille en interrompant le capitaine engagé dans sa topographie bretonne.
 
 
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- Alors vous avez dû voir le Gars ? demanda-t-elle. Quel homme est-ce ? ...
 
 
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- Ne vous trompez-vous pas, madame ; ne serait-ce pas à trente ?
 
 
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- Vous le connaissez ? demanda froidement le jeune émigré.
 
 
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- En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans à mort ? demanda-t-elle à Merle.
 
 
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- AÀ quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vos regards ? dit-elle au jeune chef qui l’examinait attentivement.
 
 
- AÀ un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer à quelque femme que ce puisse être, répondit le marquis de Montauran à voix basse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il à haute voix, vivre en ce temps pour voir des filles faisant l’office du bourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouent avec la hache...
 
 
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- Qui vous a dit le contraire ?
 
 
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- Des trahisons ! dit-elle d’un air moqueur. Alençon et Hulot sont-ils donc déjà si loin ? Vous n’avez pas de mémoire, un défaut dangereux pour un chef de parti ! - Mais du moment où des amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent si puissamment dans votre cœur, gardez vos amis. Rien n’est comparable aux plaisirs de l’amitié. Adieu, ni moi ni les soldats de la République nous n’entrerons ici.
 
 
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- Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, un mot ? pas seulement un geste.
 
 
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AÀ ces mots, le front d’albâtre sembla devenu brun, Marie jeta un regard d’humeur au chef et répondit : - Mon secret ? jamais.
 
 
En amour, chaque parole, chaque coup d’oeild’œil, ont leur éloquence du moment ; mais là mademoiselle de Verneuil n’exprima rien de précis, et quelque habile que fût Montauran, le secret de cette exclamation resta impénétrable, quoique la voix de cette femme eût trahi des émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sa curiosité.
 
 
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- En conservez-vous donc ? demanda-t-elle en le toisant des yeux comme si elle lui eût dit : - Avez-vous quelques droits sur moi ?
 
 
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- Ah ! vous m’y faites penser. Mon escorte et moi lui demanda-t-elle avec une légère ironie, vos protecteurs enfin, seront-ils en sûreté ici ?
 
 
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- Je le gêne, se dit l’inconnu en restant immobile à sa place. Elle regarda les deux amants réconciliés s’en allant lentement vers le perron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurent mis entre elle et eux un certain espace. - Oui, oui, je les gêne, reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cette créature-là ne me gênera plus ; l’étang sera, par Dieu, son tombeau ! Ne tiendrai-je pas bien ta parole de gentilhomme ? une fois sous cette eau, qu’a-t-on à craindre ? n’y sera-t-elle pas en sûreté ?
 
 
Elle regardait d’un oeilœil fixe le miroir calme du petit lac de droite, quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de la berge et aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terre qui se dressa par-dessus la noueuse écorce d’un vieux saule. Il fallait connaître le Chouan pour le distinguer au milieu de cette assemblée de truisses branchées parmi lesquelles la sienne se confondait si facilement. Madame du Gua jeta d’abord autour d’elle un regard de défiance ; elle vit le postillon conduisant ses chevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du château qui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché ; Francine allait vers les deux amants qui, dans ce moment, oubliaient toute la terre ; alors, l’inconnue s’avança, mettant un doigt sur ses lèvres pour réclamer un profond silence ; puis, le Chouan comprit plutôt qu’il n’entendit les paroles suivantes : - Combien êtes-vous, ici ?
 
 
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Sept ou huit personnes, attirées par le bruit de la voiture, se montrèrent en haut du principal perron et s’écrièrent : - C’est le Gars ! c’est lui, le voici ! AÀ ces exclamations, d’autres hommes accoururent, et leur présence interrompit la conversation des deux amants. Le marquis de Montauran s’avança précipitamment vers les gentilshommes, leur fit un signe impératif pour leur imposer silence, et leur indiqua le haut de l’avenue par laquelle débouchaient les soldats républicains. AÀ l’aspect de ces uniformes bleus à revers rouges si connus, et de ces baïonnettes luisantes, les conspirateurs étonnés s’écrièrent Seriez-vous donc venu pour nous trahir ?
 
 
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- Qu’entends-tu par ces paroles ?
 
 
- Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, qui elle est réellement, et quels sont ses desseins sur toi ?
 
 
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- Mon cher, regarde cette charmante fille, étudie ses manières, et ose dire que ce n’est pas une femme de distinction ? Si elle jetait sur toi des regards favorables, ne sentirais-tu pas, au fond de ton âme, quelque respect pour elle. Une dame vous a déjà prévenus contre cette personne ; mais, après ce que nous nous sommes dit l’un à l’autre, si c’était une de ces créatures perdues dont nous ont parlé nos amis, je la tuerais...
 
 
- Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assez bête pour vous envoyer une fille prise au coin d’une rue ? il a proportionné les séductions à votre mérite. Mais si vous êtes aveugle, vos amis auront les yeux ouverts pour veiller sur vous.
 
 
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- Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde avec lequel il cause maintenant de moi ? reprit mademoiselle de Verneuil.
 
 
- Savez-vous ce qu’ils disent ?
 
 
- Si je veux le savoir ? ... Est-ce une question ?
 
 
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- Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figure est si repoussante ? Tenez, là, l’homme habillé avec les lambeaux d’une robe d’avocat.
 
 
- Avocat ? il prétend au grade de maréchal de camp. N’avez-vous pas entendu parler de Longuy ?
 
 
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- Mais elle, qui est-elle ?
 
 
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- Lui est-elle restée fidèle ?
 
 
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- Et l’estimez-vous ?
 
 
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- Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peut plus être ma rivale, dit en riant mademoiselle de Verneuil, je lui pardonne ses erreurs passées, qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officier à moustaches ?
 
 
- Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire du premier Consul en l’attaquant à main armée ? Qu’il réussisse ou non, vous le connaîtrez, il deviendra célèbre.
 
 
- Et vous êtes venu commander à de pareilles gens ? ... dit-elle avec horreur. Voilà les défenseurs du Roi ? Où sont donc les gentilshommes et les seigneurs ?
 
 
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- Républicaine ? Non, je ne le suis plus. Je ne vous estimerais pas si vous vous soumettiez au premier Consul, reprit-elle ; mais je ne voudrais pas non plus vous voir à la tête de gens qui pillent un coin de la France au lieu d’assaillir toute la République. Pour qui vous battez-vous ? Qu’attendez-vous d’un roi rétabli sur le trône par vos mains ? Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré l’a laissé brûler vive . Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, et il y a du danger à toucher aux choses consacrées. Laissez Dieu seul les placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets de pourpre. Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra, vous êtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vous croyais ; foulez-moi alors si vous le voulez aux pieds, je vous le permets, je serai heureuse.
 
 
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- Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans la lutte, répliqua le marquis d’un ton plus grave, et leurs torts seront oubliés. D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés de quelques succès, les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pas tout ?
 
 
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- Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire ? reprit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pas dit que je serais au désespoir de régner sur un esclave ?
 
 
- Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut en interrompant cette conversation, les Bleus resteront-ils donc longtemps ici ?
 
 
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- N’y dormiront-ils pas ? reprit Pille-miche en laissant échapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne se fâche ? ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.
 
 
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Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre la poussa par une des roues avec une telle prestesse que Francine se trouva dans la grange et sur le point d’y rester enfermée, avant d’avoir eu le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortit pour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonné de distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait le long de la calèche pour se retirer et fermer la porte, quand il se sentit arrêté par une main qui saisit les longs crins de sa peau de chèvre. Il reconnut des yeux dont la douceur exerçait sur lui la puissance du magnétisme, et demeura pendant un moment comme charmé. Francine sauta vivement hors de la voiture, et lui dit de cette voix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée : - Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin à cette dame et à son fils ? Que fait-on ici ? Pourquoi te caches-tu ? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visage du Chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. Le Breton amena son innocente maîtresse sur le seuil de la porte ; là, il la tourna vers la lueur blanchissante de la lune, et lui répondit en la regardant avec des yeux terribles :
 
 
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- Ai-je donc besoin de jurer ? dit-elle.
 
 
Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendant un instant, et reprit : - La demoiselle que tu sers se nomme-t-elle réellement mademoiselle de Verneuil ?
 
 
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AÀ ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, mais cette fois il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plus d’amant, mais bien une bête féroce dans toute l’horreur de sa nature. Les sourcils du Chouan étaient violemment serrés, ses lèvres se contractèrent, et il montra les dents comme un chien qui défend son maître.
 
 
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AÀ son tour il baissa la tête ; puis elle lui prit la main, se tourna vers elle par un mouvement mignon, et lui dit : - Pierre, pourquoi sommes-nous dans tout ça ? Ecoute, je ne sais pas comment toi tu peux y comprendre quelque chose, car je n’y entends rien ! Mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselle est ma bienfaitrice ; elle est aussi la tienne, et nous vivons quasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien de mal là où nous serons avec elle, de notre vivant du moins. Jure-le-moi donc ! Ici je n’ai confiance qu’en toi.
 
 
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- Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans les jardins et fouiller les haies, entendez-vous ? Puis, vous placerez une sentinelle devant votre front de bandière...
 
 
- Pouvons-nous allumer notre feu avant de nous mettre en chasse, mon adjudant ? dit La-clef-des-cœurs.
 
 
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- Es-tu bête ? répondit La-clef-des-cœurs, comment, toi, le roi des malins, tu ne devines pas que cette guérite est le château de l’aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeux Merle, le plus fini des capitaines, et il l’épousera, cela est clair comme une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à la demi-brigade, une femme comme ça.
 
 
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- Viens-tu faire ta ronde ? je vais prendre à droite, moi, lui dit Beau-pied.
 
 
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- Craindriez-vous quelque chose chez moi ? demanda-t-elle en riant. Vous êtes plus en sûreté ici, que vous ne le seriez à Mayenne.
 
 
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En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, le marquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le convive attendu qui, surpris de la compagnie, voulut parler ; mais le Gars déroba aux Républicains le signe qu’il lui fit pour l’engager à se taire et à prendre place au festin. AÀ mesure que les deux officiers républicains analysaient les physionomies de leurs hôtes, les soupçons qu’ils avaient conçus d’abord renaissaient. Le vêtement ecclésiastique de l’abbé Gudin et la bizarrerie des costumes chouans éveillèrent leur prudence ; ils redoublèrent alors d’attention et découvrirent de plaisants contrastes entre les manières des convives et leurs discours. Autant le républicanisme manifesté par quelques-uns d’entre eux était exagéré, autant les façons de quelques autres étaient aristocratiques. Certains coups d’oeild’œil surpris entre le marquis et ses hôtes, certains mots à double sens imprudemment prononcés, mais surtout la ceinture de barbe dont le cou de quelques convives était garni et qu’ils cachaient assez mal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux officiers une vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurs communes pensées par un même regard, car madame du Gua les avait habilement séparés et ils en étaient réduits au langage de leurs yeux. Leur situation commandait d’agir avec adresse, ils ne savaient s’ils étaient les maîtres du château, ou s’ils y avaient été attirés dans une embûche ; si mademoiselle de Verneuil était la dupe ou la complice de cette inexplicable aventure ; mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu’ils pussent en connaître toute la gravité. Le nouveau convive était un de ces hommes carrés de base comme de hauteur, dont le teint est fortement coloré, qui se penchent en arrière quand ils marchent, qui semblent déplacer beaucoup d’air autour d’eux, et croient qu’il faut à tout le monde plus d’un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, il avait pris la vie comme une plaisanterie dont on doit tirer le meilleur parti possible ; mais, tout en s’agenouillant devant lui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de ces gentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour, reviennent dans leurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ils ont pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Ces sortes de gens manquent de tact avec un aplomb imperturbable, disent spirituellement une sottise, se défient du bien avec beaucoup d’adresse, et prennent d’incroyables peines pour donner dans un piège. Lorsque par un jeu de fourchette qui annonçait un grand mangeur, il eut regagné le temps perdu, il leva les yeux sur la compagnie. Son étonnement redoubla en voyant les deux officiers, et il interrogea d’un regard madame du Gua, qui, pour toute réponse, lui montra mademoiselle de Verneuil. En apercevant la sirène dont la beauté commençait à imposer silence aux sentiments d’abord excités par madame du Gua dans l’âme des convives, le gros inconnu laissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs qui semblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha à l’oreille de son voisin auquel il dit deux ou trois mots, et ces mots, qui restèrent un secret pour les officiers et pour Marie, voyagèrent d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœur de celui qu’ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens et des Chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauran avec une curiosité cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent du marquis à mademoiselle de Verneuil étonnée, en lançant des éclairs de joie. Les officiers inquiets se consultèrent en attendant le résultat de cette scène bizarre. Puis, en un moment, les fourchettes demeurèrent inactives dans toutes les mains, le silence régna dans la salle, et tous les regards se concentrèrent sur le Gars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin, qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna vers le convive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui sembla couverte d’un crêpe : - Mort de mon âme, comte, cela est-il vrai ? demanda-t-il.
 
 
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- Que désirez-vous, citoyens ? demanda madame du Gua.
 
 
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- Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétant les paroles que le Républicain avait dites de lui, voyez-vous, les hommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Et, par un geste de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée sur la litière ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, et dépouillaient les morts avec une incroyable célérité. - J’avais bien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à La Pellerine, ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête sera pleine de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous ?
 
 
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- Eh ! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour te disputer ? s’écria gaiement Merle.
 
 
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Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant à voix basse, comme s’il s’adressait un reproche : - C’est cette diablesse de fille qui est cause de ça. Que dira Hulot ?
 
 
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La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pas qu’elle n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elle s’écriait : - Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horrible créature ?
 
 
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- Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace et contre-signé Dubois. AÀ ces noms quelques personnes levèrent la tête. - Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua :
 
 
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- Rien ? dit le chevalier du Vissard, mademoiselle a cependant un domaine qui doit lui rapporter de bien grosses rentes !
 
 
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- Comment donc vivez-vous encore, madame ? dit la victime en se relevant après avoir réparé le désordre de sa toilette.
 
 
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AÀ ce mot tout prononcé par cette femme, l’assemblée entière frissonna, car les têtes hideuses de Marche-à-terre et de Pille-miche se montrèrent derrière le marquis, et le supplice apparut dans toute son horreur.
 
 
Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes, restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, qui recouvra dans le danger toute sa présence d’esprit, jeta sur l’assemblée un regard de mépris, ressaisit la lettre que tenait madame du Gua, leva la tête, et l’oeill’œil sec, mais fulgurant, elle s’élança vers la porte où l’épée de Merle était restée. Là elle rencontra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien ne plaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixes et fermes. Blessée dans son cœur, la vie lui devint odieuse. L’homme qui lui avait témoigné tant d’amour avait donc entendu les plaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait le témoin glacé de la prostitution qu’elle venait d’endurer lorsque les beautés qu’une femme réserve à l’amour essuyèrent tous les regards ! Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran ses sentiments de mépris, mais elle s’indigna d’avoir été vue par lui dans une infâme situation ; elle lui lança un regard stupide et plein de haine, car elle sentit naître dans son cœur d’effroyables désirs de vengeance. En voyant la mort derrière elle, son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans sa tête comme un tourbillon de folle ; son sang bouillonnant lui fit voir le monde comme un incendie ; alors, au lieu de se tuer, elle saisit l’épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu’à la garde ; mais l’épée ayant glissée entre le bras et le flanc, le Gars arrêta Marie par le poignet et l’entraîna hors de la salle, aidé par Pille-miche, qui se jeta sur cette créature furieuse au moment où elle essaya de tuer le marquis. AÀ ce spectacle, Francine jeta des cris perçants. - Pierre ! Pierre ! Pierre ! s’écria-t-elle avec des accents lamentables.
 
 
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- Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cette femme a fait ? dit-elle. Puis, apercevant les cadavres étendus sur la paille, elle s’écria en frissonnant : - La foi d’un gentilhomme ! ah ! ah ! ah ! Après ce rire, qui fut affreux, elle ajouta : - La belle journée !
 
 
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AÀ cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant : - Allons, épargnons-lui le dessert.
 
 
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- Eh ! bien, messieurs, que dites-vous des échevins, des chirurgiens et des avocats qui dirigent la République ? demanda froidement le Gars.
 
 
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- Où est-elle ? demanda-t-il.
 
 
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- Par où sont-ils allés ?
 
 
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Francine saisit alors, par un mouvement convulsif, le bras de Marche-à-terre, et réclama, les yeux pleins de larmes, la promesse qu’il lui avait faite. AÀ quelques pas d’eux, Pille-miche entraînait sa victime comme s’il eût tiré après lui quelque fardeau grossier. Marie, les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers le lac ; mais, retenue par un poignet d’acier, elle fut forcée de suivre lentement le Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour la regarder ou pour lui faire hâter sa marche, et chaque fois une pensée joviale dessina sur cette figure un épouvantable sourire.
 
 
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- Pierre ?
 
