« La Terre (Émile Zola) » : différence entre les versions

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** Chapitre VI 587
 
=== Première partie ===
 
=== Chapitre I ===
 
Chapitre I
Jean, ce matin-là, un semoir de toile bleue noué sur le ventre, en tenait la poche ouverte de la main gauche, et de la droite, tous les trois pas, il y prenait une poignée de blé, que d’un geste, à la volée, il jetait. Ses gros souliers trouaient et emportaient la terre grasse, dans le balancement cadencé de son corps ; tandis que, à chaque jet au milieu de la semence blonde toujours volante, on voyait luire les deux galons rouges d’une veste d’ordonnance, qu’il achevait d’user. Seul, en avant, il marchait, l’air grandi ; et, derrière, pour enfouir le grain, une herse roulait lentement, attelée de deux chevaux, qu’un charretier poussait à longs coups de fouet réguliers, claquant au-dessus de leurs oreilles.
 
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Jusqu’à la nuit tombée, Jean sema. Après le champ du Poteau, ce fut celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. Il allait, il venait, à longs pas rythmés dans les labours ; et le blé de son semoir s’épuisait, la semence derrière lui fécondait la terre.
 
=== Chapitre II ===
 
La maison de maître Baillehache, notaire à Cloyes, était située rue Grouaise, à gauche, en allant à Châteaudun : une petite maison blanche d’un seul étage, au coin de laquelle était fixée la corde de l’unique réverbère qui éclairait cette large rue pavée, déserte en semaine, animée le samedi du flot des paysans venant au marché. De loin, on voyait luire les deux panonceaux, sur la ligne crayeuse des constructions basses ; et, derrière, un étroit jardin descendait jusqu’au Loir.
 
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Puis, le vieux Fouan et Rose ayant tourné dans la rue du Temple, vers l’église, Fanny et Delhomme s’éloignèrent par la rue Grande. Buteau s’était arrêté sur la place Saint-Lubin, à se demander si le père avait ou n’avait pas de l’argent caché. Et Jésus-Christ, resté seul, après avoir rallumé son bout de cigare, entra en se dandinant au café du Bon Laboureur.
 
=== Chapitre III ===
 
La maison des Fouan était la première de Rognes, au bord de la route de Cloyes à Bazoches-le-Doyen, qui traverse le village. Et, le lundi, le vieux en sortait dès le jour, à sept heures, pour se rendre au rendez-vous donné devant l’église, lorsqu’il aperçut, sur la porte voisine, sa sœur, la Grande, déjà levée, malgré ses quatre-vingts ans.
 
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Au bord du chemin herbu, la Trouille, sans hâte, promenait ses oies, sous le roulement de l’averse. En tête du troupeau trempé et ravi, le jars marchait ; et, lorsqu’il tournait à droite son grand bec jaune, tous les grands becs jaunes allaient à droite. Mais la gamine s’effraya, monta en galopant pour la soupe, suivie par la bande des longs cous, qui se tendaient derrière le cou tendu du jars.
 
=== Chapitre IV ===
 
Justement, le dimanche suivant tombait le premier novembre, jour de la Toussaint ; et neuf heures allaient sonner, lorsque l’abbé Godard, le curé de Bazoches-le-Doyen, chargé de desservir l’ancienne paroisse de Rognes, déboucha en haut de la pente qui descendait au petit pont de l’Aigre. Rognes, plus important autrefois, réduit à une population de trois cents habitants à peine, n’avait pas de curé depuis des années et ne paraissait pas se soucier d’en avoir un, au point que le conseil municipal avait logé le garde champêtre dans la cure, à moitié détruite.
 
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Il les regarda se perdre dans la nuit. La neige tombait plus épaisse, leurs vêtements confondus se liséraient d’un fin duvet blanc.
 
