« Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/84 » : différence entre les versions

(Aucune différence)

Version du 11 août 2020 à 15:12

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rire sardonique, je crois au progrès, à la perfection infinie de l’humanité.

Mais ce dernier système fut accusé si faiblement, fut empreint de teintes si pâles et si froides, et l’autre, au contraire, si vigoureusement coloré, que, sombre, imposant, terrible, il resta de toute son effrayante hauteur dans l’esprit de Paul. Szaffie le laissa seul.

Délivré de l’obsession de cet être infernal, Paul essaya de sortir des ténèbres où son âme était douloureusement plongée : l’enfant évoqua sa tendresse pour son père, son amour pour Alice. Ces doux et tendres souvenirs vinrent bien luire à sa pensée, comme des rayons d’espérance et de consolation ; mais, ainsi qu’un oiseau dont l’aile est brisée, le mal heureux faisait de vains efforts pour atteindre à cette plénitude de bonheur, à cette sérénité d’âme qu’il éprouvait naguère.

C’est alors que Paul eut vaguement la conscience de ce que serait sa vie désormais. Effrayé, éperdu, par un instinct sublime, il courut chez son père. Un factionnaire était à la porte de sa chambre. On sait que Pierre avait ordonné à son commandant de le punir de quinze jours d’arrêts forcés pour son acte d’insubordination admirable. Les quinze jours n’étaient pas écoulés.


Le commandant de la Salamandre.

— Je veux parler à mon père, dit l’enfant d’une voix altérée. — Monsieur Paul, le lieutenant a défendu de laisser entrer personne. C’est la consigne des arrêts forcés et du commandant. — Mais, dit Paul en tremblant de douleur, je vous dis que je veux parler à mon père. — Lieutenant, cria le marin, c’est M. Paul qui veut vous parler, faut-il le laisser passer ? — Monsieur, dit Pierre à son fils en paraissant à la porte avec une expression de mécontentement, monsieur, ne savez-vous pas la consigne ? — Père, par pitié !… père… que je te parle… Oh ! j’ai à te dire… Enfin… je souffre bien, père…

À cette voix émue, entrecoupée, le bon lieutenant fut sur le point de faiblir. Déjà il levait la main pour ordonner au marin de laisser passer ; mais son inflexible attachement à la discipline le retint.

— C’est impossible, Paul, dit-il ; et si vous souffrez, voyez mon vieil ami Garnier.

Et il eut le courage de fermer sa porte.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Paul.

El il tomba, assis sur l’escalier du faux pont, sa tête cachée dans ses mains. Puis comme frappé d’une idée subite :

— Au moins Alice m’entendra peut-être, dit-il. Et il disparut.

CHAPITRE XXXII.

Amour.


Belle comme la première femme souriant à cet aimable et dangereux serpent, dont l’emblème était déjà gravé dans son cœur, une fois séduite ; et séduisant de plus en plus à son tour.
Byron. — La fiancée d’Abydos.


Le commandant faisait sa partie d’échecs avec madame de Blène. Alice était assise rêveuse dans la galerie. Grâce à la forte préoccupation des joueurs, Paul passa presque inaperçu. Il s’approcha d’Alice. Elle fut frappée de sa pâleur et de son émotion.

— Grand Dieu ! monsieur Paul ! qu’avez-tous ? lui dit-elle. — Oh ! mademoiselle Alice ! dit Paul, ayez pitié de moi ! La jeune fille tressaillit. — Ayez pitié de moi ! — C’était presque un aveu. — Expliquez-vous, monsieur Paul, répondit-elle avec intérêt. Expliquez-vous… Qu’avez-vous ? — Oh ! j’ai besoin de bonheur, mademoiselle, j’ai besoin de me rattacher à mon père… à vous… Car je sens qu’une effroyable fatalité m’entraîne et m’emporte… Oh ! prouvez-moi qu’il y a du vrai dans la vie… que tout n’est pas mensonge, haine et désespoir… Oh ! aimez-moi… Par pitié… aimez-moi, ou je meurs !

Ce langage contrastait tellement avec le caractère de Paul, qu’Alice fut émue jusqu’au fond du cœur.

— Mais quelles horribles pensées viennent donc vous accabler, monsieur Paul ? vous, si confiant dans l’avenir, si heureux, si sûr de votre bonheur ? — Oui, oui, je l’étais il y a deux heures, mais maintenant… il a tout changé… C’est lui, lui seul !… mais quelle affreuse puissance a-t-il donc, cet homme ? — Mais, au nom du ciel ! de qui parlez-vous ? demanda Alice. — De Szaffie ! répondit Paul avec un accent de terreur.

Alice frissonna de tout son corps.

— Oui, continua Paul, c’est lui, c’est Szaffie… Cet homme étrange a une éloquence si funeste… Je sentais toutes ses paroles m’arriver là, à mon âme, aiguës, pénétrantes et froides… Les leçons de mon père, les derniers vœux de ma mère, tout s’effaçait de ma pensée… Sa voix s’étendait sur tout comme un voile… El j’étais là, haletant, éperdu, attiré vers lui… l’écoutant avec terreur et avidité… voulant fuir et ne le pouvant… sentant le poignard arriver à mon cœur, et n’ayant pas le courage de faire un mouvement pour l’éviter… Mais tout ceci est faux ; c’est un rêve, une vision… Non, le bonheur existe… car vous êtes là, mademoiselle… La vertu existe… car j’ai vu mon père… Oh ! oui, il me trompait… N’est-ce pas, qu’il me trompait, quand il me disait qu’il n’y avait pas de bonheur sur la terre ?… Il y en aurait tant pour moi si… — Vous m’aimez, car… — Tenez, mademoiselle, je n’ai plus la force de vous le cacher, je vous aime. Oh ! je vous aime ! Que cet aveu ne vous irrite pas… Pardon ! dit le pauvre enfant, oh ! pardon ! cet aveu, je ne vous l’aurais peut-être jamais fait… Mais je souffre tant… Oh ! tenez, prenez cet anneau… c’est celui qui tomba de la main de ma mère quand elle m’embrassa pour la dernière fois… Oh ! prenez-le ! c’est mon trésor… C’est mon bien le plus précieux ; et ne doit-il pas être à vous, si vous m’aimez ?… dit-il en le lui offrant avec une timidité charmante.— Alice ! Alice ! dit madame de Blène, viens donc décider entre le commandant et moi. — Paul, mon ami, alors vous viendrez à mon secours, dit le bon marquis.

Ces mots rappelèrent Paul à lui ; Alice prit l’anneau en tremblant, le mit à son doigt, jeta sur Paul un regard enchanteur et entra dans la

grand’chambre.

. . . . . . . . . . . . . . .

Et la nuit, bercée dans son lit, Alice ne dormait pas. Son cœur battait ; elle éprouvait un sentiment d’angoisse et de douleur inexplicable, et se disait avec effroi : — Quelle infernale influence a-t-il donc ? Avoir d’un mot changé l’âme de Paul ! Cette âme formée par l’amour d’un père, épurée par les vœux d’une mère mourante… Quelle puissance !


CHAPITRE XXXIII.

Amour et haine.


Mais c’est dans le malheur que l’amour se révèle.
Mad. É. de Girardin. — Il m’aimait.

Oh ! que la nuit est belle sur les flots assoupis de la Méditerranée ! La nuit, alors que le navire insouciant laisse flotter ses grandes voiles