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{{t3|{{sc|'''Prologue'''}}}}
{{t4|I}}
 
 
 
– Et tu vois, vieux Jim, prononça le gardien, en frappant sur l’épaule de l’homme, on a repeint les murs de ta cellule. Si tu les esquintes de nouveau, gare à toi ! Hein ! plus d’inscriptions. Sinon…
 
L’homme ne bougeait pas, juché sur un escabeau. Le gardien le regarda un instant, et, d’une voix plus douce, où il y avait de la pitié :
 
– Allons, tu es plus calme. Cela t’a réussi, l’isolement. Ah ! coquin ! c’est que tu nous en as fait voir avec tes crises ! C’est-il fini ? Tant mieux. À bientôt, vieux Jim !
 
L’homme resta seul dans sa cellule, au milieu de la lumière indécise qui glissait de deux lucarnes taillées en sifflet dans l’épaisseur du mur, au milieu du silence sépulcral que troublaient parfois des hurlements lointains.
 
Jim paraissait cinquante ans. Ses cheveux gris tombaient sur son front en longues mèches. Sous le vêtement rayé que portent les prisonniers aux États-Unis, il était maigre, mais d’une carrure d’athlète. Sa face, d’une pâleur pierreuse, aux grands traits lourds, était figée dans une expression hagarde.
 
Jim se leva et s’approcha de la grille qui servait de porte à la cellule. Entre ses mains puissantes, il en saisit les barreaux, et, un moment, apathiquement distraits, ses regards errèrent dans l’ombre du couloir, où le gardien s’était éloigné. Puis il se mit à marcher de long en large dans la cellule étroite.
 
L’allure était à la fois pesante et élastique, comme celle d’un grand fauve. Et, tout à coup, il s’arrêta, ainsi que la bête s’arrête, sous le choc d’une sensation : désir qui s’éveille, instinct qui cherche à s’assouvir.
 
Ses yeux se fixèrent d’abord sur la muraille nue, à droite de la grille, et face aux lucarnes. Le plâtre en était recouvert d’une peinture brune, Presque noire, et toute neuve comme l’avait dit le gardien. Cela parut l’embarrasser. Ses doigts frémirent, impatients et crispés. Mais il y avait, dans l’encoignure, un petit placard d’angle où il rangeait son pain et sa cruche d’eau. Il l’ouvrit. À l’intérieur, la couche de plâtre était blanche, lisse et propre.
 
Alors Jim revint à son escabeau, qu’il empoigna et fit pirouetter. En dessous du siège, le bois s’était fendu. Il introduisit un de ses ongles dans cette fente et la suivit jusqu’à son extrémité. Quelque chose tomba, un morceau de mine de crayon, d’un rouge écarlate.
 
Tenant cette mine entre le pouce et l’index, il retourna vers le placard. Là, debout, le coude appuyé contre l’un des rayons, posément, avec une tension de tout l’être, qui durcissait son visage, il se mit à dessiner quelque chose sur le plâtre blanc.
 
Quand il eut fini, il recula un peu pour contempler son œuvre.
 
Il avait dessiné un cercle rouge.
 
Un cercle, large environ comme un bracelet de femme, un cercle à peu près régulier dans son diamètre, mais inégal dans la ligne épaisse qui le formait, tantôt plus étroite et tantôt plus renflée ; inégal aussi dans sa couleur tantôt plus éclatante et tantôt plus foncée ; un cercle de sang, rouge vif ici, là presque noir.
 
Jim en avait fixé tous les détails, non pas au hasard et selon une simple fantaisie, mais comme si, devant lui, eût été un modèle dont il n’eût pas pu ne point reproduire la plus insignifiante particularité.
 
Il le regarda longtemps, longtemps, avec
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des expressions diverses et rapides qui contractaient ses traits, expressions de fureur, de haine, de désespoir, de résignation farouche. Ses yeux s’emplissaient de ce rouge anneau insolite, de cette petite figure énigmatique qui semblait lui dire tant de choses terribles et douloureuses. Et, soudain, il parut souffrir à un tel point que, brusquement, il referma la porte du placard et s’en écarta.
 
Mais il n’avait pas fait quatre pas en arrière qu’il bondit sur lui-même, étouffant un cri de stupeur.
 
En face de lui, sur la partie du mur qui s’étendait entre le placard et la grille, sur cette surface lisse et brunie du plâtre nouvellement repeint, il y avait un cercle rouge.
 
Pas une seconde, il n’hésita et, si folle que fût l’idée qui assaillit son cerveau, il l’accepta aussitôt. Le cercle qu’il voyait, c’était celui-là même qu’il venait de dessiner.
 
En deux enjambées, il sauta jusqu’au placard : le premier cercle était là.
 
Mais alors, l’autre ?… l’autre qui jaillissait de la muraille nue ?
 
Il tourna la tête et regarda de côté, en tremblant, avec l’espérance de ne plus le voir et la certitude profonde de le voir encore.
 
Il le vit.
 
Il le vit. Ses regards s’y clouèrent ardemment. Le second cercle était l’image du premier… en même temps, il en différait… En quoi ?… En quoi ?… Même grandeur, même aspect, même éclat sanglant… et pourtant…
 
À pas sournois, Jim se glissa le long du mur, et, tout à coup, projeta sa main violemment.
 
Il le tenait ! Il l’avait écrasé comme on écrase une bête nuisible ! Il l’avait anéanti ! Quel soulagement !
 
Il écarta la main. Cette fois, il ne put retenir un cri rauque qui déchira sa gorge.
 
Le cercle rouge était plus loin, à trente centimètres de distance.
 
Et voilà que se produisit la chose du monde la plus effarante : le cercle rouge bougea de nouveau ! Il se mit à danser sur la muraille nue, allant et venant, disparaissant, reparaissant, bondissant.
 
Sous nos paupières closes, un point de lumière qui persiste danse ainsi souvent, s’enfle et diminue, devient un disque frissonnant, se transforme en un anneau de clarté, se multiplie, se divise en feux follets qui jouent dans le temple fermé de notre vision. De même, Jim voyait – mais devant ses yeux grands ouverts – toute une fantasmagorie de cercles rouges, de points lumineux, de taches de sang, de couronnes écarlates, de boules enflammées qui tourbillonnaient en une ronde éperdue.
 
Sa raison s’égara. Il s’abattit sur le mur, et de ses poings formidables il frappa sans relâche, forcené, tandis que, de sa gorge, jaillissaient des cris incohérents.
 
– Eh bien ! Jim, qu’est-ce qu’il y a ? Encore tes accès de rage ? C’était le gardien que le bruit avait attiré et qui regardait entre les barreaux.
 
Jim recula et, par un effort, se maîtrisa, non pas qu’il eût peur, mais il ne voulait pas que le gardien entrât et vît le cercle rouge sur la muraille.
 
Le gardien examina l’homme durant quelques instants. Des gouttes de sueur baignaient le visage et le cou de Jim. Cependant, il paraissait maintenant calme et maître de lui.
 
– C’est fini, n’est-ce pas ? Un peu de silence à présent ! dit le gardien, qui s’éloigna.
 
Jim n’avait plus bougé. De nouveau, il regardait la muraille.
 
Le cercle rouge n’était plus là.
 
En même temps, par un phénomène inconcevable, mais dont il ne pouvait mettre en doute un seul moment la réalité affreuse, il avait la sensation nette, irrécusable, que le cercle rouge traversait l’étoffe de son vêtement, s’imprimait dans son dos, pénétrait dans sa chair et la brûlait comme un fer chauffé à blanc.
 
Sensation diabolique ! Et, pourtant, comment la nier ?
 
C’était intolérable. D’un coup, Jim sauta de côté, livrant passage à cette chose inconnue qui le torturait, et la chose se rua
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<section begin="s1"/>sur le mur, comme projetée par une puissance indomptable.
 
Le cercle était là de nouveau.
 
Et puis, soudain, il disparut. Plus rien. La muraille vide.
 
Jim respira.
 
Mais il y eut, coup sur coup, deux apparitions, deux boules de lumière qui jaillirent du mur, encore une interruption, puis toute une série d’éclairs, séparés les uns des autres par des intervalles réguliers.
 
Machinalement, Jim les compta, ainsi que l’on compte les vibrations lumineuses d’un phare.
 
Il y en eut quinze.
 
Une autre interruption. Puis deux éclairs.
 
Jim attendit. Mais il ne se produisit plus rien et, au bout de quelques minutes, il put croire qu’il ne se produirait plus rien.
 
– Deux… Quinze… Deux… murmura-t-il, se rappelant les nombres respectifs des trois séries d’apparitions du cercle rouge.
 
Cela n’eut pour lui, tout d’abord, aucune signification, car il n’en cherchait point. Mais, après un instant, il eut cette idée, tout à fait inconsciente, d’ailleurs, de confronter chacun de ces nombres avec la lettre qui lui correspondait dans l’alphabet.
 
Il obtint un B, un O et un B.
 
Alors, il éprouva une surprise sans bornes. Réunies, ces trois lettres – il s’en rendit compte – formaient un mot, ou plutôt un nom : Bob.
 
Et Bob, c’était le nom de son fils.
 
L’émotion le fit chanceler, il dut s’asseoir sur l’escabeau. Mais son effroi mystérieux était dissipé. Il n’était plus en face d’un prodige, et, sans comprendre encore la crise par laquelle il venait de passer, sans comprendre qu’il avait été le jouet de son cerveau malade et que le cercle rouge qu’il avait dessiné, ce cercle rouge qui l’obsédait, s’était, par hallucination toute naturelle, confondu avec la tache de lumière qui dansait sur le mur pour lui transmettre les signaux de son fils Bob, il comprenait, du moins, l’origine de cette tache de lumière et le sens de ces signaux.
 
Un grand apaisement l’envahit. Le cauchemar sournois et terrifiant de l’inexplicable s’éloignait de lui. Il savait.
 
Il savait ! Quelque part, juché sur un toit voisin, Bob, à travers le soupirail d’une des lucarnes de la cellule, l’avertissait de sa présence au moyen d’une petite glace de poche qui captait des rayons de soleil et les envoyait dans la cellule obscure.
 
 
 
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{{t4|II}}
 
 
 
Cette lucarne, par où un peu de jour et d’air entrait dans la cellule, était toujours ouverte. Le soupirail, en pente douce, qui perçait un mur d’environ deux mètres d’épaisseur, de la lucarne à la cellule, allait en s’évasant.
 
Bien souvent, Jim s’était glissé à plat ventre jusqu’à l’orifice extérieur, trop étroit pour qu’on ait cru nécessaire de le griller, et de là, pendant de longues heures, le prisonnier avait plongé son regard plein d’ennui farouche sur une petite cour, sombre comme un puits, dont il apercevait, à trente pieds au-dessous de lui, les pavés humides et verdâtres.
 
Jim, après s’être assuré que le couloir était désert, refit cette manœuvre. Ses épaules, trop larges, se heurtèrent aux moellons des parois, mais sa tête émergea.
 
En face et un peu au-dessus de lui, il y eut un léger sifflement.
 
Il leva les yeux.
 
Bob se trouvait sur un toit, de l’autre côté de la cour, au bas d’une pente d’ardoises si abrupte que c’était folie de s’y aventurer. Deux corps de cheminées en briques l’encadraient, et Jim s’avisa, sans surprise d’ailleurs, car il savait son fils assez peu brave, qu’une corde lui entourait la taille et que quelqu’un, par conséquent, posté derrière une des cheminées, devait le tenir solidement.
 
Trois mètres au plus séparaient le père et le fils. Bob allait parler, mais Jim lui souffla :
 
– Tais-toi. Pas un mot.
 
Alors Bob saisit à côté de lui une planche qui était posée sur les ardoises et la rabattit comme un pont-levis entre le toit et le rebord de la lucarne.<section end="s2"/>
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– Non, protesta Jim, c’est idiot ! on va te surprendre !
 
Il avait reculé, et il vit son fils qui se laissait glisser le long de la planche.
 
Jim redescendit dans la cellule. Bob, adolescent long et mince, et qui semblait désarticulé comme un acrobate, passa sans trop de peine par la lucarne et rejoignit son père. Il défit le lien fixé à sa ceinture.
 
Tout cela n’avait pas duré deux minutes.
 
Le soleil avait dû disparaître derrière les hautes maisons voisines, l’ombre était plus lourde au creux de la cellule, et c’est à peine si Jim distinguait les traits de son fils.
 
Il murmura :
 
– Pas de bruit… le gardien est là…
 
Il appuya sa main sur l’épaule de Bob, le poussa à un endroit où on ne pouvait pas le voir de la grille et chuchota d’une voix brève et dure :
 
– Qu’est-ce que tu veux ?… Pourquoi es-tu venu ? Parle…
 
Bob subissait la réaction de son effort excessif et du danger couru.
 
Peut-être aussi avait-il peur de son père. Il était blafard et haletait. Enfin, il commença un récit gémissant de son entreprise. Il avait eu l’idée, « avec un de ses amis », de monter sur le toit de l’immeuble voisin ; il avait hésité en face des lucarnes…
 
– Je ne savais pas laquelle c’était… Et comment t’avertir ? Trois fois, nous sommes venus…
 
Jim l’interrompit :
 
– Cesse de baliverner. Parle… Pourquoi es-tu venu ? Que veux-tu de moi ?…
 
– Eh bien ! mais… balbutia Bob… voilà… peut-être bien que tu pourrais t’évader…
 
– M’évader ? par quel moyen ? Je ne suis pas une couleuvre, moi… Et puis, tu sais bien que je ne veux pas m’évader ! Un bandit de mon espèce doit rester dans sa cage… Ici, je ne peux pas nuire !… J’ai fait trop de mal, déjà…
 
Il jeta ces mots, d’une voix sombre. Puis, ayant réfléchi, il ajouta :
 
– D’ailleurs, tu mens. Tu ne tiens pas tant que ça à ce que je sois libre… Tu ne vas pas me parler d’affection, hein ? Ce n’est pas un sentiment qui te gêne… Ni moi non plus, du reste… Tu as fait ce qu’il fallait pour ça. J’aurais voulu un fils… un vrai fils, quoi… Un homme, un travailleur, vivant d’un métier honnête… au lieu de ça…
 
Il n’avait pas lâché l’épaule de Bob, il la serra d’une main brutale.
 
