« Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/82 » : différence entre les versions

(Aucune différence)

Version du 11 août 2020 à 14:15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Oui, père. — Va me les chercher ; que je les voie. — Mais, père, ils sont en état. — Paul, allez me les chercher. — Oui, père, dit l’enfant en embrassant Pierre.

Pierre le suivit des yeux ; puis, les levant au ciel :

— Mon Dieu ! dit-il avec une admirable expression de ferveur ; mon Dieu, ne nous séparez pas encore !

Paul revint avec ses pistolets.

Il fallut voir avec quel soin Pierre en fit jouer les ressorts et les batteries.

— Cette détente est trop molle, dit-il.

Et il jeta un des pistolets sur son lit, en prit un autre au faisceau d’armes, l’examina soigneusement, et le remit à son fils. — Tiens, mon ami. Et mets deux balles, entends-tu ? Et surtout, Paul, ménage tes coups : pas d’imprudence, comme la dernière… — Mais l’arme blanche, père ? — L’arme blanche… l’arme blanche, monsieur, ne vaut pas l’arme à feu quand on vise juste. Et puis surtout, Paul, restez à votre poste… Vous m’entendez, à votre poste dans la batterie, et non sur le pont. — Mais, père… — Monsieur… — Oui, oui, père ; j’y resterai. Mais toi ? — Moi, mon poste est à l’arrière, comme toujours, à la manœuvre. — C’est bien en vue, père. — Vilain jaloux ! dit le bon lieutenant en souriant.

À ce moment un timonier descendit.

— Lieutenant, l’officier de quart vous fait prévenir que l’on est presque à portée de canon de la voile en vue. — Dites que je vais monter, répondit Pierre. — Allons ! mon enfant, embrasse-moi, et soyons hommes.

Il faut avoir serré sur son cœur un père ou un ami dans une circonstance pareille, pour savoir ce qu’il y a de profonde et intime tendresse dans cet embrassement qui peut être le dernier.

Quand Pierre et son fils parurent sur le pont, on ne vit pas la plus légère trace d’émotion sur leur physionomie.

— Eh bien ! lieutenant, dit Merval en lui passant la longue-vue, nous savons ce que c’est.

En effet, après avoir assuré le pavillon de la Salamandre d’un coup de canon à poudre qui resta sans réponse, on avait essayé d’un second à boulet, qui réussit mieux.

— C’est heureux, dit le lieutenant en voyant un pavillon rouge se hisser lentement à la corne d’un grand brick étroit, hardi, élancé. — Bouquin a bien visé, car le boulet s’est logé en plein bois, dit Merval. Mais voyez donc : voilà le goëland qui abaisse ses ailes et qui met en panne. Il veut nous envoyer un canot, sans doute, lieutenant ! — C’est possible, et je vais prévenir le commandant.

On n’a pas oublié la conversation du malheureux marquis et de Pierre. Selon les intentions de ce dernier, l’ex-débitant était monté sur le pont en grand uniforme, avait tant bien que mal balbutié la phrase que Pierre lui avait apprise, et grimpé sur son banc de quart. Roide, immobile, les yeux fixés sur Pierre qui ne le quittait pas du regard, il attendit. Certes, si le marquis méritait une punition, il la reçut ample et large pendant la demi-heure d’incertitude qui le tint en suspens, n’ayant d’autre distraction que celles causées par Pierre, qui venait de temps à autre lui dire à l’oreille :

— Songez à ce que je vous ai promis. À la première hésitation, vous entendez…

Et, après cette communication amicale, Pierre le saluait profondément comme s’il se fût entretenu de choses importantes de service. Et l’équipage, voyant la roideur et l’impassibilité du marquis au milieu du mouvement inséparable des préparatifs d’un combat, prit aisément cette pétrification pour le sang-froid et l’habitude du danger. Aussi Bouquin dit-il à la Joie en lui montrant le marquis :

— Il est bien mal ficelé en uniforme ; il a l’air d’un moule à f… bête, mais c’est un chien qui ne doit pas bouder au feu. Planté comme un mât, il ne bougera pas de son banc de quart, le vieux gueux, il ne bougera pas : le lieutenant a beau lui parler à l’oreille, rien du tout, il ne remue pas seulement la tête.

Au premier coup de canon que la Salamandre tira pour assurer son pavillon, le malheureux marquis, quoique prévenu, fit un effroyable bond sur son banc.

— Ah ! le vieux caïman ! dit Bouquin en tirant la Joie par sa veste. Ah ! le vieux gueux ! le v’là qui saute de joie devoir commencer la danse de prends garde à ta peau ! Est-il enragé pour le feu, hein, la Joie ? Sois calme, sois calme : on va la danser, et la mitraillade aussi, vieux enragé, vieux mangeur de boulets, va !

Mais heureusement pour le mangeur de boulets, l’enragé, l’amateur de la mitraillade et de la prends garde à la peau, le feu ne continua pas ; au contraire, comme on l’a vu, le brick hissa son pavillon après l’invitation un peu brusque que lui fit la Salamandre, et envoya un canot à bord de la corvette. Alors Pierre, s’approchant du marquis, lui dit à l’oreille :

— Sauf le saut du banc de quart, je suis assez content. Descendez chez vous.

L’ex-débitant ne se le fit pas dire deux fois.

