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Trois Poètes flamands
Revue des Deux Mondes3e période, tome 101 (p. 660-679).
TROIS POETES FLAMANDS


I.

Nous nous souvenons d’avoir lu, dans une encyclopédie publiée en France il y a quelque trente ans, cette phrase dédaigneuse : « Quand les Pays-Bas existent, ils prétendent avoir une littérature moitié en flamand, moitié en hollandais. »

Il y a, certes, aujourd’hui en France deux ou trois douzaines d’érudits qui se font une idée un peu plus juste et plus complète de la littérature néerlandaise, pour l’appeler du nom qu’on lui donne actuellement. La phrase citée n’en résume pas moins admirablement les connaissances et le jugement du public. Nous ne songeons guère, du reste, à nous en étonner, encore moins à nous en indigner. Il faut bien que les petits pays paient d’une façon ou d’une autre la rançon de la vie douce et calme dont on y jouit.

Dans le cas des Pays-Bas, l’ignorance et l’indifférence de l’étranger à l’égard de la façon dont on y pense, dont on y sent et dont on y écrit, est doublement explicable. Placés au confluent de trois grandes civilisations, la leur les a reflétées tour à tour pour ce qui concerne les grandes idées et les sentimens généraux. On ne se donne pas la peine d’apprendre une langue aussi difficile que peu répandue pour retrouver, sous une forme affaiblie, ce qu’on connaissait déjà. Quant aux productions vraiment originales de la littérature hollando-flamande, elles ont un caractère si local, si intime, qu’il serait assez difficile à un Parisien ou à un Berlinois, par exemple, de s’y intéresser.

Au moyen âge, toute la vie littéraire de ce coin du nord-ouest de l’Europe qu’on appelait alors le pays d’aval, se concentrait dans la partie méridionale, qui forme aujourd’hui le royaume de Belgique. On y parlait une langue formée de la fusion de différens dialectes bas-allemands et connue alors sous le nom de thiois (dietsch, de diet ou deut, qui signifie peuple), c’est-à-dire langue populaire ou vulgaire. Cependant, lorsqu’au XIIe siècle un certain mouvement littéraire se produisit, ce fut en latin, dans l’église et le cloître, en français dans les cours et les châteaux. Les comtes de Flandre, vassaux des rois de France, avaient leur hôtel à Paris, où ils passaient une partie de l’année, et, à leur exemple, les nobles flamands et brabançons, qui avaient combattu en terre sainte aux côtés des croisés de France et de Normandie, ne parlaient guère entre eux que le français. C’est dans la langue des trouvères que Baudouin IX de Flandre et Henri III de Brabant, qui furent, en ce pays, les plus anciens poètes lyriques de la féodalité, composèrent leurs ballades et leurs chansons. Sibylle d’Anjou et Elisabeth de Vermandois eurent des cours d’amour aussi brillantes que celles de Toulouse et de Troyes. Chrétien de Troyes, le poète de Philippe-Auguste, fut aussi celui du comte Philippe d’Alsace et composa en Flandre quelques-uns de ses poèmes les plus célèbres. La grande bourgeoisie, à l’exemple de la noblesse, tirait vanité de parler la langue d’oil et se plaisait à la lecture des chansons de geste et des romans de chevalerie, nés sur les bords de la Seine et de la Loire.

Bientôt, cependant, le goût de la lecture se répandant et gagnant les couches inférieures de la bourgeoisie, on traduisit dans la langue du pays poèmes et fabliaux. Les prouesses de Charlemagne et de Roland, les amours de Lancelot et de Gauvain sont mis alors en vers thiois, souvent avec beaucoup d’habileté et de bonheur. Puis on ne se contente plus de traduire seulement, on imite, on adapte, comme on dit aujourd’hui. C’est ainsi que, vers 1250, la Flandre vit s’acclimater sur son sol pour y devenir plus populaire et y vivre plus longtemps que sur sa terre natale, le Roman de Renard, imité du français de Pierre de Saint-Cloud par un physicien ou médecin de Gand, maître Willem. Cette satire de la société féodale, mordante sous son apparence de bonhomie, fut pendant deux siècles la lecture favorite de la bourgeoisie des grandes communes.

A la fin du XIIIe siècle, l’esprit prosaïque et positif des Flamands se fatigua de la poésie guerrière et amoureuse de la Table-Ronde, et l’on vit naître la poésie didactique. Jacques Van Maerlandt traduit parfois en les abrégeant, parfois en les complétant, de volumineuses compilations latines sur la morale, les sciences naturelles, l’hygiène, la politique, l’histoire sacrée et profane. Toute une école marche sur ses traces, et l’on vulgarise l’encyclopédie du temps en vers secs et plats.

Les productions les plus vraiment originales du moyen âge flamand, ce sont quelques ballades populaires qui offrent une grande analogie avec les vieilles ballades allemandes ; ce sont surtout des cantiques et des noëls d’un sentiment naïf et poétique, dont quelques-uns font songer aux tableaux des premiers gothiques.

Au sortir de l’anarchie féodale et communale, deux tentatives furent faites pour réunir les dix-sept provinces des Pays-Bas en un état constitué, de manière à former une entité politique et administrative. La première, catholique, monarchique et latine, eut son point de départ et d’appui dans le Midi. Ce fut celle des ducs de Bourgogne.

Elle eut pour résultats l’invasion des mœurs, des modes, et du goût français. Dès lors commença, dans la partie du pays qui recevait plus directement l’influence de la cour, un étrange dualisme de langage et par conséquent d’idées entre les classes supérieures, qui ne parlèrent et ne pensèrent plus qu’en français, et les classes inférieures, qui conservèrent les habitudes d’esprit et la langue de leurs pères, cette dernière abâtardie, il est vrai, déformée par des tournures exotiques, mélangée d’une foule de mots étrangers et reléguée au rang d’instrument grossier des pensées les plus communes. A partir de ce moment, dans les Pays-Bas méridionaux, deux langues et deux littératures vivent ou plutôt végètent côte à côte, stériles toutes les deux, l’une parce qu’elle n’est pas assez originale, l’autre parce qu’elle n’est pas assez éclairée.

On sait comment l’intolérance aveugle et l’incurable entêtement d’un souverain qui, du fond de son cabinet, prétendait gouverner le monde avec des paperasses, détruisit l’œuvre du saige duc Philippe le Bon. Alors commence l’autre tentative d’unification partie du nord, protestante, républicaine et germanique, celle de Guillaume d’Orange. L’hostilité des provinces wallonnes, les victoires du prince de Parme et la prise d’Anvers la firent échouer.