=== Chapitre V ===
 
Dès sept heures, après le dîner, les Fouan, Buteau et Jean étaient allés, dans l’étable, rejoindre les deux vaches, que Rose devait vendre. Ces bêtes, attachées au fond, devant l’auge, chauffaient la pièce de l’exhalaison forte de leur corps et de leur litière ; tandis que la cuisine, avec les trois maigres tisons du dîner, se trouvait déjà glacée par les gelées précoces de novembre. Aussi, l’hiver, veillait-on là, sur la terre battue, bien à l’aise, au chaud, sans autre dérangement que d’y transporter une petite table ronde et une douzaine de vieilles chaises. Chaque voisin apportait la chandelle à son tour ; de grandes ombres dansaient le long des murailles nues, noires de poussière, jusqu’aux toiles d’araignée des charpentes ; et l’on avait dans le dos les souffles tièdes des vaches, qui, couchées, ruminaient.
 
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Là-bas, la ferme de la Borderie disparaissait, renflant à peine d’une légère bosse la nappe blanche ; et, dès que Jean se fut engagé dans le sentier de traverse, il se rappela le champ qu’il avait ensemencé à cette place, quelques jours plus tôt : il regarda vers la gauche, il le reconnut, sous le suaire qui le couvrait. La couche était mince, d’une légèreté et d’une pureté d’hermine, dessinant les arêtes des sillons, laissant deviner les membres engourdis de la terre. Comme les semences devaient dormir ! quel bon repos dans ces flancs glacés, jusqu’au tiède matin, où le soleil du printemps les réveillerait à la vie !
 
=== Deuxième partie ===
 
=== Chapitre I ===
 
Chapitre I
Il était quatre heures, le jour se levait à peine, un jour rose des premiers matins de mai. Sous le ciel pâlissant, les bâtiments de la Borderie sommeillaient encore, à demi sombres, trois longs bâtiments aux trois bords de la vaste cour carrée, la bergerie au fond, les granges à droite, la vacherie, l’écurie et la maison d’habitation à gauche. Fermant le quatrième côté, la porte charretière était close, verrouillée d’une barre de fer. Et, sur la fosse à fumier, seul un grand coq jaune sonnait le réveil, de sa note éclatante de clairon. Un second coq répondit, puis un troisième. L’appel se répéta, s’éloigna de ferme en ferme, d’un bout à l’autre de la Beauce.
 
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Jean, le lendemain, comme elle lui sautait aux épaules, la repoussa. Du moment que ça devenait sérieux, ça n’était pas propre, décidément, et il ne voulait plus.
 
=== Chapitre II ===
 
A quelques jours de là, un soir, Jean revenait à pied de Cloyes, lorsque, deux kilomètres avant Rognes, l’allure d’une carriole de paysan qui rentrait devant lui, l’étonna. Elle semblait vide, personne n’était plus sur le banc, et le cheval, abandonné, retournait à son écurie d’une allure flâneuse, en bête qui connaissait son chemin. Aussi le jeune homme l’eut-il vite rattrapé. Il l’arrêta, se haussa pour regarder dans la voiture : un homme était au fond, un vieillard de soixante ans, gros, court, tombé à la renverse, et la face si rouge, qu’elle paraissait noire.
 
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Un bruit sourd, une sorte de bouillonnement, l’interrompit. Cela venait du mort, oublié entre les deux chandelles. Tous se turent, les femmes se signèrent.
 
=== Chapitre III ===
 
Un mois se passa. Le vieux Fouan, nommé tuteur de Françoise, qui entrait dans sa quinzième année, les décida, elle et sa sœur Lise, son aînée de dix ans, à louer leurs terres au cousin Delhomme, sauf un bout de pré, pour qu’elles fussent convenablement cultivées et entretenues. Maintenant que les deux filles restaient seules, sans père ni frère à la maison, il leur aurait fallu prendre un serviteur, ce qui était ruineux, à cause du prix croissant de la main-d’œuvre. Delhomme, d’ailleurs, leur rendait là un simple service, s’engageant à rompre le bail, dès que le mariage de l’une des deux nécessiterait le partage entre elles de la succession.
 
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Il tendit la main, il secoua la sienne, qu’elle lui tendait. De toute sa personne, trempée de buée chaude, s’exhalait une odeur de bonne ménagère, une odeur de cendre parfumée d’iris.
 