– Qu’est-ce que tu fais, maintenant ? Il y a six mois, quand j’étais encore libre, je t’avais trouvé une place sérieuse… Quoi ? Qu’as-tu dit ? On t’a renvoyé ? Et alors ? Comment vis-tu ? Chez qui travailles-tu ? Car tu travailles, j’espère ?
 
– Oui, je travaille, grogna Bob.
 
– Chez qui ? Réponds donc !
 
– Chez… chez Sam Smiling.
 
Jim sursauta.
 
– Chez Sam Smiling !… Chez ce cordonnier de malheur !… Ah ! par exemple…
 
– Mais c’est un de tes amis ! risqua Bob.
 
– Tais-toi ! C’est un bandit !… un vrai bandit, lui ! Il sait ce qu’il fait… il sait toujours ce qu’il fait…
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– Mais, je t’assure, il s’occupe de moi, il me donne de bons conseils.
 
– Allons donc ! Sam Smiling ! Je les connais, ses conseils !… Ah ! tu « travailles » chez lui ? Mais alors… je comprends… Avoue donc : c’est lui qui t’envoie ?
 
Jim tremblait de colère. Il se contint cependant pour ne pas effrayer son fils et pour obtenir de lui un aveu complet.
 
– Eh bien, oui, murmura Bob, c’est lui qui m’envoie… Du reste, il n’y a rien à cacher, au contraire… C’est pour une bonne action, acheva-t-il avec emphase.
 
– Une bonne action ? lui ? fit le vieux Jim, dont les poings se crispaient. Enfin, raconte… après tout… on verra…
 
– Voilà… prononça Bob, qui ne se défiait plus. Il paraît qu’il y a trois ans, vous avez rendu tous les deux service à un banquier très riche, là-bas, dans le Far West. Et il vous a dit que si vous veniez à San Francisco, où il habite, il faudrait aller le trouver, que, s’il était absent, sa fille vous recevrait, il la préviendrait… Pour qu’elle vous reconnaisse, vous n’auriez qu’à lui présenter, à sa fille…
 
– Présenter quoi ?
 
– Eh bien, un bracelet… un bracelet de corail, qui t’appartenait à toi… et qui avait appartenu jadis, à…
 
– À ma femme, dit Jim d’une voix sourde.
 
– Et alors, un jour, paraît-il, il y a eu une dispute entre toi et Sam et le bracelet a été cassé. Sam en a pris la moitié… Maintenant le banquier voyage en Europe et Sam a appris, par hasard, qu’on veut le dévaliser… Alors, il veut prévenir la fille, mais pour qu’elle ait confiance en lui, il te demande l’autre moitié du bracelet… Tu vois comme c’est simple.
 
– Oui, dit Jim, qui faisait tous ses efforts pour rester maître de lui… Oui, c’est très simple… Il ne s’est pas donné de mal pour inventer ça, Sam Smiling. Mais il me croit donc devenu idiot pour me laisser prendre à une histoire aussi grossière… En effet, il veut inspirer confiance, il ira à San Francisco, et, une fois dans la maison il volera, il assassinera… et tu seras son complice.
 
– Je pensais bien que tu refuserais, murmura Bob ; mais il a voulu à toute force que j’essaie…
 
– Et c’est lui qui t’a amené ici, c’est lui qui te tenait par la corde ?…
 
Jim s’interrompit. Sa colère montait et l’étouffait. Un silence sourd pesa sur le père et sur le fils. Dans l’angle où ils se trouvaient, la seconde lucarne les éclairait un peu et sa lumière tombait sur les mains frissonnantes du vieux Jim.
 
Et soudain, Jim s’aperçut que son fils, dont l’épaule touchait la sienne, s’était mis à trembler ; il entendit sa voix gémir, avec une épouvante inexprimable :
 
– Ah ! le Cercle rouge !… le Cercle rouge sur ta main… Ne me fais pas de mal… Grâce… c’est Sam qui m’a forcé à venir…
 
Jim ne bougea pas d’abord. Il savait bien que le Cercle rouge s’était dessiné sur le dos de sa main droite, et que l’horrible stigmate connu de son fils et connu de tous, que l’horrible stigmate, marque visible de ses instincts criminels, s’arrondissait en une couronne de sang sur la peau rugueuse. Il le savait au bouillonnement de ses idées mauvaises, au déchaînement des forces irrésistibles qui le poussaient à la violence…
 
Une minute s’écoula, terrifiante, Bob tremblait toujours sans avoir le courage de fuir, ou de se défendre, sans pouvoir jeter un cri d’appel. Le père se raidissait dans une tension de toute son énergie, qui gonflait ses muscles comme des cordes.
 
Et le Cercle, rose d’abord, puis rouge vif, s’empourprait d’un afflux de sang qui lui donnait une sorte de relief au-dessus de la peau.
 
– Le Cercle rouge ! bégaya Bob… j’ai peur… j’ai peur… le Cercle…
 
Il n’acheva pas. Son père l’avait saisi à la gorge de ses deux mains exaspérées, et l’adolescent s’écrasa sur le parquet.
 
Il n’y eut pas de lutte, il n’y eut pas de résistance. Jim, à genoux, implacable, serrait.
 
Dans l’ombre, le stigmate étincelait ou, du moins, Jim croyait en voir le scintille-
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<section begin="s1"/>ment, et il ne voyait que cela, et il ne regardait que cela, cette flamme qui courait sous sa peau, ce serpent de feu qui tournait indéfiniment sur lui-même, immobile en apparence, mais vivant d’une vie infernale.
 
Il avait l’impression affreuse que ses deux mains jointes traçaient autour du cou de son fils le plus épouvantable des cercles rouges, celui de la mort.
 
Il lâcha prise subitement. Cette vision de la mort le bouleversait. Son fils étranglé par lui ! Durant quelques secondes, le génie mauvais de l’instinct fut tenu en échec, mais durant quelques secondes seulement. Le Cercle rouge n’avait pas disparu.
 
Jim bondit jusqu’à la grille. Il lui semblait entendre les pas du gardien faisant sa tournée.
 
Au même moment, Bob, toujours étendu sur le sol et qui ne pouvait ou n’osait se relever, lança une plainte assez haute.
 
Alors, Jim s’affola. Sa crise évoluait, sa surexcitation changeait d’objet. Le gardien allait venir. Et ce serait l’arrestation de Bob, ce serait son fils en prison.
 
Et le Cercle rouge pénétrait dans sa chair, souffrance intolérable ! Le Cercle rouge entraînait ses idées en un tourbillon vertigineux, où il y avait des flammes et du sang.
 
Les pas s’approchèrent.
 
D’un effort violent Jim, à bout de bras, le poussa jusqu’à la lucarne ouverte. Un obstacle. Puis, le fracas de quelque chose qui tombait sur les pavés de la cour. C’était la planche, le pont qui reliait la lucarne au toit voisin.
 
Une dernière poussée.
 
Bob disparut.
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Lorsque le gardien entra dans la cellule, il trouva le vieux Jim écroulé par terre et qui sanglotait convulsivement…
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{{t3|{{sc|'''Le client du docteur Lamar'''}}|{{uc|premier épisode}}}}
{{t4|{{sc|Le stigmate héréditaire}}|I}}
 
 
 
Ce matin-là, le mardi 13 juin, le docteur Max Lamar, médecin légiste attaché à l’administration de la police de Los Angeles, travaillait avec sa sténographe dans son bureau officiel.
 
Le bureau était une vaste pièce froide et morose, aux meubles sévères, aux boiseries brunes, et qui avait cet aspect revêche et impersonnel qu’on pourrait appeler le style administration. Deux portes s’y ouvraient : l’une, vitrée, avec une inscription : ''Docteur Max Lamar'', donnait sur une galerie ; l’autre, pleine, communiquait avec le bureau des secrétaires.
 
La sténographe, {{Mlle}} Hayes, était une jeune fille de vingt-quatre à vingt-cinq ans, habillée avec sévérité ; elle était loin d’être jolie, mais son visage était intelligent et sérieux.
 
Elle répéta à mi-voix la dernière phrase qui lui avait été dictée : « … En résumé, la responsabilité du sujet paraît grandement atténuée par l’hérédité lourde qui pèse sur lui… »
 
Et, le crayon en l’air, elle attendit la suite, les yeux fixés sur son patron.
 
Celui-ci restait silencieux. Assis devant sa grande table encombrée d’instruments, de papiers et de documents de toutes sortes, il relisait une note avec attention. Dans la pièce on n’entendait aucun bruit que le tic-tac de l’horloge fixée au mur.
 
Mais la matinée s’avançait. Le docteur Lamar avait hâte de terminer son travail. Il se leva et se mit à marcher lentement d’un bout à l’autre de la chambre.
 
– Où en étions-nous, mademoiselle Hayes ? demanda-t-il.
 
Elle relut la phrase inachevée.
 
Il alluma une cigarette et reprit sa dictée d’une voix lente et nette.
 
Le docteur Max Lamar étonnait vivement ceux qui, le connaissant de réputation, le voyaient pour la première fois.<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/8]]==
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Étant donné la profonde expérience et la somme de connaissances acquises que dénotaient ses remarquables études sur la criminalité, sur les impulsions morbides, sur les tares héréditaires physiques et morales, on se serait attendu à voir un personnage d’âge mûr, un homme de cabinet, prématurément vieilli.
 
Max Lamar n’était rien de tout cela. À trente-six ans, il gardait tout l’aspect d’un jeune homme, grand, svelte, musclé, élégant et correct dans son complet sombre et bien coupé, il présentait l’image de la force souple et rapide.
 
L’intelligence était inscrite sur son large front que découvrait son épaisse chevelure noire. Dans ses yeux gris, pénétrants, clairs et assurés, dans toutes les lignes de son visage rasé, aux traits réguliers, au teint mat, on lisait la perspicacité, la décision et l’énergie, une énergie pouvant aller jusqu’à l’inflexibilité, jusqu’à la résolution la plus impitoyable… Mais quand il souriait, quand un sentiment de pitié ou de tendresse détendait ses traits, on se rendait compte de toute la bonté qu’il cachait sous son habituel sang-froid.
 
Ses amis disaient de lui qu’il était le plus sûr et le plus serviable des hommes, et cette opinion était partagée par tous les malheureux qu’il avait jugés dignes d’intérêt au cours de ses enquêtes et qu’il avait secourus avec une bienveillance éclairée et discrète.
 
Ses ennemis – c’est-à-dire quelques-uns des plus mauvais parmi les individus composant la misérable clientèle que lui assignaient ses fonctions – le redoutaient extrêmement. Tout le gibier de prison et d’asile qu’il visitait, tous les dévoyés, tous les alcooliques, tous les demi-fous, tous les monomanes dont il pesait les tares et mesurait le discernement tremblaient sous son regard scrutateur et, devant lui, oubliaient leurs mensonges.
 
Mais Max Lamar avait encore d’autres ennemis, il est vrai : un petit nombre de confrères de médiocre valeur et qui ne pouvaient lui pardonner d’avoir conquis, très jeune encore, une situation importante et élevée.
 
Ceux-là disaient que Max Lamar poussait si loin l’amour de son métier qu’il dépassait les bornes de ses fonctions et qu’il lui arrivait parfois de se laisser emporter par la curiosité professionnelle, par sa passion pour les investigations criminalistes, jusqu’à poursuivre des enquêtes sur le terrain qui n’est plus celui du médecin, mais du détective.
 
Mais lui, à ces critiques dont l’écho plusieurs fois lui était venu aux oreilles, répondait, en riant, de son rire tranquille :
 
– C’est vrai, c’est plus fort que moi. La solution d’un problème psychologique vaut plus pour moi que la solution d’un problème de science exacte. Il m’est difficile de résister à la tentation qui me saisit toujours de déchiffrer l’énigme que laisse derrière lui un malfaiteur habile.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/9]]==
Du reste, n’est-ce pas pour moi indispensable que d’étudier le crime pour connaître le criminel ? Ce n’est pas dans les livres qu’on apprend la médecine, c’est à l’hôpital ; ce n’est pas dans un bureau fermé que se résout l’inconnue de la responsabilité ou de l’irresponsabilité d’un sujet. Mon laboratoire, c’est le grouillement de larves humaines qui s’agitent dans les bas-fonds de la grande ville, et j’analyse l’écume de la société, comme un chimiste analyse un corps composé d’éléments encore ignorés…
{{Séparateur de points|25}}
Quand il eut terminé son rapport, le docteur Lamar revint à sa table de travail.
 
Onze heures venaient de sonner. Il avait dicté deux lettres et s’apprêtait à en commencer une troisième, quand la porte qui donnait dans le bureau des secrétaires s’ouvrit.
 
Un employé parut et s’avança vers son chef :
 
- Une lettre pour vous, monsieur le docteur.
 
Max Lamar prit la lettre qu’on lui tendait et l’ouvrit, pendant que l’employé rentrait dans son bureau.
 
En lisant, Max Lamar tressaillit imperceptiblement. Une expression de vif intérêt passa sur son visage. Il posa la lettre devant lui et resta silencieux et pensif.
 