Après ce deuxième avortement d’une idée que seuls quelques lettrés caressent encore aujourd’hui, deux nationalités se formèrent : l’une franche, naturelle, nettement caractérisée, fondée sur la race et la langue comme sur les institutions, celle des Provinces-Unies de la Néerlande; l’autre hybride, n’ayant d’autres liens que le culte et l’administration, celle des Pays-Bas catholiques, qui sont devenus le royaume de Belgique.

Liberté politique, prospérité matérielle, progrès intellectuel, tel fut le lot des provinces émancipées. Elles eurent des hommes d’état comme Maurice de Nassau, Frédéric-Henri, Guillaume III, Barneveldt, les de Witt; des amiraux comme Tromp et Ruyter; des publicistes comme Grotius; des philosophes comme Spinoza; des peintres comme Rembrandt; et, à côté de tout cela, une littérature presque originale qui produisit, au XVIIe siècle, Vondel, individualité puissante dans laquelle il y a du Corneille et du Milton ; au XVIIIe Bilderdyk, talent souple et fécond, qui, comme il le dit lui-même à Napoléon Ier , « fit tout ce qu’il devait faire pour être connu dans la république des lettres, » mais expia par une obscurité relative le tort d’appartenir à une petite nationalité et de parler une langue peu répandue.

Quant aux provinces soumises, sans commerce, sans industrie, sans mouvement intellectuel, elles tournèrent vers les arts plastiques tout ce qui leur restait d’activité et d’énergie et elles eurent Rubens, Van Dyck, Jordaens, Teniers. Jamais béguinage plus muet et plus mort ne fut décoré plus magnifiquement. Dans les grandes villes du pays flamand, autrefois si riches et si puissantes, les somptueux hôtels déserts des patriciens et des marchands émigrés s’écroulaient le long des rues où l’herbe croissait. On vivait tranquillement des débris de l’opulence passée, pensant peu, ne lisant guère et écrivant moins encore. Le peu qu’on faisait était calqué sur des modèles français, dont l’imitation lourde et gauche resta absolument stérile. La poésie flamande avait trouvé un dernier asile au sein des chambres de rhétorique, où l’on rimaillait, en l’honneur des neuf sœurs et de Phébus Apollon, des vers dont toute la défroque mythologique, prodiguée avec excès, ne parvenait pas à masquer l’écœurante platitude.

L’annexion à la France, en 1797, entraîna les provinces belges dans le tourbillon de la république et de l’empire. Puis vint la réunion au royaume des Pays-Bas, pendant laquelle on alla d’abord au plus pressé, c’est-à-dire à la réparation matérielle. Le développement intellectuel fût venu sûrement après, mais le gouvernement du roi Guillaume ne sut pas ménageries convictions catholiques de ses sujets flamands, ni l’attachement de ses sujets de race latine à leur langue nationale, et l’édifice élevé par les traités de Vienne s’écroula en septembre 1830.

Chose étrange, c’est au lendemain de la révolution qui créa le royaume de Belgique et dont les auteurs avaient invoqué comme un grief contre l’ancien gouvernement les mesures qu’il avait prises pour étendre l’emploi de la langue néerlandaise, c’est au lendemain de cette révolution que commence un véritable réveil littéraire, et que nous voyons éclore une pléiade de poètes et de romanciers flamands.

Durant les premières années qui suivirent la fondation de l’indépendance belge, il parut probable que le nouveau royaume serait acquis à tout jamais à la culture française. La moitié de sa population appartenait à la race celto-latine et ne parlait que le français. Dans les provinces flamandes, tout ce qui avait reçu quelque éducation, tous ceux que l’on appelait autrefois les honnêtes gens, savaient le français, et la plupart s’en servaient habituellement. Le français était la langue exclusive des débats parlementaires, de l’administration, de l’armée, des tribunaux, de l’enseignement moyen et supérieur, de la presse, de tout ce qui constitue la vie sociale et intellectuelle d’un peuple. Le voisinage de la France, l’invincible attraction de Paris, la contrefaçon bruxelloise même et le bon marché des livres dont elle inondait le pays, tout contribuait, avec la réaction naturelle contre les tendances du précédent régime, à favoriser le mouvement.

Au double point de vue de l’intérêt pratique et de la haute culture, il nous paraît douteux que les Belges aient eu à se repentir d’avoir choisi, entre les deux langues parlées dans le pays, celle qui était arrivée au plus haut degré de perfection, qui possédait la littérature la plus riche et qui était l’organe d’une grande civilisation, la plus avancée, quoi qu’on en dise, et la mieux équilibrée de l’Europe.

Il n’en était pas moins vrai que l’état de choses existant constituait, sous certains rapports, une flagrante iniquité. Le Flamand qui ne savait que sa langue maternelle se trouvait, en son propre pays, dans une condition d’infériorité absolue. Non-seulement il ne pouvait prétendre à aucun emploi, si modeste qu’il fût, mais il était exposé, devant les tribunaux comme dans les bureaux de l’administration, à tous les désagrémens qui sont d’ordinaire le partage de l’étranger qui ignore la langue du pays où il voyage.

Chose plus grave, pendant une période de transition, qui devait être fort longue probablement, il était menacé d’une véritable dégradation morale. Dédaigné, négligé, le flamand, qui ne servait plus qu’aux relations domestiques et familières du peuple et de la petite bourgeoisie, tombait de plus en plus au rang de patois. Personne, pour ainsi dire, ne se donnait plus la peine d’apprendre la langue littéraire, qui servait de peu et ne menait à rien. À parler correctement, on ne gagnait que de paraître pédant et ridicule. Aussi les dialectes en usage dans chaque ville, dans chaque canton, et que parfois on n’entendait qu’avec peine à cinq ou six lieues plus loin, allaient s’écartant de plus en plus les uns des autres et devenant de plus en plus grossiers. L’habitude de parler patois exerce une influence profonde sur le ton de la conversation et la tournure de l’esprit ; elle est pour ainsi dire incompatible avec l’élévation des idées. Aggravée ici par les instincts naturellement très prosaïques du peuple flamand, par son éloignement pour les spéculations philosophiques, par son indifférence pour tout ce qui ne procure pas des satisfactions matérielles immédiates, elle devait finir par le rendre absolument étranger à la haute vie de l’intelligence. Aussi les Belges qui parlaient le français étaient-ils portés à ne pas admettre que ceux qui parlaient le flamand fussent absolument leurs égaux.