 
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- Si nous sommes riches et heureux, c’est à elle que nous devrons notre bonheur ; mais qu’importe, n’as-tu pas promis de la sauver de tout malheur ?
 
 
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- Que veux-tu faire de tout cela ? lui demanda Marche-à-terre.
 
 
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- Bon pour la voiture, tu en feras des sous ; mais la femme ? elle te sautera au visage comme un chat.
 
 
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- Quoi ?
 
 
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- Gausses-tu ? demanda le Chouan en tirant sa prisonnière par les jupons comme un boucher ferait d’un veau qui s’échappe.
 
 
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- Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tu trente livres de bonne rente ?
 
 
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- Oh ! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça, et des godaines ! Mais la voiture, à qui qué sera ? reprit Pille-miche en se ravisant.
 
 
- AÀ moi, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible qui annonça l’espèce de supériorité que son caractère féroce lui donnait sur tous ses compagnons.
 
 
- Mais s’il y avait de l’or dans la voiture ?
 
 
- N’as-tu pas topé ?
 
 
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- Y en a-t-il ? demanda brutalement Marche-à-terre à Marie en lui secouant le bras.
 
 
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AÀ ces mots les deux Chouans se regardèrent.
 
 
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Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher de voir le cadavre de Marie. De là, elle put distinguer, aux derniers rayons de la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenue de pommiers avec une célérité incroyable. Le voile de mademoiselle de Verneuil, emporté par le vent, flottait hors de la calèche. AÀ cet aspect, madame du Gua furieuse quitta l’assemblée. Le marquis, appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation, contemplait cent cinquante Chouans environ qui, après avoir procédé dans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever la pièce de cidre et le pain promis aux Bleus. Ces soldats de nouvelle espèce et sur lesquels se fondaient les espérances de la monarchie, buvaient par groupes, tandis que, sur la berge qui faisait face au perron, sept ou huit d’entre eux s’amusaient à lancer dans les eaux les cadavres des Bleus auxquels ils attachaient des pierres. Ce spectacle, joint aux différents tableaux que présentaient les bizarres costumes et les sauvages expressions de ces gars insouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pour monsieur de Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offert quelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasion pour dire au marquis de Montauran Qu’espérez-vous pouvoir faire avec de semblables bêtes ?
 
 
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- Sauront-ils jamais manœuvrer en présence des Républicains ?
 
 
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- Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vos ordres ?
 
 
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- AÀ quoi donc vous seront-ils bons ?
 
 
- AÀ plonger mon épée dans le ventre de la République, reprit le marquis d’une voix tonnante, à me donner Fougères en trois jours et toute la Bretagne en dix ! Allez, monsieur, dit-il d’une voix plus douce, partez pour la Vendée ; que d’Autichamp, Suzannet, l’abbé Bernier marchent seulement aussi rapidement que moi ; qu’ils ne traitent pas avec le premier Consul, comme on me le fait craindre (là il serra fortement la main du Vendéen), nous serons alors dans vingt jours à trente lieues de Paris.
 
 
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- Soixante mille hommes ! vraiment ? reprit le marquis avec un rire moqueur. Et avec quoi Bonaparte ferait-il la campagne d’Italie ? Quant au général Brune, il ne viendra pas, Bonaparte l’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et le général Hédouville, l’ami de notre ami Barras, le remplace ici. Me comprenez-vous ?
 
 
En l’entendant parler ainsi, monsieur de Fontaine regarda le marquis de Montauran d’un air fin et spirituel qui semblait lui reprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des paroles mystérieuses qui lui étaient adressées. Les deux gentilshommes s’entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avec un indéfinissable sourire aux pensées qu’ils s’exprimèrent des yeux : - Monsieur de Fontaine, connaissez-vous mes armes ? ma devise est : Persévérer jusqu’à la mort.
 
 
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- Oh ! oui, dit La Billardière qui survint. Vous êtes jeune, marquis. Ecoutez-moi ? vos biens n’ont pas tous été vendus...
 
 
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- Connaissez-vous bien le Roi ? dit La Billardière.
 
 
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- Eh ! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Ce n’était donc pas lui que vous teniez ?
 
 
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Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards obliques, en essayant de deviner les pensées secrètes de cette singulière fille, dont le coup d’oeild’œil avait assez de portée pour déconcerter, par instants, les hommes les plus habiles.
 
 
- J’ai prévu cet échec, reprit-il après un moment de silence. S’il vous plaisait d’établir votre quartier général dans cette ville, j’ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de la chouannerie. Voulez-vous y rester ? Elle répondit par un signe de tête affirmatif qui donna lieu à Corentin d’établir des conjectures, en partie vraies, sur les événements de la veille. - J’ai loué pour vous une maison nationale invendue. Ils sont bien peu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé acheter cette baraque, parce qu’elle appartient à un émigré qui passe pour brutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard ; et ma paole d’hôneur, on y jouit d’une vue ravissante. On peut tirer parti de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir ?
 
 
- AÀ l’instant, s’écria-t-elle.
 
 
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- Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cette insultante pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. OÔ mon premier, mon seul et mon dernier amour, quel dénouement ! Elle s’élança d’un bond sur Francine effrayée : - Aimes-tu ? Oh ? oui, tu aimes, je m’en souviens. Ah ! je suis bien heureuse d’avoir auprès de moi une femme qui me comprenne. Eh bien ! ma pauvre Francette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyable créature ? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à la plus légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé, pour lui mon âme eût été un asile ; si l’univers l’avait accusé, je l’aurais défendu. Autrefois, le voyais le monde rempli d’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaient qu’indifférents ; le monde était triste et non pas horrible ; mais maintenant, qu’est le monde sans lui ? Il va donc vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie, que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je le serre... Ah ! je l’égorgerai plutôt moi-même dans son sommeil.
 
 
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- Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis ? Ils sont morts.
 
 
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- Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de la patrie ! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pour elle, les venge-t-elle seulement ? Moi, je les vengerai, s’écria-t-elle. Les lugubres images de la catastrophe dont elle avait été la victime s’étant tout à coup développées à son imagination, cet être gracieux qui mettait la pudeur en premier dans les artifices de la femme, eut un mouvement de folie et marcha d’un pas saccadé vers le commandant stupéfait.
 
 
- Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sous la hache de vos échafauds une tête qui vaut des milliers de têtes, dit-elle. Les femmes font rarement la guerre ; mais vous pourrez, quelque vieux que vous soyez, apprendre à mon école de bons stratagèmes. Je livrerai à vos baïonnettes une famille entière : ses aïeux et lui, son avenir, son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pour lui, autant je serai perfide et fausse. Oui, commandant, je veux amener ce petit gentilhomme dans mon lit et il en sortira pour marcher à la mort. C’est cela, je n’aurai jamais de rivale. Le misérable a prononcé lui-même son arrêt un jour sans lendemain ! Votre République et moi nous serons vengées. La République ! reprit-elle d’une voix dont les intonations bizarres effrayèrent Hulot, mais le rebelle mourra donc pour avoir porté les armes contre son pays ? La France me volerait donc ma vengeance ! Ah ! qu’une vie est peu de chose, une mort n’expie qu’un crime ! Mais si ce monsieur n’a qu’une tête à donner, j’aurai une nuit pour lui faire penser qu’il perd plus d’une vie. Sur toute chose, commandant, vous qui le tuerez (elle laissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse ma trahison, et qu’il meure convaincu de ma fidélité. Je ne vous demande que cela. Qu’il ne voie que moi, moi et mes caresses !
 
 
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- Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime ? reprit Hulot.
 
 
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Le massacre de la Vivetière et le désir de venger ses deux amis avaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandement de sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveau ministre, Berthier, lui déclarait que sa démission n’était pas acceptable dans les circonstances présentes. AÀ la dépêche ministérielle était jointe une lettre confidentielle où, sans l’instruire de la mission dont était chargée mademoiselle de Verneuil, il lui écrivait que cet incident, complètement en dehors de la guerre, n’en devait pas arrêter les opérations. La participation des chefs militaires devait, disait-il, se borner, dans cette affaire, à seconder cette honorable citoyenne, s’il y avait lieu. En apprenant par ses rapports que les mouvements des Chouans annonçaient une concentration de leurs forces vers Fougères, Hulot avait secrètement ramené, par une marche forcée, deux bataillons de sa demi-brigade sur cette place importante. Le danger de la patrie, la haine de l’aristocratie, dont les partisans menaçaient une étendue de pays considérable, l’amitié, tout avait contribué à rendre au vieux militaire le feu de sa jeunesse.
 
 
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===CHAPITRE III - UN JOUR SANS LENDEMAIN===
 
UN JOUR SANS LENDEMAIN
 
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La ville de Fougères est assise en partie sur un rocher de schiste que l’on dirait tombé en avant des montagnes qui ferment au couchant la grande vallée du Couesnon, et prennent différents noms suivant les localités. AÀ cette exposition, la ville est séparée de ces montagnes par une gorge au fond de laquelle coule une petite rivière appelée le Nançon. La portion du rocher qui regarde l’est a pour point de vue le paysage dont on jouit au sommet de La Pellerine, et celle qui regarde l’ouest a pour toute vue la tortueuse vallée du Nançon ; mais il existe un endroit d’où l’on peut embrasser à la fois un segment du cercle formé par la grande vallée, et les jolis détours de la petite qui vient s’y fondre. Ce lieu, choisi par les habitants pour leur promenade, et où allait se rendre mademoiselle de Verneuil, fut précisément le théâtre où devait se dénouer le drame commencé à la Vivetière. Ainsi, quelque pittoresques que soient les autres parties de Fougères, l’attention doit être exclusivement portée sur les accidents du pays que l’on découvre en haut de la Promenade.
 
 
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AÀ l’endroit où la Promenade aboutit aux fortifications s’élève une tour nommée la tour du Papegaut. AÀ partir de cette construction carrée, sur laquelle était bâtie la maison où logeait mademoiselle de Verneuil, règne tantôt une muraille, tantôt le roc quand il offre des tables droites ; et la partie de la ville, assise sur cette haute base inexpugnable, décrit une vaste demi-lune, au bout de laquelle les roches s’inclinent et se creusent pour laisser passage au Nançon. Là, est située la porte qui mène au faubourg de Saint-Sulpice, dont le nom est commun à la porte et au faubourg. Puis, sur un mamelon de granit qui domine trois vallons dans lesquels se réunissent plusieurs routes, surgissent les vieux créneaux et les tours féodales du château de Fougères, l’une des plus immenses constructions faites par les ducs de Bretagne, murailles hautes de quinze toises, épaisses de quinze pieds ; fortifiée à l’est par un étang d’où sort le Nançon qui coule dans ses fossés et fait tourner des moulins entre la porte Saint-Sulpice et les ponts-levis de la forteresse ; défendue à l’ouest par la roideur des blocs de granit sur lesquels elle repose.
 
 
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Marie négligea naturellement d’entrer sur la place de l’église au-dessous de laquelle elle était, et se dirigea vers la Promenade. Lorsqu’elle eut franchi la petite barrière peinte en vert qui se trouvait devant le poste alors établi dans la tour de la porte Saint-Léonard, la magnificence du spectacle rendit un instant ses passions muettes. Elle admira la vaste portion de la grande vallée du Couesnon que ses yeux embrassaient depuis le sommet de La Pellerine jusqu’au plateau par où passe le chemin de Vitré ; puis ses yeux se reposèrent sur le Nid-aux-crocs et sur les sinuosités du val de Gibarry, dont les crêtes étaient baignées par les lueurs vaporeuses du soleil couchant. Elle fut presque effrayée par la profondeur de la vallée du Nançon dont les plus hauts peupliers atteignaient à peine aux murs des jardins situés au-dessous de l’escalier de la Reine. Enfin, elle marcha de surprise en surprise jusqu’au point d’où elle put apercevoir et la grande vallée, à travers le val de Gibarry, et le délicieux paysage encadré par le fer à cheval de la ville, par les rochers de Saint-Sulpice et par les hauteurs de Rillé. AÀ cette heure du jour, la fumée des maisons du faubourg et des vallées formait dans les airs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu’à travers un dais bleuâtre ; les teintes trop vives du jour commençaient à s’abolir ; le firmament prenait un ton gris de perle ; la lune jetait ses voiles de lumière sur ce bel abîme ; tout enfin tendait à plonger l’âme dans la rêverie et l’aider à évoquer les êtres chers. Tout à coup, ni les toits en bardeau du faubourg Saint-Sulpice, ni son église, dont la flèche audacieuse se perd dans la profondeur de la vallée, ni les manteaux séculaires de lierre et de clématite dont s’enveloppent les murailles de la vieille forteresse à travers laquelle le Nançon bouillonne sous la roue des moulins, enfin rien dans ce paysage ne l’intéressa plus. En vain le soleil couchant jeta-t-il sa poussière d’or et ses nappes rouges sur les gracieuses habitations semées dans les rochers, au fond des eaux et sur les prés, elle resta immobile devant les roches de Saint-Sulpice. L’espérance insensée qui l’avait amenée sur la Promenade s’était miraculeusement réalisée. AÀ travers les ajoncs et les genêts qui croissent sur les sommets opposés, elle crut reconnaître, malgré la peau de bique dont ils étaient vêtus, plusieurs convives de la Vivetière, parmi lesquels se distinguait le Gars, dont les moindres mouvements se dessinèrent dans la lumière adoucie du soleil couchant. AÀ quelques pas en arrière du groupe principal, elle vit sa redoutable ennemie, madame du Gua. Pendant un moment mademoiselle de Verneuil put penser qu’elle rêvait ; mais la haine de sa rivale lui prouva bientôt que tout vivait dans ce rêve. L’attention profonde qu’excitait en elle le plus petit geste du marquis l’empêcha de remarquer le soin avec lequel madame du Gua la mirait avec un long fusil. Bientôt un coup de feu réveilla les échos des montagnes, et la balle qui siffla près de Marie lui révéla l’adresse de sa rivale. - Elle m’envoie sa carte ! se dit-elle en souriant. AÀ l’instant de nombreux qui vive retentirent, de sentinelle en sentinelle, depuis le château jusqu’à la porte Saint-Léonard, et trahirent aux Chouans la prudence des Fougerais, puisque la partie la moins vulnérable de leurs remparts était si bien gardée. - C’est elle et c’est lui, se dit Marie.
 
 
Aller à la recherche du marquis, le suivre, le surprendre, fut une idée conçue avec la rapidité de l’éclair. - Je suis sans arme, s’écria-t-elle. Elle songea qu’au moment de son départ à Paris, elle avait jeté, dans un de ses cartons, un élégant poignard, jadis porté par une sultane et dont elle voulut se munir en venant sur le théâtre de la guerre, comme ces plaisants qui s’approvisionnent d’albums pour les idées qu’ils auront en voyage ; mais elle fut alors moins séduite par la perspective d’avoir du sang à répandre, que par le plaisir de porter un joli cangiar orné de pierreries, et de jouer avec cette lame pure comme un regard. Trois jours auparavant elle avait bien vivement regretté d’avoir laissé cette arme dans ses cartons, quand, pour se soustraire à l’odieux supplice que lui réservait sa rivale, elle avait souhaité de se tuer. En un instant elle retourna chez elle, trouva le poignard, le mit à sa ceinture, serra autour de ses épaules et de sa taille un grand châle, enveloppa ses cheveux d’une dentelle noire, se couvrit la tête d’un de ces chapeaux à larges bords que portaient les Chouans et qui appartenait à un domestique de sa maison, et avec cette présence d’esprit que prêtent parfois les passions, elle prit le gant du marquis donné par Marche-à-terre comme un passeport ; puis, après avoir répondu à Francine effrayée - Que veux-tu ? j’irais le chercher dans l’enfer ! elle revint sur la Promenade.
 