=== Chapitre IV ===
 
Depuis la veille, Jean conduisait la faucheuse mécanique, dans les quelques arpents de pré qui dépendaient de la Borderie, au bord de l’Aigre. De l’aube à la nuit, on avait entendu le claquement régulier des lames ; et, ce matin-là, il finissait, les derniers andains tombaient, s’alignaient derrière les roues, en une couche de tiges fines, d’un vert tendre. La ferme n’ayant pas de machine à faner, on lui avait laissé engager deux faneuses, Palmyre, qui se tuait de travail, et Françoise, qui s’était fait embaucher par caprice, amusée de cette besogne. Toutes deux, venues dès cinq heures, avaient, de leurs longues fourches, étalé les mulons, l’herbe à demi séchée et mise en tas la veille au soir, pour la protéger de la rosée nocturne. Le soleil s’était levé dans un ciel ardent et pur, qu’une brise rafraîchissait. Un vrai temps pour faire de bon foin.
 
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La nuit tombait, une étoile brillait déjà au fond du ciel couleur de violette. On ne distinguait, sous le crépuscule croissant, que les rondeurs vagues des premières meules, qui bossuaient l’étendue rase des prairies. Mais les odeurs de la terre chaude s’exhalaient plus fortes, dans le calme de l’air, et les bruits s’entendaient davantage, prolongés, d’une limpidité musicale. C’étaient des voix d’hommes et de femmes, des rires mourants, l’ébrouement d’une bête, le heurt d’un outil ; tandis que, s’entêtant sur un coin de pré, les faucheurs allaient toujours, sans relâche ; et le sifflement des faux montait encore, large, régulier, de cette besogne qu’on ne voyait plus.
 
=== Chapitre V ===
 
Deux ans s’étaient passés, dans cette vie active et monotone des campagnes ; et Rognes avait vécu, avec le retour fatal des saisons, le train éternel des choses, les mêmes travaux, les mêmes sommeils.
 
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C’était Lise, qui arrivait gaiement en balançant sa cruche. Et le défilé recommença devant la fontaine.
 
=== Chapitre VI ===
 
Lise et Françoise, s’étant débarrassées de Blanchette, trop grasse et qui ne vêlait plus, avaient résolu, ce samedi-là, d’aller au marché de Cloyes acheter une autre vache. Jean offrit de les y conduire, dans une carriole de la ferme. Il s’était rendu libre pour l’après-midi, et le maître l’avait autorisé à prendre la voiture, ayant égard aux bruits d’accordailles qui couraient, entre le garçon et l’aînée des Mouche. En effet, le mariage était décidé ; du moins, Jean avait promis de faire une démarche près de Buteau, la semaine suivante, pour lui poser la question. L’un des deux, il fallait en finir.
 
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Jean revint seul dans sa voiture. Il trouvait ça naturel, il les suivit. Cloyes dormait, retombé à sa paix morte, éclairé par les étoiles jaunes des réverbères ; et, de la cohue du marché, on n’entendait plus que le pas attardé et trébuchant d’un paysan ivre. Puis, la route s’étendit toute noire. Il finit pourtant par apercevoir l’autre voiture, celle qui emportait le ménage. Ça valait mieux, c’était très bien. Et il sifflait fortement, rafraîchi par la nuit, libre et envahi d’une allégresse.
 
=== Chapitre VII ===
 
On était de nouveau à l’époque de la fenaison, par un ciel bleu et très chaud, que des brises rafraîchissaient ; et l’on avait fixé le mariage au jour de la Saint-Jean, qui tombait cette année-là un samedi.
 
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– Au revoir, Françoise.
 
=== Troisième partie ===
 
=== Chapitre I ===
 
Chapitre I
Enfin, Buteau la tenait donc, sa part, cette terre si ardemment convoitée, qu’il avait refusée pendant plus de deux ans et demi, dans une rage faite de désir, de rancune et d’obstination ! Lui-même ne savait plus pourquoi il s’était ainsi entêté, brûlant au fond de signer l’acte, craignant d’être dupe, ne pouvant se consoler de n’avoir pas tout l’héritage, les dix-neuf arpents, aujourd’hui mutilés et épars. Depuis qu’il avait accepté, c’était une grande passion satisfaite, la joie brutale de la possession ; et une chose la doublait, cette joie, l’idée que sa sœur et son frère étaient volés, que son lot valait davantage, à présent que le nouveau chemin bordait sa pièce. Il ne les rencontrait plus, sans ricaner, en malin, disant avec des clins d’yeux :
 
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Et tous, en tas devant la fenêtre, épanouis, dans une sorte d’extase religieuse, regardaient ruisseler la pluie tiède, lente, sans fin, comme s’ils avaient vu, sous cette eau bienfaisante, pousser les grands blés verts.
 