Une réaction était inévitable. Elle ne tarda pas à se manifester par des symptômes dont l’intensité a pris jusqu’à ce jour des proportions croissantes. Mais, chose à noter, ce n’est pas dans le peuple, au sein des classes réellement lésées dans leurs intérêts et leur dignité, qu’elle prit naissance. Elle vint, au contraire, d’un petit groupe de lettrés et de professeurs. Le plus actif et le plus influent d’entre eux fut Jean-François Willems, qu’on appela plus tard le père du mouvement flamand.

Receveur des contributions à Anvers, Willems, qui consacrait tous ses loisirs à des travaux littéraires et philologiques, avait entrepris, dès 1814, une série de publicatiouo où il plaidait énergiquement la cause de la langue nationale.

Ce fut avec regret, presque avec désespoir, qu’il vit éclater et triompher la révolution de 1830, qui démembrait la patrie néerlandaise, comme on l’appela plus tard. Il ne se découragea pas, cependant, et reprit à Eecloo, et plus tard à Gand, sa propagande pacifique en faveur du flamand. Le petit groupe qui s’était formé autour de lui allait grossissant. On y remarquait P. Van Duyse, Rens, Verviers, Van Damme, Blommaert. Ce fut ce dernier qui fonda, en 1834, sous le titre de Nederduitsche letterœfeningen (Essais littéraires néerlandais), la première revue littéraire publiée en Belgique en langue flamande, tandis que Rens entreprenait la publication d’une sorte d’annuaire de la littérature flamande qui paraît encore aujourd’hui sous le titre de Nederduitsche letterkundig jaarboekje.

Deux ans après, on avait réuni assez d’adhérens pour former à Gand la société De taal is gansch het volk (la langue, c’est tout le peuple), dont le titre est tout un programme.

Les amis que Willems avait laissés à Anvers se groupèrent, de leur côté, autour du jeune Conscience, qui publia vers la même époque ses premiers romans. L’influence de Conscience fut plus grande sur la masse du public que celle de Willems. On peut trouver aujourd’hui ses évocations du passé historique de la Flandre un peu pâles, ses peintures de la vie contemporaine un peu naïves et même un peu vulgaires : leur apparition n’en fut pas moins un événement et elles rendaient au peuple l’immense service de réveiller en lui le goût de la lecture, perdu depuis trois siècles. A côté du fécond romancier, le poète Th. Van Ryswyck, l’historien Mertens, J.-A. de Laet, Vander Voort, et bien d’autres, luttaient de tout leur pouvoir contre l’invasion du français et s’attachaient à prouver, en écrivant en vers et en prose, que leur langue maternelle répondait parfaitement à tous les besoins de la pensée, à toutes les exigences de la vie sociale.

Une circonstance particulière les favorisa dans une certaine mesure. Sous le régime précédent, le clergé catholique des Pays-Bas méridionaux s’était opposé de tout son pouvoir à la circulation des livres hollandais, dans lesquels il ne voyait que le véhicule de la propagande protestante, favorisée par le gouvernement. Après 1830, ces craintes n’eurent plus de raison d’être, et l’interdit qui pesait sur les produits de la librairie hollandaise fut tacitement levé. Ce fut même dans les rangs du clergé et du parti qui obéissait à son influence que la cause flamande trouva quelques-uns de ses plus chauds adhérens.

C’est ainsi que, par une de ces contradictions plus apparentes que réelles, comme il s’en produit fréquemment dans le flux et le reflux des idées, des opinions et des mœurs, au lendemain d’une révolution provoquée en partie par l’introduction du néerlandais en Belgique comme langue administrative, on le vit refleurir comme idiome littéraire. Depuis un demi-siècle, il a produit une série non interrompue de versificateurs, de quelques poètes, parmi lesquels il en est trois qui sont arrivés à la popularité, parce que, sous des formes très diverses, ils ont été les interprètes sincères de la pensée morale et sociale, en même temps que du sentiment poétique de la race flamande.


II.

C’était un petit bourgeois rangé et travailleur que Charles-Louis Ledeganck, né en 1809 à Eecloo. Modeste employé, il passe les nuits à compléter des études à peine ébauchées, passe l’examen de docteur en droit, devient juge de paix au village de Somerghem, se marie, adore sa femme et ses enfans, traduit le code civil en flamand, trouve le temps de faire des vers et de créer une langue poétique, et meurt à quarante et un ans.

Son œuvre capitale, c’est sa trilogie lyrique : les Trois villes sœurs. Ces trois villes, ce sont les grandes communes où la liberté, la prospérité, l’art, toute la civilisation originale de la race a atteint son apogée : Gand, Bruges, Anvers. Constatons ici tout d’abord le morcellement de l’idée de patrie dans la conception du Flamand, décentralisateur avant tout. Parmi les grandes villes de son pays, le poète en oublie une, et c’est justement la capitale, Bruxelles. C’est que Bruxelles représente une chose dont il a instinctivement horreur : la centralisation, l’unité. Pour lui, la nation n’est pas un grand corps ayant une tête et un cœur; c’est une juxtaposition de petits organismes complets, fonctionnant isolément, liés seulement par la communauté des mœurs et de la langue.

C’est avec une tristesse sereine que le poète s’adresse à la ville des Baudouin, des Artevelde, et de Charles-Quint.

« Tu n’es plus, comme naguère, l’orgueilleuse cité qui faisait trembler les rois; tu n’es plus ce nid de lions, cette république renommée au loin qui parlait aux nations la tête haute; tu n’es plus le séjour de l’abondance et de la richesse. »

Jusque-là, nous ne sortons pas des banalités oratoires qu’on peut adresser à toute ville déchue. Mais, dès la troisième strophe, nous sommes bien en Flandre.

« Il y a bien longtemps que la bannière au lion ne s’est plus déployée sous l’œil de ces guildes et de ces métiers qui endossaient le harnais au jour de péril, voulaient ce qui était juste, et imposaient ce qu’ils veillaient. Qu’ils en témoignent, le roi de France et le duc de Bourgogne ; qu’elles en témoignent, la plaine devant Bruges et la mer devant l’Écluse! »

Un grand danger menace encore la ville, qu’il aime « comme les fleurs qui brillent dans ses jardins, » et, si elle n’y prend garde, lui fera perdre ce qui lui reste de sa grandeur, et fera d’elle un objet de risée pour l’étranger, de mépris pour la postérité.

Ce danger, pour le poète, c’est l’imitation française.