 
Le Gars était encore à la même place, mais seul. D’après la direction de sa longue-vue, il paraissait examiner, avec l’attention scrupuleuse d’un homme de guerre, les différents passages du Nançon, l’Escalier de la Reine, et le chemin qui, de la porte Saint-Sulpice, tourne entre cette église et va rejoindre les grandes routes sous le feu du château. Mademoiselle de Verneuil s’élança dans les petits sentiers tracés par les chèvres et leurs pâtres sur le versant de la Promenade, gagna l’escalier de la Reine, arriva au fond du précipice, passa le Nançon, traversa le faubourg, devina, comme l’oiseau dans le désert, sa route au milieu des dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice, atteignit bientôt une route glissante tracée sur des blocs de granit, et, malgré les genêts, les ajoncs piquants, les rocailles qui la hérissaient, elle se mit à la gravir avec ce degré d’énergie inconnu peut-être à l’homme, mais que la femme entraînée par la passion possède momentanément. La nuit surprit Marie à l’instant où, parvenue sur les sommets, elle tâchait de reconnaître, à la faveur des pâles rayons de la lune, le chemin qu’avait dû prendre le marquis ; une recherche obstinée faite sans aucun succès, et le silence qui régnait dans la campagne, lui apprirent la retraite des Chouans et de leur chef. Cet effort de passion tomba tout à coup avec l’espoir qui l’avait inspiré. En se trouvant seule, pendant la nuit, au milieu d’un pays inconnu, en proie à la guerre, elle se mit à réfléchir, et les recommandations de Hulot, le coup de feu de madame du Gua, la firent frissonner de peur. Le calme de la nuit, si profond sur les montagnes, lui permit d’entendre la moindre feuille errante même à de grandes distances et ces bruits légers vibraient dans les airs comme pour donner une triste mesure de la solitude ou du silence. Le vent agissait sur la haute région et emportait les nuages avec violence, en produisant des alternatives d’ombre et de lumière dont les effets augmentèrent sa terreur, en donnant des apparences fantastiques et terribles aux objets les plus inoffensifs. Elle tourna les yeux vers les maisons de Fougères dont les lueurs domestiques brillaient comme autant d’étoiles terrestres, et tout à coup elle vit distinctement la tour du Papegaut. Elle n’avait qu’une faible distance à parcourir pour retourner chez elle, mais cette distance était un précipice. Elle se souvenait assez des abîmes qui bordaient l’étroit sentier par où elle était venue, pour savoir qu’elle courait plus de risques en voulant revenir à Fougères qu’en poursuivant son entreprise. Elle pensa que le gant du marquis écarterait tous les périls de sa promenade nocturne, si les Chouans tenaient la campagne. Madame du Gua seule pouvait être redoutable. AÀ cette idée, Marie pressa son poignard, et tâcha de se diriger vers une maison de campagne dont elle avait entrevu les toits en arrivant sur les rochers de Saint-Sulpice ; mais elle marcha lentement, car elle avait jusqu’alors ignoré la sombre majesté qui pèse sur un être solitaire pendant la nuit, au milieu d’un site sauvage où de toutes parts de hautes montagnes penchent leurs têtes comme des géants assemblés. Le frôlement de sa robe, arrêtée par des ajoncs, la fit tressaillir plus d’une fois, et plus d’une fois elle hâta le pas pour le ralentir encore en croyant sa dernière heure venue. Mais bientôt les circonstances prirent un caractère auquel les hommes les plus intrépides n’eussent peut-être pas résisté, et plongèrent mademoiselle de Verneuil dans une de ces terreurs qui pressent tellement les ressorts de la vie, qu’alors tout est extrême chez les individus, la force comme la faiblesse. Les êtres les plus faibles font alors des actes d’une force inouïe, et les plus forts deviennent fous de peur. Marie entendit à une faible distance des bruits étranges ; distincts et vagues tout à la fois, comme la nuit était tour à tour sombre et lumineuse, ils annonçaient de la confusion, du tumulte, et l’oreille se fatiguait à les percevoir ; ils sortaient du sein de la terre, qui semblait ébranlée sous les pieds d’une immense multitude d’hommes en marche. Un moment de clarté permit à mademoiselle de Verneuil d’apercevoir à quelques pas d’elle une longue file de hideuses figures qui s’agitaient comme les épis d’un champ et glissaient à la manière des fantômes ; mais elle les vit à peine, car aussitôt l’obscurité retomba comme un rideau noir, et lui déroba cet épouvantable tableau plein d’yeux jaunes et brillants. Elle se recula vivement et courut sur le haut d’un talus, pour échapper à trois de ces horribles figures qui venaient à elle.
 
 
- L’as-tu vu ? demanda l’un.
 
 
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- Est-il blanc ? reprit le premier.
 
 
- Pourquoi, dit le second, est-il revenu seul de tous ceux qui sont morts à La Pellerine ?
 
 
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- Le voilà. - Le voici. - Où est-il ? - Là. - Ici. - Il est parti. - Non . - Si. - Le vois-tu ?
 
 
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Une petite torche de résine répandit bientôt sa lueur bleuâtre et incertaine dans le caveau. Malgré la sombre poésie que l’imagination de mademoiselle de Verneuil répandait sur ces voûtes qui répercutaient les sons d’une prière douloureuse, elle fut obligée de reconnaître qu’elle se trouvait dans une cuisine souterraine, abandonnée depuis longtemps. Eclairée, la masse informe devint un petit homme très gros dont tous les membres avaient été attachés avec précaution, mais qui semblait avoir été laissé sur les dalles humides sans aucun soin par ceux qui s’en étaient emparés. AÀ l’aspect de l’étranger tenant d’une main la torche, et de l’autre un fagot, le captif poussa un gémissement profond qui attaqua si vivement la sensibilité de mademoiselle de Verneuil, qu’elle oublia sa propre terreur, son désespoir, la gêne horrible de tous ses membres pliés qui s’engourdissaient ; elle tâcha de rester immobile. Le Chouan jeta son fagot dans la cheminée après s’être assuré de la solidité d’une vieille crémaillère qui pendait le long d’une haute plaque en fonte, et mit le feu au bois avec sa torche. Mademoiselle de Verneuil ne reconnut pas alors sans effroi ce rusé Pille-miche auquel sa rivale l’avait livrée, et dont la figure, illuminée par la flamme, ressemblait à celle de ces petits hommes de buis, grotesquement sculptés en Allemagne. La plainte échappée à son prisonnier produisit un rire immense sur ce visage sillonné de rides et brûlé par le soleil.
 
 
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Tout en parlant, Pille-miche sondait, du bout de sa carabine, le manteau de la cheminée, les dalles qui pavaient la cuisine, les murs et les fourneaux, pour essayer de découvrir la cachette où l’avare avait mis son or. Cette recherche se faisait avec une telle habileté que d’Orgemont demeura silencieux, comme s’il eût craint d’avoir été trahi par quelque serviteur effrayé ; car, quoiqu’il ne se fût confié à personne, ses habitudes auraient pu donner lieu à des inductions vraies. Pille-miche se retournait parfois brusquement en regardant sa victime comme dans ce jeu où les enfants essaient de deviner, par l’expression naïve de celui qui a caché un objet convenu, s’ils s’en approchent ou s’ils s’en éloignent. D’Orgemont feignit quelque terreur en voyant le Chouan frappant les fourneaux qui rendirent un son creux, et parut vouloir amuser ainsi pendant quelque temps l’avide crédulité de Pille-miche. En ce moment, trois autres Chouans, qui se précipitèrent dans l’escalier, entrèrent tout à coup dans la cuisine. AÀ l’aspect de Marche-à-terre, Pille-miche discontinua sa recherche, après avoir jeté sur d’Orgemont un regard empreint de toute la férocité que réveillait son avarice trompée.
 
 
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- Tu vois, Galope-chopine, dit-il au néophyte avec une certaine gravité, à quoi nous mènent les plus légères omissions des devoirs commandés par notre sainte religion. C’est un avis que nous donne sainte Anne d’Auray, d’être inexorables entre nous pour les moindres fautes. Ton cousin Pille-miche a demandé pour toi la surveillance de Fougères, le Gars consent à te la confier, et tu seras bien payé ; mais tu sais de quelle farine nous pétrissons la galette des traîtres ?
 
 
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- Tu n’as donc rien reçu, Galope-chopine ? demanda l’avare avec désespoir.
 
 
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Malgré la violence de ces cris, Pille-miche s’aperçut que le feu ne mordait pas encore la peau ; l’on attisa donc très artistement les charbons de manière à faire légèrement flamber le feu, d’Orgemont dit alors d’une voix abattue : - Mes amis, déliez-moi. Que voulez-vous ? cent écus, mille écus, dix mille écus, cent mille écus, je vous offre deux cents écus...
 
 
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- Qui a parlé ? demanda Marche-à-terre.
 
 
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- Cinq cents écus, oui, je les donne, disait l’avare. - Bah ! Où sont-ils ? lui répondit tranquillement Pille-miche.
 
 
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Les quatre Chouans se regardèrent en cherchant celui d’entre eux auquel ils pouvaient se fier pour l’envoyer déterrer la somme. En ce moment, cette cruauté de cannibales fit tellement horreur à mademoiselle de Verneuil, que, sans savoir si le rôle que lui assignait sa figure pâle la préserverait encore de tout danger, elle s’écria courageusement d’un son de voix grave : - Ne craignez-vous pas la colère de Dieu ? Détachez-le, barbares !
 
 
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- Non, madame, non, ils se sont envolés à travers les murs. Le diable n’a-t-il pas déjà emporté là, devant nous, un assermenté ?
 
 
- Comment ! toi, Pille-miche, avare comme lui, ne devines-tu pas que le vieux cancre aura bien pu dépenser quelques milliers de livres pour construire dans les fondations de cette voûte un réduit dont l’entrée est cachée par un secret ?
 
 
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Et ses yeux ne quittèrent pas ceux de mademoiselle de Verneuil, en espérant ainsi l’empêcher d’examiner plus attentivement les parois de ce cabinet, où l’air trop raréfié ne suffisait pas au jeu des poumons. Cependant Marie réussit à dérober un coup d’oeild’œil à son argus, et, d’après les bizarres proéminences des murs, elle supposa que l’avare les avait bâtis lui-même avec des sacs d’argent ou d’or. Depuis un moment, d’Orgemont était plongé dans un ravissement grotesque. La douleur que la cuisson lui faisait souffrir aux jambes, et sa terreur en voyant un être humain au milieu de ses trésors, se lisaient dans chacunes de ses rides ; mais en même temps ses yeux arides exprimaient, par un feu inaccoutumé, la généreuse émotion qu’excitait en lui le périlleux voisinage de sa libératrice, dont la joue rose et blanche attirait le baiser, dont le regard noir et velouté lui amenait au cœur des vagues de sang si chaudes, qu’il ne savait plus si c’était signe de vie ou de mort.
 
 
- Êtes-vous mariée ? lui demanda-t-il d’une voix tremblante.
 
 
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L’oeilL’œil du vieillard décelait tant de calcul, même dans cet amour éphémère, qu’en agitant sa tête par un mouvement négatif, mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcher de penser que l’avare ne songeait à l’épouser que pour enterrer son secret dans le cœur d’un autre lui-même.
 
 
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- Ne dites pas un mot, si vous aimez la vie. Vous n’avez pas jeté, lui dit-il à l’oreille après une pause, votre grappin sur un petit bâtiment. Savez-vous que le marquis de Montauran possède pour cent mille livres de revenus en terres affermées qui n’ont pas encore été vendues. Or, un décret des Consuls, que j’ai lu dans Le Primidi de l’Ille-et-Vilaine, vient d’arrêter les séquestres. Ah ! ah ! vous trouvez ce gars-là maintenant plus joli homme, n’est-ce pas ? Vos yeux brillent comme deux louis d’or tout neufs.
 
 
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- Pourquoi ne le dirais-je pas ? répondit aigrement le marquis. Je dirai plus, les temps héroïques de la Vendée sont passés...
 
 
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- Voilà encore un de mes débiteurs, dit l’avare à mademoiselle de Verneuil. Je ne parle pas de cinq à six cents malheureux écus qu’il m’a empruntés, mais d’une dette de sang qui, j’espère, s’acquittera. Il ne lui arrivera jamais autant de mal que je lui en souhaite, à ce sacré jésuite ; il avait juré la mort de mon frère, et soulevait le pays contre lui. Pourquoi ? parce que le pauvre homme avait eu peur des nouvelles lois. Après avoir appliqué son oreille à un certain endroit de sa cachette : - Les voilà qui décampent, tous ces brigands-là, dit-il. Ils vont faire encore quelque miracle ! Pourvu qu’ils n’essaient pas de me dire adieu comme la dernière fois, en mettant le feu à la maison.
 
 
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- Ma chère enfant, lui dit le vieillard, vous pouvez partir. Ne regardez pas ainsi autour de vous. Vous n’avez sans doute pas d’argent ? Tenez, voici dix écus ; il y en a de rognés, mais ils passeront. En sortant du jardin, vous trouverez un sentier qui conduit à la ville, ou, comme on dit maintenant, au District. Mais les Chouans sont à Fougères, il n’est pas présumable que vous puissiez y rentrer de sitôt ; ainsi, vous pourrez avoir besoin d’un sûr asile. Retenez bien ce que je vais vous dire, et n’en profitez que dans un extrême danger. Vous Verrez sur le chemin qui mène au Nid-aux-crocs par le val de Gibarry, une ferme où demeure le Grand-Cibot, dit Galope-chopine, entrez-y en disant à sa femme : - bonjour, Bécanière ! et Barbette vous cachera. Si Galope-chopine vous découvrait, ou il vous prendra pour l’esprit, s’il fait nuit ; ou dix écus l’attendriront, s’il fait jour. Adieu ! nos comptes sont soldés. Si vous vouliez, dit-il en montrant par un geste les champs qui entouraient sa maison, tout cela serait à vous !
 
 
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- S’il vous faut de l’argent, lui cria-t-il, je vous en prêterai à cinq ! Oui, à cinq seulement. Ai-je dit cinq ? Elle était partie. - Ça m’a l’air d’être une bonne fille ; cependant, je changerai le secret de ma cheminée. Puis il prit un pain de douze livres, un jambon et rentra dans sa cachette.
 
 
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Cette cabane, garantie des vents du nord par une éminence qui s’élevait au-dessus du toit et à laquelle elle s’appuyait, ne manquait pas de poésie, car des pousses d’ormes, des bruyères et les fleurs du rocher la couronnaient de leurs guirlandes. Un escalier champêtre pratiqué entre le hangar et la maison permettait aux habitants d’aller respirer un air pur sur le haut de cette roche. AÀ gauche de la cabane, l’éminence s’abaissait brusquement, et laissait voir une suite de champs dont le premier dépendait sans doute de cette ferme. Ces champs dessinaient de gracieux bocages séparés par des haies en terre, plantées d’arbres, et dont la première achevait l’enceinte de la cour. Le chemin qui conduisait à ces champs était fermé par un gros tronc d’arbre à moitié pourri, clôture bretonne dont le nom fournira plus tard une digression qui achèvera de caractériser ce pays. Entre l’escalier creusé dans les schistes et le sentier fermé par ce gros arbre, devant le marais et sous cette roche pendante, quelques pierres de granit grossièrement taillées, superposées les unes aux autres, formaient les quatre angles de cette chaumière, et maintenaient le mauvais pisé, les planches et les cailloux dont étaient bâties les murailles. Une moitié du toit couverte de genêt en guise de paille, et l’autre en bardeau, espèce de merrain taillé en forme d’ardoise annonçaient deux divisions ; et, en effet, l’une close par une méchante claie servait d’étable, et les maîtres habitaient l’autre. Quoique cette cabane dût au voisinage de la ville quelques améliorations complètement perdues à deux lieues plus loin, elle expliquait bien l’instabilité de la vie à laquelle les guerres et les usages de la Féodalité avaient si fortement subordonné les mœurs du serf, qu’aujourd’hui beaucoup de paysans appellent encore en ces contrées une demeure, le château habité par leurs seigneurs. Enfin, en examinant ces lieux avec un étonnement assez facile à concevoir, mademoiselle de Verneuil remarqua çà et là, dans la fange de la cour, des fragments de granit disposés de manière à tracer vers l’habitation un chemin qui présentait plus d’un danger ; mais en entendant le bruit de la mousqueterie qui se rapprochait sensiblement, elle sauta de pierre en pierre, comme si elle traversait un ruisseau, pour demander un asile. Cette maison était fermée par une de ces portes qui se composent de deux parties séparées, dont l’inférieure est en bois plein et massif, et dont la supérieure est défendue par un volet qui sert de fenêtre. Dans plusieurs boutiques de certaines petites villes en France, on voit le type de cette porte, mais beaucoup plus orné et armé à la partie inférieure d’une sonnette d’alarme ; celle-ci s’ouvrait au moyen d’un loquet de bois digne de l’âge d’or, et la partie supérieure ne se fermait que pendant la nuit, car le jour ne pouvait pénétrer dans la chambre que par cette ouverture. Il existait bien une grossière croisée, mais ces vitres ressemblaient à des fonds de bouteille, et les massives branches de plomb qui les retenaient prenaient tant de place qu’elle semblait plutôt destinée à intercepter qu’à laisser passer la lumière. Quand mademoiselle de Verneuil fit tourner la porte sur ses gonds criards, elle sentit d’effroyables vapeurs alcalines sorties par bouffées de cette chaumière, et vit que les quadrupèdes avaient ruiné à coups de pied le mur intérieur qui les séparait de la chambre. Ainsi l’intérieur de la ferme, car c’était une ferme, n’en démentait pas l’extérieur. Mademoiselle de Verneuil se demandait s’il était possible que des êtres humains vécussent dans cette fange organisée, quand un petit gars en haillons et qui paraissait avoir huit ou neuf ans, lui présenta tout à coup sa figure fraîche, blanche et rose, des joues bouffies, des yeux vifs, des dents d’ivoire et une chevelure blonde qui tombait par écheveaux sur ses épaules demi-nues ; ses membres étaient vigoureux, et son attitude avait cette grâce d’étonnement, cette naïveté sauvage qui agrandit les yeux des enfants. Ce petit gars était sublime de beauté.
 
