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Le commandant, agrafé, serré dans son uniforme, pâle, abattu, l’œil éteint, dans un état à faire pitié ; puis le lieutenant qui lui dit, après l’avoir salué militairement :

— Commandant, je vais exécuter vos ordres.

Et Pierre se rendit à l’avant de la corvette, ordonna de virer un cabestan pour mettre la Salamandre à pic sur ses câbles, laissant le marquis seul à seul avec son porte-voix qu’il retournait dans tous les sens. Il semblait au malheureux commandant que les yeux de l’équipage étaient fixés sur lui : ses cheveux se dressaient, il avait des bourdonnements dans les oreilles, et il envoyait mentalement Élisabeth à toutes les légions de diables qui peuplent l’enfer. La voix du lieutenant se fit entendre. Voix cent fois plus horrible aux oreilles du marquis que toutes les trompettes du jugement dernier.

— Commandant, nous sommes tout à fait à pic ! cria Pierre.

Le marquis eût voulu s’abîmer dans la mer ; le misérable ne se rappelait plus un mot de la leçon que Pierre lui avait donnée et répétée vingt fois pendant la nuit.

— Commandant, répéta Pierre, nous sommes à pic ! — Ah ! vraiment ! Eh bien ! — Eh bien ! commandant ? demanda M. Bidaud. — Eh bien !… Et le malheureux Longetour tordait son porte-voix ; il était eu nage. Il voyait tout tournoyer autour de lui. Enfin il répondit avec effort : — Eh bien ! allons-nous-en. — Plaît-il, commandant ? dit l’autre. — Oui, partons ! partons !

Pierre n’y concevait rien, et cria encore :

— Mais nous sommes à pic, commandant. Est-ce que nous ne dérapons pas ?

Cette interrogation fut un trait de lumière pour le commandant, qui se prit à crier de toutes ses forces :

— Dérapez ! certainement si, dérapez tout de suite. — Le malheureux ne se souvient de rien, se dit Pierre ; il faut en avoir pitié. Et, s’approchant du commandant, il lui dit tout bas : — Vous n’avez pas même de la mémoire ; c’est une honte ! Remettez-moi votre porte-voix, vite ! La corvette abat à contre-vent. — Mais, mon ami, je sais… — Commandant ! commandant ! nous abattons sur bâbord ! cria Merval avec une sorte d’effroi. — Votre porte-Voix, monsieur ! dit encore Pierre à voix basse. — Mais pensez donc… aux yeux de l’équipage… Tenez… voilà que je me rappelle… Attendez donc… — Larguez !… — Mais nous culons vers la côte, commandant, crient Merval et Paul. — Vous m’y forcez, dit Pierre d’une voix étouffée ; je me perds pour vous !

Et Pierre, ne se possédant plus, repoussa le marquis, s’élança sur le banc de quart, et cria :

— Range à larguer, border et hisser les huniers, toute la barre à tribord !

À cette voix bien connue, à ce commandement bref, accentué, l’équipage agit avec un ensemble inconcevable, comme s’il eût été mû par un seul et même ressort. La corvette ne courait plus aucun danger, et commençait à revenir sur tribord. Pour aider son mouvement et rendre l’appareillage complet, il eût fallu faire border le grand et le petit foc. Pierre le savait mieux que personne : pourtant il ne commanda pas cette manœuvre, descendit du banc de quart et dit tout bas au commandant :

— La manœuvre est mauvaise, monsieur ; mais le navire ne court aucun danger. Ordonnez de border le grand foc et l’artimon, de brasser bâbord derrière, en me faisant observer tout haut que j’ai oublié ce point important.

Le marquis, enchanté de prendre la revanche de son humiliation, emboucha son porte-voix, et cria ce commandement à peu près à la lettre. Il y eut bien quelques mots techniques d’écorchés ; mais l’équipage, habitué à leur ensemble, comprit parfaitement, et exécuta la manœuvre en se disant pour la première fois :

— C’était bien la peine que le lieutenant interrompit le commandant pour oublier ça ! À quoi pense-t-il donc ? C’est ce vieux gueux-là qui n’oublie rien. Oh ! il entend la machine. Mais le lieutenant a tout de même eu tort d’interrompre le commandant ; et il lui en cuira, c’est sûr.

La brise gonflant les larges voiles de la Salamandre, elle céda à leur impulsion, et eut bientôt doublé la pointe du golfe de Grimaud. Une fois la corvette en route, le commandant, sur un signe de Pierre, descendit dans sa chambre, et fut bientôt rejoint par son lieutenant.