« On dit que tu t’es éprise d’un amour d’enfant pour toutes les fantaisies frivoles qui voient le jour dans la capitale de la France, pour ses délices sensuelles, pour son luxe menteur, pour ses plaisirs factices, ses modes, ses parures, pour ses folles voluptés et ses mœurs efféminées. On dit que tu te pares de son joug comme d’un ornement qui t’est cher, et qu’à son exemple, tu n’as qu’un rire moqueur pour tes mœurs nationales.

« On dit que tu dédaignes la mélodie de ton propre idiome, pour répéter les mots que te serine l’étranger; on dit que tu as banni la langue d’or de tes pères, comme rude et barbare, de la chaire du professeur et de la tribune du juge, et que la pauvrette, prosternée et priant tout bas au pied de l’autel, garde le silence, sauf lorsque sans parure elle gravit parfois les marches de la chaire de vérité. » Le poète s’étonne et s’indigne de cet excès d’aveuglement. «Non! s’écrie-t-il, non, tu n’es pas une fille du tiède Midi, tu es un vigoureux rejeton des froides et blondes contrées du Nord. Et pourtant, on dit que tu aimes la tiédeur que le vent du Sud t’apporte, comme un air étouffant, des lieux empestés d’où il souffle. Tu ne vois donc pas qu’il flétrit l’herbe des prairies de la Flandre, lorsqu’il n’amène pas l’orage au-dessus d’elles? »

Après l’avertissement, le conseil.

« Sois fidèle à ton passé! reste digne de tes origines flamandes! Sois Flamande de cœur et Flamande d’esprit. Flamande par la langue, et Flamande par les mœurs! c’est à ce prix que tu seras prospère et glorieuse. »

Dans les vers qu’il adresse à Bruges, le poète reprend le même thème. Si Gand est la décadence, Bruges, c’est la mort. Comme la vierge qui vient de s’endormir de l’éternel sommeil, la Venise du nord a gardé sa royale beauté, ennoblie, idéalisée encore par l’immobilité et le silence. Mais si la cité de pierre est restée debout avec ses églises, ses halles, ses maisons pittoresques qui se mirent dans l’eau dormante des canaux, le fourmillement de la foule, le bruit du travail, les bourdonnemens de l’activité humaine, le rayonnement de la pensée, le souffle de la vie, s’en sont retirés, et peut-être pour jamais. Pourquoi? Ledeganck va le dire :

« Parce que tu as perdu la fierté de ton existence propre ; parce que, insoucieuse, tu as oublié ton originalité flamande, parce que tu as échangé tes trésors les plus chers pour des oripeaux étrangers. »

Lorsqu’il passe à Anvers, qui représente la vie, l’activité, la richesse, le progrès, l’avenir enfin, Ledeganck revient une fois encore à son idée maîtresse, et il attribue la prospérité, le développement rapide de « la reine de l’Escaut » à ce qu’aujourd’hui comme jadis « sa langue et ses mœurs sont flamandes, sans mélange. »

Le point de vue est certes étroit et incomplet, et la décadence de Bruges et de Gand, comme les progrès de leur heureuse héritière, ont des causes plus profondes que la manière de se vêtir et de s’amuser, ou même que l’usage de tel ou tel idiome. Mais, poète et artiste, Ledeganck avait le droit de s’arrêter à la superficie, et il est d’une sincérité absolue dans son aversion pour le « Gaulois écervelé. » Cantonné dans sa vie étroite de petit bourgeois de petite ville, qui mange du poulet aux quatre grandes fêtes, fait cadeau à sa femme d’une robe neuve à Pâques, et se paie chaque année un voyage en famille au chef-lieu de sa province, le jour de la kermesse, il juge les Français d’après les commis-voyageurs avec lesquels il a dîné à table d’hôte, et les cabotines qu’il a vues sur les planches échangeant des signes et des regards avec les abonnés d’un théâtre de troisième ordre. Paris est pour lui, à la lettre, la grande prostituée de Babylone, la sentine de tous les vices, le foyer de toutes les corruptions. Volontiers il verrait construire, le long de la frontière méridionale de sa chère Flandre, un mur de cent pieds de haut, qui rendrait tout commerce et toute contagion impossibles.

Ledeganck est incontestablement un poète, il a la simplicité du cœur et le sentiment de la nature. Est-ce un grand poète ? Ses com- patriotes, qui sont aussi les miens, m’en voudront peut-être de poser cette question, et de me dispenser de la résoudre. Il a en tout cas le grand et rare mérite, venant après une époque de pro- fonde décadence, d’avoir trouvé du premier coup une langue poétique presque définitive.


III.

La ville d’Anvers a élevé une statue au poète Théodore Van Ryswyck. Après avoir lu son œuvre, on se demande ce qui justifie un pareil honneur et la popularité qu’il consacre. C’est ici le cas ou jamais de tenir compte du milieu.

Né le 7 juillet 1811, Théodore Van Ryswyck était l’aîné des sept enfans d’un tisserand. Il apprit à lire, à écrire, les quatre règles, quelques bribes de français, et fut mis en apprentissage chez un sculpteur, puis chez un peintre décorateur. Nous le voyons successivement moniteur dans la classe de son père, volontaire dans un des corps francs formés à l’époque de la révolution de 1830, enfin, soldat dans l’armée belge, et mauvais soldat, indiscipliné, turbulent et poltron. Mal noté de ses supérieurs, il est, grâce à son humeur gaie, franche et cordiale, l’idole de ses camarades et des petits bourgeois pour qui on lui donne des billets de logement. Libéré du service, il devient en 1836 employé au mont-de-piété d’Anvers, aux appointemens de 410 francs l’an. Il partage ses loisirs entre le cabaret et la poésie. Du temps qu’il était soldat, il avait dans son havresac les œuvres de quelques poètes hollandais, Cats, Tollens, Bilderdyk, Helmers. C’est d’eux qu’il apprit à rythmer et à rimer. Doué d’une grande facilité de travail, il aborda successivement tous les genres : le conte en vers, l’ode sacrée et profane, la ballade, enfin la chanson populaire et satirique.

Dans la Belgique flamande, on lit encore moins de vers qu’ailleurs, aussi les recueils successivement publiés par Van Ryswyck ne lui rapportèrent-ils jamais un sou. Pourtant, lorsque son traitement eut été porté à 650 francs, — il ne devait jamais atteindre 700, — il crut pouvoir se passer le luxe de se marier et d’avoir trois enfans. Ce fut alors la misère noire. Ses seules consolations, le cabaret et le tabac, le tuèrent à trente-huit ans.