 
- Où est ta mère ? dit Marie d’une voix douce et en se baissant pour lui baiser les yeux.
 
 
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- Où allez-vous me mettre ? car voici les Chouans...
 
 
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- La vieille, où peut-on se cacher ici ? je suis le comte de Bauvan.
 
 
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- Ne vois-tu pas les Bleus ? s’écriait aigrement Barbette. Viens-tu ici, petit méchant gars, ou je vais à toi ! Veux-tu donc attraper des coups de fusil. Allons, sauve-toi vivement.
 
 
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- La route jusqu’à Fougères est-elle libre maintenant ?
 
 
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- Eh ! bien, commandant, où est mon captif ?
 
 
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- Eh ! bien, quoi ? je vous entends. Allez, le comte ne vous échappera point. Tôt ou tard, ce gros papillon-là viendra se brûler à vos feux de peloton.
 
 
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- Et qui sait, pensait-il, si une couronne de comte à prendre ne lui plaira pas mieux qu’une couronne de marquis perdue ? Montauran est sec comme un clou, et moi... Il se regarda d’un air satisfait. Or, le moins qui puisse m’arriver est de sauver ma tête.
 
 
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- En disant quoi ?
 
 
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- Maintenant je pourrais vous laisser aller au supplice, reprit-elle sans paraître émue de l’accusation consciencieuse du comte, qui resta stupéfait de l’insouciance apparente ou feinte qu’elle montrait pour ce reproche. Mais, reprit-elle en riant, écartez pour toujours la sinistre image de ces morceaux de plomb, car vous ne m’avez pas plus offensée que cet ami de qui vous voulez que j’aie été... fi donc ! Ecoutez monsieur le comte, n’êtes-vous pas venu chez mon père, le duc de Verneuil ? Eh ! bien ?
 
 
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- Certaines personnes ne sont-elles pas trop haut situées pour que l’insulte les atteigne ? monsieur le comte, je suis du nombre.
 
 
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- Et après ? demanda le commandant en ayant l’air de réclamer le prisonnier.
 
 
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- Me feriez-vous repentir de ma confiance ? dit-elle en se reculant de quelques pas.
 
 
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- Quittons ce langage-là, reprit-elle, et parlons sérieusement. Vous donnez un bal à Saint-James. J’ai entendu dire que vous aviez établi là vos magasins, vos arsenaux et le siège de votre gouvernement. AÀ quand le bal ?
 
 
- AÀ demain soir.
 
 
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- Que demanderez-vous pour la carabine ? dit le comte en riant.
 
 
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- Quoi ?
 
 
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- Vous y serez sous ma protection, répondit le comte avec orgueil. Mais viendrez-vous donc à Saint-James pour Montauran ? demanda-t-il d’un air triste. - Vous voulez être plus instruit que je ne le suis, dit-elle en riant. Maintenant, sortez, ajouta-t-elle après une pause. Je vais vous conduire moi-même hors de la ville, car vous vous faites ici une guerre de cannibales.
 
 
- Vous vous intéressez donc un peu à moi ? s’écria le comte. Ah ! mademoiselle, permettez-moi d’espérer que vous ne serez pas insensible à mon amitié ; car il faut se contenter de ce sentiment, n’est-ce pas ? ajouta-t-il d’un air de fatuité.
 
 
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- Mais, dit Corentin en interrompant, il y a cinq lieues, voulez-vous que je vous y accompagne ?
 
 
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- Rester, s’écria Francine. Et qui vous habillerait ?
 
 
- Où as-tu mis le gant que je t’ai rendu ce matin ?
 
 
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Avec cette sagacité féminine qui embrasse les plus petits détails, elle pensait à tout. Pendant que Francine achevait les préparatifs de son inconcevable départ, elle se mit à essayer de contrefaire le cri de la chouette, et parvint à imiter le signal de Marche-à-terre de manière à pouvoir faire illusion. AÀ l’heure de minuit, elle sortit par la porte Saint-Léonard, gagna le petit sentier du Nid-aux-crocs, et s’aventura suivie de Francine à travers le val de Gibarry, en allant d’un pas ferme, car elle était animée par cette volonté forte qui donne à la démarche et au corps je ne sais quel caractère de puissance. Sortir d’un bal de manière à éviter un rhume, est pour les femmes une affaire importante ; mais qu’elles aient une passion dans le cœur, leur corps devient de bronze. Cette entreprise aurait longtemps flotté dans l’âme d’un homme audacieux ; et à peine avait-elle souri à mademoiselle de Verneuil que les dangers devenaient pour elle autant d’attraits.
 
 
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On ne sait si le besoin d’éviter les contestations a, plus que l’usage si favorable à la paresse d’enfermer les bestiaux sans les garder, conseillé de construire ces clôtures formidables dont les permanents obstacles rendent le pays imprenable, et la guerre des masses impossible. Quand on a, pas à pas, analysé cette disposition du terrain, alors se révèle l’insuccès nécessaire d’une lutte entre des troupes régulières et des partisans ; car cinq cents hommes peuvent défier les troupes d’un royaume. Là était tout le secret de la guerre des Chouans. Mademoiselle de Verneuil comprit alors la nécessité où se trouvait la République d’étouffer la discorde plutôt par des moyens de police et de diplomatie, que par l’inutile emploi de la force militaire. Que faire en effet contre des gens assez habiles pour mépriser la possession des villes et s’assurer celle de ces campagnes à fortifications indestructibles. Comment ne pas négocier lorsque toute la force de ces paysans aveuglés résidait dans un chef habile et entreprenant ? Elle admira le génie du ministre qui devinait du fond d’un cabinet le secret de la paix. Elle crut entrevoir les considérations qui agissent sur les hommes assez puissants pour voir tout un empire d’un regard, et dont les actions, criminelles aux yeux de la foule, ne sont que les jeux d’une pensée immense. Il y a chez ces âmes terribles, on ne sait quel partage entre le pouvoir de la fatalité et celui du destin, on ne sait quelle prescience dont les signes les élèvent tout à coup ; la foule les cherche un moment parmi elle, elle lève les yeux et les voit planant. Ces pensées semblaient justifier et même ennoblir les désirs de vengeance formés par mademoiselle de Verneuil ; puis, ce travail de son âme et ses espérances lui communiquaient assez d’énergie pour lui faire supporter les étranges fatigues de son voyage. Au bout de chaque héritage, Galope-chopine était forcé de faire descendre les deux voyageuses pour les aider à gravir les passages difficiles, et lorsque les rotes cessaient, elles étaient obligées de reprendre leurs montures et de se hasarder dans ces chemins fangeux qui se ressentaient de l’approche de l’hiver. La combinaison de ces grands arbres, des chemins creux et des clôtures, entretenait dans les bas-fonds une humidité qui souvent enveloppait les trois voyageurs d’un manteau de glace. Après de pénibles fatigues, ils atteignirent, au lever du soleil, les bois de Marignay. Le voyage devint alors moins difficile dans le large sentier de la forêt. La voûte formée par les branches, l’épaisseur des arbres, mirent les voyageurs à l’abri de l’inclémence du ciel, et les difficultés multipliées quels avaient eu à surmonter d’abord ne se représentèrent plus.
 
 
AÀ peine avaient-ils fait une lieue environ à travers ces bois, qu’ils entendirent dans le lointain un murmure confus de voix et le bruit d’une sonnette dont les sons argentins n’avaient pas cette monotonie que leur imprime la marche des bestiaux. Tout en cheminant, Galope-chopine écouta cette mélodie avec beaucoup d’attention, bientôt une bouffée de vent lui apporta quelques mots psalmodiés dont l’harmonie parut agir fortement sur lui, car il dirigea les montures fatiguées dans un sentier qui devait écarter les voyageurs du chemin de Saint-James, et il fit la sourde oreille aux représentations de mademoiselle de Verneuil, dont les appréhensions s’accrurent en raison de la sombre disposition des lieux. AÀ droite et à gauche, d’énormes rochers de granit, posés les uns sur les autres, offraient de bizarres configurations. AÀ travers ces blocs, d’immenses racines semblables à de gros serpents se glissaient pour aller chercher au loin les sucs nourriciers de quelques hêtres séculaires. Les deux côtés de la route ressemblaient à ces grottes souterraines, célèbres par leurs stalactites. D’énormes festons de pierre où la sombre verdure du houx et des fougères s’alliait aux taches verdâtres ou blanchâtres des mousses, cachaient des précipices et l’entrée de quelques profondes cavernes. Quand les trois voyageurs eurent fait quelques pas dans un étroit sentier, le plus étonnant des spectacles vint tout à coup s’offrir aux regards de mademoiselle de Verneuil, et lui fit concevoir l’obstination de Galope-chopine.
 
 
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AÀ l’arrivée de mademoiselle de Verneuil, l’évangile s’achevait. Elle reconnut en l’officiant, non sans quelque effroi, l’abbé Gudin, et se déroba précipitamment à ses regards en profitant d’un immense fragment de granit qui lui fit une cachette où elle attira vivement Francine ; mais elle essaya vainement d’arracher Galope-chopine de la place qu’il avait choisie pour participer aux bienfaits de cette cérémonie. Elle espéra pouvoir échapper au danger qui la menaçait en remarquant que la nature du terrain lui permettrait de se retirer avant tous les assistants. AÀ la faveur d’une large fissure du rocher, elle vit l’abbé Gudin, montant sur un quartier de granit qui lui servit de chaire, et il y commença son prône en ces termes : In nomine Patris et Filii, et Spiritus Sancti.
 
 
AÀ ces mots, les assistants firent tous et pieusement le signe de la croix.
 
 
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- Ces défenseurs de Dieu, chrétiens, vous ont donné l’exemple du devoir, dit-il. N’êtes-vous pas honteux de ce qu’on peut dire de vous dans le paradis ? Sans ces bienheureux qui ont dû y être reçus à bras ouverts par tous les saints, Notre-Seigneur pourrait croire que votre paroisse est habitée par des Mahumétisches ! ... Savez-vous, mes gars, ce qu’on dit de vous dans la Bretagne, et chez le roi ? ... Vous ne le savez point, n’est-ce pas ? Je vais vous le dire - " Comment, les Bleus ont renversé les autels, ils ont tué les recteurs, ils ont assassiné le roi et la reine, ils veulent prendre tous les paroissiens de Bretagne pour en faire des Bleus comme eux et les envoyer se battre hors de leurs paroisses, dans des pays bien éloignés où l’on court le risque de mourir sans confession et d’aller ainsi pour l’éternité dans l’enfer, et les gars de Marignay, à qui l’on a brûlé leur église, sont restés les bras ballants ? Oh ! oh ! Cette République de damnés a vendu à l’encan les biens de Dieu et ceux des seigneurs, elle en a partagé le prix entre ses Bleus ; puis, pour se nourrir d’argent comme elle se nourrit de sang, elle vient de décréter de prendre trois livres sur les écus de six francs, comme elle veut emmener trois hommes sur six, et les gars de Marignay n’ont pas pris leurs fusils pour chasser les Bleus de Bretagne ? Ah ! ah ! ... le paradis leur sera refusé, et ils ne pourront jamais faire leur salut ! " Voilà ce qu’on dit de vous. C’est donc de votre salut, chrétiens, qu’il s’agit. C’est votre âme que vous sauverez en combattant pour la religion et pour le roi. Sainte Anne d’Auray elle-même m’est apparue avant-hier à deux heures et demie. Elle m’a dit comme je vous le dis : " Tu es un prêtre de Marignay ? - Oui, madame, prêt à vous servir. - Eh ! bien, je suis sainte Anne d’Auray, tante de Dieu, à la mode de Bretagne. Je suis toujours à Auray et encore ici, parce que je suis venue pour que tu dises aux gars de Marignay qu’il n’y a pas de salut à espérer pour eux s’ils ne s’arment pas. Aussi, leur refuseras-tu l’absolution de leurs péché, à moins qu’ils ne servent Dieu. Tu béniras leurs fusils, et les gars qui seront sans péché ne manqueront pas les Bleus, parce que leurs fusils sont consacrés ! ... " Elle a disparu en laissant sous le chêne de la Patte-d’oie, une odeur d’encens. J’ai marqué l’endroit. Une belle vierge de bois y a été placée par M. le recteur de Saint-James. Or, la mère de Pierre Leroi dit Marche-à-terre, étant venue prier le soir, a été guérie de ses douleurs, a cause des bonnes œuvres de son fils. La voilà au milieu de vous et vous la verrez de vos yeux marchant toute seule. C’est un miracle fait, comme la résurrection du bienheureux Marie Lambrequin, pour vous prouver que Dieu n’abandonnera jamais la cause des Bretons quand ils combattront pour ses serviteurs et pour le roi. Ainsi, mes chers frères, si vous voulez faire votre salut et vous montrer les défenseurs du Roi notre seigneur, vous devez obéir à tout ce que vous commandera celui que le roi a envoyé et que nous nommons le Gars. Alors vous ne serez plus comme des Mahumétisches, et vous vous trouverez avec tous les gars de toute la Bretagne, sous la bannière de Dieu. Vous pourrez reprendre dans les poches des Bleus tout l’argent qu’ils auront volé ; car, si pendant que vous faites la guerre vos champs ne sont pas semés, le Seigneur et le Roi vous abandonnent les dépouilles de leurs ennemis. Voulez-vous, chrétiens, qu’il soit dit que les gars de Marignay sont en arrière des gars du Morbihan, les gars de Saint-Georges, de ceux de Vitré, d’Antrain, qui tous sont au service de Dieu et du Roi ? Leur laisserez-vous tout prendre ? Resterez-vous comme des hérétiques, les bras croisés, quand tant de Bretons font leur salut et sauvent leur Roi ? - Vous abandonnerez tout pour moi ! a dit l’Evangile. N’avons-nous pas déjà abandonné les dîmes, nous autres ! Abandonnez donc tout pour faire cette guerre sainte ! Vous serez comme les Macchabées. Enfin tout vous sera pardonné. Vous trouverez au milieu de vous les recteurs et leurs curés, et vous triompherez ! Faites attention à ceci, chrétiens, dit-il en terminant, pour aujourd’hui seulement nous avons le pouvoir de bénir vos fusils. Ceux qui ne profiteront pas de cette faveur, ne retrouveront plus la sainte d’Auray aussi miséricordieuse, et elle ne les écouterait plus comme elle l’a fait dans la guerre précédente.
 
 
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- Francine ! lui dit-elle à voix basse, tu as donc peur d’être une Mahumétische ?
 
 
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Vers le coucher du soleil, les trois voyageurs arrivèrent à Saint-James, petite ville qui doit son nom aux Anglais, par lesquels elle fut bâtie au XIVème siècle, pendant leur domination en Bretagne. Avant d’y entrer, mademoiselle de Verneuil fut témoin d’une étrange scène de guerre à laquelle elle ne donna pas beaucoup d’attention, elle craignit d’être reconnue par quelques-uns de ses ennemis, et cette peur lui fit hâter sa marche. Cinq à six mille paysans étaient campés dans un champ. Leurs costumes, assez semblables à ceux des réquisitionnaires de La Pellerine excluaient toute idée de guerre. Cette tumultueuse réunion d’hommes ressemblait à celle d’une grande foire. Il fallait même quelque attention pour découvrir que ces Bretons étaient armés, car leurs peaux de bique si diversement façonnées cachaient presque leurs fusils, et l’arme la plus visible était la faux par laquelle quelques-uns remplaçaient les fusils qu’on devait leur distribuer. Les uns buvaient et mangeaient, les autres se battaient ou se disputaient à haute voix ; mais la plupart dormaient couchés par terre. Il n’y avait aucune apparence d’ordre et de discipline. Un officier, portant un uniforme rouge, attira l’attention de mademoiselle de Verneuil, elle le supposa devoir être au service d’Angleterre. Plus loin, deux autres officiers paraissaient vouloir apprendre à quelques Chouans, plus intelligents que les autres, à manœuvrer deux pièces de canon qui semblaient former toute l’artillerie de la future armée royaliste. Des hurlements accueillirent l’arrivée des gars de Marignay qui furent reconnus à leur bannière. AÀ la faveur du mouvement que cette troupe et les recteurs excitèrent dans le camp, mademoiselle de Verneuil put le traverser sans danger et s’introduisit dans la ville. Elle atteignit une auberge de peu d’apparence et qui n’était pas très éloignée de la maison où se donnait le bal. La ville était envahie par tant de monde, qu’après toutes les peines imaginables, elle n’obtint qu’une mauvaise petite chambre. Lorsqu’elle y fut installée, et que Galope-chopine eut remis à Francine les cartons qui contenaient la toilette de sa maîtresse, il resta debout dans une attitude d’attente et d’irrésolution indescriptible. En tout autre moment, mademoiselle de Verneuil se serait amusée à voir ce qu’est un paysan breton sorti de sa paroisse ; mais elle rompit le charme en tirant de sa bourse quatre écus de six francs qu’elle lui présenta.
 