=== Chapitre II ===
 
Un jour de cet été, la vieille Rose, qui avait eu des faiblesses, et dont les jambes n’allaient plus, fit venir sa petite-nièce Palmyre, pour laver la maison. Fouan était sorti rôder à son habitude, autour des cultures ; et, pendant que la misérable, sur les genoux, trempée d’eau, s’épuisait à frotter, l’autre la suivait pas à pas, toutes les deux remâchant les mêmes histoires.
 
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Et, lorsqu’on eut rebouché le trou, au cimetière, le vieux Fouan rentra seul dans la maison, où ils avaient vécu et souffert à deux, pendant cinquante ans. Il mangea debout un morceau de pain et de fromage. Puis, il rôda au travers des bâtiments et du jardin vides, ne sachant à quoi tuer son chagrin. Il n’avait plus rien à faire, il sortit pour monter sur le plateau, à ses anciennes pièces, voir si le blé poussait.
 
=== Chapitre III ===
 
Pendant toute une année, Fouan vécut de la sorte, silencieux dans la maison déserte. On l’y trouvait sans cesse sur les jambes, allant, venant, les mains tremblantes, et ne faisant rien. Il restait des heures devant les auges moisies de l’étable, retournait se planter à la porte de la grange vide, comme cloué là par une songerie profonde. Le jardin l’occupait un peu ; mais il s’affaiblissait, il se courbait davantage vers la terre, qui semblait le rappeler à elle ; et, deux fois, on l’avait secouru, le nez tombé dans ses plants de salades.
 
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Lentement, il rentra seul. Mais son cœur était gros, ses pieds butaient sur la route noire, une tristesse affreuse le faisait chanceler, ainsi qu’un homme ivre. Déjà il n’avait plus de terre, et bientôt il n’aurait plus de maison. Il lui semblait qu’on sciait les vieilles poutres, qu’on enlevait les ardoises, au-dessus de sa tête. Désormais, il n’avait pas même une pierre où s’abriter, il errait par les campagnes comme un pauvre, nuit et jour, continuellement ; et, quand il pleuvrait, la pluie froide, la pluie sans fin, tomberait sur lui.
 
=== Chapitre IV ===
 
Le grand soleil d’août montait dès cinq heures à l’horizon, et la Beauce déroulait ses blés mûrs, sous le ciel de flamme. Depuis les dernières averses de l’été, la nappe verte, toujours grandissante, avait peu à peu jauni. C’était maintenant une mer blonde, incendiée, qui semblait refléter le flamboiement de l’air, une mer roulant sa houle de feu, au moindre souffle. Rien que du blé, sans qu’on aperçût ni une maison ni un arbre, l’infini du blé ! Parfois, dans la chaleur, un calme de plomb endormait les épis, une odeur de fécondité fumait et s’exhalait de la terre. Les couches s’achevaient, on sentait la semence gonflée jaillir de la matrice commune, en grains tièdes et lourds. Et, devant cette plaine, cette moisson géante, une inquiétude venait, celle que l’homme n’en vît jamais le bout, avec son corps d’insecte, si petit dans cette immensité.
 
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Françoise, frissonnante, écouta longtemps.
 
=== Chapitre V ===
 
– Pourvu que la Coliche ne vêle pas en même temps que moi ! répétait Lise chaque matin.
 
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Lorsque Françoise se fut allongée sur le matelas, dans la grande paix de la chambre, elle demeura les yeux ouverts. Elle ne voulait point, jamais elle ne le laisserait faire, même si elle en avait l’envie. Et elle s’étonnait, l’idée qu’elle pourrait épouser Jean ne lui était pas encore venue.
 