– Mademoiselle Hayes, dit-il enfin à sa sténographe il est probable que je ne viendrai pas ici ce tantôt, et pas demain non plus, peut-être. Préparez la copie en double expédition du rapport que je viens de vous dicter. Tout à l’heure, en sortant, je donnerai mes instructions aux secrétaires…
 
» Je vais avoir beaucoup à faire pendant quelques jours, ajouta-t-il à demi-voix et comme se parlant à lui-même… et c’est une besogne qui vaut la peine que je la fasse moi-même. »
 
Enfoncé dans son fauteuil, il s’absorba dans ses réflexions et seul le frémissement de ses narines indiqua son excitation intérieure.
 
– Oui, reprit-il après quelques minutes de silence, une besogne qui en vaut la peine… Vous ferez demander à l’administration le dossier de Jim Barden, mademoiselle Hayes… Je vais avoir sans doute à le compléter…
 
– Le dossier de Jim Barden ? Bien, monsieur, dit la sténographe, en prenant une note.
 
Elle leva les yeux sur son patron et ajouta :
 
– C’est un criminel, monsieur ?
 
{{Mlle}} Hayes était curieuse comme toutes les femmes, mais elle était curieuse seulement pour sa satisfaction personnelle et non pas pour faire part aux autres de ce qu’elle avait appris. Le docteur Lamar savait qu’il pouvait compter sur sa discrétion et il savait aussi qu’elle lui était entièrement dévouée.
 
Aussi, il lui arrivait souvent de raconter dans le détail à {{Mlle}} Hayes les affaires qu’il poursuivait. C’était pour lui, estimait-il, un exercice excellent. Il aimait à « parler » les problèmes qui le préoccupaient, y trouvant souvent, en les exposant, des clartés nouvelles et l’avantage d’une utile mise mise en ordre de ses idées.
 
– Voici ce qui vous renseignera, mademoiselle Hayes, dit Lamar en lui tendant la lettre qu’il venait de recevoir.
 
La jeune fille lut ce qui suit :
 
« ''À Monsieur Max Lamar, médecin légiste.''
 
{{g|» ''Mon cher Max,''|4}}
 
» ''Le fameux Jim Barden, que nous tenons emprisonné dans notre asile d’aliénés va, sur un rapport favorable du médecin-chef de l’hôpital, être remis en liberté.''
 
» ''Je m’empresse de vous en aviser, afin, que vous puissiez continuer l’active surveillance que vous avez toujours exercée sur lui.''
 
» ''Bien cordialement à vous.''
 
{{d|» Randolph {{sc|Allen}}, ''chef de police.'' »|4}}
 
– Alors, Jim Barden est un fou ? demanda la sténographe.
 
– Vous voyez bien que non, puisque le médecin-chef lui signe son exeat, dit le docteur Lamar, avec un léger sourire.
 
Il eut un mouvement d’épaules et continua :
 
– Du reste, que Jim Barden soit fou ou non, c’est ce que je ne sais pas moi-même.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/10]]==
Je sais seulement que c’est l’être le plus dangereux pour la société que je connaisse. Je l’étudié depuis plusieurs années. Trois fois, j’ai dû le faire enfermer dans un asile d’aliénés ; trois fois, après un temps plus ou moins long, il a été remis en liberté.
 
– Mais, pourquoi le relâche-t-on, s’il est fou ? dit la jeune fille.
 
– On le relâche quand il n’est plus fou. Il ne l’est que par intermittence et jamais complètement. On pourrait dire plus exactement que, par périodes plus ou moins longues, il change d’âme. Autant que j’aie pu m’en rendre compte, il y a en Jim Barden deux hommes dissemblables. Cela ne va pas, chez lui, jusqu’au doublement tranché et défini d’existence, que nous appelons l’état prime et l’état second, où un même individu a en lui deux personnalités distinctes, différentes, parfois diamétralement opposées d’instinct et de goût, qui se succèdent en s’ignorant l’une l’autre, Non, Jim Barden, est toujours Jim Barden. Jamais il ne cesse d’être lui-même pour devenir un autre. Mais en lui, à des intervalles irréguliers, se dresse une impulsion irrésistible qui le pousse vers le mal et qui fait de lui un criminel déterminé, habile et redoutable. Alors, il ne connaît plus rien que la violence déchaînée de ses instincts féroces. En tout temps, d’ailleurs, c’est un homme taciturne, farouche, brutal et soupçonneux ; mais, dans les périodes de calme, il a, je crois, le remords des crimes qu’il a commis pendant qu’il est sous l’influence morbide. J’ai épié son sommeil et je l’ai vu parfois se tordre d’angoisse sous le poids de cauchemars affreux, je l’ai entendu gémir, se plaindre, se débattre comme pour repousser des visions d’horreur.
 
– Quel forfait a-t-il commis ? demanda la jeune fille, frissonnante.
 
– Je ne les connais pas tous, et ceux dont on le soupçonne n’ont jamais été prouvés, tant son habileté est grande. Mon ami Randolph Allen, le chef de police, qui vient de me prévenir est, comme moi, persuadé que Jim Barden est coupable de nombreux crimes, exécutés toujours avec autant d’adresse que d’audace.
 
– Et on le laisse faire ?
 
– La loi est la loi. Barden est couvert par son adresse diabolique, et c’est, je vous le répète, un malade autant qu’un coupable. Il est dominé par la fatalité de son hérédité, il porte sur lui la marque de son destin.
 
{{Mlle}} Hayes regarda avec surprise le docteur Lamar.
 
– La marque de son destin ? répéta-t-elle avec curiosité.
 
– Oui, Jim Barden est sous l’influence du Cercle Rouge.
 
– Le Cercle Rouge ? Qu’est-ce que cela, monsieur Lamar ? demanda, de plus en plus intriguée, la jeune fille. Est-ce que c’est un cercle d’anarchistes ? ajouta-t-elle à la réflexion.
 
Max Lamar secoua la tête.
 
– Non, c’est un phénomène physiologique mystérieux et frappant. Dans les moments où Jim devient un impulsif dominé par ses instincts criminels, où il est comme un fauve qui cherche une proie, sur le dos de sa main droite apparaît une marque. C’est d’abord une ombre rose, à peine visible, qui se précise rapidement, fonce de couleur, devient un stigmate circulaire, irrégulier, écarlate, qui couvre l’épiderme de sa main comme une couronne de sang : le Cercle Rouge.
 
– Monsieur Lamar, d’où lui vient cela ? murmura avec un frémissement de terreur {{Mlle}} Hayes.
 
– Je ne sais pas. C’est une particularité physiologique analogue sans doute à ces nœvus qu’on appelle vulgairement taches de vin, à ces signes violets ou bruns que beaucoup de personnes présentent.
 
– Mais cela n’est rouge que par moments, dites-vous ?… Comment est-ce possible ?…
 
– Vous m’en demandez trop, mademoiselle Hayes, je vous ai dit que c’était inexplicable. On peut remarquer pourtant que, chez toutes les créatures humaines, certaines émotions font rougir le visage. Eh bien, le visage de Jim Barden ne rougit jamais, quelle que soit la fureur qui l’agite, mais alors, sur sa main, paraît le Cercle rouge…
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/11]]==
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- Dans les bas-fonds où vit cet homme, cette particularité est bien connue et l’environne d’une sorte de terreur superstitieuse. On l’appelle Jim-Cercle-Rouge et on raconte – je ne sais si c’est une légende – que ce stigmate est héréditaire. On affirme que, dans le passé, de génération en génération, il y a toujours eu un membre de la famille Barden qui était un être moralement taré, extravagant, fou ou criminel, et qui portait, au dos de la main droite, cette même marque mystérieuse.
 
Le docteur Lamar fit une pause. Il alluma une cigarette, regarda un moment, pensivement, les tourbillons de fumée frisée qui s’envolaient de ses lèvres et continua :
 
– Jim Barden a un fils. C’est le type parfait de ce que les Français appellent un jeune apache, ce qui est montrer peu d’égards pour ces anciens et fiers guerriers de nos prairies. Il a une vingtaine d’années et il s’est contenté, jusqu’ici, de vivre en marge de la société, traînant de bar en bar, et chapardant tout ce qui se trouve à sa portée. Il n’a, jusqu’à présent, jamais été pincé dans une affaire sérieuse, et je n’ai pas entendu dire non plus que personne ait vu sur sa main le terrible Cercle rouge.
 
Le docteur Lamar se leva et regarda sa montre.
 
– Mademoiselle Hayes, voilà les données du problème. Vous en savez autant que moi. Maintenant, il est midi, le moment approche où Jim Barden doit être mis en liberté. Je vais aller l’attendre à sa sortie afin de savoir ce qu’il fera et de surveiller secrètement ses faits et gestes. Sans doute, il va essayer de retrouver son fils, et il retournera chez lui, c’est-à-dire dans un asile mystérieux que la police est persuadée qu’il s’est ménagé – car il disparaît quand il veut, sans qu’on puisse retrouver sa trace.
 
Le docteur Lamar se coiffa de son chapeau et ouvrit un tiroir de son bureau. Il y prit un revolver de précision qu’il glissa dans une poche et une paire de menottes d’acier, nickelées, étincelantes et jolies comme une parure, qu’il mit dans une autre poche.
 
- Que le Cercle Rouge ne vous fasse pas oublier mes instructions, mademoiselle Hayes, recommanda-t-il.
 
- Non, monsieur, dit la jeune fille.
 
– Et maintenant, il faut que je me hâte si je veux assister au lâcher de la bête fauve, murmura-t-il en sortant.
 
 
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{{t4|{{sc|Une mise en liberté}}|II}}
 
 
 
L’asile pénitentiaire, vaste construction massive, aux murs rébarbatifs, aux fenêtres défendues par d’épais barreaux, semblait plus sinistre encore sous le radieux soleil d’un midi de printemps.
 
Une auto luxueuse tourna l’avenue déserte et, d’une allure rapide et moelleuse, vint s’arrêter devant la lourde grille qui barrât l’entrée principale de l’asile.
 
La portière s’ouvrit. Deux femmes élégantes en descendirent. Une jeune fille d’abord, qui sauta légèrement sur le trottoir et se retourna pour offrir l’appui de sa main à sa compagne, une une dame d’un certain âge, qui mit pied à terre à son tour.
 
La jeune fille sonna à la grille. Un gardien parut, salua les dames qu’il semblait connaître, les fit entrer et s’éloigna. Il revint bientôt dire que le directeur attendait {{Mme|Travis}} et {{Mlle}} Florence Travis.
 
{{Mme}} Travis, une femme de cinquante ans environ, vêtue de noir avec une distinction sobre, au visage calme et bon sous ses cheveux déjà presque blancs, se retourna vers la jeune fille. Celle-ci regardait pensivement la lourde grille qui séparait — comme une barrière placée entre le bonheur et le malheur — le lugubre couloir, sombre et froid sous la voûte pesante, du jour éclatant, vibrant et libre de la rue.
 
– Viens-tu, Flossie ? lui dit-elle avec un accent qui décelait toute sa tendresse.<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/12]]==
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Flossie, ce diminutif charmant, allait bien à cette radieuse jeune fille, dont la beauté semblait éclairer cette morne geôle.
 
Elle paraissait grande et élancée dans sa souple robe de velours noir rayé de larges bandes blanches, dont le corsage échancré dégageait le cou délicat que caressait une fourrure de renard blanc. Elle avait un joli visage au teint pur, à la bouche fraîche, aux grands yeux parfois rêveurs et presque graves, parfois pétillants d’une gaieté d’enfant, au front blanc que couvraient à demi les cheveux bruns bouffants sous la gracieuse toque blanche. Tout en elle était harmonieux, séduisant et l’humeur capricieuse et fantaisiste de Florence Travis, son dédain pour les futiles préoccupations qui absorbaient les autres jeunes filles, l’originalité sincère et spontanée de ses goûts et de ses idées ajoutaient une sorte de personnalité savoureuse et prenante à son caractère indépendant, volontaire, mais foncièrement droit et dont le signe distinctif était une compassion ardente pour toutes les misères et toutes les infortunes.
 
Et c’était ce dernier sentiment que partageait et encourageait {{Mme|Travis}} qui, ce matin-là, amenait Florence dans le lugubre asile où tant de misérables épaves du crime et de la folie étaient détenues.
 
À l’appel de {{Mme|Travis}}, la jeune fille s’était retournée.
 
— Oui, mère, je viens. Je regardais cette grille si lourde, si impitoyable, répondit-elle avec une sorte de frisson. Je pense aux malheureux sur qui elle est fermée comme la dalle d’un tombeau…
 
— C’est pas souvent du monde bien fameux, ma belle demoiselle, intervint le vieux gardien, et qui n’est pas toujours digne de votre charité.
 
Florence ne répondit pas.
 
Le gardien les précéda jusqu’au cabinet du directeur.
 
Celui-ci, assis à son bureau, au fond de la grande pièce sévère, aux murs couverts de casiers administratifs, se leva pour recevoir les deux dames.
 
Le directeur, {{M.}} Miller, était un homme froid, morose et solennel, qui souffrait de l’estomac, ce qui assombrissait encore son caractère, déjà peu enclin à la gaieté.
 
Il exerçait ses fonctions avec une autorité indifférente et la régularité d’un rouage qui concourt automatiquement à la marche de la grande machine judiciaire.
 
Mais nul n’échappait au charme de Florence. En la voyant, {{M.}} Miller se souvint qu’il était un homme, qu’il avait jadis été jeune et peut-être amoureux et que l’humanité n’est pas tout entière composée de prisonniers et de gardiens. Il eut un sourire aimable en indiquant des sièges.
 
– Vous ne vous découragez donc pas, mademoiselle ? Vous continuez votre œuvre malgré les déceptions qu’elle vous a procurées ? C’est une belle abnégation et une noble tâche pour une jeune fille.
 