Fort ignorant et ne possédant pas même à fond sa langue maternelle, ses écrits ne brillent ni par la correction ni par la perfection de la forme. Ses premiers contes en vers (Eigenaardige verhalen) ne sont guère que des histoires d’almanach, racontées dans un style tour à tour trivial et ampoulé. Ses Ballades, dans lesquelles il s’inspire surtout de Schiller et de Burger, sont meilleures, sans valoir leurs modèles. Le sentiment en est moins délicat et le fantastique souvent puéril.

Revenu de l’enthousiasme qui l’avait poussé, en 1830, dans les rangs des volontaires de l’indépendance, il avait vu avec regret, avec colère, les Wallons exercer une influence prépondérante sur les affaires du pays, et la culture française gagner chaque jour du terrain. Comme Willems, comme Ledeganck, il arbora le drapeau flamand à une époque où il fallait pour cela du courage et surtout du désintéressement, car ce drapeau ne conduisait pas encore aux places et aux honneurs.

Dès lors il y eut pour lui, dans l’histoire nationale, deux grandes dates : l’une lumineuse, triomphante et bénie : 1815, Waterloo, l’établissement du royaume des Pays-Bas; l’autre noire, honteuse, maudite : 1830, la fondation de l’indépendance belge, la revanche des Latins.

Dans un petit poème consacré à la mémoire du général Van Merlen, tombé à Waterloo dans les rangs de l’armée néerlandaise, il s’écrie avec une exagération presque risible :

« L’étranger est monté sur le trône, le Flamand lui sert de marchepied, à moins que, reniant sa langue et son origine, il ne fasse alliance avec l’enfer. »

Il alla plus loin encore; et, en 1844, il entonna un dithyrambe enthousiaste en l’honneur du général Chassé qui commandait, en 1831, la citadelle d’Anvers, dernier rempart de la domination hollandaise en Belgique, donnant ainsi le spectacle au moins étrange d’un poète chantant le soldat qui avait bombardé sa ville natale.

Dans ces morceaux, où le poète se guindé au ton de l’ode, il n’est pas encore lui-même. C’est surtout dans ses Refrains politiques (1844) et ses Chansons populaires (1846), qu’il a exhalé ses haines et ses aspirations sous une forme originale et pittoresque. Il est difficile de traduire ces compositions sans leur faire perdre la forte saveur de terroir qui fait leur principal mérite. Cette saveur, il est vrai, est plus pénétrante que fine, et se compose, à doses presque égales, de trivialité, de gros bon sens, de bonhomie goguenarde, d’humeur frondeuse et de gaîté physique.

Dans un morceau intitulé les Ministres wallons et le Hareng salé, il fait ressortir sous une forme trivialement pittoresque l’indifférence des gouvernans d’alors pour tout ce qui vient de Flandre.

« Nos pêcheurs se sont figuré qu’ils avaient décroché la timbale le jour où la première chaloupe est rentrée de la pêche au hareng...

« En Hollande, quand arrive le premier bateau, tout le peuple est sur pied, par centaines, on s’entasse et babille sur le quai, on célèbre le mets national aimé de tous.

« C’est à la cour qu’on en mange d’abord ; les riches l’achètent ; il coûte encore un peu cher et en paraît meilleur. Le roi en mange aussi, et le pêcheur se rengorge, car chacun dit que cela lui fait honneur.

« C’est ainsi qu’on protège l’industrie et qu’on soutient le courage...

« Le pêcheur qui, cette année, nous a apporté les premiers harengs, en a envoyé deux douzaines à nos ministres, tous Wallons et fortes têtes. Mais le pauvre diable n’y a pas trouvé son compte.

« La bourriche arrive à la cour, et nos Wallons la regardent curieusement en se demandant : « Qu’est-ce que cela peut bien être? » Ils tâtent et se disent les uns aux autres : « Je voudrais bien savoir ce qu’il y a là dedans ? »

— A coup sûr ce sont des betteraves, dit l’un, je l’espère du moins! A moins que ce ne soit du fromage de Marolles ou de la pierre de taille.

— C’est très chic, s’écrie-t-on. Ouvrez bien vite, Dieu sait si ce n’est pas mieux encore : peut-être de l’oignon.

…………………….

Ils regardent et s’écrient : « Qu’est-ce que cela? Si nous l’entendons bien, ce n’est pas un produit de notre pays. »

Et on renvoie au malencontreux pêcheur son panier de hareng, sans même avoir l’attention de payer le port.

Tout cela est bien vulgaire. Mais la petite bourgeoisie flamande, pour laquelle écrivait Van Ryswyck, n’eût pas compris d’autres idées ni un autre langage.

La polka, qui venait d’être importée de France, faisait alors fureur ; le poète, aussitôt, compare la marche du gouvernement belge à celle d’un polkeur.

« Un pas en avant et deux en arrière... Paris a-t-il la prétention de nous apprendre cette danse-là?.. Vous vous trompez, messieurs les Français, nous dansons comme cela depuis quatorze ans !

« Nos cinq ministres battent la mesure à Bruxelles, dans l’orchestre, et notre petit pays polke à merveille.

« Ma lyre seule fait exception, ses libres cordes n’acceptent aucune contrainte ; et, bravant l’orage qui gronde sur ma tête, je chante encore comme il y a quatorze ans. »

Dans des strophes improvisées à l’occasion d’un souper d’amis où l’on avait mangé des moules, il compare les Flamands à ces malheureux mollusques. Le fourneau, c’est le gouvernement belge, et les flammes claires et cruelles qui viennent lécher le chaudron, ce sont les hommes d’état, les ministres, les courtisans.

Une des dernières chansons de Van Ryswyck, et une des meilleures, c’est le Chanteur de rue.

« Bonnes gens, veuillez m’écouter : je suis un pauvre chanteur de rue qui est né pour chanter et qui ne sait pas d’autre métier. De bonne heure je me suis vu fermer toutes les perspectives et refuser toutes les faveurs ; le sort en avait décidé : j’eus en partage le don de la chanson.

« Dès l’enfance, insouciant et joyeux, je saisis le luth, et, hardiment, j’en fis vibrer toutes les cordes ; lorsque l’orgueilleux me repoussait ou qu’une race abâtardie osait m’infliger son mépris, je faisais gronder mes accords et j’entonnais une mâle chanson.

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« J’ai dans mon humble ménage une femme et trois petits enfans, pour qui je gagne une maigre subsistance, mais je ne donne pas mon refrain pour une façade de granit ; chanter est mon lot sur terre : ce n’est pas une mine d’or, mais ma chanson, c’est ma vie. »

Ce chanteur de rue, insouciant, désintéressé, sans colère contre le sort si dur qu’il soit, se révoltant seulement contre l’injuste dédain des hommes, chantant comme l’oiseau parce qu’il est né pour cela, et sans autre éducation que celle de la nature, c’est Van Ryswyck lui-même. Jamais il n’a mieux compris son rôle et sa valeur que dans ces quelques couplets, dignes de Burns.