 
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- N’as-tu pas ton protecteur ? dit mademoiselle de Verneuil en sifflant sourdement d’une manière moqueuse à la manière de Marche-à-terre, de qui elle essaya de contrefaire l’attitude.
 
 
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- Mais où est le vôtre ? demanda-t-elle.
 
 
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Mademoiselle de Verneuil était occupée à contourner les branches de houx qu’elle avait cueillies, et disait : - Je ne sais pas si ce houx sera bien joli dans les cheveux. Un visage aussi éclatant que le mien peut seul supporter une si sombre coiffure, qu’en dis-tu, Francine ?
 
 
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- Reconnaissez-vous celle du bon sens ? lui demanda froidement le marquis.
 
 
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- Qu’y a-t-il donc, messieurs ? dit le jeune chef en examinant tous les visages.
 
 
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- Les violons sont-ils venus ? demanda le marquis à madame du Gua avec un accent moqueur.
 
 
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- Non, monsieur le marquis, Charette m’a nommé colonel. Le grade dont je parle ne pouvant pas m’être contesté, je ne plaide point en ce moment pour moi, mais pour tous mes intrépides frères d’armes dont les services ont besoin d’être constatés. Votre signature et vos promesses leur suffiront aujourd’hui, et, dit-il tout bas, j’avoue qu’ils se contentent de peu de chose. Mais, reprit-il en haussant la voix, quand le soleil se lèvera dans le château de Versailles pour éclairer les jours heureux de la monarchie, alors les fidèles qui auront aidé le Roi à conquérir la France, en France, pourront-ils facilement obtenir des grâces pour leurs familles, des pensions pour les veuves, et la restitution des biens qu’on leur a si mal à propos confisqués. J’en doute. Aussi, monsieur le marquis, les preuves des services rendus ne seront-ils pas alors inutiles. Je ne me défierai jamais du Roi, mais bien de ces cormorans de ministres et de courtisans qui lui corneront aux oreilles des considérations sur le bien public, l’honneur de la France, les intérêts de la couronne, et mille autres billevesées. Puis l’on se moquera d’un loyal Vendéen ou d’un brave Chouan, parce qu’il sera vieux, et que la brette qu’il aura tirée pour la bonne cause lui battra dans des jambes amaigries par les souffrances... Trouvez-vous que nous ayons tort ?
 
 
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- Eh ! bien, baron, dit le marquis à monsieur du Guénic, vous ne voulez donc rien ?
 
 
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- Eh ! messieurs, dit l’abbé Gudin d’une voix tonnante, songez donc que si vous êtes si empressés, vous gâterez tout au jour de la victoire. Le Roi ne sera-t-il pas obligé de faire des concessions aux révolutionnaires ?
 
 
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- Et toi, lui dit-il, que demandes-tu ?
 
 
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- Mais toi ?
 
 
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Un mouvement de satisfaction éclata dans l’assemblée. Les Chouans s’avancèrent vers le marquis, en décrivant autour de lui un cercle respectueux. Tous les yeux étaient attachés sur la signature du Roi. Le jeune chef, qui se tenait debout devant la cheminée, jeta les lettres dans le feu, où elles furent consumées en un clin d’oeild’œil.
 
 
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- Pourquoi donc avoir tiré sur elle avec tant d’adresse ?
 
 
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- De quoi riez-vous donc ? demanda le comte de Bauvan.
 
 
- D’une bulle de savon qui s’évapore ! répondit madame du Gua joyeuse. Le marquis, s’il faut l’en croire, s’étonne aujourd’hui d’avoir senti son cœur battre un instant pour cette fille qui se disait mademoiselle de Verneuil. Vous savez ?
 
 
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- Monsieur le comte, dit le marquis d’une voix profondément altérée, laquelle de vos deux paroles croire, celle de la Vivetière ou celle de Saint-James ?
 
 
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- Mais c’est une magie, mademoiselle ! Il n’y a que vous au monde pour surprendre ainsi les gens. Comment, venir toute seule ? disait madame du Gua.
 
 
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- Que venez-vous donc chercher ici ? dit vivement madame du Gua.
 
 
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- Voyez, je suis honteuse pour elle de la perfection de sa danse. Ne trouvez-vous pas qu’elle a tout à fait l’air d’une fille d’Opéra ? répliqua la dame jalouse.
 
 
- Croyez-vous qu’elle vienne ici pour traiter au nom du premier Consul ? demandait une troisième dame.
 
 
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- Sommes-nous tous compris dans cette amnistie ? lui demanda le marquis.
 
 
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- Eh ! bien, il est donc parti ? demanda mademoiselle de Verneuil en revenant à sa place.
 
 
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Et, d’un geste de tête, elle désigna au comte le salon voisin où se trouvaient quelques joueurs. Le marquis y suivit sa maîtresse, dont les paroles avaient été devinées au seul mouvement des lèvres. Il osa espérer qu’elle ne s’éloignait de la foule que pour le revoir, et cette faveur supposée rendit à sa passion une violence inconnue ; car son amour avait grandi de toutes les résistances qu’il croyait devoir lui opposer depuis quelques jours. Mademoiselle de Verneuil se plut à tourmenter le jeune chef, son regard, si doux, si velouté pour le comte, devenait sec et sombre quand par hasard il rencontrait les yeux du marquis. Montauran parut faire un effort pénible, et dit d’une voix sourde : - Ne me pardonnerez-vous donc pas ?
 
 
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- Et ces circonstances suffisaient pour éteindre votre amour ?
 
 
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- Et par quel sentiment avez-vous donc été amenée ici ?
 
 
- Mais, mon cher enfant, vous êtes un bien grand fat. Vous croyez donc pouvoir impunément mépriser une femme comme moi ? - Je venais et pour vous et pour moi, reprit-elle après une pause en mettant la main sur la touffe de rubis qui se trouvait au milieu de sa poitrine, et lui montrant la lame de son poignard.
 
 
- Qu’est-ce que tout cela signifie ? pensait madame du Gua.
 
 
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- Vous m’aimez donc encore ? dit le marquis.
 
 
- Ai-je dit cela ? répondit-elle d’un air moqueur en suivant avec joie les progrès de l’affreuse torture que dès son arrivée elle avait commencé à faire subir au marquis. N’ai-je pas dû faire des sacrifices pour venir ici ! J’ai sauvé M. de Bauvan de la mort, et, plus reconnaissant, il m’a offert, en échange de ma protection, sa fortune et son nom. Vous n’avez jamais eu cette pensée.
 
 
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- Ha ! ... vous réfléchissez ? reprit-elle avec un sourire amer.
 
 
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- Ne m’y avez-vous pas jetée depuis cinq jours ? En ce moment même, ne me laissez-vous pas dans la plus cruelle incertitude sur la sincérité de votre amour ?
 
 
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- Oh ! mon amour, s’écria-t-elle d’une voix étouffée, voici les paroles, l’accent et le regard que j’attendais, pour préférer ton bonheur au mien ! Mais, monsieur, reprit-elle, je vous demande une dernière preuve de votre affection, que vous dites si grande. Je ne veux rester ici que le temps nécessaire pour y bien faire savoir que vous êtes à moi. Je ne prendrais même pas un verre d’eau dans la maison où demeure une femme qui deux fois a tenté de me tuer, qui complote peut-être encore quelque trahison contre nous, et qui dans ce moment nous écoute, ajouta-t-elle en montrant du doigt au marquis les plis flottants de la robe de madame du Gua. Puis, elle essuya ses larmes, se pencha jusqu’à l’oreille du jeune chef qui tressaillit en se sentant caresser par la douce moiteur de son haleine. - Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vous me reconduirez à Fougères, et là seulement vous saurez bien si je vous aime ! Pour la seconde fois, je me fie à vous. Vous fierez-vous une seconde fois à moi ?
 
 
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Ils revinrent ensemble dans la salle de bal, et quoique mademoiselle de Verneuil fût aussi complètement flattée dans son cœur et dans sa vanité que puisse l’être une femme, l’impénétrable douceur de ses yeux, le fin sourire de ses lèvres, la rapidité des mouvements d’une danse animée, gardèrent le secret de ses pensées, comme la mer celui du criminel qui lui confie un pesant cadavre. Néanmoins l’assemblée laissa échapper un murmure d’admiration quand elle se roula dans les bras de son amant pour valser, et que, l’oeill’œil sous le sien, tous deux voluptueusement entrelacés, les yeux mourants, la tête lourde, ils tournoyèrent en se serrant l’un l’autre avec une sorte de frénésie, et révélant ainsi tous les plaisirs qu’ils espéraient d’une plus intime union.
 
 
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Quelques moments après cette scène, mademoiselle de Verneuil et le marquis étaient au fond d’une berline attelée de quatre chevaux vigoureux. Surprise de voir ces deux prétendus ennemis les mains entrelacées et de les trouver en si bon accord, Francine restait muette, sans oser se demander si, chez sa maîtresse, c’était de la perfidie ou de l’amour. Grâce au silence et à l’obscurité de la nuit, le marquis ne put remarquer l’agitation de mademoiselle de Verneuil à mesure qu’elle approchait de Fougères. Les faibles teintes du crépuscule permirent d’apercevoir dans le lointain le clocher de Saint-Léonard. En ce moment Marie se dit : - Je vais mourir ! AÀ la première montagne, les deux amants eurent à la fois la même pensée, ils descendirent de voiture et gravirent à pied la colline, comme en souvenir de leur première rencontre. Lorsque Marie eut pris le bras du marquis et fait quelques pas, elle remercia le jeune homme par un sourire, de ce qu’il avait respecté son silence ; puis, en arrivant sur le sommet du plateau, d’où l’on découvrait Fougères, elle sortit tout à fait de sa rêverie.
 
 
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Montauran lui marqua quelque surprise, elle sourit tristement, lui montra du doigt un quartier de roche, comme pour lui ordonner de s’asseoir, et resta debout dans une attitude de mélancolie. Les déchirantes émotions de son âme ne lui permettaient plus de déployer ces artifices qu’elle avait prodigués. En ce moment, elle se serait agenouillée sur des charbons ardents, sans les plus sentir que le marquis n’avait senti le tison dont il s’était saisi pour attester la violence de sa passion. Ce fut après avoir contemplé son amant par un regard empreint de la plus profonde douleur, qu’elle lui dit ces affreuses paroles : - Tout ce que vous avez soupçonné de moi est vrai ! Le marquis laissa échapper un geste. - Ah ! par grâce, dit-elle en joignant les mains, écoutez-moi sans m’interrompre. - Je suis réellement, reprit-elle d’une voix émue, la fille du duc de Verneuil, mais sa fille naturelle. Ma mère, une demoiselle de Casteran, qui s’est faite religieuse pour échapper aux tortures qu’on lui préparait dans sa famille, expia sa faute par quinze années de larmes et mourut à Sées. AÀ son lit de mort seulement, cette chère abbesse implora pour moi l’homme qui l’avait abandonnée, car elle me savait sans amis, sans fortune, sans avenir... Cet homme, toujours présent sous le toit de la mère de Francine, aux soins de qui je fus remise, avait oublié son enfant. Néanmoins le duc m’accueillit avec plaisir, et me reconnut parce que j’étais belle, et que peut-être il se revoyait jeune en moi. C’était un de ces seigneurs qui, sous le règne précédent, mirent leur gloire à montrer comment on pouvait se faire pardonner un crime en le commettant avec grâce. Je n’ajouterai rien, il fut mon père ! Cependant laissez-moi vous expliquer comment mon séjour à Paris a dû me gâter l’âme. La société du duc de Verneuil et celle où il m’introduisit étaient engouées de cette philosophie moqueuse dont s’enthousiasmait la France, parce qu’on l’y professait partout avec esprit. Les brillantes conversations qui flattèrent mon oreille se recommandaient par la finesse des aperçus, ou par un mépris spirituellement formulé pour ce qui était religieux et vrai. Les hommes, en se moquant des sentiments, les peignaient d’autant mieux qu’ils ne les éprouvaient pas ; et ils séduisaient autant par leurs expressions épigrammatiques que par la bonhomie avec laquelle ils savaient mettre toute une aventure dans un mot ; mais souvent ils péchaient par trop d’esprit, et fatiguaient les femmes en faisant de l’amour un art plutôt qu’une affaire de cœur. J’ai faiblement résisté à ce torrent. Cependant mon âme, pardonnez-moi cet orgueil, était assez passionnée pour sentir que l’esprit avait desséché tous les cœurs ; mais la vie que j’ai menée alors a eu pour résultat d’établir une lutte perpétuelle entre mes sentiments naturels et les habitudes vicieuses que j’y ai contractées. Quelques gens supérieurs s’étaient plu à développer en moi cette liberté de pensée, ce mépris de l’opinion publique qui ravissent à la femme une certaine modestie d’âme sans laquelle elle perd son charme. Hélas ! le malheur n’a pas eu le pouvoir de détruire les défauts que me donna l’opulence. - Mon père, poursuivit-elle après avoir laissé échapper un soupir, le duc de Verneuil, mourut après m’avoir reconnue et avantagée par un testament qui diminuait considérablement la fortune de mon frère, son fils légitime. Je me trouvai un matin sans asile ni protecteur. Mon frère attaquait le testament qui me faisait riche. Trois années passées auprès d’une famille opulente avaient développé ma vanité. En satisfaisant à toutes mes fantaisies, mon père m’avait créé des besoins de luxe, des habitudes desquelles mon âme encore jeune et naïve ne s’expliquait ni les dangers ni la tyrannie. Un ami de mon père, le maréchal duc de Lenoncourt, âgé de soixante-dix ans, s’offrit à me servir de tuteur. J’acceptai ; je me retrouvai, quelques jours après le commencement de cet odieux procès, dans une maison brillante où je jouissais de tous les avantages que la cruauté d’un frère me refusait sur le cercueil de notre père. Tous les soirs, le vieux maréchal venait passer auprès de moi quelques heures, pendant lesquelles ce vieillard ne me faisait entendre que des paroles douces et consolantes. Ses cheveux blancs, et toutes les preuves touchantes qu’il me donnait d’une tendresse paternelle, m’engageaient à reporter sur son cœur les sentiments du mien, et je me plus à me croire sa fille. J’acceptais les parures qu’il m’offrait, et je ne lui cachais aucun de mes caprices, en le voyant si heureux de les satisfaire. Un soir, j’appris que tout Paris me croyait la maîtresse de ce pauvre vieillard. On me prouva qu’il était hors de mon pouvoir de reconquérir une innocence de laquelle chacun me dépouillait gratuitement. L’homme qui avait abusé de mon inexpérience ne pouvait pas être un amant, et ne voulait pas être mon mari. Dans la semaine où je fis cette horrible découverte, la veille du jour fixé pour mon union avec celui de qui je sus exiger le nom, seule réparation qu’il me pût offrir, il partit pour Coblentz. Je fus honteusement chassée de la petite maison où le maréchal m’avait mise, et qui ne lui appartenait pas. Jusqu’à présent, je vous ai dit la vérité comme si j’étais devant Dieu ; mais maintenant, ne demandez pas à une infortunée le compte des souffrances ensevelies dans sa mémoire. Un jour, monsieur, je me trouvai mariée à Danton. Quelques jours plus tard, l’ouragan renversait le chêne immense autour duquel j’avais tourné mes bras. En me revoyant plongée dans la plus profonde misère, je résolus cette fois de mourir. Je ne sais si l’amour de la vie, si l’espoir de fatiguer le malheur et de trouver au fond de cet abîme sans fin un bonheur qui me fuyait, furent à mon insu mes conseillers, ou si je fus séduite par les raisonnements d’un jeune homme de Vendôme qui, depuis deux ans, s’est attaché à moi comme un serpent à un arbre, en croyant sans doute qu’un extrême malheur peut me donner à lui ; enfin j’ignore comment j’ai accepté l’odieuse mission d’aller, pour trois cent mille francs, me faire aimer d’un inconnu que je devais livrer. Je vous ai vu, monsieur, et vous ai reconnu tout d’abord par un de ces pressentiments qui ne nous trompent jamais ; cependant je me plaisais à douter, car plus je vous aimais, plus la certitude m’était affreuse. En vous sauvant des mains du commandant Hulot, j’abjurai donc mon rôle, et résolus de tromper les bourreaux au lieu de tromper leur victime. J’ai eu tort de me jouer ainsi des hommes, de leur vie, de leur politique et de moi-même avec l’insouciance d’une fille qui ne voit que des sentiments dans le monde. Je me suis crue aimée, et me suis laissée aller à l’espoir de recommencer ma vie ; mais tout, et jusqu’à moi-même peut-être, a trahi mes désordres passés, car vous avez dû vous défier d’une femme aussi passionnée que je le suis. Hélas ! qui n’excuserait pas et mon amour et ma dissimulation ? Oui, monsieur, il me sembla que j’avais fait un pénible sommeil, et qu’en me réveillant je me retrouvais à seize ans. N’étais-je pas dans Alençon, où mon enfance me livrait ses chastes et purs souvenirs ? J’ai eu la folle simplicité de croire que l’amour me donnerait un baptême d’innocence. Pendant un moment j’ai pensé que j’étais vierge encore puisque je n’avais pas encore aimé. Mais hier au soir, votre passion m’a paru vraie, et une voix m’a crié : Pourquoi le tromper ? - Sachez-le donc, monsieur le marquis, reprit-elle d’une voix gutturale qui sollicitait une réprobation avec fierté, sachez-le bien, je ne suis qu’une créature déshonorée, indigne de vous. Dès ce moment, je reprends mon rôle de fille perdue, fatiguée que je suis de jouer celui d’une femme que vous aviez rendue à toutes les saintetés du cœur. La vertu me pèse. Je vous mépriserais si vous aviez la faiblesse de m’épouser. C’est une sottise que peut faire un comte de Bauvan ; mais vous, monsieur, soyez digne de votre avenir et quittez-moi sans regret. La courtisane, voyez-vous, serait trop exigeante, elle vous aimerait tout autrement que la jeune enfant simple et naïve qui s’est senti au cœur pendant un moment la délicieuse espérance de pouvoir être votre compagne, de vous rendre toujours heureux, de vous faire honneur, de devenir une noble, une grande épouse, et qui a puisé dans ce sentiment le courage de ranimer sa mauvaise nature de vice et d’infamie, afin de mettre entre elle et vous une éternelle barrière. Je vous sacrifie honneur et fortune. L’orgueil que me donne ce sacrifice me soutiendra dans ma misère, et le destin peut disposer de mon sort à son gré. Je ne vous livrerai jamais. Je retourne à Paris. Là, votre nom sera pour moi tout un autre moi-même, et la magnifique valeur que vous saurez lui imprimer me consolera de tous mes chagrins. Quant à vous, vous êtes homme, vous m’oublierez. Adieu.
 