– Pourquoi me découragerais-je ? interrompit Florence. Ce n’est pas parce que j’ai eu quelques déceptions comme vous dites… Oui, oui, monsieur Miller, ajouta-t-elle en riant, je sais bien que Jones, dont l’hiver dernier, je me suis occupée, a essayé de faire cambrioler notre résidence de Blanc-Castel, et que Bates a vendu, pour boire, le cheval et la voiture que nous lui avions achetés pour son métier de marchand ambulant, si bien que, pendant un mois, il a été ivre-mort… Mais je sais très bien aussi que j’ai réussi plus souvent que je n’ai échoué et que plusieurs de vos anciens pensionnaires, grâce à l’aide que nous leur avons donnée, sont maintenant rentrés dans le droit chemin et gagnent honnêtement leur vie. On ne réussit pas à chaque tentative, vous ne l’ignorez pas, monsieur Miller, et c’est très beau déjà de réussir quelquefois… J’ai tant de pitié pour tous ces déshérités, pour toutes ces épaves de la vie qui, bien souvent, sont plus à plaindre qu’à blâmer…
 
Elle s’arrêta les yeux brillants, son joli visage tout animé d’émotion.
 
Le directeur la regardait avec une admiration visible, où il y avait un peu d’étonnement railleur.
 
– Hélas ! mademoiselle Travis, voilà un enthousiasme qu’un vieux fonctionnaire comme moi ne peut plus ressentir. J’ai vu trop de choses… Mais cela ne m’empêche pas d’apprécier vos préoccupations humanitaires… et votre zèle infatigable… Vous êtes si différente des autres jeunes filles !…
 
– Je ne sais pas si je suis différente, dit Florence ; en tout cas, je n’ai pas grand mérite, car je sais bien que tout ce qui amuse mes amies ne m’amuse pas du tout, moi ! Et quand on est riches et heureuses comme nous le sommes, c’est un devoir de s’occuper des pauvres gens…
 
– Sans doute, sans doute… reprit {{M.}} Miller. Mais vous venez, mesdames, pour voir le fameux Jim Barden, qu’on va libérer… Si votre influence s’exerce sur cet homme-là, mademoiselle Travis, j’en serai
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bien surpris… Enfin, je vais donner l’ordre qu’on l’amène ici.
 
Le directeur sonna. Un gardien parut, auquel il donna ses instructions et qui s’éloigna vers l’intérieur de l’asile.
{{Astérisme|150%}}
Dans le quartier réservé aux internés les plus dangereux, Jim se tenait debout au bord de sa cellule. On eût dit une bête fauve captive ; de la bête fauve il avait l’apathie taciturne, l’aspect farouche, résigné et redoutable.
 
À travers les barreaux de la lourde grille qui l’enfermait, il avait passé son bras droit, et sa main pesante pendait en dehors. Ses yeux fixes regardaient droit devant lui, sans paraître rien voir, et il restait là sans bouger, comme une sombre image de révolte impuissante et de désespoir égaré.
 
Pensait-il ? Des souvenirs traversaient-ils son cerveau ? Regardait-il le passé, le présent ou l’avenir ?… Il demeurait immobile et, en apparence, presque hébété.
 
Soudain, sur sa main droite, une marque se dessina, un stigmate circulaire, rose d’abord, puis plus foncé et qui devint comme une couronne écarlate, irrégulière : le Cercle Rouge. Jim Barden entrait en fureur.
 
Il éleva sa main jusque devant ses yeux, regarda le stigmate mystérieux et eut un sourd ricanement de fou. Un pas retentit. Jim baissa la main. Le gardien parut, portant un paquet de vêtements. Il ouvrit la porte et les jeta au prisonnier.
 
– Habille-toi, ordonna-t-il. Tu vas me suivre chez le directeur et on te mettra en liberté.
 
Et il reprit :
 
– Mais oui, vieux Jim, en liberté. Voilà ce que c’est que d’être raisonnable. Depuis quelques mois, il n’y a rien à dire, tu es sage ! J’ai remarqué que ça date du jour où je t’ai trouvé ici, par terre, pleurant comme un enfant… Ça t’a calmé. Depuis, pas de crise. Alors on te donne la clé des champs…
 
Sans un mot, sans un signe de surprise, d’émotion ou de joie, sans jeter un dernier regard sur sa cellule, Jim, quand il eut revêtu ses anciens habits, un complet gris abîmé et fripé, suivit le gardien chez le directeur.
 
– Eh bien Jim Barden, vous voilà libre, lui dit celui-ci qui voulait être cordial avec son pensionnaire, pour faire plaisir à Florence Travis. Je pense que vous nous récompenserez de notre bienveillante décision en faisant tout ce qui sera en votre pouvoir pour vous en montrer digne, en devenant un bon sujet… Du reste, voici deux dames charitables qui ont la bonté de s’intéresser à vous et qui veulent bien vous venir en aide.
 
Jim Barden, à son entrée dans le bureau de {{M.}} Miller, avait jeté un regard sur Florence et sa mère, mais, au geste du directeur, il ne tourna pas la tête vers elles.
 
– Je ne demande rien, dit-il seulement d’une voix dure.
 
Florence se leva et fit deux pas vers lui.
 
– Nous le savons que vous ne demandez rien, dit-elle doucement, mais nous serions très heureuses de pouvoir vous aider.
 
– Oui, intervint avec bonté {{Mme|Travis}}, vous allez vous trouver sans domicile, sans argent…
 
– C’est mon affaire, interrompit brutalement Barden. Je n’ai besoin de personne. On m’a mis en cage, mais ce n’est pas une raison pour qu’on vienne me voir comme une bête curieuse.
 
Il enfonça son chapeau sur sa tête et fit un mouvement vers la porte mais Florence, s’élançant vers lui, mit sa main blanche et fine sur sa manche grossière.
 
– Non, non, ne partez pas ainsi ! Je comprends bien… Vous avez tant souffert… Mais ne croyez pas que c’est une banale curiosité qui nous amène ici… Je veux que vous redeveniez un honnête homme, un homme heureux… Il n’est pas trop tard… Sans doute vous n’êtes pas seul au monde ?… Vous avez une famille ?… une femme ?
 
Un tressaillement secoua les lourdes épaules de l’homme. Une crispation douloureuse passa sur son visage.
 
– Ma femme, il y a vingt ans qu’elle est morte, dit-il sourdement.
 
– Oh ! je vous demande pardon… je vous ai fait de la peine… murmura la jeune fille, émue par cette lueur d’émotion sur ce visage farouche. Mais si votre femme est morte, peut-être avez-vous des enfants qu’il vous faut protéger, diriger dans la vie, qui vous aimeront et vous soutiendront dans votre vieillesse… Une fille ?… Un fils ?…
 
– Un fils… répéta Jim à voix basse, avec une expression d’amertume.
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Il resta un instant pensif, puis, sans rien ajouter, écarta brusquement la main que Florence avait posée sur son bras, et, plus sombre que jamais, d’un pas pesant, se dirigea vers la porte.
 
Le gardien, d’un regard, consulta le directeur. Celui-ci fit un signe affirmatif ; le gardien laissa passer l’homme, et, le long des corridors lugubres, l’accompagna pour le faire sortir de l’asile.
 
– Voici une tentative peu encourageante, mademoiselle Travis, commença {{M.}} Miller.
 
Mais Florence qui était restée sur place, regardant s’éloigner le prisonnier libéré, interrompit le directeur.
 
– Non, non, c’est impossible ! Je ne puis le laisser partir comme cela ! s’écria-t-elle. Il y a du bon en lui, j’en suis sûre ! Je l’ai vu tressaillir quand je lui ai parlé de sa femme. Il a l’air si sombre, si désespéré ! il doit être si malheureux !… Je vais le rejoindre, essayer encore…
 
Malgré les appels de sa mère, qui se hâta de la suivre, la jeune fille s’élança hors du cabinet du directeur et se mit à courir pour rattraper Jim Barden.
 
La grille venait de s’ouvrir devant celui-ci. Jim la franchit et se trouva sur l’avenue déserte. Un moment, il resta immobile, les yeux clignotants au sortir de l’ombre intérieure, indécis peut-être sur sa direction et sans doute étourdi par le grand air, par le grand jour, par la liberté. Puis il fit quelques pas pour s’éloigner.
 
C’est à ce moment que Florence le rejoignit.
 
La jeune fille, rose, essoufflée d’avoir couru, sans se soucier d’être vue en pleine rue parlant à cet homme à l’aspect.de bandit, mit de nouveau sa main sur le bras de Jim Barden.
 
Celui-ci s’arrêta, sa face se contracta dans une expression de sombre impatience.
 
– Écoutez-moi, lui dit la jeune fille avec le plus charmant des sourires ; j’ai encore un mot à vous dire. Je crois que tout à l’heure, je vous ai irrité. Je m’y suis mal prise, probablement, et je vous ai fait de la peine. Ce n’était pas mon intention, je vous assure… Pardonnez-moi, et pour me prouver que vous ne m’en voulez pas, permette-moi de vous avancer ceci, afin que vous puissiez vivre en attendant du travail.
 
Elle avait tiré de son réticule un petit rouleau de billets de banque qu’elle lui tendit.
 
Jim Barden eut un mouvement. Une colère alluma ses yeux. Brutalement, de la main de la jeune fille, il arracha les billets de banque qu’il froissa et jeta à terre.
 
– Je n’en veux pas de votre argent ! gronda-t-il d’une voix rauque. Je ne suis pas un mendiant !
 
– Je vous en prie, insista Florence.
 
Mais elle s’arrêta, interdite. Ce n’était plus le même homme. Un accès soudain de rage aveugle avait saisi Jim Barden :
 
– Allez-vous me laisser tranquille ! hurla-t-il le visage convulsé et en faisant un pas vers Florence.
 
Il était si menaçant que le gardien, qui regardait la scène, se jeta sur lui et le saisit à bras le corps.
 
Jim eut un rugissement étouffé et ses mains puissantes étreignirent la gorge du gardien.
 
La lutte fut brève. L’homme au Cercle Rouge, avec une force décuplée par la rage, se dégagea et, fou de fureur, s’élança le poing levé sur la jeune fille.
 
Une main vigoureuse saisit le bras menaçant. Le forcené vit devant ses yeux le canon d’un revolver braqué sur lui.
 
– Haut les mains ! ordonna une voix brève.
 
C’était Max Lamar, qui intervenait.
 
En sortant de son bureau, il s’était dirigé, comme il en avait manifesté l’intention à sa sténographe, vers l’asile.
 
Là, se dissimulant dans un angle de mur d’où l’on voyait la grille, il avait attendu la sortie de l’être redoutable qu’il s’était donné pour mission d’empêcher de nuire.
 
De ce poste d’observation, il avait assisté à la scène de violence qui s’était déroulée entre Barden et la jeune fille, et s’était précipité au secours de celle-ci.
 
– C’est encore vous, gronda Barden, en jetant un regard sanglant au jeune homme.
 
– Haut les mains ! répéta durement Lamar.
 
Jim-Cercle-Rouge hésita une seconde, mais la violence de sa crise était tombée ; le revolver restait braqué sur lui, le tenant en respect. Il obéit et leva les deux bras, tout en grondant sourdement comme une bête prise.
 
Max Lamar, sans le perdre du regard, sans cesser de le tenir sous la menace de son arme, se fouilla et sortit de sa poche les menottes qu’il y avait placées.
 
– Passez-lui ces bracelets, ordonna-t-il au gardien, qui s’apprêta à obéir.
 
Florence, nous l’avons dit, n’avait pas reculé devant le poing brandi de Jim Barden. Calme, résolue, un peu pâle, plus jolie que jamais dans son intrépidité fière, elle avait vu son sauveur dompter le forcené dont elle avait, sans le vouloir, provoqué la rage. Mais, quand le gardien s’apprêta à passer les menottes aux poignets de celui-ci, quand elle comprit qu’on allait replonger dans sa cellule le
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misérable qui venait à peine de goûter à la liberté, elle se jeta en avant, bouleversée par la pitié.
 
– Non, non, dit-elle à Max Lamar. Laissez-le aller, monsieur… Je vous en prie… C’est de ma faute, j’ai été maladroite. Je l’ai exaspéré par mon insistance indiscrète, qu’il a dû prendre pour une offense… Je vous en prie, laissez-le libre…
 
Ses beaux yeux imploraient ; elle tendit vers le jeune médecin des mains suppliantes. Max fut ébloui par la beauté de la jeune fille. Pourtant, il eut encore une hésitation.
 
- Je vous en prie, répéta-t-elle, d’un ton irrésistible.
 
– Allez-vous-en, dit Max Lamar au vieux bandit, qui se tenait maintenant devant lui, immobile et paraissant retombé dans une morne apathie. Allez-vous-en, vous êtes libre ! Remerciez cette jeune dame que vous menaciez et dont la générosité m’empêche de vous renvoyer d’où vous venez.
 
Jim Barden ne répondit pas un seul mot. Il enfonça son chapeau sur ses yeux et s’éloigna d’un pas lourd et sans tourner la tête.
 
Florence le suivit du regard. Sur son joli visage, il y avait une expression d’indéfinissable pitié. Puis elle se retourna vers Max Lamar et le remercia avec effusion.
 
- Sans vous, sans votre généreuse intervention, sans votre courage et votre énergie, je n’aurais pas échappé à la fureur de ce malheureux, termina-t-elle, les yeux brillants de gratitude.
 
– Florence, mon enfant, n’as-tu aucun mal ? cria avec angoisse {{Mme|Travis}}, qui accourait, ayant de loin suivi sa fille et assisté, bouleversée, à la fin de la brève scène de violence.
 
– Non, non, ma mère ; grâce à monsieur je suis saine et sauve, dit gaiement la jeune fille.
 
Max Lamar, on a pu s’en rendre compte, n’était pas un personnage craintif ou timide.
 
Pourtant, en face de la jeune fille qui lui disait sa gratitude, un moment, il était resté troublé.
 