Van Ryswyck est essentiellement improvisateur. Ses idées ne s’élèvent guère au-dessus du niveau de la petite bourgeoisie anversoise à laquelle il appartenait, avec laquelle il vivait, pour laquelle il écrivait.

Elles lui venaient naturellement rimées et rythmées. Avec une autre éducation, dans un autre milieu, il se fût sans doute élevé plus haut, car il avait la verve, la conception pittoresque, la générosité et la chaleur de cœur qui font les poètes et les artistes. Les circonstances et son entourage en ont fait un artiste incomplet et un poète vulgaire.


IV.

C’est un Anversois encore que Jean Van Beers, mais il appartient à une sphère supérieure.

Né le 2!i février 1824, il était fils d’un distillateur. Ayant perdu son père de bonne heure, il fut élevé par sa mère et ses sœurs, et garda toute sa vie de cette éducation féminine un peu de faiblesse, d’indécision et de timidité dans le caractère, une vive sensibilité nerveuse, une disposition aux sentimens doux et affectueux qui se manifestent à chaque ligne dans ses œuvres.

Il fit ses études classiques en français au petit séminaire de Malines. Ce fut à la suite d’une lecture du Lion de Flandre, de Conscience, qu’il résolut de devenir Flamand par la langue comme il l’était déjà par les sentimens et les idées. Sans vocation pour l’état ecclésiastique, il devint successivement professeur dans un collège de Malines, puis bibliothécaire adjoint de la ville d’Anvers, et professeur de flamand à l’école normale de Lierre. Il se maria alors et eut plusieurs enfans dont l’aîné est le peintre bien connu à Paris.

Van Beers avait commencé à se faire connaître par quelques poésies publiées dans des recueils belges et hollandais. Son succès date surtout du volume qu’il publia en 1853 sous le titre de Jongelings droomen (Rêves d’adolescent). Ce succès fut surtout très grand en Hollande, où pendant seize ans Van Beers donna des lectures publiques, qui empruntaient un charme particulier à son talent de récitateur.

En 1866, Van Beers fut nommé professeur à l’Athénée d’Anvers. Quelques années plus tard, sa ville natale l’envoya siéger dans son conseil, où il représentait les revendications et les aspirations flamandes. Décoré et primé, très respecté dans son parti, homme de famille avant tout, cherchant et trouvant le bonheur dans la vie domestique, Van Beers a mené une existence sans événemens, une existence dont la régularité et le calme, ennobli par le culte du beau et du vrai, se reflètent dans son œuvre comme dans un miroir. Il est mort le 18 novembre 1888.

Ses premières compositions se ressentent de la faiblesse de sa

santé, de l’isolement où il vivait, inactif, rêveur, replié sur lui-même. Il chante le Clair de lune, la Rose mystique, le Jeune malade. Sa poésie est vague, sentimentale, sans corps.

Bientôt Van Beers s’éveilla au sentiment de la vie active et de la réalité pittoresque. Il devint narrateur et peintre. A l’exception de quelques vieilles légendes qu’il modernisa, en y mettant plus de douceur et d’émotion, la plupart de ses compositions sont des scènes de la vie rustique et populaire. Il aime les humbles et les petits, il trouve des accens attendris pour parler de leurs souffrances. Mais il est loin de s’être affranchi de sa sensiblerie rêveuse. Ses peintures matérielles sont pleines de vérité et de fraîcheur, mais il y a beaucoup de convention encore dans les sentimens et les caractères. Un de ses thèmes favoris, c’est l’histoire banale de la jeune fille pauvre et honnête et du jeune homme riche et beau, qui la séduit et l’abandonne. Poète et démocrate, Van Beers a obéi ici à un préjugé que l’observation dément tous les jours.

Le type de ces poèmes narratifs encore à demi romantiques, c’est un récit en trois tableaux, intitulé : Au parvis. C’est devant le majestueux portail de votre-Dame d’Anvers que se noue et se dénoue l’histoire d’Hélène : le rendez-vous donné par l’humble ouvrière au brillant séducteur à la sortie du salut, l’aumône jetée dédaigneusement par lui à la pauvre abandonnée qui, son enfant sur le bras, le voit passer devant elle à la sortie de la messe de mariage avec la jeune fille opulente qu’il vient d’épouser, enfin la mort désespérée et solitaire d’Hélène sur le pavé du parvis, où le misérable, rentrant chez lui après une nuit d’orgie, heurte en passant et reconnaît le cadavre de sa victime.

Le succès de ce morceau fut extraordinaire, et commença la popularité de son auteur.

Presque tous les sujets traités par Van Beers sont empruntés à la vie des classes inférieures. Ses personnages favoris sont des ouvriers, des paysans, des petits bourgeois. Cependant ce n’est pas un poète populaire. Au lieu de s’abaisser jusqu’à ses héros, il les élève jusqu’à lui. Il choisit parmi les types qui frappent ses regards dans la réalité, non pour s’emparer systématiquement des plus laids et des plus ignobles, comme font les adeptes du naturalisme, mais pour écarter ceux qui lui répugnent.

Rien de plus simple, du reste, que les données de ses petits poèmes domestiques ou villageois. C’est un fait-divers, une anecdote empruntée à quelque traité de morale en action.

Dans l’Orphelin, le poète nous montre un peintre anversois entrant par hasard dans un cabaret de village au moment où le bureau de bienfaisance fait procéder à l’adjudication des vieillards, des infirmes et des orphelins de la commune, qu’on met en pension chez les personnes qui s’en chargent moyennant l’allocation la plus faible. Un gros fermier refuse de reprendre chez lui un petit garçon qu’il s’était fait adjuger l’année précédente, mais qui, au lieu de garder les vaches, passait tout son temps à crayonner des bonshommes sur les murs et sur tous les bouts de papier qui lui tombaient sous la main. En vain la petite fille du fermier le supplie de ne pas la séparer de son compagnon de jeux, il reste inflexible. Touché du désespoir du garçonnet, l’artiste se charge gratuitement de lui, l’emmène à Anvers, le met à l’école et à l’académie et en fait un peintre. Lauréat au concours de Rome, l’orphelin revient au village au son des cloches et des boîtes à feu, épouse la petite Liva, devient riche et se fait bâtir un castel sur l’emplacement de la prairie où il avait si mal gardé les vaches du fermier Van Hoof.