=== Chapitre VI ===
 
Depuis deux jours, Jean était occupé dans les pièces que Hourdequin possédait près de Rognes, et où celui-ci avait fait installer une batteuse à vapeur, louée à un mécanicien de Châteaudun, qui la promenait de Bonneval à Cloyes. Avec sa voiture et ses deux chevaux, le garçon apportait les gerbes des meules environnantes, puis emportait le grain à la ferme ; tandis que la machine, soufflant du matin au soir, faisant voler au soleil une poussière blonde, emplissait le pays d’un ronflement énorme et continu.
 
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Mais il y eut une rencontre. Les oies de la Trouille, qu’elle rentrait, se trouvèrent, à l’angle d’un carrefour, en face des oies du père Saucisse, qui redescendaient toutes seules au village. Les deux jars, en tête, s’arrêtèrent brusquement, hanchant sur une patte, leurs grands becs jaunes tournés l’un vers l’autre ; et les becs de chaque bande, tous à la fois, suivirent le bec de leur chef, tandis que les corps hanchaient du même côté. Un instant, l’immobilité fut complète, on eût dit une reconnaissance en armes, deux patrouilles échangeant le mot d’ordre. Puis, l’œil rond et satisfait, l’un des jars continua tout droit, l’autre jars prit à gauche ; tandis que chaque troupe filait derrière le sien, allant à ses affaires, d’un déhanchement uniforme.
 
=== Quatrième partie ===
 
=== Chapitre I ===
 
Chapitre I
Depuis le mois de mai, après la tonte et la vente des élèves, le berger Soulas avait sorti les moutons de la Borderie, près de quatre cents bêtes qu’il conduisait seul, avec le petit porcher Auguste et ses deux chiens, Empereur et Massacre, des bêtes terribles. Jusqu’en août, le troupeau mangeait dans les jachères, dans les trèfles et les luzernes, ou encore dans les friches, le long des routes ; et il y avait à peine trois semaines, au lendemain de la moisson, qu’il le parquait enfin dans les chaumes, sous les derniers soleils brûlants de septembre.
 
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Et il continua sa route. La Beauce, à l’infini, s’étendait, écrasée sous un sommeil de plomb. On en sentait la désolation muette, les chaumes brûlés, la terre écorchée et cuite, à une odeur de roussi, à la chanson des grillons qui crépitaient comme des braises dans de la cendre. Seules, des ombres de meules bossuaient cette nudité morne. Toutes les vingt secondes, au ras de l’horizon, les éclairs traçaient une raie violâtre, rapide et triste.
 
=== Chapitre II ===
 
Dès le lendemain, Fouan alla s’installer chez les Buteau. Le déménagement ne dérangea personne : deux paquets de hardes, que le vieux tint à porter lui-même, et dont il fit deux voyages. Vainement, les Delhomme voulurent provoquer une explication. Il partit, sans répondre un mot.
 
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Fouan n’avait pas bougé, raidi et muet dans son coin d’ombre. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues. Il se rappelait le soir où il avait rompu avec les Delhomme ; et c’était ce soir-là qui recommençait, la même honte de n’être plus le maître, la même colère qui le faisait s’entêter à ne pas manger. On l’avait appelé trois fois, il refusait sa part de soupe. Brusquement, il se leva, disparut dans sa chambre. Le lendemain, dès l’aube, il quittait les Buteau, pour s’installer chez Jésus-Christ.
 
=== Chapitre III ===
 
Jésus-Christ était très venteux, de continuels vents soufflaient dans la maison et la tenaient en joie. Non, fichtre ! on ne s’embêtait pas chez le bougre, car il n’en lâchait pas un sans l’accompagner d’une farce. Il répudiait ces bruits timides, étouffés entre deux cuirs, fusant avec une inquiétude gauche ; il n’avait jamais que des détonations franches, d’une solidité et d’une ampleur de coups de canon ; et, chaque fois, la cuisse levée, dans un mouvement d’aisance et de crânerie, il appelait sa fille, d’une voix pressante de commandement, l’air sévère.
 
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Et, levant la cuisse, au-dessus de la vallée noyée d’ombre, il en fit un, dédaigneux et puissant, comme pour en écraser la terre.
 