Dans ce canot, manœuvré par quatre hommes fort proprement vêtus à l’égyptienne, c’est-à-dire vêtus d’une chemise, d’une calotte rouge, d’une culotte qui ne vient qu’aux genoux, il y avait un monsieur d’une quarantaine d’années, assez chargé d’embonpoint, habillé d’un gilet chamois et d’une redingote olive ; il était coiffé d’une casquette bleue, je crois. Il monta lestement à bord, salua l’enseigne Merval qui était au haut de la coupée, et lui dit en fort bon français, avec un accent qui trahissait un peu son origine normande :

— Pourrai-je savoir, lieutenant, en quoi je puis vous être utile ? — Vous avez bien longtemps tardé à hisser votre pavillon, monsieur, fit observer Pierre, étonné de voir ce gros homme, bas Normand, naviguant sous le pavillon turc. — Ma foi ! lieutenant, reprit l’autre, je dormais. Mon second est malade, et, avant que j’aie pu me faire entendre de ces animaux-là — il montra les Égyptiens — il s’est passé juste le temps de recevoir un de vos boulets — il ôta sa casquette — dans ma préceinte. — Mais vous êtes Français, monsieur ? demanda Pierre. — Oui, lieutenant, natif de Vire. — Et comment naviguez-vous sous pavillon turc ? — Mais je suis Turc aussi. — Monsieur, répondez sérieusement, c’est un officier de la marine royale de France qui vous interroge. — Mais, mon Dieu ! lieutenant, je suis Turc, en cela que j’ai apostasié. — Ah ! vous êtes renégat, dit Pierre avec une expression méprisante. — Pour vous servir, dit l’autre en ôtant sa casquette. — Et vous allez où ? demanda Pierre. — À Gibraltar, porter des grains d’Odessa. Voici mes lettres, mes papiers, lieutenant, visés par le consul anglais à Constantinople.

Tout était parfaitement en règle.

— Je vais, monsieur, si vous le permettez, dit Pierre, envoyer un de mes officiers pour visiter votre brick. C’est un engagement pris entre les trois puissances, afin d’atteindre, si l’on peut, Sam-Baï le pirate. — Que Dieu !… Je veux dire que Mahomet vous aide, lieutenant ! Mais quand vous voudrez visiter mon bord, je suis prêt, car j’ai hâte d’arriver. — Monsieur de Merval, dit Pierre, prenez le canot major, armez-le en guerre, et veuillez aller examiner ce brick : vous me ferez votre rapport.

Le sifflet de la Joie retentit. On mit l’embarcation à la mer, on l’arma, et Merval, accompagné du renégat, quitta la corvette.

— Lieutenant, je vous présente mes civilités, dit le bas Normand en saluant Pierre. — Adieu, monsieur, dit celui-ci avec une froideur glaciale ; et il ajouta tout haut : Merval, laissez la moitié de votre monde armé dans le canot, et à la moindre démonstration hostile un signal. Ce brick, vous le savez, est sous nos canons, mais n’importe, de la prudence.

Et l’embarcation quitta la Salamandre. Pierre la suivit des yeux. Au bout d’une demi-heure elle revint, et Merval monta à bord.

— Eh bien ! Merval ? demanda Pierre. — Eh bien ! lieutenant, il n’y a pas un mot à dire ; il est chargé de blé jusqu’à sa chambre ; seulement l’équipage est nombreux, voilà tout. Son second est un Italien, renégat comme lui ; il était couché et fort pâle. Il m’a répondu en assez mauvais français aux questions que je lui ai faites, et tout se rapporte à ce que ce gros homme nous a dit. — Vous n’avez pas vu d’armes ? — Non : quelques fusils, voilà tout. C’était assez propre dans sa cabine. Pour un renégat, il a l’air d’un assez bon homme ! — Oui, oui ; mais je n’aime pas l’apostasie : ce n’est qu’un calcul, et c’est bas. — Je suis de voire avis. Mais le voilà qui demande s’il peul partir, dit Merval en montrant à son supérieur un signal du brick. — Faites-lui signe que oui, dit Pierre.

Et une flamme bleue et jaune fut hissée à la corne de la Salamandre. À peine ce signal eut-il été aperçu par le brick, qu’il démasqua son grand hunier, et commença à voguer doucement, profilant de la brise qui était assez fraîche. Puis, quand il fut hors de portée du canon de la corvette, il laissa tomber d’un coup toutes ses voiles, déferla tout, depuis ses royales jusqu’aux basses voiles, avec une prestesse, une précision admirables, orienta grand largue une des amures les plus favorables à la vitesse, et se prit à fuir avec une vélocité prodigieuse.

— Voilà au brick de commerce qui navigue et manœuvre mieux que bien des bâtiments de guerre, dit le lieutenant en secouant la tête. — Prenons-nous la chasse : demanda Merval. — Du tout, il est en règle. Et d’ailleurs, quelque bonne marcheuse que soit la Salamandre, ce brick-là lui rendrait les huniers. Il n’y faut plus songer maintenant. — Pourquoi diable aussi se sauve-t-il si vite ? dit Merval. — Ma foi, je n’en sais rien, répondit le lieutenant en descendant chez le marquis lui rendre compte de l’événement.

Et le digne homme, tout content d’avoir échappé au danger qu’il redoutait, demanda à Pierre s’il ne pouvait pas doubler la ration des matelots.

— C’est justement demain dimanche, dit Pierre ; très-bien, commandant, ça égayera leur bal, car ils m’ont demandé la permission de danser, et je la leur ai accordée en votre nom. — Et vous avez bien fait, dit l’ex-débitant.

La nouvelle des intentions généreuses du commandant ayant vite circulé, chacun fut penser gaiement au bal du lendemain.