 
Elle s’élança dans la direction des vallées de Saint-Sulpice, et disparut avant que le marquis se fût levé pour la retenir ; mais elle revint sur ses pas, profita des cavités d’une roche pour se cacher, leva la tête, examina le marquis avec une curiosité mêlée de doute, et le vit marchant sans savoir où il allait, comme un homme accablé. - Serait-ce donc une tête faible ? ... se dit-elle lorsqu’il eut disparu et qu’elle se sentit séparée de lui. Me comprendra-t-il ? Elle tressaillit. Puis tout à coup elle se dirigea seule vers Fougères à grands pas, comme si elle eût craint d’être suivie par le marquis dans cette ville où il aurait trouvé la mort. - Eh ! bien, Francine, que t’a-t-il dit ? ... demanda-t-elle à sa fidèle Bretonne lorsqu’elles furent réunies.
 
 
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- Comment donc était-il en t’abordant ?
 
 
- Est-ce qu’il m’a vue ? Oh ! Marie, il t’aime !
 
 
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- Qu’est-il donc arrivé ? demanda négligemment Corentin en jetant à mademoiselle de Verneuil un de ces regards obliques par lesquels ces espèces de diplomates espionnent la pensée.
 
 
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- Eh ! bien, dit-il sans s’émouvoir, pourquoi ne l’avez-vous pas amené jusque chez vous ?
 
 
- S’il m’aimait véritablement, commandant, dit-elle à Hulot en lui jetant un regard plein de malice, m’en voudriez-vous beaucoup de le sauver, en l’emmenant hors de France ?
 
 
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- Vous n’êtes pas en mesure, cher colonel. Je leur ai vu plus de six mille hommes à Saint-James, des troupes régulières, de l’artillerie et des officiers anglais. Mais que deviendraient ces gens-là sans lui ? je pense comme Fouché, sa tête est tout.
 
 
- Eh ! bien, l’aurons-nous ? demanda Corentin impatienté.
 
 
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- Comment ça ? demanda Hulot en reculant pour mieux regarder cet étrange personnage.
 
 
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- Galope-chopine ! s’écria mademoiselle de Verneuil lorsque Francine introduisit le Chouan. - Serais-je donc aimée ? se dit-elle à voix basse.
 
 
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- Ah ! ah ! disait-il à Francine, il y a beurre de Bretagne et beurre de Bretagne. Vous voulez du Gibarry et vous ne donnez que onze sous de la livre ? il ne fallait pas m’envoyer quérir ! C’est de bon beurre ça, dit-il en découvrant son panier pour montrer deux petites mottes de beurre façonnées par Barbette. - Faut être juste, ma bonne dame, allons, mettez un sou de plus.
 
 
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Rien n’avait échappé à Corentin, ni la contraction que le sourire de mademoiselle de Verneuil déguisait mal, ni sa rougeur et le changement de ses traits, ni l’inquiétude du Chouan, ni le geste de Francine, il avait tout aperçu. Convaincu que Galope-chopine était un émissaire du marquis, il l’arrêta par les longs poils de sa peau de chèvre au moment où il sortait, le ramena devant lui, et le regarda fixement en lui disant : - Où demeures-tu, mon cher ami ? J’ai besoin de beurre...
 
 
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- Corentin ! s’écria mademoiselle de Verneuil en interrompant la réponse de Galope-chopine, vous êtes bien hardi de venir chez moi à cette heure, et de me surprendre ainsi ? AÀ peine suis-je habillée... Laissez ce paysan tranquille, il ne comprend pas plus vos ruses que je n’en conçois les motifs. Allez, brave homme !
 
 
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- Marie, dit-il, oui, permettez-moi de vous nommer ainsi. Vous ne me connaissez pas encore ! Ecoutez, un homme moins perspicace que je ne le suis aurait déjà découvert votre amour pour le marquis de Montauran. Je vous ai à plusieurs reprises offert et mon cœur et ma main. Vous ne m’avez pas trouvé digne de vous ; et peut-être avez-vous raison ; mais si vous vous trouvez trop haut placée, trop belle, ou trop grande pour moi, je saurai bien vous faire descendre jusqu’à moi. Mon ambition et mes maximes vous ont donné peu d’estime pour moi ; et, franchement, vous avez tort. Les hommes ne valent que ce que je les estime, presque rien. J’arriverai certes à une haute position dont les honneurs vous flatteront. Qui pourra mieux vous aimer, qui vous laissera plus souverainement maîtresse de lui, si ce n’est l’homme par qui vous êtes aimée depuis cinq ans ? Quoique je risque de vous voir prendre de moi une idée qui me sera défavorable, car vous ne concevez pas qu’on puisse renoncer par excès d’amour à la personne qu’on idolâtre, je vais vous donner la mesure du désintéressement avec lequel je vous adore. N’agitez pas ainsi votre jolie tête. Si le marquis vous aime, épousez-le ; mais auparavant, assurez-vous bien de sa sincérité. Je serai au désespoir de vous savoir trompée, car je préfère votre bonheur au mien. Ma résolution peut vous étonner, mais ne l’attribuez qu’à la prudence d’un homme qui n’est pas assez niais pour vouloir posséder une femme malgré elle. Aussi est-ce moi et non vous que j’accuse de l’inutilité de mes efforts. J’ai espéré vous conquérir à force de soumission et de dévouement, car depuis longtemps, vous le savez, je cherche à vous rendre heureuse suivant mes principes ; mais vous n’avez voulu me récompenser de rien.
 
 
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- Niaiserie, répondit Corentin ; il est mort, oubliez-le. Allons, parlez-moi à cœur ouvert, je vous en donne l’exemple. Ce chef de demi-brigade est plus rusé qu’il ne le paraît, et, si vous vouliez tromper sa surveillance, je ne vous serais pas inutile. Songez qu’il a infesté les vallées de Contre-Chouans et surprendrait bien promptement vos rendez-vous ! En restant ici, sous ses yeux, vous êtes à la merci de sa police. Voyez avec quelle rapidité il a su que ce Chouan était chez vous ! Sa sagacité militaire ne doit-elle pas lui faire comprendre que vos moindres mouvements lui indiqueront ceux du marquis, si vous en êtes aimée ?
 
 
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AÀ cet aveu qui semblait échappé dans un emportement assez naturel à cette créature franche et passionnée, Corentin rougit, car il était encore jeune ; mais il jeta sur elle et à la dérobée un de ces regards perçants qui vont chercher l’âme. La naïveté de mademoiselle de Verneuil était si bien jouée qu’elle trompa l’espion, et il répondit avec une bonhomie factice : - Voulez-vous que je vous accompagne de loin ? j’aurais avec moi des soldats déguisés, et nous serions prêts à vous obéir.
 
 
- J’y consens, dit-elle ; mais promettez-moi, sur votre honneur... Oh ! non, je n’y crois pas ! par votre salut, mais vous ne croyez pas en Dieu ! par votre âme, vous n’en avez peut-être pas. Quelle assurance pouvez-vous donc me donner de votre fidélité ? Et je me fie à vous, cependant, et je remets en vos mains plus que ma vie, ou mon amour ou ma vengeance !
 
 
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Trois heures après cette scène, mademoiselle de Verneuil, qui craignait le retour de Corentin, sortit furtivement par la porte Saint-Léonard, et gagna le petit sentier du Nid-aux-Crocs qui conduisait dans la vallée du Nançon. Elle se crut sauvée en marchant sans témoins à travers le dédale des sentiers qui menaient à la cabane de Galope-chopine où elle allait gaiement, conduite par l’espoir de trouver enfin le bonheur, et par le désir de soustraire son amant au sort qui le menaçait. Pendant ce temps, Corentin était à la recherche du commandant. Il eut de la peine à reconnaître Hulot, en le trouvant sur une petite place où il s’occupait de quelques préparatifs militaires. En effet, le brave vétéran avait fait un sacrifice dont le mérite sera difficilement apprécié. Sa queue et ses moustaches étaient coupées, et ses cheveux, soumis au régime ecclésiastique, avaient un oeilœil de poudre. Chaussé de gros souliers ferrés, ayant troqué son vieil uniforme bleu et son épée contre une peau de bique, armé d’une ceinture de pistolets et d’une lourde carabine, il passait en revue deux cents habitants de Fougères, dont les costumes auraient pu tromper l’oeill’œil du Chouan le plus exercé. L’esprit belliqueux de cette petite ville et le caractère breton se déployaient dans cette scène, qui n’était pas nouvelle. Çà et là, quelques mères, quelques sœurs, apportaient à leurs fils, à leurs frères, une gourde d’eau-de-vie ou des pistolets oubliés. Plusieurs vieillards s’enquéraient du nombre et de la bonté des cartouches de ces gardes nationaux déguisés en Contre-Chouans, et dont la gaieté annonçait plutôt une partie de chasse qu’une expédition dangereuse. Pour eux, les rencontres de la chouannerie, où les Bretons des villes se battaient avec les Bretons des campagnes, semblaient avoir remplacé les tournois de la chevalerie. Cet enthousiasme patriotique avait peut-être pour principe quelques acquisitions de biens nationaux. Néanmoins les bienfaits de la Révolution mieux appréciés dans les villes, l’esprit de parti, un certain amour national pour la guerre entraient aussi pour beaucoup dans cette ardeur. Hulot émerveillé parcourait les rangs en demandant des renseignements à Gudin, sur lequel il avait reporté tous les sentiments d’amitié jadis voués à Merle et à Gérard. Un grand nombre d’habitants examinaient les préparatifs de l’expédition, en comparant la tenue de leurs tumultueux compatriotes à celle d’un bataillon de la demi-brigade de Hulot. Tous immobiles et silencieusement alignés, les Bleus attendaient, sous la conduite de leurs officiers, les ordres du commandant, que les yeux de chaque soldat suivaient de groupe en groupe. En parvenant auprès du vieux chef de demi-brigade, Corentin ne put s’empêcher de sourire du changement opéré sur la figure de Hulot. Il avait l’air d’un portrait qui ne ressemble plus à l’original.
 
 
- Qu’y a-t-il donc de nouveau ? lui demanda Corentin.
 
 
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- Florigny ! s’écria Corentin pâlissant. Le rendez-vous n’est pas là ! Est-ce bien, reprit-il, Florigny sur la route de Mayenne ?
 
 
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- Est-ce le marquis de Montauran que vous cherchez ? demanda Corentin au commandant.
 
 
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AÀ son retour, Gudin trouva la petite troupe de Hulot augmentée de quelques soldats pris aux différents postes de la ville. Le commandant dit au jeune Fougerais de choisir une douzaine de ses compatriotes les mieux dressés au difficile métier de Contre-Chouan, et lui ordonna de se diriger par la porte Saint-Léonard, afin de longer le revers des montagnes de Saint-Sulpice qui regardait la grande vallée du Couesnon, et sur lequel était située la cabane de Galope-chopine ; puis il se mit lui-même à la tête du reste de la troupe, et sortit par la porte Saint-Sulpice pour aborder les montagnes à leur sommet, où, suivant ses calculs, il devait rencontrer les gens de Beau-pied qu’il se proposait d’employer à renforcer un cordon de sentinelles chargées de garder les rochers, depuis le faubourg Saint-Sulpice jusqu’au Nid-aux-Crocs. Corentin, certain d’avoir remis la destinée du chef des Chouans entre les mains de ses plus implacables ennemis, se rendit promptement sur la Promenade pour mieux saisir l’ensemble des dispositions militaires de Hulot. Il ne tarda pas à voir la petite escouade de Gudin débouchant par la vallée du Nançon et suivant les rochers du côté de la grande vallée du Couesnon, tandis que Hulot, débusquant le long du château de Fougères, gravissait le sentier périlleux qui conduisait sur le sommet des montagnes de Saint-Sulpice. Ainsi, les deux troupes se déployaient sur deux lignes parallèles. Tous les arbres et les buissons, décorés par le givre de riches arabesques, jetaient sur la campagne un reflet blanchâtre qui permettait de bien voir, comme des lignes grises, ces deux petits corps d’armée en mouvement. Arrivé sur le plateau des rochers, Hulot détacha de sa troupe tous les soldats qui étaient en uniforme, et Corentin les vit établissant, par les ordres de l’habile commandant, une ligne de sentinelles ambulantes séparées chacune par un espace convenable, dont la première devait correspondre avec Gudin et la dernière avec Hulot, de manière qu’aucun buisson ne devait échapper aux baïonnettes de ces trois lignes mouvantes qui allaient traquer le Gars à travers les montagnes et les champs.
 
 
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- C’est un malheur, et nous en sommes tous innocents, puisque vous n’étiez pas prévenus de la sortie de nos Contre-Chouans. Mais où en êtes-vous ? lui demanda Gudin.
 
 
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- Ho ! la vieille, cria Hulot d’un ton bas à cette femme en s’approchant d’elle, où est le Gars ?
 
 
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- Est-ce que je te demande le chemin du faubourg du Gars à Fougères, vieille carcasse ? répliqua brutalement Hulot. Par sainte Anne d’Auray, as-tu vu passer le Gars ?
 
 
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- Garce damnée, veux-tu donc nous faire avaler par les Bleus qui nous poursuivent ? s’écria Hulot.
 
 
AÀ ces paroles la femme releva la tête et jeta un nouveau regard de méfiance sur les Contre-Chouans en leur répondant : - Comment les Bleus peuvent-ils être à vos trousses ? j’en viens de voir passer sept à huit qui regagnent Fougères par le chemin d’en bas.
 
 
- Ne dirait-on pas qu’elle va nous mordre avec son nez ? reprit Hulot. Tiens, regarde, vieille bique.
 
 
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- Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie au secours du Gars que les Fougerais veulent prendre ? reprit-il avec colère.
 
 
- Ah ! excusez, reprit la femme ; mais il est si facile d’être trompé ! De quelle paroisse êtes-vous donc ? demanda-t-elle.
 
 
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- Eh ! bien, tenez, répondit la femme, voyez-vous cette fumée, là-bas ? c’est ma maison. En suivant les routins de droite, vous y arriverez par en haut. Vous trouverez peut-être mon homme en route. Galope-chopine doit faire le guet pour avertir le Gars, puisque vous savez qu’il vient aujourd’hui chez nous, ajouta-t-elle avec orgueil.
 
 
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AÀ ces mots, le détachement suivit au pas de course le commandant, qui s’engagea dans les sentiers indiqués. En entendant le juron si peu catholique du soi-disant Chouan, la femme de Galope-chopine pâlit. Elle regarda les guêtres et les peaux de bique des jeunes Fougerais, s’assit par terre, serra son enfant dans ses bras et dit : - Que la sainte vierge d’Auray et le bienheureux saint Labre aient pitié de nous ! Je ne crois pas que ce soient nos gens, leurs souliers sont sans clous. Cours par le chemin d’en bas prévenir ton père, il s’agit de sa tête, dit-elle au petit garçon, qui disparut comme un daim à travers les genêts et les ajoncs.
 