En congé est un récit de la lande campinoise. Un conscrit, revenu pour quelques jours au logis, apprend que son frère aîné a lâchement abusé de sa fiancée, pour la contraindre à l’épouser. Il tue le misérable d’un coup de fourche et va se noyer dans l’étang voisin.

Il n’y a pas là de conceptions bien neuves, de bien grands efforts d’imagination. Mais le décor et les personnages sont peints avec un coloris sobre et solide.

Van Beers aime et excelle à peindre la nature. Ses paysages sont peu variés, il ne sort guère de sa province. Tantôt ce sont les environs d’Anvers avec leurs villages rians, leurs vergers où « les pommiers tordus et noueux se courbent jusqu’à terre sous leur fardeau vermeil, » leurs prairies où les vaches au poil luisant ruminent couchées dans l’herbe d’un vert d’émeraude, et « leurs champs qui se baignent délicieusement dans l’or du soleil couchant; » tantôt c’est la Campine inculte et sauvage, la bruyère brune qui s’étend à perte de vue où se déroule le ruban blanc de « la route sablonneuse, qui bientôt se perd et s’éparpille à droite et à gauche en un labyrinthe de sentiers et d’ornières » entre les sombres pineraies et l’étang aux eaux dormantes « où se reflète avec une si ineffable douceur le ciel bleu et son troupeau de petits nuages floconneux nuancés de pourpre et d’or. »

Le plus étendu des poèmes de Van Beers et incontestablement son chef-d’œuvre dans le genre narratif, c’est Begga, sorte d’idylle urbaine d’un caractère mi-populaire, mi-bourgeois. Ici les joies et les misères de la vie humble et bornée sont peintes avec tout le relief de la réalité, avec tout le charme de la poésie. Jamais l’écrivain n’a mieux allié le pittoresque du langage familier avec la pureté de la langue littéraire.

Begga est une fille du peuple, une orpheline, comme la plupart des héroïnes de Van Beers ; plus malheureuse que les autres, elle est rebutée et maltraitée par une marâtre qui la condamne aux travaux les plus pénibles, pour finir par la chasser du logis, en compromettant sa réputation par d’indignes calomnies, parce qu’elle a remarqué les assiduités du blond Frans, le fils du riche tonnelier d’en face, beau parti dont elle voudrait bien pour sa fille à elle. Begga, abandonnée par son trop crédule amoureux, sans ressources, sans ouvrage, exposée aux propositions et aux tentatives honteuses d’un jeune débauché, languit dans une petite chambre, dont elle va être expulsée faute de pouvoir payer le loyer.

« Le soir tombe sur la ville et l’enveloppe comme un linceul ; on frissonne tandis que tombe une pluie fine et glacée. Pas un souffle de vent, et si dans les rues, le gaz ne trouait le brouillard d’une flamme faible et vacillante, si par intervalles les bruits de la ville ne grandissaient pour mourir ensuite, vous diriez que sous le drap mortuaire tout s’est endormi du sommeil éternel.

« Mais tout à coup, comme une voix des insondables abîmes de là-haut, une cloche se met à sonner. Une seconde s’éveille, puis une troisième; et soudain, du haut de tous les clochers, se déchaîne comme un orage, une plainte navrante, une lamentation qui tinte, bourdonne, gronde dans l’ombre frémissante.

« L’octave des morts commence ; c’est aujourd’hui le 2 novembre, jour solennel où la légion des fidèles donne une pieuse pensée à ceux qui se sont embarqués pour la vie éternelle.

« Voyez ! de toutes les rues voisines, la foule envahit la place plantée de grands arbres, qui s’étend au pied de la cathédrale, pour s’engloutir et disparaître comme un flot de fantômes muets, sous le portail béant. »

Begga, elle aussi, va prier et pleurer au pied de l’autel. L’office terminé, elle suit machinalement le viatique qu’on porte à des malades. C’est à la porte de la maison d’où elle a été chassée, que s’arrête le prêtre avec son cortège de flambeaux. Begga s’informe. Le choléra qui décime la population s’est abattu sur cette demeure, sa sœur Colette est à l’agonie, et le petit frère vient d’éprouver les premières atteintes du mal. Alors elle oublie tout, gravit les trois étages et serre sur son cœur le petit malade, qui lui jette les bras au cou. Mais la veuve s’arrache au chevet de la mourante et veut expulser la jeune fille, pour qui sa haine s’est accrue de tout le mal qu’elle lui a fait elle-même. Le prêtre intervient, et Begga reste pour soigner Colette, qui ne tarde pas à expirer, l’enfant, qui guérit, puis la marâtre elle-même, atteinte à son tour, qui, prise de remords, fait appeler le tonnelier et lui avoue qu’elle a calomnié Begga. Naturellement tout finit par un mariage.

Comme Goethe l’a fait pour Hermann et Dorothée, comme Voss pour Louise, Van Beers a écrit Begga en hexamètres. Ce grand vers héroïque d’Homère et de Virgile nous a toujours paru bien majestueux pour des idylles rustiques ou bourgeoises. Ici le poète en a pourtant tiré un très heureux parti, et, la liberté du rythme compensant sa gravité, il a su le plier aux exigences d’un dialogue souvent très familier, évitant de donner comme Goethe à ses personnages l’air de dieux de l’Olympe en veste de bure et causant d’affaires de ménage.

Van Beers est religieux, chrétien même, et, comme la plupart des Flamands, il paraît plus sensible encore à la poésie du culte qu’à celle des croyances. Il n’y a dans son œuvre rien dont puisse s’offenser la plus sévère orthodoxie, sauf la dernière, en date de ses compositions, le Confiteor, qui a mis tout le public flamand en émoi. C’est une profession de foi de déisme rationaliste, éloquente et courageuse dans un temps où, entre le dogmatisme affirmatif des catholiques et le dogmatisme négatif des matérialistes, aussi absolu l’un que l’autre, il n’y a guère de place pour la raison et la tolérance. Malheureusement, après avoir plané dans les hautes sphères de la philosophie religieuse et historique, le poète descend dans les régions basses de la politique du jour, et son épître, — car c’en est une, et presque classique, — se termine en queue de poisson par une allusion à la lutte engagée entre les partis à propos de l’organisation scolaire.