=== Chapitre IV ===
 
On était aux premiers jours d’octobre, les vendanges allaient commencer, belle semaine de godaille, où les familles désunies se réconciliaient d’habitude, autour des pots de vin nouveau. Rognes puait le raisin pendant huit jours ; on en mangeait tant, que les femmes se troussaient et les hommes posaient culotte, au pied de chaque haie ; et les amoureux, barbouillés, se baisaient à pleine bouche, dans les vignes. Ça finissait par des hommes soûls et des filles grosses.
 
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Du coup, Fouan ne put rester au lit, tellement ce qu’il avait vu lui travaillait le crâne. Il se leva, ouvrit la fenêtre. La nuit était blanche de lune, l’odeur du vin montait de Rognes, mêlée à celle des choses qu’on enjambait depuis huit jours le long des murs, tout ce bouquet violent des vendanges. Que devenir ? où aller ? Son pauvre argent, il ne le quitterait plus, il se le coudrait sur la peau. Puis, comme le vent lui soufflait l’odeur au visage, l’idée de Gédéon lui revint : c’était rudement bâti, un âne ! ça prenait dix fois du plaisir comme un homme, sans en crever. N’importe ! volé chez son cadet, volé chez son aîné, il n’avait pas le choix. Le mieux était de rester au Château et d’ouvrir l’œil, en attendant. Tous ses vieux os en tremblaient.
 
=== Chapitre V ===
 
Des mois s’écoulèrent, l’hiver passa, puis le printemps ; et le train accoutumé de Rognes continuait, il fallait des années, pour que les choses eussent l’air de s’être faites, dans cette morne vie de travail, sans cesse recommençante. En juillet, sous l’accablement des grands soleils, les élections prochaines remuèrent pourtant le village. Cette fois, il y avait, cachée au fond, toute une grosse affaire. On en causait, on attendait la tournée des candidats.
 
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– Je fais où ça me dit, maintenant que les cochons gouvernent !
 
=== Chapitre VI ===
 
La semaine se passa, Françoise s’entêtait à ne pas rentrer chez sa sœur, et il y eut une scène abominable, sur la route. Buteau, qui la traînait par les cheveux, dut la lâcher, cruellement mordu au pouce ; si bien que Macqueron prit peur et qu’il mit lui-même la jeune fille à la porte, en lui déclarant que, comme représentant de l’autorité, il ne pouvait l’encourager davantage dans sa révolte.
 
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Alors, Jean, prenant Françoise entre ses bras, la baisa doucement, comme pour dire qu’on allait tout de même être heureux.
 
=== Cinquième partie ===
 
=== Chapitre I ===
 
Chapitre I
Avant les labours d’hiver, la Beauce, à perte de vue, se couvrait de fumier, sous les ciels pâlis de septembre. Du matin au soir, un charriage lent s’en allait par les chemins de campagne, des charrettes débordantes de vieille paille consommée, qui fumaient, d’une grosse vapeur, comme si elles eussent porté de la chaleur à la terre. Partout, les pièces se bossuaient de petits tas, la mer houleuse et montante des litières d’étable et d’écurie ; tandis que, dans certains champs, on venait d’étendre les tas, dont le flot répandu ombrait au loin le sol d’une salissure noirâtre. C’était la poussée du printemps futur qui coulait avec cette fermentation des purins ; la matière décomposée retournait à la matrice commune, la mort allait refaire de la vie ; et, d’un bout à l’autre de la plaine immense, une odeur montait, l’odeur puissante de ces fientes, nourrices du pain des hommes.
 
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Il l’avait empoigné par le bras, il le flanqua dehors.
 