Machinalement, il se pencha, ramassa les billets de banque froissés par la main de Jim et les remit à Florence. Cependant, {{Mme}} Travis l’accablait à son tour de remerciements chaleureux, et Max Lamar reprit son aisance d’homme du monde.
 
– Je vous en prie, madame, vous allez, me laisser penser que vous ne m’auriez pas cru capable d’une action toute naturelle. Du reste, je faisais mon métier… Ce n’est pas que je sois détective, ajouta-t-il en riant, mais je suis médecin, — le docteur
Max Lamar, — et mon rôle est, parfois de dompter les fous…
 
– Oui, oui, n’est-ce pas, cette fureur ne pouvait être que de la folie ? Que lui avais-je fait ? s’exclama la jeune fille.
 
– C’est un fou, mais ce n’est pas seulement un fou, dit Max Lamar, dont le visage s’assombrit. C’est un être redoutable - plus redoutable que jamais, il vient de le prouver par sa rage inexplicable - qui est maintenant lâché. Je crains que votre générosité ne m’ait fait commettre une imprudence, mademoiselle. Enfin, je vais exercer une surveillance active…
 
– Oh ! monsieur, vous m’en direz les résultats ! cet homme m’intéresse et m’apitoie, il paraît si farouchement désespéré, dit Florence au jeune médecin. Et si vous voulez bien perdre quelques minutes à me parler de vos recherches et de vos travaux, ajouta-t-elle, j’en serais très heureuse… Ce sont des questions si profondément intéressantes, si étranges, si mystérieuses… Nul ne les a étudiées comme vous…
 
{{Mme}} Travis joignit son invitation à celle de sa fille, et Max Lamar s’engagea à aller rendre visite aux deux dames.
 
Florence et sa mère remontèrent dans leur auto, qui démarra.
 
Max Lamar, immobile, suivit des yeux la voiture jusqu’à ce qu’elle eût disparu.
 
Alors, seulement, il s’éloigna dans la direction qu’avait prise Jim Barden.
 
Dans l’auto qui l’emportait à toute allure, Florence, pour rassurer et calmer {{Mme}} Travis, bouleversée par la scène qui avait eu lieu, fut plus joyeuse et plus enjouée que de coutume. Par instants, pourtant, un nuage de tristesse fugitive assombrissait ses traits et il semblait qu’elle dût faire effort pour reprendre sa gaieté.
 
Dans une avenue bordée de riches maisons particulières, l’auto fit halte devant la grille d’un jardin splendide, au milieu duquel s’élevait une habitation luxueuse. C’était Blanc-Castel, la résidence des deux dames.
 
Celles-ci descendirent de voiture et entrèrent. Pendant que {{Mme}} Travis gagnait la maison, Florence se dirigea lentement vers le fond du parc.
 
Une femme de quarante-cinq à quarante-six ans, très simplement vêtue de noir, au visage énergique et bon, la rejoignit aussitôt. On l’appelait Mary. Elle avait été la nourrice de Florence et, depuis lors, était restée auprès d’elle, amie fidèle plus encore que gouvernante de la jeune fille, qu’elle entourait d’un dévouement attentif et inlassable d’une profonde tendresse.
 
Après avoir échangé avec elle quelques paroles, la voyant pensive, elle la quitta, emportant le chapeau et la fourrure de la jeune fille.
 
Celle-ci, seule, fit encore quelques pas au milieu de la luxuriante végétation, parmi laquelle serpentaient les allées du parc.
 
Elle arriva auprès d’un large bassin, où une fontaine élevait le murmure musical de son flot jaillissant.
 
Sur un canapé d’osier elle s’assit et longtemps demeura songeuse, mordillant distraitement une fleur coupée. Peu à peu, l’expression de son visage devint mélancolique. Une nerveuse inquiétude agita Florence. Elle laissa tomber la fleur et, comme si elle éprouvait une soudaine souffrance, elle porta la main à sa poitrine.
 
– Florence, mon enfant, qu’avez-vous ? Vous souffrez ? murmura près d’elle une voix inquiète.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/16]]==
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Florence tourna la tête, vit sa gouvernante qui était revenue, et lui sourit.
 
– Non, Mary, je vous assure. Je n’ai rien. Pourquoi souffrirais-je ?
 
– Pourquoi, je l’ignore, mais je vois bien que vous n’êtes pas comme de coutume. Voyons, faites comme quand vous étiez une enfant, ajouta la gouvernante en s’asseyant familièrement auprès de la jeune fille. Dites vos peines à votre vieille nourrice. Qu’avez-vous ?
 
– Je ne sais pas, Mary, je vous jure, je ne sais pas… C’est peut-être l’émotion de cette scène pénible… Mais non, de coutume je ne suis pas si peureuse…
 
Florence resta un moment silencieuse et, d’une voix assourdie, reprit :
 
– C’est autre chose… C’est un pressentiment qui m’obsède, contre lequel je lutte depuis plus d’une heure, sans pouvoir le chasser. Le pressentiment d’un malheur qui va m’arriver…
 
Elle tressaillit, regarda autour d’elle anxieusement et, plus bas encore :
 
– D’un malheur qui vient de m’arriver… maintenant… au moment où je vous parlais, un malheur irréparable… C’est fou, mais j’ai l’impression nette et cruelle qu’un des miens vient de disparaître…
 
Tremblante, comme une enfant cherchant protection, elle s’appuya sur l’épaule de sa fidèle compagne. Celle-ci la serra contre elle avec tendresse et la calma par de douces paroles.
 
Mais la voix de la gouvernante était étrangement troublée et une angoisse emplissait ses yeux.
 
 
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{{t4|{{sc|Comment Bob comprend le sport}}|III}}
 
 
 
{{M.}} Robert Barden, que ses amis intimes, c’est-à-dire les jeunes rôdeurs et les cambrioleurs débutants, les filous de haute et basse pègre, les ex-boxeurs noirs tombés dans l’ivrognerie et l’attaque nocturne, les anciens domestiques jaunes devenus des voleurs et des faussaires, les malfaiteurs des deux sexes - en un mot, toute l’écume des villes de l’ouest des États-Unis - qui composaient la sphère de ses relations, appelaient familièrement Bob, était un jeune homme de grande espérance.
 
Ce n’était pas que, jusqu’à ce jour, il se fût particulièrement distingué par quelque coup d’éclat ou par quelque canaillerie sensationnelle. Non, l’occasion lui avait manqué, prétendait-il lui-même pour s’excuser (il est vrai que les malveillants disaient que c’était le courage). Mais il n’avait guère plus de vingt ans et il avait tout le temps de se rattraper.
 
C’était un jeune gentleman au teint plombé, aux cheveux collés aux tempes sous la casquette trop enfoncée, aux yeux faux et fuyants, à la mise négligée, à la démarche veule et à la parole traînante.
 
Il avait pour le travail, quel qu’il fût, une horreur instinctive et presque maladive, et, par contre, une fâcheuse propension à considérer comme sien le bien d’autrui. Du reste, il ne tenait pas particulièrement à voler, n’aimant pas du tout les villégiatures que le gouvernement américain offre aux gens de son acabit, et il professait à part lui que la crainte du policeman est le commencement de la sagesse… Cependant, comme, avant tout, il voulait ne rien faire, comme son vague métier de cordonnier le dégoûtait tant qu’il l’avait, depuis des mois, abandonné, il glissait de plus en plus sur la pente où le poussaient sa paresse et ses vices et qui aboutit généralement, non à la paille humide, puisqu’il n’y en a plus dans les cachots, mais au bagne, si ce n’est pire.
 
{{M.}} Bob Barden, ce jour-là, se trouvait de très mauvaise humeur.
 
Depuis le matin, il était en butte aux coups d’une fortune contraire. Tout d’abord, dès l’aube, à son avis, c’est-à-dire vers neuf heures, son logeur, homme brutal, redouté pour ses muscles d’ancien lutteur, l’avait jeté dehors, las de ne jamais toucher le loyer de sa misérable chambre. Bob avait obtenu à grand’peine la permission d’emporter ses bagages, consistant en trois faux cols (deux sales et un propre), deux mouchoirs troués et un peigne aux dents cassées.
 
Ensuite, il avait attendu en vain, à un rendez-vous fixe, un de ses meilleurs amis, {{M.}} Isaac Hands, qui devait lui apporter sa part du produit de la vente d’une bicyclette, trouvée l’avant-veille, toute seule, au coin d’une rue.
 
Enfin, une tentative faite, en désespoir de cause, pour emprunter un dollar à une autre de ses connaissances, un vieux receleur, Jérémie Shaw, avait essuyé un échec absolu, environné de considérations mortifiantes sur les incapables et les peureux.
 
Quant à s’adresser à Sam Smiling, il n’y avait pas à y songer. Après l’échec de la tentative faite pour obtenir de Jim Barden la seconde moitié du bracelet de corail, Sam, bien que Bob eût failli se rompre les os au cours de sa mission, l’avait mis à la porte de chez lui, et Bob craignait trop le redoutable cordonnier pour l’affronter de nouveau.
 
En conséquence, vers onze heures, dans un bar mal famé, Bob se trouvait assis devant un verre d’alcool qu’on avait consenti à lui servir à crédit. Apathique et morne, les mains dans ses poches vides, un bout de cigarette collé à la lèvre, il prêtait une oreille distraite à la conversation tenue en argot par trois chenapans de sa connaissance, qu’accompagnait une personne de mœurs peu farouches, qui pour le moment, la tête dans ses mains, dormait sur la table.
 
– Alors, c’est la bande à Sam Smiling qui a fait le coup ? dit, à mi-voix, un personnage chétif et blême. Vous avez des détails, Wilson ?<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/17]]==
<nowiki />
 
– Oui, dit Wilson, un gros homme bien nourri, à encolure de campagnard jovial et qui intercalait : « On peut le dire » entre toutes ses phrases. J’ai failli en être, mais j’étais à travailler ailleurs et je l’ai regretté, on peut le dire ! C’est Sam qui a tout monté lui-même.
 
– Ah ! c’est le malin des malins, le cordonnier, déclara le troisième, un mulâtre colossal, aux oreilles écrasées par la pratique du catch-as-catch-can.
 
– Ça, on peut le dire, approuva Wilson, admiratif. Il s’y connaît et l’affaire en a valu la peine… Le vieux Sam a tout dirigé avec Paddy et le Chinois comme lieutenants. Ils avaient loué une boutique derrière la bijouterie - pas un appartement au-dessus ou à côté pour éveiller les soupçons, pas si bête ! - non, une boutique qui était dans une autre rue. Jack, le neveu du vieux Sam, s’y est établi coiffeur. Ça, c’était trouvé, on peut le dire ! Et alors les clients, n’est-ce pas, c’étaient les types de la bande, ils entraient, ils sortaient, personne ne trouvait ça drôle. Et finalement, ils ont percé le mur de leur cave à eux, pour passer dans la cave de la bijouterie, et puis, la nuit d’après, ils ont percé le plancher pour entrer dans la boutique. Le gardien était de mèche, on lui avait promis mille dollars. Il n’a pas donné l’alerte, il s’est laissé ligoter et bâillonner. Ça n’a pas empêché qu’ils l’ont supprimé avant de partir, pour si, des fois, il lui prenait fantaisie de trop parler… Ah ! on peut le dire, il connaît son affaire, le père Smiling. Vous vous souvenez quand il a fait croire aux médecins qu’il était klep… kelpto… keltomane, quoi !… Bref, ils ont raflé pour plus de vingt mille dollars de bijoux.
 
– Dieu de Dieu ! en voilà un coup ! cria avec enthousiasme {{M.}} Bob Barden, tiré de son apathie par l’importance de la somme. C’est ça qu’il me faudrait !…
 
– T’es pas dégoûté, mais pour des coups comme ça, faut avoir un peu plus de nerf que tu n’en as, mon petit, objecta avec un indulgent mépris {{M.}} Wilson, qui, peu après, ayant doucement réveillé la nymphe endormie, en la cognant sur la tête avec son verre, paya et sortit avec elle et ses deux compagnons.
 
Bob sortit derrière eux, mais il les laissa s’éloigner. Il était profondément ulcéré par le dédain qu’on lui avait témoigné ; il était dégoûté d’être sans le sou et sans domicile, et le verre d’alcool, avalé à jeun, - un effroyable whisky d’une force peu commune, - lui avait cassé les jambes, brouillé les idées et donné de l’audace. Il gagna à pas lents une avenue plantée d’arbres et, s’adossant au tronc de l’un d’eux, ralluma sa cigarette et resta immobile, plongé dans des réflexions qui, peu à peu, communiquèrent une expression sinistre à son visage plombé.
 
Bientôt il se remit en marche, se dirigeant vers une place voisine.
 
Une foule considérable s’y trouvait rassemblée. Ce matin-là s’était disputée une épreuve sportive de l’intérêt le plus passionnant, et dont les résultats, au fur et à mesure qu’ils parvenaient, étaient affichés en caractères énormes devant les bureaux d’une agence.
 
Bob se mêla au public. Le sport ne l’intéressait pas particulièrement, ou plutôt le sport qu’il se proposait de pratiquer ne ressemblait en rien à celui dont les résultats suscitaient tant de curiosité.
 
Au milieu de la foule, il se glissa sans hâte, de l’air détaché d’un flâneur indolent, tout en inspectant soigneusement d’un coup d’œil rapide et sournois, chacune des personnes qu’il coudoyait.
 
Enfin, s’approchant d’un groupe plus dense que les autres, il vint se planter à côté de l’un des assistants. Celui-ci, un homme haut en couleur, bien mis, avait l’aspect provincial et l’air naïf.
 
Il ne fit pas la moindre attention à l’individu louche qui s’était arrêté près de lui. La tête en arrière, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, il suivait avec une attention passionnée les résultats que l’agence affichait. De la poche de son gilet pendait une belle chaîne de montre, terminée par une lourde médaille en or.
 
Bob jeta un regard scrutateur à droite et à gauche et se rapprocha encore.
 