 
Cependant mademoiselle de Verneuil n’avait rencontré sur sa route aucun des partis Bleus ou Chouans qui se pourchassaient les uns les autres dans le labyrinthe de champs situés autour de la cabane de Galope-chopine. En apercevant une colonne bleuâtre s’élevant du tuyau à demi détruit de la cheminée de cette triste habitation, son cœur éprouva une de ces violentes palpitations dont les coups précipités et sonores semblent monter dans le cou comme par flots. Elle s’arrêta, s’appuya de la main sur une branche d’arbre, et contempla cette fumée qui devait également servir de fanal aux amis et aux ennemis du jeune chef. Jamais elle n’avait ressenti d’émotion si écrasante. - Ah ! je l’aime trop, se dit-elle avec une sorte de désespoir ; aujourd’hui je ne serai peut-être plus maîtresse de moi. Tout à coup elle franchit l’espace qui la séparait de la chaumière, et se trouva dans la cour, dont la fange avait été durcie par la gelée. Le gros chien s’élança encore contre elle en aboyant ; mais, sur un seul mot prononcé par Galope-chopine, il remua la queue et se tut. En entrant dans la chaumine, mademoiselle de Verneuil y jeta un de ces regards qui embrassent tout. Le marquis n’y était pas. Marie respira plus librement. Elle reconnut avec plaisir que le Chouan s’était efforcé de restituer quelque propreté à la sale et unique chambre de sa tanière. Galope-chopine saisit sa canardière, salua silencieusement son hôtesse et sortit avec son chien ; elle le suivit jusque sur le seuil, et le vit s’en allant par le sentier qui commençait à droite de sa cabane, et dont l’entrée était défendue par un gros arbre pourri en y formant un échalier presque ruiné. De là, elle put apercevoir une suite de champs dont les échaliers présentaient à l’oeill’œil comme une enfilade de portes, car la nudité des arbres et des haies permettait de bien voir les moindres accidents du paysage. Quand le large chapeau de Galope-chopine eut tout à fait disparu, mademoiselle de Verneuil se retourna vers la gauche pour voir l’église de Fougères ; mais le hangar la lui cachait entièrement. Elle jeta les yeux sur la vallée du Couesnon qui s’offrait à ses regards, comme une vaste nappe de mousseline dont la blancheur rendait plus terne encore un ciel gris et chargé de neige. C’était une de ces journées où la nature semble muette, et où les bruits sont absorbés par l’atmosphère. Aussi, quoique les Bleus et leurs Contre-Chouans marchassent dans la campagne sur trois lignes, en formant un triangle qu’ils resserraient en s’approchant de la cabane, le silence était si profond que mademoiselle de Verneuil se sentit émue par des circonstances qui ajoutaient à ses angoisses une sorte de tristesse physique. Il y avait du malheur dans l’air. Enfin, à l’endroit où un petit rideau de bois terminait l’enfilade d’échaliers, elle vit un jeune homme sautant les barrières comme un écureuil, et courant avec une étonnante rapidité. - C’est lui, se dit-elle. Simplement vêtu comme un Chouan, le Gars portait son tromblon en bandoulière derrière sa peau de bique, et, sans la grâce de ses mouvements, il aurait été méconnaissable. Marie se retira précipitamment dans la cabane, en obéissant à l’une de ces déterminations instinctives aussi peu explicables que l’est la peur ; mais bientôt le jeune chef fut à deux pas d’elle devant la cheminée, où brillait un feu clair et animé. Tous deux se trouvèrent sans voix, craignirent de se regarder, ou de faire un mouvement. Une même espérance unissait leur pensée, un même doute les séparait, c’était une angoisse, c’était une volupté.
 
 
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- Me suivre ! y pensez-vous ? et les Bleus ?
 
 
- Eh ! ma chère Marie, qu’y a-t-il de commun entre les Bleus et notre amour ?
 
 
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- Y a-t-il donc quelque chose d’impossible à qui aime bien ?
 
 
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- Quoi ! vous vous êtes donnée à un être affreux que vous n’aimiez pas, et vous ne voulez pas faire le bonheur d’un homme qui vous adore, de qui vous remplirez la vie, et qui jure de n’être jamais qu’à vous ? Ecoute-moi, Marie, m’aimes-tu ?
 
 
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- Avez-vous oublié que j’ai repris le rôle infâme d’une courtisane, et que c’est vous qui devez être à moi ? Si Je veux vous fuir, c’est pour ne pas laisser retomber sur votre tête le mépris que je pourrais encourir ; sans cette crainte, peut-être...
 
 
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- Et qui m’en assurera ? je suis défiante. Dans ma situation, qui ne le serait pas ? ... Si l’amour que nous inspirons ne dure pas, au moins doit-il être complet, et nous faire supporter avec joie l’injustice du monde. Qu’avez-vous fait pour moi ? ... Vous me désirez. Croyez-vous vous être élevé par là bien au-dessus de ceux qui m’ont vue jusqu’à présent ? Avez-vous risqué, pour une heure de plaisir, vos Chouans, sans plus vous en soucier que je ne m’inquiétais des Bleus massacrés quand tout fut perdu pour moi ? Et si je vous ordonnais de renoncer à toutes vos idées, à vos espérances, à votre Roi qui m’offusque et qui peut-être se moquera de vous quand vous périrez pour lui ; tandis que je saurais mourir pour vous avec un saint respect ! Enfin, si je voulais que vous envoyassiez votre soumission au premier Consul pour que vous pussiez me suivre à Paris ? ... si j’exigeais que nous allassions en Amérique y vivre loin d’un monde où tout est vanité, afin de savoir si vous m’aimez bien pour moi-même, comme en ce moment je vous aime ! Pour tout dire en un mot, si je voulais, au lieu de m’élever à vous, que vous tombassiez jusqu’à moi, que feriez-vous ?
 
 
- Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t’ai devinée ! Va, si mon premier désir est devenu de la passion, ma passion est maintenant de l’amour. Chère âme de mon âme, je le sais, tu es aussi noble que ton nom, aussi grande que belle ; je suis assez noble et me sens assez grand moi-même pour imposer au monde. Est-ce parce que je pressens en toi des voluptés inouïes et incessantes ? ... est-ce parce que je crois rencontrer en ton âme ces précieuses qualités qui nous font toujours aimer la même femme ? J’en ignore la cause, mais mon amour est sans bornes, et il me semble que je ne puis plus me passer de toi. Oui, ma vie serait pleine de dégoût si tu n’étais toujours près de moi...
 
 
- Comment près de vous ?
 
 
- Oh ! Marie, tu ne veux donc pas deviner ton Alphonse ?
 
 
- Ah ! croiriez-vous me flatter beaucoup en m’offrant votre nom, votre main ? dit-elle avec un apparent dédain mais en regardant fixement le marquis pour en surprendre les moindres pensées. Et savez-vous si vous m’aimerez dans six mois, et alors quel serait mon avenir ? ... Non, non, une maîtresse est la seule femme qui soit sûre des sentiments qu’un homme lui témoigne ; car le devoir, les lois, le monde, l’intérêt des enfants, n’en sont pas les tristes auxiliaires, et si son pouvoir est durable, elle y trouve des flatteries et un bonheur qui font accepter les plus grands chagrins du monde. Être votre femme et avoir la chance de vous peser un jour ! ... AÀ cette crainte je préfère un amour passager, mais vrai, quand même la mort et la misère en seraient la fin. Oui, je pourrais être, mieux que tout autre, une mère vertueuse, une épouse dévouée ; mais pour entretenir de tels sentiments dans l’âme d’une femme, il ne faut pas qu’un homme l’épouse dans un accès de passion. D’ailleurs, sais-je moi-même si vous me plairez demain ? Non, je ne veux pas faire votre malheur, je quitte la Bretagne, dit-elle en apercevant de l’hésitation dans son regard, je retourne à Fougères, et vous ne viendrez pas me chercher là...
 
 
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- Qui ?
 
 
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- Mais qu’a-t-il donc là ? reprit un autre qui tira un bréviaire de la redingote du défunt.
 
 
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Une horrible inquiétude se glissa, vers la nuit, dans la chaumière de Galope-chopine, où jusqu’alors la vie avait été si naïvement insoucieuse. Barbette et son petit gars portant tous deux sur leur dos, l’une sa pesante charge d’ajoncs, l’autre une provision d’herbes pour les bestiaux, revinrent à l’heure où la famille prenait le repas du soir. En entrant au logis, la mère et le fils cherchèrent en vain Galope-chopine ; et jamais cette misérable chambre ne leur parut si grande, tant elle était vide. Le foyer sans feu, l’obscurité, le silence, tout leur prédisait quelque malheur. Quand la nuit fut venue, Barbette s’empressa d’allumer un feu clair et deux oribus, nom donné aux chandelles de résine dans le pays compris entre les rivages de l’Armorique jusqu’en haut de la Loire, et encore usité en deçà d’Amboise dans les campagnes du Vendômois. Barbette mettait à ces apprêts la lenteur dont sont frappées les actions quand un sentiment profond les domine ; elle écoutait le moindre bruit ; mais souvent trompée par le sifflement des rafales, elle allait sur la porte de sa misérable hutte et en revenait toute triste. Elle nettoya deux pichés, les remplit de cidre et les posa sur la longue table de noyer. AÀ plusieurs reprises, elle regarda son garçon qui surveillait la cuisson des galettes de sarrasin, mais sans pouvoir lui parler. Un instant les yeux du petit gars s’arrêtèrent sur les deux clous qui servaient à supporter la canardière de son père, et Barbette frissonna en voyant comme lui cette place vide. Le silence n’était interrompu que par les mugissements des vaches, ou par les gouttes de cidre qui tombaient périodiquement de la bonde du tonneau. La pauvre femme soupira en apprêtant dans trois écuelles de terre brune une espèce de soupe composée de lait, de galette coupée par petits morceaux et de châtaignes cuites.
 
 
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Puis, Galope-chopine saisit un piché et l’avala tout entier sans reprendre haleine. Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l’eut débarrassé de sa canardière et qu’il se fut assis sur le banc de noyer, il dit en s’approchant du feu : - Comment les Bleus et les Contre-Chouans sont-ils donc venus ici ? On se battait à Florigny. Quel diable a pu leur dire que le Gars était chez nous ? car il n’y avait que lui, sa belle garce et nous qui le savions.
 
 
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- Barbette ? s’écria-t-il, Barbette ? Sainte Vierge ! j’ai eu la main trop lourde.
 
 
- Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux, que Marche-à-terre vienne à le savoir ?
 
 
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- L’a-t-il dit à Marche-à-terre ?
 
 
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- Il ira donc à Fougères ?
 
 
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Là-dessus, Galope-chopine fatigué se coucha pour quelques heures et se remit en course. Le lendemain matin il rentra après s’être soigneusement acquitté des commissions que le marquis lui avait confiées. En apprenant que Marche-à-terre et Pille-miche ne s’étaient pas présentés, il dissipa les inquiétudes de sa femme, qui partit presque rassurée pour les roches de Saint-Sulpice, où la veille elle avait préparé sur le mamelon qui faisait face à Saint-Léonard quelques fagots couverts de givre. Elle emmena par la main son petit gars qui portait du feu dans un sabot cassé. AÀ peine son fils et sa femme avaient-ils disparu derrière le toit du hangar, que Galope-chopine entendit deux hommes sautant le dernier des échaliers en enfilade, et insensiblement il vit à travers un brouillard assez épais des formes anguleuses se dessinant comme des ombres indistinctes. - C’est Pille-miche et Marche-à-terre, se dit-il mentalement. Et il tressaillit. Les deux Chouans montrèrent dans la petite cour leurs visages ténébreux qui ressemblaient assez, sous leurs grands chapeaux usés, à ces figures que des graveurs ont faites avec des paysages.
 
 
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- Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le mari de Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés ? J’ai de la galette froide et du beurre fraîchement battu.
 
 
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- Mais, monsieur Marche-à-terre, qu’en voulez-vous donc faire ?
 
 
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AÀ un signe de son compagnon, Pille-miche l’aida à saisir la victime. En se trouvant entre les mains des deux Chouans, Galope-chopine perdit toute force, tomba sur ses genoux, et leva vers ses bourreaux des mains désespérées : - Mes bons amis, mon cousin, que voulez-vous que devienne mon petit gars ?
 
 
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- Mes chers camarades, reprit Galope-chopine devenu blême, je ne suis pas en état de mourir. Me laisserez-vous partir sans confession ? Vous avez le droit de prendre ma vie, mais non celui de me faire perdre la bienheureuse éternité.
 
 
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AÀ la première ville,
 
 
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AÀ la seconde ville,
 
 
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AÀ la première ville, etc.
 
 
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- Qu’as-tu donc, ma chère mère ? demanda l’enfant.
 
 
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- Peut-être, dit-elle en revenant de la croisée sans avoir vu de feu sur la roche de Saint-Sulpice, ai-je été bien coquette avec lui ? Mais aussi n’ai-je pas su combien je suis aimée ? ... Francine, ce n’est plus un songe ! je serai ce soir la marquise de Montauran. Qu’ai-je donc fait pour mériter un si complet bonheur. Oh ! je l’aime, et l’amour seul peut payer l’amour. Néanmoins, Dieu veut sans doute me récompenser d’avoir conservé tant de cœur malgré tant de misères et me faire oublier mes souffrances ; car, tu le sais, mon enfant, j’ai bien souffert.
 
 
- Ce soir, marquise de Montauran, vous, Marie ! Ah ! tant que ce ne sera pas fait, moi je croirai rêver. Qui donc lui a dit tout ce que vous valez ?
 
 
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- Si vous l’aimez tant, pourquoi souffrez-vous donc qu’il vienne à Fougères ?
 
 
- Est-ce que nous avons eu le temps de nous dire un mot quand nous avons été surpris. D’ailleurs, n’est-ce pas une preuve d’amour ? Et en a-t-on jamais assez ! En attendant, coiffe-moi.
 
 
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Marie regarda longtemps et avec attention la vieille tapisserie tendue sur les murs de cette chambre. Guidée par un goût inné, elle sut trouver, parmi les brillantes nuances de la haute-lisse, les teintes qui pouvaient servir à lier cette antique décoration aux meubles et aux accessoires de ce boudoir par l’harmonie des couleurs ou par le charme des oppositions. La même pensée dirigea l’arrangement des fleurs dont elle chargea les vases contournés qui ornaient la chambre. Le canapé fut placé près du feu. De chaque côté du lit, qui occupait la paroi parallèle à celle où était la cheminée, elle mit, sur deux petites tables dorées, de grands vases de Saxe remplis de feuillages et de fleurs qui exhalèrent les plus doux parfums. Elle tressaillit plus d’une fois en disposant les plis onduleux du lampas vert au-dessus du lit, et en étudiant les sinuosités de la draperie à fleurs sous laquelle elle le cacha. De semblables préparatifs ont toujours un indéfinissable secret de bonheur, et amènent une irritation si délicieuse, que souvent, au milieu de ces voluptueux apprêts, une femme oublie tous ses doutes, comme mademoiselle de Verneuil oubliait alors les siens. N’existe-t-il pas un sentiment religieux dans cette multitude de soins pris pour un être aimé qui n’est pas là pour les voir et les récompenser, mais qui doit les payer plus tard par ce sourire approbateur qu’obtiennent ces gracieux préparatifs, toujours si bien compris. Les femmes se livrent alors pour ainsi dire par avance à l’amour, et il n’en est pas une seule qui ne se dise, comme mademoiselle de Verneuil le pensait : - Ce soir je serai bien heureuse ! La plus innocente d’entre elles inscrit alors cette suave espérance dans les plis les moins saillants de la soie ou de la mousseline ; puis, insensiblement, l’harmonie qu’elle établit autour d’elle imprime à tout une physionomie où respire l’amour. Au sein de cette sphère voluptueuse, pour elle, les choses deviennent des êtres, des témoins ; et déjà elle en fait les complices de toutes ses joies futures. AÀ chaque mouvement, à chaque pensée, elle s’enhardit à voler l’avenir. Bientôt elle n’attend plus, elle n’espère pas, mais elle accuse le silence, et le moindre bruit lui doit un présage ; enfin le doute vient poser sur son cœur une main crochue, elle brûle, elle s’agite, elle se sent tordue par une pensée qui se déploie comme une force purement physique ; c’est tour à tour un triomphe et un supplice, que sans l’espoir du plaisir elle ne supporterait point. Vingt fois, mademoiselle de Verneuil avait soulevé les rideaux, dans l’espérance de voir une colonne de fumée s’élevant au-dessus des rochers ; mais le brouillard semblait de moment en moment prendre de nouvelles teintes grises dans lesquelles son imagination finit par lui montrer de sinistres présages. Enfin, dans un moment d’impatience, elle laissa tomber le rideau, en se promettant bien de ne plus venir le relever. Elle regarda d’un air boudeur cette chambre à laquelle elle avait donné une âme et une voix, se demanda si ce serait en vain, et cette pensée la fit songer à tout.
 
 
- Ma petite, dit-elle à Francine en l’attirant dans un cabinet de toilette contigu à sa chambre et qui était éclairé par un oeilœil-de-bœuf donnant sur l’angle obscur où les fortifications de la ville se joignaient aux rochers de la promenade, range-moi cela, que tout soit propre ! Quant au salon, tu le laisseras, si tu veux, en désordre, ajouta-t-elle en accompagnant ces mots d’un de ces sourires que les femmes réservent pour leur intimité, et dont jamais les hommes ne peuvent connaître la piquante finesse.
 