— En vérité, monsieur ! lui dit Pierre, il est inouï que vous ayez aussi peu de mémoire. — C’est qu’aussi, lieutenant, c’est difficile en diable ! Mais, grâce à vous, je m’en suis assez joliment tiré. Recevez mes remercîments ! — Il s’agit bien de remercîments, monsieur ! il faut, au contraire, me punir. Car, à cause de vous, pour la première fois de ma vie j’ai manqué à la discipline, en commandant à votre place sans que vous m’en eussiez donné l’ordre formel aux yeux de l’équipage. — Mais c’était pour le bien du service, mon ami. — Mais, monsieur, c’est d’un exemple effroyable. Comprenez donc bien qu’un équipage se verrait sur des brisants, à deux doigts de sa perte, convaincu de périr, que pas un homme, pas un officier n’a le droit de changer un mot aux ordres du commandant. Comprenez donc, monsieur, que ce que j’ai fait, moi, dans un motif louable, peut être fait dans un motif criminel ; que c’est déjà un malheur pour la discipline, et qu’une sévérité excessive peut seule en atténuer l’effet dangereux. — Mais il est singulier, mon ami, que vous vouliez m’obliger à vous punir quand… — Vous voulez donc me faire mourir à petit feu, avec toutes vos objections, monsieur ? Vous ne voulez donc pas comprendre qu’il ne s’agit pas de vous, mais de votre grade ? de cela ! cria Pierre en secouant avec violence l’épaulette du marquis ; de cela, monsieur ! que c’est pour vous et pour nous une question de vie ou de mort ; que, si une telle faute restait impunie, encouragé par ce mauvais exemple, demain l’équipage discuterait nos ordres, murmurerait, se révolterait peut-être, nous menacerait, et ferait la course avec la corvette. — Allons, allons ! ne vous fâchez pas, mon ami : je ferai ce que vous voudrez. Allons, voyons ! vous serez puni, là, puisque ça vous fait plaisir.

Pierre haussa les épaules de pitié.

— Croyez-vous donc, monsieur, qu’il ne soit pas pénible, cruellement pénible, à mon âge, d’être porté sur le journal du bord comme insubordonné ; moi, monsieur, qui suis fanatique de la subordination ! Mais peu importe, car l’exemple d’une punition sévère infligée à un officier pour une faute de discipline est salutaire pour l’équipage, et ne peut que rendre plus profond chez lui le respect inaltérable qu’il doit avoir pour la subordination. Et pourtant, monsieur, ce que vous allez écrire sur ce journal, et par mon ordre, brisera peut-être les seules espérances qui me restent ! — Eh bien ! alors ? — Eh bien ! monsieur, je sais sacrifier tout cela à l’honneur du corps auquel j’appartiens, et ma conscience me paye largement. Vous êtes en vue, vous, monsieur, et moi je suis obscur : s’il y a cinq cents lieutenants de vaisseau, il n’y a que cinquante capitaines de frégate, qui doivent être, aux yeux des matelots, des hommes purs et choisis. D’ailleurs, monsieur, une tache paraît plus sale sur l’habit brodé d’un commandant que sur le frac bleu d’un officier subalterne. — Mais, mon Dieu ! puisque je vais vous punir, que diable voulez-vous de plus ? — C’est bien heureux ! dit Pierre.

Et le marquis, écrivant sous la dictée du lieutenant, consigna dans son journal l’acte d’insubordination de Pierre, qui avait osé, en plein pont, interrompre les ordres de son commandant, et qui, pour ce méfait, avait été condamné à quinze jours d’arrêts forcés.

Le même fait fut consigné à bord du journal de l’état-major. On jugera de l’Importance de ces deux journaux quand on saura qu’ils sont scrupuleusement conservés à bord, et envoyés au ministre à l’arrivée du bâtiment en France, pour servir de renseignements sur la conduite des officiers et de preuves historiques à l’appui de la traversée et de la mission que le bâtiment avait à remplir. — Enfin, le vendredi 15 août 1815, la Salamandre sortit de la rade de Saint-Tropez sur les onze heures du matin ; et à cinq heures du soir on ne distinguait déjà plus les hautes terres de la Corse.


CHAPITRE XXVII.

Buen viaje.


Jeune ou vieux, imprudent ou sage,
Toi qui de cieux en cieux errant comme un nuage,
Suis l’instinct d’un plaisir ou l’aspect d’un besoin,
Voyageur, où vas-tu si loin ?
N’esl-ce donc pas ici le but de ton voyage ?

Victor Hugo. — Ode XIV.

Ah ! vous croyez être heureux ? Me voici.
Mathurin. — Bertrand


Glisse, vole, rapide sur la mer azurée, chère et digne Salamandre ! Adieu, France, adieu ! Adieu, belle Provence, aux orangers si doux, aux rouleaux si aigus, au climat si tiède et si voluptueux, aux habitante si hospitaliers ! adieu encore, adieu !

Tu vas à Smyrne, brave corvette, à Smyrne, splendide ville d’Orient, ville d’or et de soleil, ville aux kiosques verts et rouges, aux bassins de marbre remplis d’une eau limpide et parfumée, aux frais ombrages de sycomores et de palmiers, ville de harems et de paresse, ville d’opium et de café, ville complète s’il en fut !

Oh ! la vie d’Orient ! la vie d’Orient ! seule existence qui ne soit pas une longue déception ! car là ne sont point de ces bonheurs en théorie, de ces félicités spéculatives ; non ! non ! c’est un bonheur vrai, positif, prouvé.

Et qu’on ne croie pas y trouver seulement une suite de plaisirs, purement matériels. C’est au contraire la vie du monde la plus spiritualisée, comme toutes les vies paresseuses et contemplatives. — Car enfin connaissez-vous un Oriental qui ne soit pas poëte ? ne puise-t-il pas la poésie ou l’ivresse, — car l’ivresse est de la poésie accidentelle — ne puise-t-il pas la poésie à trois sources ; dans son narguilek, dans sa tasse et dans son taïm ?

La poésie du narguilek, poésie aérienne, diaphane et indécise comme