=== Chapitre II ===
 
Fouan descendit la côte. Sa colère s’était brusquement calmée, il s’arrêta, en bas, sur la route, hébété de se trouver dehors, sans savoir où aller. Trois heures sonnèrent à l’église, un vent humide glaçait cette grise après-midi d’automne ; et il grelottait, car il n’avait pas même ramassé son chapeau, tant la chose s’était vite faite. Heureusement, il avait sa canne. Un instant, il remonta vers Cloyes ; puis il se demanda où il allait de ce côté, il rentra dans Rognes, du pas dont il s’y traînait d’habitude. Devant chez Macqueron, l’idée lui vint de boire un verre ; mais il se fouillait, il n’avait pas un sou, la honte le prit de se montrer, dans la peur qu’on ne connût déjà l’histoire. Justement, il lui sembla que Lengaigne, debout sur sa porte, le regardait de biais, comme on regarde les va-nu-pieds des grands chemins. Lequeu, derrière les vitres d’une des fenêtres de l’école, ne le salua pas. Ça se comprenait, il retombait dans le mépris de tous, maintenant qu’il n’avait plus rien, dépouillé de nouveau, et cette fois jusqu’à la peau de son corps.
 
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Fouan, défaillant, mit près de deux heures à rentrer seul, tant il traînait les pieds, sans force. Et ce fut la fin, l’enfant cessa de lui apporter sa soupe et de faire son lit, dont la paillasse n’était pas retournée une fois par mois. Il n’eut même plus ce gamin à qui causer, il s’enfonça dans l’absolu silence, sa solitude se trouva élargie et complète. Jamais un mot, sur rien, à personne.
 
=== Chapitre III ===
 
Les labours d’hiver tiraient à leur fin, et par cette après-midi de février, sombre et froide, Jean, avec sa charrue, venait d’arriver à sa grande pièce des Cornailles, où il lui restait à faire deux bonnes heures de besogne. C’était un bout de la pièce qu’il voulait semer de blé, une variété écossaise de poulard, une tentative que lui avait conseillée son ancien maître Hourdequin, en mettant même à sa disposition quelques hectolitres de semence.
 
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Il fallut courir à Rognes pour avoir une civière. En route, elle s’évanouit de nouveau. On crut bien qu’on ne la rapporterait pas vivante.
 
=== Chapitre IV ===
 
C’était justement le lendemain, un dimanche, que les garçons de Rognes allaient à Cloyes tirer au sort ; et, comme, dans la nuit tombante, la Grande et la Frimat, accourues, déshabillaient, puis couchaient Françoise avec d’infinies précautions, le tambour battait en bas, sur la route, un vrai glas pour le pauvre monde, au fond du triste crépuscule.
 
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C’était Buteau, qui, monté pour guetter la mort, courait l’annoncer à Lise.
 
=== Chapitre V ===
 
Le lendemain, dans la matinée, on achevait de mettre en bière le corps de Françoise, et le cercueil restait au milieu de la chambre, sur deux chaises, lorsque Jean eut un sursaut de surprise indignée, en voyant entrer Lise et Buteau, l’un derrière l’autre. Son premier geste fut pour les chasser, ces parents sans cœur qui n’étaient pas venus embrasser la mourante, et qui arrivaient enfin dès qu’on avait cloué le couvercle sur elle, comme délivrés de la crainte de se retrouver en sa présence. Mais les membres présents de la famille, Fanny, la Grande, l’arrêtèrent : ça ne portait pas chance, de se disputer autour d’un mort ; puis, quoi ? On ne pouvait empêcher Lise de racheter sa rancune, en se décidant à veiller les restes de sa sœur.
 
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Le matin, aux appels désespérés des Buteau, le voisinage accourut. La Frimat et les autres femmes constatèrent la chandelle renversée, la paillasse à moitié détruite, les papiers réduits en cendre. Toutes criaient que ça devait arriver un jour, qu’elles l’avaient prédit cent fois, à cause de ce vieux tombé en enfance. Et une chance encore que la maison n’eût pas brûlé avec lui !
 
=== Chapitre VI ===
 
Deux jours après, le matin même où le père Fouan devait être enterré, Jean, las d’une nuit d’insomnie, s’éveilla très tard, dans la petite chambre qu’il occupait chez Lengaigne. Il n’était pas allé encore à Châteaudun, pour le procès, dont l’idée seule l’empêchait de quitter Rognes ; chaque soir, il remettait l’affaire au lendemain, hésitant davantage, à mesure que sa colère se calmait ; et c’était un dernier combat qui l’avait tenu éveillé, fiévreux, ne sachant quelle décision prendre.