Parmi les dons du génie, celui qui a le plus complètement manqué à Van Beers c’est la fécondité. Trois volumes, voilà tout ce qu’il a produit en un demi-siècle. Il est vrai que ses devoirs professionnels ont absorbé la meilleure partie de son temps. Au point de vue littéraire, l’homme est d’ailleurs paresseux avec gloire et volupté. Il ne prend la plume qu’à la dernière extrémité, lorsqu’il est par trop tourmenté du démon de la poésie. Il travaille lentement, finissant avec amour et ne donnant ni un détail, ni un mot au hasard, à la façon de ces maîtres hollandais qui mettaient trois jours à peindre un manche à balai et six semaines à achever la main d’une vieille femme. Il y a dans ses simples récits tant d’art que l’art s’y efface, tant d’efforts qu’on n’y voit plus l’effort, et qu’ils paraissent couler de source.

Du reste, chez lui, pas de traits brillans, pas de vives saillies, pas d’inspirations grandioses, pas d’accens passionnés qui étonnent, secouent, transportent. Il est difficile de détacher de ses poésies un passage à citer. Tout y concourt à un effet d’ensemble. Pas d’esprit non plus, au sens français du mot, pas de ces allusions de mots ou d’idées dont jaillisse quelque subite étincelle, quelque lumière éblouissante. Il charme l’œil par la richesse solide de son coloris et le repose par une lumière douce et égale.

Il y a, dans l’œuvre de Van Beers, une parfaite unité et une sincérité entière. Son idéal, c’est l’idéal flamand ; la vie réglée et paisible, une certaine dose de bien-être matériel, le spectacle de la nature sous ses aspects calmes et reposés, le bonheur domestique, les affections de famille, l’amour doux et naïf, étranger aux violences de la passion comme aux raffinemens de la volupté.

Quelles conclusions tirer de ces études?

Si, depuis 1830, la poésie flamande n’a produit aucune de ces œuvres maîtresses qui forcent l’admiration du monde entier et suffisent à la gloire de plusieurs générations, sa renaissance n’en prouve pas moins que les sources de l’inspiration ne sont pas taries chez la race. Historique et bourgeoise chez Ledeganck, tantôt fantastique, tantôt satirique, mais toujours populaire chez Van Ryswyck, bourgeoise encore, morale et pittoresque chez Van Beers, cette inspiration féconde aujourd’hui, dans une génération nouvelle, une pléiade de talens qu’il serait prématuré de juger. Les uns, qui reconnaissent pour chef de file le curé Gezelle, s’efforcent d’élever les dialectes locaux, surtout celui de la West-Flandre, à la hauteur d’une langue littéraire; d’autres comme l’Anversois De Geyter, voudraient ressusciter le thiois du moyen âge et en faire le véhicule des idées les plus démocratiques ; d’autres encore, comme Pol Demont, érudits et parnassiens dans la forme, pangermanistes par les tendances, rêvent le rapprochement des deux races et des deux langues sœurs, celle de la plaine et celle de la montagne.

Tous nous semblent avoir abandonné le bon chemin, celui qu’ont suivi Ledeganck et Van Beers, qui, tout en s’élevant par l’idée comme par la langue au-dessus de la grossièreté et de la platitude de la grande majorité de leurs lecteurs, sont cependant restés intelligibles pour tous.

Maintenant ce chemin, — ou tout autre, — peut-il les mener quelque part?

Van Beers lui-même paraît en douter. Voici ce qu’il dit dans un morceau adressé à ses fils et qui, par la noble simplicité de la forme, comme par la sincérité du sentiment et l’élévation des idées, est peut-être son chef-d’œuvre :

« Hélas ! ce peuple si richement doué languit ; il a faim et soif, et qui lui donne le pain de l’intelligence et le vin du sentiment? La classe supérieure dont ce serait le devoir sacré de nourrir et de fortifier par la parole le peuple dans le rude combat de la vie, a renié avec une légèreté dédaigneuse la langue du peuple et ainsi il se forme insensiblement entre ce qui est en haut et ce qui est en bas un nuage de ténèbres, sous lequel le peuple s’enfonce de plus en plus dans le marais de la superstition et de l’abrutissement……………..

« Et maintenant, allez, et, dans un pareil milieu, parlez la langue d’or de vos pères. En haut, on ne vous entend pas; en bas, on ne peut vous comprendre, et des chants qui, ailleurs, enflammeraient les cœurs d’enthousiasme, effleurent l’oreille comme un souffle vain. Ce sont, en ce pays, des perles aux pourceaux……………………..

« Mes chers garçons, croyez-moi, si le démon de l’art tourmente votre âme, saisissez l’archet, le ciseau ou le pinceau, parlez au monde entier dans une langue que le monde entier comprenne, mais, je vous en conjure, ne prenez pas la plume du poète………………………

« Si nos efforts ne sont qu’un vain songe, si le cancer de l’abâtardissement continue à nous ronger, alors suspendez ma lyre parmi les cadres et les pots au mur de votre atelier comme un meuble du temps jadis. Si quelqu’un des petits vous demande un jour : — Qu’est-ce que c’est que cela? — Répondez-lui : — Votre grand-père jouait de cela; il voulait s’en servir pour tirer le peuple flamand de son sommeil ; mais c’était le sommeil de la mort. Hélas! il aimait son peuple du fond du cœur! Enfans, honorez toujours sa mémoire.

« Dites-leur cela ! Et dites-le-leur en flamand, s’ils le comprennent encore. Cela me fera peut-être du bien dans mon tombeau. »

L’avenir se chargera-t-il de justifier ces craintes?

Il en est des races et des littératures comme des corps organisés, qui naissent, se développent, dérobent à d’autres organismes l’air, la lumière, la nourriture, les détruisent, les absorbent, puis sont affamés, détruits, absorbés à leur tour. Dans cette lutte, malheur aux petits et aux faibles ! Sans doute, il est regrettable, douloureux de voir disparaître des civilisations originales avec la langue qui leur sert de véhicule et la littérature qui est leur expression. Mais c’est une loi inexorable qu’ont subie des langues et des littératures qui ont joué dans le monde un rôle autrement important que la langue et la littérature flamandes.

Placé comme un isthme étroit entre deux grandes mers toujours remuées et toujours montantes, dont les vagues sans cesse le rongent et le minent, le néerlandais ne pourra résister à cette double action, du français d’une part, de l’allemand de l’autre, que par un miracle. Si son existence est nécessaire à la civilisation universelle, au développement harmonique et complet de l’humanité, ce miracle se fera en sa faveur, et les efforts des travailleurs qui, péniblement, s’occupent à le consolider, seront couronnés de succès ; sinon, ils n’auront servi qu’à prouver une fois de plus que rien ne saurait prévaloir contre les lois fatales de l’évolution.


L. VAN KEYMEULEN.