À ce moment, Jim Barden, laissé en liberté grâce à l’intervention de Florence Travis, arrivait sur la place. Il marchiat d’un pas pesant, la tête basse, courbant ses puissantes épaules.
 
Indifférent à la foule qu’il coudoyait brutalement, il roulait de sombres pensées qui contractait son visage.
 
Tout à coup, il eut un tressaillement, et son regard devint fixe. Et, jetant un coup d’œil d’amer dédain sur la foule animée qui l’entourait, il avait aperçu son fils.
 
Son fils ! Certes, Jim s’était bien rendu compte que Bob n’avait pas péri le jour où il l’avait précipité par la lucarne de la ==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/18]]==
<section begin="s1"/>cellule. Une enquête rapide avait suffi au vieux Barden pour constater que son fils avait dû empoigner la corde qui traînait sur la pente du soupirail, et que Sam Smiling l’avait remonté à la force du poignet jusqu’au toit d’en face. Maintenant Jim n’était plus en fureur, et, à revoir Bob, il eut un éclair d’émotion, mais qui se dissipa aussitôt : À quelle étrange besogne Bob s’employait-il donc ?
 
Il l’observa, puis, à pas muets, il vint se placer debout, immédiatement derrière lui.
 
Bob ne s’en aperçut point ; ses occupations actuelles absorbaient toutes ses facultés. Sans en avoir l’air, du coin de l’œil, il examinait son voisin, et, vers la montre de celui-ci, sa main avançait lentement. Avant que Jim eût le temps de lui arrêter le bras, il avait saisi la chaîne avec une dextérité furtive.
 
Par malheur pour lui, au même instant, d’un regard de côté, il vit son père, les yeux fixés sur lui. Il ne put retenir un mouvement de stupeur et d’épouvante. Le provincial, qu’il heurta, s’aperçut du larcin.
 
– Au voleur ! cria le provincial d’une voix formidable. Au secours ! Arrêtez-le !
 
Il voulut se saisir de Bob, mais le vieux Jim, le rejetant de côté si violemment qu’il le fit trébucher, prit lui-même son fils au collet, et, le poussant devant lui avec une force irrésistible, l’arracha du milieu de la foule et l’entraîna en courant à toutes jambes.
 
La foule s’ameutait dans un soudain tumulte. Deux policemen accourus s’informaient sans pouvoir arriver à se faire dire ce qui s’était passé, lorsque Max Lamar, cherchant à retrouver la piste de Jim, que son entretien avec FLorence lui avait fait perdre, arriva rapidement, attiré par les cris et le rassemblement.
 
En un instant, il en comprit la cause. Il vit, là-bas, Jim et son fils qui s’enfuyaient.
 
– Vite ! vite ! poursuivons ces hommes ! cria-t-il en les désignant aux deux policemen.
 
Ceux-ci, avec lui, s’élancèrent sur les traces des fuyards. Un groupe de chasseurs amateurs les suivirent, mais, bientôt distancés, s’arrêtèrent un à un, essoufflés.
 
Jim, poussant toujours devant lui le jeune chenapan, qui, mécontent de sa maladresse, bouleversé par l’apparition de son père, obéissait passivement, franchit à toute allure deux ou trois rues, espérant dépister ceux qui étaient à ses trousses.
 
Il avait reconnu Max Lamar en compagnie des deux policiers. Sur sa main qui, d’une étreinte de fer, tenait son fils au collet, la couronne sanglante du Cercle rouge mesurait sa rage éperdue.
 
Les poursuivants gagnaient du terrain.
 
Dans un effort suprême, poussant plus fort Bob, haletant, Jim activa sa course. Il s’enfonça dans une ruelle déserte, y fit cent mètres environ et, escaladant trois marches, se jeta dans une allée étroite et obscure qui s’ouvrait entre deux maisons sordides.
 
Il parcourut l’allée jusqu’à une haute palissade clôturant un terrain vague tout encombré de vieux bois et d’objets divers, plus ou moins hors d’usage.
 
À l’angle de la palissade, Jim s’arrêta. Les poursuivants n’étaient pas encore en vue. Il saisit l’extrémité de la palissade, la décloua sans grand effort, se glissa avec Bob par l’ouverture ainsi obtenue, et replaça la clôture dans sa position première.
 
Alors, reprenant son fils au collet, il alla se dissimuler avec lui entre un vieux cuvier à lessive et deux tonneaux empilés l’un sur l’autre. Du toit d’un appentis donnant sur le terrain vague, un enfant en haillons, caché derrière les planches, les observait curieusement.
 
 
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{{t4|{{sc|Deux morts : ce qui survit}}|IV}}
 
 
 
Dans leur cachette, entre le cuvier à lessive et les tonneaux, Jim et son fils restèrent tapis, immobiles, et retenant leur souffle.
 
Bientôt, les pas précipités de Max Lamar et des deux agents de police retentirent dans l’allée.
 
Jim, ramassé sur lui-même, déterminé à résister jusqu’à la mort, attendit…
 
Les poursuivants passèrent, sans soupçonner que ceux à qui ils donnaient la chasse se trouvaient, à quelques mètres d’eux à peine, de l’autre côté de cette palissade, qui semblait si bien close, ils filèrent à toute allure le long de l’allée déserte. Le vieux Barden, en tendant le cou, put, à travers les interstices des planches, les entrevoir. Lamar, rompu à tous les exercices du corps, devançait de quelques pas les deux policemen. Un éclair de haine s’alluma dans le regard de Jim-Cercle-Rouge.
 
Quand le bruit de leurs pas se fut perdu dans le lointain, le vieux bandit, tirant après lui Bob, sortit de sa cachette.
 
– On a eu chaud… commença, avec un ricanement étouffé, le jeune chenapan, satisfait de se trouver en sûreté après une alarme si vive.
 
Jim, d’un geste terrible, lui imposa silence. Il l’entraîna jusqu’à un vaste tas de vieux bois, de vieux fers, de veilles caisses, de bouts de planches, de douves, de tonneaux, de débris de toutes sortes, qui étaient accumulés à terre contre la palissade.
 
Jim, vers l’angle de gauche de cet amoncellement confus, se pencha et se mit à rejeter de côté une certaine quantité de ces débris. Il découvrit ainsi, parmi le bois, un morceau de fer rouillé, l’empoigna et parut fournir un puissant effort.
 
Une trappe s’ouvrit, dont il était impossible de soupçonner l’existence sous les vieux bouts de planches qui y étaient fixés avec art et qu’elle souleva en même temps qu’elle.<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/19]]==
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Aux pieds du vieux Barden était une ouverture béante, où l’on apercevait les premiers échelons d’une échelle vermoulue qui plongeait dans l’ombre d’une sorte de puits.
 
Jim, sans mot dire, montra du doigt l’ouverture à son fils. Bob eut un mouvement de recul.
 
— Faut aller là-dedans ? À quoi que ça sert? protesta-t-il. Puisqu’on les a semés, il n’y a qu’à filer… Et chacun de notre côté, acheva-t-il avec un désir évident de mettre le plus d’espace possible entre lui et un père qu’il avait les plus justes motifs de redouter.
 
Mais, déjà, le vieux, d’une étreinte irrésistible, le poussait vers la trappe. Bob, rechignant, dut descendre dans le trou noir. Jim le suivit, refermant après lui la trappe qu’il soutenait de la main et qui, au-dessus de sa tête, descendit progressivement et s’encastra au milieu de débris. Le tas de bois avait repris son aspect où l’œil le plus scrutateur n’eût rien pu découvrir d’anormal.
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– Ah ! ben ça, c’est vraiment épatant ! s’exclama avec une extase d’admiration une voix enfantine.
 
C’était le petit garçon qui, tout à l’heure, du haut de l’appentis en ruines, avait assisté à la survenue des deux fugitifs, incident qui, on le sait, l’avait prodigieusement intéressé.
 
Il avait profité du moment où ils s’étaient dissimulés derrière les tonneaux pour descendre furtivement de son perchoir et s’approcher d’eux à leur insu, se faufilant, silencieux sur ses petits pieds nus, de cachette en cachette, de recoin en recoin, avec une adresse d’Indien, dans le terrain qu’il considérait comme son domaine privé, ayant coutume d’y passer la majeure partie de ses journées.
 
Ce qu’il venait de voir l’avait stupéfié et enthousiasmé. Il y avait dans son terrain une trappe qu’il ne connaissait pas ! Cette trappe avalait des hommes et se refermait ensuite, en faisant semblant d’être un tas de bois ! Il n’avait jamais assisté à un événement d’un mystère aussi passionnant.
 
Les mains dans les poches de sa culotte trouée, sa tête ébouriffée penchée sur sa poitrine, que couvrait mal son vêtement en loques, il restait planté au bord du tas de bois, qu’il regardait avec une ardente curiosité.
 
Brusquement, il se décida, s’agenouilla, farfouilla avec activité parmi les bouts de planches, et, trouvant le morceau de fer rouillé, essaya d’ouvrir la trappe. Mais il eut beau raidir ses faibles bras, il n’arriva pas à l’ébranler.
 
Haletant et déçu, le gamin se releva, en se disant qu’une aide quelconque lui était nécessaire. À ce moment, il entendit un pas dans l’allée déserte. Il se précipita vers la palissade, se faufila comme un chat par un trou des planches et aborda le passant.
 
– M’sieur ! M’sieur ! arrêtez un peu ! J’ai quelque chose à vous dire !… Tiens, c’est vous, m’sieur le docteur Lamar !…
 
Max Lamar, après sa poursuite vaine, revenait lentement sur ses pas, mécontent d’avoir perdu la piste de Jim Barden. Il avait vu celui-ci pousser son fils dans l’allée, qu’il avait, une minute plus tard, parcourue lui-même avec les deux policemen. Mais, parvenu à son extrémité, il n’avait plus trouvé la moindre trace des fugitifs. Après quelques recherches infructueuses, il avait quitté les deux agents en leur recommandant de surveiller étroitement les alentours et il refaisait, en sens inverse, le chemin de la poursuite lorsque le gamin l’avait abordé.
 
– Je vous connais bien, m’sieur Lamar, continua celui-ci. C’est vous qu’avez soigné, à l’asile, ma tante Deborah, quand elle a eu son attaque… Moi, je suis Johnny Mac Quaid… Papa est balayeur, et il habite là…
 
Son doigt tendu indiquait une pauvre masure à laquelle était adossé l’appentis.
 
– Alors, j’ai quelque chose à vous montrer, m’sieur Lamar, reprit l’enfant, d’un air important. Quelque chose de pas ordinaire. Venez par ici. C’est dans le terrain. Pour entrer, il n’y a qu’à tirer le coin de la palissade. Ça s’ouvre tout seul. C’est truqué, sûr et certain.
 
L’intérêt de Max Lamar fut à l’instant très vivement éveillé, et il suivit Johnny, qui l’amena devant le tas de bois et lui expliqua ce qu’il avait vu.
 
Remerciant le hasard qui lui venait en aide, le jeune homme s’assura de l’existence de la trappe en la soulevant légèrement. Il la laissa tomber et se mit à réfléchir.
 
Au bout d’un moment, il tira son portefeuille de sa poche et y prit une de ses cartes de visite, sur laquelle il griffonna rapidement quelques mots au crayon.
 
Alors, se retournant vers Johnny :
 
– Attention, mon garçon ! Je te charge d’une mission importante : tu vas courir remettre cette carte au premier policeman que tu rencontreras. Tu as compris ? Surtout, dépêche-toi !
 
– J’y file, m’sieur Lamar !
 
Celui-ci prit dans sa poche quelques pièces de monnaie, et, en même temps que la carte, les remit au gamin.
 
Johnny détala à toute vitesse.
 
Resté seul, Max Lamar piétina sur place pendant quelques instants avec une impatience grandissante.
 
L’attente l’irritait. Jim Barden, dont il venait, par une chance inespérée, de retrouver la trace, n’allait-il pas, durant ce délai, lui échapper une fois encore ?
 
Deux fois il alla jusqu’à l’allée, voir si rien ne venait.
 
Enfin, n’y tenant plus, il revint à la trappe, l’ouvrit, et, résolument, s’engagea seul dans le trou noir.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/20]]==
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Pendant ce temps, Johnny Mac Quaid, juché sur un immense tabouret, devant le comptoir d’un bar où il venait d’entrer, commandait gravement un grog aromatisé de whisky. La carte de Max Lamar était dans la seule de ses poches qui ne fût pas percée. Il la remettrait tout à l’heure. Pour le moment, il avait soif et il buvait. Il était un homme, il avait de l’argent, il avait assisté à des événements sensationnels, il était chargé d’une mission importante, la terre ne le portait plus.
 
C’est seulement quand il eut dégusté jusqu’à la dernière goutte sa consommation, et qu’il en eut majestueusement réglé le prix, qu’il quitta le bar et se mit à la recherche d’un policeman.
 
Il en avisa au coin d’une place voisine, non pas un, mais deux qui causaient ensemble avec animation.
 
– Je te dis qu’ils ont dû tourner à gauche, en sortant de l’allée, affirmait celui-ci à son compagnon.
 
– Allo, dit Johnny, en le tirant par sa manche. Voulez-vous voir ça ?
 
Surpris, l’homme prit la carte et lut :
 
{{c|{{sc|Max Lamar}}<br>{{sc|mMédecin légiste}}|''Suivez ce garçon. J’ai besoin d’aide.''}}
 
Les deux policemen étaient précisément ceux qui avaient accompagné Max Lamar au cours de la poursuite. Sans demander de plus amples explications, ils suivirent Johnny vers le terrain vague.
 