 
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- Avez-vous des yeux ? Tenez, regardez les rochers de Saint-Sulpice, là, mon bon homme, au dret de Saint-Léonard.
 
 
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- Mais quand viendra-t-il, hé ! la vieille ? Sera-ce ce soir ou cette nuit ?
 
 
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- Pourquoi trahis-tu ton parti ? dit vivement Hulot après avoir attiré la paysanne à quelques pas de Corentin.
 
 
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- Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tu devenir ? Il vaut mieux que tu conserves cet argent.
 
 
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- Commandant, dit Corentin, voici une de ces occasions qui, pour être mises à profit, demandent plutôt deux bonnes têtes qu’une. Nous savons tout et nous ne savons rien. Faire cerner, dès à présent, la maison de mademoiselle de Verneuil, ce serait la mettre contre nous. Nous ne sommes pas, toi, moi, tes Contre-Chouans et tes deux bataillons, de force à lutter contre cette fille-là, si elle se met en tête de sauver son ci-devant. Ce garçon est homme de cour, et par conséquent rusé ; c’est un jeune homme, et il a du cœur. Nous ne pourrons jamais nous en emparer à son entrée à Fougères. Il s’y trouve d’ailleurs peut-être déjà. Faire des visites domiciliaires ? Absurdité ! Ça n’apprend rien, ça donne l’éveil, et ça tourmente les habitants.
 
 
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- Petite tricheuse ! dit en riant l’agent supérieur de la police, l’envie de me tromper vous prendra-t-elle encore ? Ah ! Marie ! Marie ! vous jouez un jeu bien dangereux en ne m’intéressant pas à votre partie, en en décidant les coups sans me consulter. Si le marquis a échappé à son sort...
 
 
- Cela n’a pas été votre faute, n’est-ce pas ? répondit mademoiselle de Verneuil avec une ironie profonde. Monsieur, reprit-elle d’une voix grave, de quel droit venez-vous encore chez moi ?
 
 
- Chez vous ? demanda-t-il d’un ton amer.
 
 
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- Voyez-vous cette colonne de fumée ? dit-il avec le calme profond qu’il savait conserver sur sa figure blême quelque profondes que fussent ses émotions.
 
 
- Quel rapport peut-il exister entre mon départ et de mauvaises herbes auxquelles on a mis le feu ? demanda-t-elle.
 
 
- Pourquoi votre voix est-elle si altérée ? reprit Corentin. Pauvre petite ! ajouta-t-il d’une voix douce, je sais tout. Le marquis vient aujourd’hui à Fougères, et ce n’est pas dans l’intention de nous le livrer que vous avez arrangé si voluptueusement ce boudoir, ces fleurs et ces bougies.
 
 
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- L’aimer, s’écria-t-elle, eh ! qu’est-ce que signifie ce mot ? Corentin ! il est ma vie, mon âme, mon souffle. Elle se jeta aux pieds de cet homme dont le calme l’épouvantait. - Ame de boue, lui dit-elle, j’aime mieux m’avilir pour lui obtenir la vie, que de m’avilir pour la lui ôter. Je veux le sauver au prix de tout mon sang. Parle, que te faut-il ?
 
 
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- AÀ merveille, répliqua mademoiselle de Verneuil. Vous voulez des preuves de ma bonne foi ; mais je les réserve pour le moment où vous m’en aurez donné de la vôtre.
 
 
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- Mais est-ce bien vous qui me demandez une ruse, reprit-il en souriant de la manière la plus naturelle ? Ecoutez, Marie, je suis certain de votre loyauté. Promettez-moi de me dédommager de tout ce que je perds en vous servant, et j’endormirai si bien cette buse de commandant, que le marquis sera libre à Fougères comme à Saint-James.
 
 
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- Quelle ravissante créature ! s’écria Corentin en s’éloignant. Ne l’aurais-je donc jamais, pour en faire à la fois, l’instrument de ma fortune et la source de mes plaisirs ? Se mettre à mes pieds, elle ! ... Oh ! oui, le marquis périra. Et si je ne puis obtenir cette femme qu’en la plongeant dans un bourbier, je l’y plongerai. - Enfin, se dit-il à lui-même en arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à son insu, elle ne se défie peut-être plus de moi. Cent mille écus à l’instant ! Elle me croit avare. C’est une ruse, ou elle l’a épousé. Corentin, perdu dans ses pensées, n’osait prendre une résolution. Le brouillard que le soleil avait dissipé vers le milieu du jour, reprenait insensiblement toute sa force et devint si épais que Corentin n’apercevait plus les arbres même à une faible distance. - Voilà un nouveau malheur, se dit-il en rentrant à pas lents chez lui. Il est impossible d’y voir à six pas. Le temps protège nos amants. Surveillez donc une maison gardée par un tel brouillard. - Qui vive, s’écria-t-il en saisissant le bras d’un inconnu qui semblait avoir grimpé sur la promenade à travers les roches les plus périlleuses.
 
 
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- C’est bien. Connais-tu le Gars ?
 
 
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- C’est encore mieux. Eh ! bien, ne me quitte pas, sois exact à faire tout ce que je te dirai, tu achèveras l’ouvrage de ta mère, et tu gagneras des gros sous. Aimes-tu les gros sous ?
 
 
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- Folle, sais-tu donc où il est ? Moi-même, aidée par tout l’instinct du cœur, je pourrais bien le chercher longtemps sans le rencontrer.
 
 
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- S’il ne venait pas, dit Marie d’une voix sourde, j’irais au-devant de lui, moi ! Mais non, il ne peut tarder maintenant. Francine, suis-je bien belle ?
 
 
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- Qu’y a-t-il donc, mademoiselle ?
 
 
- Je suis trahie, trompée, abusée, jouée, rouée, perdue, et je veux le tuer, le déchirer. Mais oui, il y avait toujours dans ses manières un mépris qu’il cachait mal, et que je ne voulais pas voir ! Oh ! j’en mourrai ! - Sotte que je suis, dit-elle en riant, il vient, j’ai la nuit pour lui apprendre que, mariée ou non, un homme qui m’a possédée ne peut plus m’abandonner. Je lui mesurerai la vengeance à l’offense, et il périra désespéré. Je lui croyais quelque grandeur dans l’âme, mais c’est sans doute le fils d’un laquais ! Il m’a certes bien habilement trompée, car j’ai peine à croire encore que l’homme capable de me livrer à Pille-miche sans pitié puisse descendre à des fourberies dignes de Scapin. Il est si facile de se jouer d’une femme aimante, que c’est la dernière des lâchetés. Qu’il me tue, bien ; mais mentir, lui que j’avais tant grandi ! AÀ l’échafaud ! à l’échafaud ! Ah ! je voudrais le voir guillotiner. Suis-je donc si cruelle ? Il ira mourir couvert de caresses, de baisers qui lui auront valu vingt ans de vie...
 
 
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- Tais-toi, ne me parle plus de cet homme-là. Comparé à lui, Corentin est une noble créature. Me comprends-tu ?
 
 
Elle se leva en cachant, sous une figure horriblement calme, et l’égarement qui la saisit et une soif inextinguible de vengeance. Sa démarche lente et mesurée annonçait je ne sais quoi d’irrévocable dans ses résolutions. En proie à ses pensées, décorant son injure, et trop fière pour avouer le moindre de ses tourments, elle alla au poste de la porte Saint-Léonard pour y demander la demeure du commandant. AÀ peine était-elle sortie de sa maison que Corentin y entra.
 
 
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Corentin prit négligemment la lettre en demandant : - Et où est-elle allée ?
 
 
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Il disparut en emportant la lettre, franchit la maison avec rapidité, et dit au petit gars qui jouait devant la porte : - Par où s’est dirigée la dame qui vient de sortir ?
 
 
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- Où allez-vous ? dit-il en lui offrant le bras, vous êtes pâle, qu’est-il donc arrivé ? Est-il convenable de sortir ainsi toute seule, prenez mon bras.
 
 
- Où est le commandant ? lui demanda-t-elle.
 
 
AÀ peine mademoiselle de Verneuil avait-elle achevé sa phrase, qu’elle entendit le mouvement d’une reconnaissance militaire en dehors de la porte Saint-Léonard, et distingua bientôt la grosse voix de Hulot au milieu du tumulte.
 
 
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- Est-il chez vous ? lui demanda-t-il d’une voix dont l’émotion accusait son étonnement.
 
 
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- Qu’allez-vous faire ? dit Corentin avec empressement à Marie, un soldat chez vous l’effaroucherait, mais un enfant, et j’en trouverai un, n’inspirera pas de défiance...
 
 
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- Savez-vous bien ce que vous faites ? disait tout bas Corentin à mademoiselle de Verneuil.
 
 
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AÀ ces mots, soufflés pour ainsi dire dans l’oreille du petit gars, Corentin se sentit presser fortement la main par le jeune Breton, qui suivit mademoiselle de Verneuil.
 
 
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- Hé ! Marche-à-terre, dit en continuant l’incorrigible Pille-miche, qui s’aida de ses mains pour se hisser sur le ventre et arriva sur la ligne où se trouvait son camarade à l’oreille duquel il parla d’une voix si étouffée que les Chouans par lesquels ils étaient suivis n’entendirent pas une syllabe. - Hé ! Marche-à-terre, s’il faut en croire notre Grande Garce, il doit y avoir un fier butin là-haut. Veux-tu faire part à nous deux ?
 
 
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- Je te connais, reprit Marche-à-terre, pour être un de ces bons Jean-prend-tout, qui aiment autant donner des coups que d’en recevoir, quand il n’y a que cela à choisir. Nous ne venons pas ici pour chausser les souliers des morts, nous sommes diables contre diables, et malheur à ceux qui auront les griffes courtes. La Grande Garce nous envoie ici pour sauver le Gars. Il est là, tiens, lève ton nez de chien et regarde cette fenêtre, au-dessus de la tour ?
 
 
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- Que le diable vous emporte, ma bonne ! dit-il en murmurant. Si vous n’aviez pas eu affaire à moi, vous auriez pu attraper une balle dans la tête... Mais d’où venez-vous et où allez-vous à cette heure-ci ? Êtes-vous muette ? - C’est cependant bien une femme, se dit-il à lui-même.
 
 
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- Eh ! bien, allez par là, la vieille, reprit-il à haute voix, en feignant de ne pas la reconnaître. AÀ gauche donc, si vous ne voulez pas être fusillée !
 
 
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- Bien ! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver une échelle dans la maison dont le jardin aboutit à six pieds au-dessous du fumier, le Gars serait sauvé. Vois-tu cet oeilœil-de-bœuf là-haut ? il donne dans un cabinet de toilette attenant à la chambre à coucher, c’est là qu’il faut arriver. Ce pan de la tour au bas duquel vous êtes, est le seul qui ne soit pas cerné. Les chevaux sont prêts, et si tu as gardé le passage du Nançon, en un quart d’heure nous devons le mettre hors de danger, malgré sa folie. Mais si cette catin veut le suivre, poignardez-la.
 
 
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- Il est là, s’écria Corentin en montrant la fenêtre. J’ai vu l’ombre d’un homme sur les rideaux ! Je ne comprends pas ce qu’est devenu mon petit gars. Ils l’auront tué ou séduit. Tiens, commandant, vois-tu ? Voici un homme ! marchons !
 
 
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- Je prends la liberté, citoyen, de t’envoyer faire... tu me comprends ? Suffit. Pars du pied gauche, laisse-moi tranquille et plus vite que ça.
 
 
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AÀ la porte de sa chambre, mademoiselle de Verneuil aperçut la figure douce et joyeuse de Francine qui lui dit à l’oreille : - Il est là, Marie.
 
 
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En prononçant ces paroles avec lenteur, elle avait fixé les yeux sur la porte de sa chambre, où ils restèrent attachés avec une si effrayante immobilité, qu’on eût dit qu’elle voyait sa victime à travers l’épaisseur des panneaux. Elle poussa doucement la porte, et la ferma sans se retourner, car elle aperçut le marquis debout devant la cheminée. Sans être trop recherchée, la toilette du gentilhomme avait un certain air de fête et de parure qui ajoutait encore à l’éclat que toutes les femmes trouvent à leurs amants. AÀ cet aspect, mademoiselle de Verneuil retrouva toute sa présence d’esprit. Ses lèvres, fortement contractées quoique entrouvertes, laissèrent voir l’émail de ses dents blanches et dessinèrent un sourire arrêté dont l’expression était plus terrible que voluptueuse. Elle marcha d’un pas lent vers le jeune homme, et lui montrant du doigt la pendule :
 
 
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- Que signifie ce regard terrible ? reprit-il en riant. Mais ta main est brûlante ! mon amour, qu’as-tu ?
 
 
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- AÀ qui donc ai-je écrit ? demanda-t-il avec un étonnement qui certes n’était pas joué.
 
 
- AÀ cette femme chaste qui voulait me tuer.
 
 
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- Où est cette lettre ?
 
 
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Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sopha, et un déluge de larmes sortit de ses yeux. Le doute comme la certitude était horrible. Le marquis se précipita aux pieds de sa maîtresse, la serra contre son cœur en lui répétant dix fois ces mots, les seuls qu’il pût prononcer : - Pourquoi pleurer, mon ange ? où est le mal ? Tes injures sont pleines d’amour. Ne pleure donc pas, je t’aime ! je t’aime toujours.
 
 
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- Me refuseras-tu toujours ? lui dit tout bas le marquis.
 
 
AÀ cet aspect elle fit tout à coup un pas en arrière pour regagner sa chambre, tomba sur les genoux, leva les mains vers le marquis et lui cria : - Ah ! pardon ! pardon ! pardon !
 
 
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- Mon père, dit-elle au prêtre qui apparut soudain devant elle, mon père, dans mon enfance, un vieillard à cheveux blancs, semblable à vous, me répétait souvent qu’avec une foi bien vive on obtenait tout de Dieu, est-ce vrai ?
 
 
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Mademoiselle de Verneuil se précipita à genoux avec un incroyable enthousiasme : - OÔ mon Dieu ! dit-elle dans son extase, ma foi en toi est égale à mon amour pour lui ! inspire-moi ! Fais ici un miracle ou prends ma vie.
 
 
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- Née ?
 
 
- AÀ La Chasterie, près d’Alençon.
 
 
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Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémonie qui venait d’avoir lieu. AÀ la fin du repas, et au moment où l’inquiétude du marquis était au comble, Marie revint dans tout l’éclat du vêtement des mariées. Sa figure était joyeuse et calme, tandis que Francine qui l’accompagnait avait une terreur si profonde empreinte sur tous les traits, qu’il semblait aux convives voir dans ces deux figures un tableau bizarre où l’extravagant pinceau de Salvator Rosa aurait représenté la vie et la mort se tenant par la main.
 
 
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- Ah ! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d’un enfant ! Mais pouvait-il se défier de moi, de moi qui lui dois un bonheur sans nom ?
 
 
Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva de sourire. Il baisa la main qu’il tenait, et regarda cette malheureuse femme avec des yeux si étincelants, que, n’en pouvant soutenir le voluptueux éclat, elle déroula lentement ses larges paupières, comme pour s’interdire à elle-même une dangereuse contemplation ; mais en voilant ainsi le feu de ses regards, elle excitait si bien le désir en paraissant s’y refuser, que si elle n’avait pas eu de profondes terreurs à cacher, son mari aurait pu l’accuser d’une trop grande coquetterie. Ils relevèrent ensemble leurs têtes charmantes, et se firent mutuellement un signe de reconnaissance plein des plaisirs qu’ils avaient goûtés ; mais après un rapide examen du délicieux tableau que lui offrait la figure de sa femme, le marquis, attribuant à un sentiment de mélancolie les nuages répandus sur le front de Marie, lui dit d’une voix douce : - Pourquoi cette ombre de tristesse, mon amour ?
 
 
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- AÀ la mort.
 
 
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- Pourquoi ris-tu, Alphonse ? c’est moi qui les ai placés là.
 
 
- Tu rêves ?
 
 
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- Jamais je ne pourrai passer par là, dit le marquis en examinant l’étroite baie de l’oeill’œil-de-bœuf.
 
 
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Le marquis, dont les pieds atteignaient l’échelle libératrice, mais qui avait encore une partie du corps engagée dans l’oeill’œil-de-bœuf, se sentit pressé par une étreinte de désespoir. Il jeta un cri en reconnaissant ainsi que sa femme avait pris ses habits ; il voulut la retenir, mais elle s’arracha brusquement de ses bras, et il se trouva forcé de descendre. Il gardait à la main un lambeau d’étoffe, et la lueur de la lune venant à l’éclairer soudain, il s’aperçut que ce lambeau devait appartenir au gilet qu’il avait porté la veille.
 
 
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BALZAC / 1829 / LES CHOUANS</div>