Max Lamar ne s’y trouvait plus, mais Johnny fournit ses explications et désigna la trappe. Les deux hommes, conjecturant que le médecin, qu’ils considéraient comme un de leurs chefs, s’y était aventuré sans les attendre, se hâtèrent à leur tour d’y descendre. Mais ils ne permirent pas à Johnny, qui trépignait de rage, de les suivre.
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Lorsque le vieux Barden eut laissé, au-dessus de sa tête, retomber la trappe, il poussa, pour l’obliger à descendre, Bob, qu’il tenait toujours par l’épaule.
 
Bob, en se trouvant dans une sorte de puits inconnu, au milieu des ténèbres, et sur une échelle qui craquait sous son poids, fut plus terrifié que jamais. Cependant, il obéit sans résistance.
 
L’échelle aboutissait à une étroite cave, en partie éboulée, où se traînait la vague clarté filtrant à travers un soupirail presque comble. Une sorte de boyau tortueux s’y ouvrait, que les deux hommes, sur un espace de cent cinquante mètres, parcoururent jusqu’à une autre cave à demi obscure, encombrée de futailles vides. Jim en déplaça quelques-unes, entassées dans un angle, démasqua ainsi un petit escalier et se mit à gravir les marches disjointes en entraînant Bob qui aurait vivement désiré être ailleurs.
 
Le vieux Barden souleva une trappe et tira brutalement après lui son compagnon.
 
Ils se trouvèrent dans une petite pièce délabrée, éclairée par un demi-jour sinistre, et où il y avait pour tous meubles une vieille table en bois blanc et deux chaises boiteuses en paille grossière.
 
Jim Barden avait laissé retomber la trappe.
 
Implacable, il se retourna vers son fils et le saisit par les bras avec une violence sauvage.
 
– Tu es un bandit ! Voilà ce que tu es, gronda-t-il, d’une voix qu’étouffait la fureur. Pourquoi ? Je ne t’ai laissé manquer de rien dans ton enfance ! Je t’ai protégé contre le mal ! Je t’ai donné un métier pour vivre honnêtement. Tu as eu tout ce que je n’ai pas eu ! Ah ! des êtres comme toi n’ont pas le droit de vivre !
 
Il le repoussa brutalement. Bob, épouvanté, n’avait pas dit un mot. Le vieux Barden, haletant, le visage convulsé, resta quelques instants immobile.
 
Il revint vers son fils, le prit par l’épaule avec tant de force que l’autre eut un gémissement. Puis, ouvrant une porte, il le poussa dans une pièce contiguë à la première.
 
C’était une chambre plus étroite encore. Un petit lit de fer disloqué, un tabouret dépaillé et un vieux petit buffet, sur lequel étaient posés une cuvette et un pot à eau égueulé, la meublaient. Au mur, à côté d’une gravure déchirée, une serviette était pendue à un bec de gaz, près d’une petite fenêtre très éloignée du plancher.
 
D’une poussée brusque, Jim jeta son fils sur le lit et brandit comme des massues ses poings redoutables.
 
Bob, pour parer les coups qu’il sentait venir, leva ses coudes devant son visage ; mais le vieux Barden, dans un effort suprême, se calma. Sans toucher son fils, il laissa retomber ses bras. Il retourna dans la première pièce, s’assit devant la table, la tête dans ses mains.
 
« En voilà une histoire ! Pour de la guigne, je peux dire que j’ai de la guigne,
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/21]]==
grogna Bob, resté seul. » Mais il se dit que la crise était finie et que, cette fois encore, il était sauvé.
 
Il s’étira. L’alcool qu’il avait bu l’étourdissait. La course l’avait éreinté. Il eut un haussement d’épaules, d’indifférence veule, se tourna sur le maigre lit et s’endormit d’un sommeil de plomb.
 
Jim Barden, pendant de longues minutes, resta plongé dans ses pensées.
 
Sa fureur avait fait place à la détresse. Muet, immobile, il n’était plus qu’un homme désespéré, qu’écrase, toujours accru, l’effroyable poids d’un mal héréditaire et qu’il sait inexorable. Au milieu de l’angoisse, de l’horreur, du remords, comme un glas, revenait impitoyable, obsédante, mais sous une forme modifiée, la phrase qu’il avait criée au misérable adolescent qui dormait maintenant dans la pièce voisine :
 
– Nous n’avons pas le droit de vivre !
 
Cette phrase, elle sonnait à ses oreilles, et elle retentissait au fond de son cerveau depuis des mois. Maintenant, la décision prise le rendait calme, décision instinctive d’abord, pourrait-on dire, puis nette, consciente, réfléchie.
 
– Nous n’avons pas le droit de vivre !
 
Jim Barden se leva de sa chaise. Cette phrase, il la répéta sourdement, puis à haute voix, comme pour mieux la comprendre, pour mieux se l’affirmer à lui-même.
 
– Nous n’avons pas le droit de vivre !
 
Et les yeux fixes, il continua :
 
– Nous sommes les deux derniers, lui et moi… Quand nous serons morts, la race maudite aura cessé d’exister. Je suis un criminel, il est un voleur ; nous devons disparaître. Notre avenir, à lui comme à moi, c’est le bagne ou le cabanon, l’asile ou l’échafaud… La mort vaut mieux…
 
Pas d’autre lutte. Pas d’autre débat au fond de lui. La décision inexorable.
 
Plus blême encore que d’ordinaire, il ouvrit sans bruit la porte de l’autre chambre. À pas muets, il s’approcha du lit, se pencha vers son fils, qui dormait toujours, lourdement, et regarda longuement son visage plombé, prématurément flétri, portant tous les stigmates de la dégénérescence et du vice.
 
Jim Barden se redressa. Il eut une dernière hésitation.
 
Puis, brusquement, il leva la main vers le mur et ouvrit le robinet du bec de gaz.
 
Il repassa dans la pièce voisine, et, derrière lui, ferma doucement la porte, contre laquelle il s’adossa, hagard.
 
– Il va mourir sans s’en rendre compte, murmura-t-il. Je ne veux pas qu’il souffre. N’est-il pas une victime, lui aussi !… comme moi… N’est-il pas sous l’influence du Cercle Rouge, puisqu’il est mon fils !…
 
Tout à coup, il eut un tressaillement, se pencha en avant, les yeux fixés vers le sol, se ramassa sur lui-même, prêt à bondir.
 
La trappe du plancher s’ouvrait.
 
Elle s’ouvrait lentement, sans bruit, soulevée par un effort vigoureux.
 
Un objet apparut, qui était le canon d’un revolver. Puis une main qui tenait l’arme.
 
Jim Barden, courbé, silencieux, fit un pas, et, brusquement, saisit à pleins poings la main et l’arme.
 
Il y eut quelques instants de lutte ; l’arrivant, invisible encore, se défendait désespérément. Le vieux bandit eut le dessus. Il arracha le revolver des doigts crispés qui le tenaient et attira brutalement l’inconnu hors de la trappe.
 
Jim-Cercle-Rouge reconnut Max Lamar. Un rictus de fureur contracta ses traits, et il braqua l’arme sur la poitrine du médecin.
 
– Haut les mains ! gronda-t-il.
 
Max Lamar, avec le plus parfait sang-froid, obéit.
 
Il y eut un instant de silence effrayant.
 
– Tu m’as fait enfermer trois fois dans la maison des fous, médecin maudit ! continua Jim, mais, cette fois, c’est moi qui te tiens… et je ne te lâcherai pas !…
 
– Je constate, comme c’était mon avis, du reste, qu’on vous a mis en liberté trop tôt, Jim Barden, dit tranquillement le docteur Lamar. Vous n’êtes pas guéri…
 
– Mets-toi là, interrompit Jim violemment, en désignant une chaise du canon de son revolver. Nous avons à causer.
 
Lui-même, tenant toujours Max Lamar sous la menace de l’arme, se laissa tomber sur la chaise qui était de l’autre côté de la table. Il éleva sa main droite, où apparaissait, rouge de sang, le stigmate héréditaire.
 
– Tu as vu cela ? Tu connais cela ? C’est la marque ! Tu sais ce qu’elle signifie ? Il y a toujours eu, de génération en génération, un Barden avec cette marque sur la main. Et celui-là était un être taré, malade, extravagant, ou bien un criminel, ou bien un fou…
 
– Je croyais que l’hérédité de ce stigmate singulier était une légende, observa, toujours calme, Max Lamar, qui suivait de l’œil chacun des mouvements de son terrible interlocuteur.
 
– L’instant est venu où cela va cesser, continua Jim. Il faut que notre race maudite disparaisse ! Nous ne sommes plus que deux, moi et mon fils… Pour lui, déjà, c’est commencé… Là. (Il eut un geste vers le mur.) Écoute !… Ne l’entends-tu pas râler, suffoqué par le gaz ?… Maintenant, c’est à mon tour de mourir. Tu m’as fourni l’arme… Mais je vais t’emmener avec moi, docteur Lamar, puisque tu es venu me chercher jusqu’ici…
 
À la contraction du visage de Barden, le docteur Lamar comprit qu’il allait tirer. Rapide comme l’éclair, il saisit le revolver, cherchant à désarmer le forcené.
 
Enlacés dans une étreinte furieuse, tous deux roulèrent à terre et se relevèrent sans
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lâcher prise. Un coup de feu retentit qui n’atteignit personne. Lamar, enfin, dans un effort suprême, réussit à immobiliser une seconde la main de son adversaire, et, ouvrant d’un coup sec la culasse de l’arme, il en fit sauter les cartouches.
 
Au même moment, la trappe s’ouvrit, et les deux policiers, qu’avait prévenus l’enfant du terrain vague, se précipitèrent dans la pièce, revolver au poing.
 
Jim repoussa son adversaire, saisit une chaise, à toute volée la lança. Les deux agents se jetèrent sur lui.
 
Max Lamar, épuisé par la lutte qu’il avait soutenue, resta un moment sans haleine et sans forces. Mais il se rendit compte, soudainement, qu’une forte odeur de gaz emplissait la pièce, le prenant à la gorge. Les paroles de Barden, dans un éclair, lui revinrent à l’esprit : « Mon fils… là… Ne l’entends-tu pas râler ?… »
 
Il s’élança, ouvrit la porte de la petite pièce, mais, suffoqué, recula. Il aspira une forte bouffée d’air, et, faisant appel à toute son énergie, de nouveau, au milieu de l’atmosphère mortelle, il se précipita, ferma le robinet du gaz, empoigna un tabouret et fit voler en éclats, de quelques coups rapides, les vitres de la fenêtre. Revenant au lit de fer sur lequel il avait vu une forme humaine inanimée, il prit Bob dans ses bras, l’enleva et l’emporta en chancelant dans l’autre pièce. Défaillant, il s’appuya, s’affaissa plutôt contre le mur, tenant toujours entre ses bras le corps inerte.
 
Le combat continuait, acharné, entre le vieux Jim et les deux policiers. Barden ne cherchait pas à fuir, il cherchait à mourir. Il avait saisi la main, armée d’un revolver, de l’un des agents, et il employait toute sa force à diriger le canon de l’arme contre sa propre poitrine.
 
Il fit un suprême effort, tordit à le briser le poignet qu’il tenait. Un coup de feu retentit. Jim Barden s’écroula sur le plancher, les bras en croix.
 
Max Lamar avait rapidement repris possession de lui-même. Incliné vers le corps insensible du jeune Barden qui avait glissé sur le sol, il faisait d’énergiques efforts pour le rappeler à la vie. Ce fut en vain. L’asphyxie avait fait son œuvre.
 
Le médecin se pencha ensuite vers le corps de Jim. Celui-ci, également, ne respirait plus. La balle du revolver avait traversé le cœur.
 
Max Lamar se releva. Il regarda pendant quelques moments les cadavres du père et du fils, puis il détourna les yeux.
 
– Morts tous deux, dit-il à voix haute. Avec eux cesse d’exister la marque fatale du Cercle Rouge…
 
 
La fin tragique de Jim Barden et de son fils produisit parmi le public une forte impression.
 
Max Lamar s’efforça de ne pas laisser s’ébruiter la part qu’il avait prise dans cette affaire. Ce fut en vain. La perspicacité et le courage dont il avait fait preuve lui créèrent une réputation énorme, et son ami, le chef de police Randolph Allen, alla jusqu’à dire que sises fonctions de médecin légiste lui laissait des loisirs, il se ferait un devoir de lui offrir une place d’inspecteur de première classe.
 
Max Lamar, cependant, excédé par les démarches, rapports et dépositions qu’il devait faire, éprouva le besoin de se distraire et de voir des spectacles gracieux après des spectacles tragiques.
 
C’est alors qu’il se souvint – mais l’avait-il une seule minute oubliée ? – de la promesse qu’il avait faite à Florence Travis et à sa mère de leur rendre visite.
 
En conséquence, un après-midi, deux ou trois jours après la mort des deux Barden, il se dirigea vers Blanc-Castel.
 
Le temps était beau, et Max Lamar marchait sans hâte, se trouvant en avance.
 
En débouchant sur une grande place, il vit une auto arrêtée non loin de lui. C’est machinalement qu’il y avait jeté les yeux, mais ses regards s’attachèrent avec admiration sur une main féminine, qui, négligemment posée au bord de la portière, ressortait sur le fond sombre de la voiture.
 
Des occupants de l’auto, Max Lamar ne voyait rien. La main seule apparaissait, mais il n’en pouvait détacher ses yeux.
 
C’était une main de jeune femme ou de jeune fille. Une main fine, délicate et soignée, adorable de forme, exquise de blancheur.
 
Le jeune homme s’approcha pour la voir de plus près. À ce moment, l’auto, démarrant, s’éloigna.
 
Mais un cri de stupeur échappa à Max Lamar. Sur la main blanche, sur la main séduisante, une marque se formait, indistincte d’abord, un stigmate circulaire qui fonça peu à peu, devint comme une couronne irrégulière d’un rouge sang – le Cercle Rouge.
 
Max Lamar s’élança au milieu des voitures, mais l’auto filait à toute allure, et il n’eut que le temps d’entrevoir le numéro inscrit à l’arrière.
 
Il revint sur le trottoir, tira son portefeuille, et, d’une main qui tremblait un peu, malgré son empire sur lui-même, il inscrivit sur une de ses cartes de visite cette note brève :
 
{{c|''Auto n° 126694, le Cercle Rouge.''}}
 
 
{{c|'''fin du premier épisode'''|sc}}
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{{t3|{{sc|'''La Main d’une inconnue'''}}|{{uc|Épisode 2}}}}
{{t4|{{sc|Où l’on fait connaissance avec {{M.|Karl Bauman}}, usurier en tous genres}}|V}}
 
 
 
– Le bureau de {{M.}} Bauman ?
 
– C’est ici, madame, mais {{M.}} Bauman n’est pas là ; il ne doit rentrer que vers trois heures.
 
Larkin, le garçon de bureau de la banque Bauman, regardait, non sans étonnement, la personne inconnue qui demandait son patron, et dont l’aspect était, à vrai dire, assez insolite.
 
C’était une femme, et elle semblait de taille moyenne, cela, Larkin le voyait, mais était-elle vieille ou jeune, belle ou laide ? Voilà ce qu’il était totalement impossible de deviner. L’inconnue, en effet, était enveloppée d’un manteau noir si ample et si long qu’il dissimulait sa personne des pieds à la tête, et elle était voilée d’un voile tellement épais, qui tombait autour de son visage en plis si impénétrables, qu’on ne pouvait distinguer le moindre détail de ses traits et que sa voix même n’en sortait qu’étouffée et comme lointaine.
 
Sans s’inquiéter aucunement de la réponse du garçon de bureau, l’inconnue, passant devant lui, entra d’un pas délibéré dans le salon d’attente.
 
– Je sais bien que {{M.}} Bauman n’est pas dans son bureau, déclara-t-elle. Je viens de le rencontrer dans la rue, tout près d’ici ; il causait avec quelqu’un ; mais je lui ai parlé et il m’a priée de venir l’attendre ici, dans son cabinet de travail.
 
– Dans son cabinet de travail, madame ?
 
– Oui, dans son cabinet de travail. Veuillez m’y faire entrer.
 
Les yeux ronds, la bouche entr’ouverte. Larkin, image de la perplexité, était plongé dans un abîme d’hésitations.
 
C’était un pauvre homme, timide et simple, chargé de famille ; il avait connu la plus noire misère et vivait dans des transes perpétuelles à l’idée que la moindre bévue lui ferait sûrement perdre sa place, laquelle, d’ailleurs, était pénible et ne lui rapportait qu’un salaire de famine.
 
Il craignait comme le feu, {{M.}} Bauman, et, pour le moment, il était affolé par la décision à prendre. Ne mécontenterait-il pas gravement son patron en laissant entrer quelqu’un dans son bureau, sans ordres directs ? Ne commettrait-il pas une gaffe plus forte en prenant sur lui de s’y refuser ? La dame voilée semblait bien sûre d’elle. Sa voix avait une autorité impressionnante, et Larkin était habitué à voir son patron traiter de la façon la plus mystérieuse les affaires les plus diverses. Il songea à aller demander conseil à un employé, mais {{M.}} Bauman lui avait, une fois pour toutes, sous peine d’être flaqué à la porte dans les cinq minutes, défendu de parler de quoi que ce soit à qui que ce fût.
 
– Eh bien ! dit la femme voilée, avec une nuance d’impatience, vous décidez-vous ? {{M.}} Bauman sera mécontent si l’on me rencontre ici.
 
Larkin eut un frisson.
 
– C’est par là, madame ! dit-il, en allant ouvrir la porte du bureau.
 
La visiteuse voilée s’y engouffra.
 
La porte refermée, elle regarda autour
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d’elle et eut un geste de dépit. Dans la pièce sombre, sévèrement meublée, pas un papier, pas une fiche, pas un dossier ne traînait ni sur la table de travail, ni dans les casiers des cartonniers.
 
Tout était vide.
 
Elle s’assit. Puis, sans relever ses voiles, posant ses deux mains sur son front et s’appuyant à la table, elle réfléchit assez longtemps. Des mouvements nerveux agitaient ses épaules. Son attitude donnait l’impression d’une personne inquiète, irrésolue, désappointée, qui est venue pour accomplir un acte, et qui ne trouve point, dans les circonstances, l’aide nécessaire à l’accomplissement de cet acte.
 
Son bras droit retomba sur la table. Il y avait, dans un plateau de cristal, des porte-plume et des crayons de toutes sortes. Elle prit un crayon, distraitement, et, le mania tout en poursuivant sa pensée.
 
À côté du plateau, il y avait un bloc-notes dont la page de dessus s’offrait, toute blanche. Toujours distraite, elle se mit à tracer des lignes au hasard, et sans regarder, pour ainsi dire, ce qu’elle faisait.
 
Quelques minutes s’écoulèrent.
 
Et, soudain, elle tressaillit et s’écarta vivement de la table, comme frappée par une vision mauvaise. Elle venait de voir tout à coup ce que sa main avait, à son insu, inscrit sur la page blanche.
 
C’était un cercle, un cercle irrégulier, de l’épaisseur d’un bracelet. Et le crayon qu’elle avait pris, qu’elle avait choisi instinctivement dans le plateau de cristal, était un crayon rouge.
 
Elle arracha la page du bloc-notes, la froissa et la jeta avec un frisson d’horreur. Ensuite, s’étant levée, elle marcha rapidement vers la porte par laquelle Larkin l’avait introduite. Au moment de saisir la poignée, elle s’arrêta, de nouveau indécise. S’en irait-elle ? Ou bien persisterait-elle dans son projet ? Elle hésitait, avec des gestes qui montraient combien la lutte était pénible, et par quels sentiments contradictoires et violents elle était déchirée.
 
Deux fois la visiteuse inconnue avança le bras vers la poignée. Deux fois elle s’éloigna de la porte. Pourtant, elle allait partir… Un hasard fixa le destin… Tout près d’elle, un rideau de panne verte cachait une partie du mur, qui était opposé à la fenêtre, et ce rideau, elle eut la curiosité de le soulever.
 
Elle vit alors une porte fermée – une porte métallique, haute de près de deux mètres, et semblable à une porte de coffre-fort, avec ses serrures, ses boutons et ses cadrans.
 
La femme voilée ne bougea plus, et, chose étrange, ce n’était point cette porte de fer qu’elle examinait… Non, elle examinait sa main – sa main droite crispée au rideau qu’elle soulevait, sa main droite sur le dos de laquelle apparaissait, dans le lacis des veines et des muscles, une légère teinte rosée, en forme de cercle.
 
Elle se mit à trembler convulsivement, durant une minute peut-être, d’un tremblement qui, par un phénomène mystérieux, s’atténuait à mesure que la vision qui l’épouvantait, devenait plus précise. La marque s’aggrava. La teinte rose fonça, devint rouge, rouge écarlate, rouge sang.
 
– Oui, oui, murmura, sous ses voiles, l’énigmatique inconnue, comme si elle se répondait à elle-même, je vais agir… Je ne puis pas ne pas agir…
 
Elle eut encore un grand frisson, le frisson, peut-être, d’une révolte dernière contre une force secrète qui la dominait. Et, soudain, elle fut calme, tranquille, résolue…
 
Elle se baissa, étudia le mécanisme de la porte et des cadrans, se rendit compte que le coffre était clos sans qu’il fût possible de l’ouvrir, et rabattit la tenture.
 
Ensuite elle alla ramasser la feuille de papier froissée qu’elle avait jetée à terre tout à l’heure, après y avoir tracé la rouge marque mystérieuse. Elle la fit
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disparaître sous ses voiles. Alors, elle fit lentement le tour de la pièce. Elle était si maîtresse d’elle-même qu’elle se rassit paisiblement dans un fauteuil de cuir et réfléchit quelques instants.
 
Puis elle se releva. Son plan était arrêté.
 
D’autres rideaux de panne retombaient lourdement devant l’embrasure de la fenêtre.
 
Elle constata qu’en s’en enveloppant, elle pourrait se dissimuler sans que rien révélât sa présence.
 
À ce moment, une voix aigre s’éleva dans le salon d’attente. Un pas s’approcha. Une main se posa sur le bouton de la porte du bureau.
{{Astérisme|150%}}
L’établissement que {{M.}} Karl Bauman appelait sa banque avait eu des débuts modestes et qu’un esprit malveillant eût qualifiés de louches. Maintenant, il occupait tout le premier étage d’une maison de belle apparence, située dans une rue convenable, mais qui se trouvait aux confins des quartiers populeux. Cette situation, pensait {{M.|Bauman}}, proclamait que sa clientèle se composait de toutes les classes de la société, et, par malheur pour la société, c’était vrai.
 
{{M.}} Karl Bauman s’intitulait homme d’affaires, mais, s’il avait eu la moindre franchise, il aurait remplacé cette désignation sur ses cartes de visite par ce seul mot : Usurier.
 
Usurier, il l’était autant qu’on peut l’être, et en tous genres. Certes, il fournissait de l’argent, à des taux exorbitants, à des négociants gênés ou à des jeunes gens riches qu’il dépouillait, lambeau par lambeau, de leur fortune présente et de leurs héritages à venir, mais, en outre, il ne dédaignait aucunement le sordide trafic et les humbles profits du prêt à la petite semaine. Il disait volontiers, avec un ricanement qui voulait être jovial, que les petits ruisseaux font les grandes rivières et, envers sa pauvre clientèle d’artisans momentanément sans travail, de petits boutiquiers en difficulté et d’employés faméliques, dont il rongeait les maigres gains, il se montrait plus fur, plus âpre, plus impitoyable encore, si possible, qu’avec les autres.
 
Dans les quartiers populeux, sur lesquels il avait étendu ses opérations comme les fils d’une toile d’araignée, il n’y avait pas de rue et presque pas de maison où l’on ne payât une dîme usuraire à {{M.}} Bauman et où son nom ne signifiât point la ruine et la misère.
{{Astérisme|150%}}
Un quart d’heure environ après que Larkin eut laissé passer la femme voilée, {{M.}} Bauman fit son entrée dans sa maison de banque.
 
{{M.|Bauman}} était d’origine germanique, comme l’indiquaient son nom et aussi l’accent rocailleux de sa voix glapissante, mais ii n’avait rien du Germain blond, adipeux et pesant. C’était, au contraire, un homme sec, vif, maigre et chafouin, qui visait à la majesté malgré sa petite taille et s’habillait toujours avec une élégance recherchée bien qu’il ne fût plus du tout un jeune homme. Ses victimes de la classe populaire le comparaient à un vautour ou à un crocodile, à une sangsue ou à un loup-cervier. En réalité, au physique, il ressemblait à une belette qui aurait eu une houppe de cacatoès en colère. Son visage glabre, jaune, parcheminé et pointu était percé de deux petits yeux couleur fer, coupé par une bouche sans lèvres et précédé par un long nez, mince et crochu. Ses cheveux grisonnants se dressaient sur son crâne comme un toupet de clown, et toute sa personne eût semblé risible n’eût été la dureté froide et l’impudence de sun regard.
 
{{M.|Bauman}}, en chapeau haut de forme luisant comme un soleil, en redingote impeccable, franchit, si raide et si important qu’il semblait grandir sa petite taille, le vestibule de la banque.
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<nowiki />
 
– Larkin ! appela-t-il avec une brusquerie méprisante, en poussant la porte du salon d’attente précédant son cabinet de travail.
 
– Monsieur Bauman ?
 
Le garçon de bureau, comme mû par un ressort, s’était dressé.
 
– Courez demander au caissier le dossier Gardiner et courez le porter à {{M.}} Bull, au tribunal.
 
– Oui, monsieur. Si monsieur veut bien me permettre…
 
– J’ai dit : « Courez ! »
 
{{M.}} Bauman, qui aimait terroriser, quand il le pouvait sans risques, foudroya du regard le garçon de bureau.
 
Celui-ci, tremblant, sans oser s’expliquer davantage, partit en toute hâte. {{M.}} Bauman traversa le salon et entra dans son cabinet de travail. Il posa sur un meuble son chapeau et sa canne, dépouillant en même temps son air important qu’une expression de ruse cupide, qui était la vraie, remplaça. Il se frotta les mains et se laissa tomber dans un siège avec le laisser-aller d’un homme qui se trouve seul chez lui, loin des regards indiscrets. Il venait de traiter une affaire particulièrement avantageuse et exhala un petit ricanement d’allégresse.
 
Bientôt, il se leva et s’approcha de la porte à secret, qui était dans le mur. Il souleva sur une embrasse le rideau, puis tourna les boutons, fit manœuvrer les aiguilles, composa la combinaison et ouvrit le lourd battant métallique.
 
Les rideaux de la fenêtre eurent un frémissement.
 
{{M.}} Bauman ne s’en aperçut point. La porte à secret s’était ouverte sur une petite pièce sans fenêtre, pareille à un très grand placard creusé dans l’épaisseur du mur et intérieurement blindé d’acier. Les parois en étaient couvertes de rayons et de casiers pleins de dossiers étiquetés.
 
{{M.}} Bauman tourna un commutateur, et l’électricité éclaira l’intérieur du réduit. Il y entra, prit une énorme liasse sur laquelle était écrit le mot « ''Reconnaissances’' » et vint la poser sur son bureau. Ensuite, il retourna dans la petite pièce secrète, dont il tira à demi la porte sur lui, et, à la lueur de l’ampoule électrique, se mit à compulser avec attention divers documents, tout en prenant des notes sur un agenda.
 
Un léger mouvement se manifesta dans le rideau.
 
Une forme féminine, voilée de noir, en sortit rapidement, sans le moindre bruit.
 
{{M.}} Bauman, dans la chambre-coffre-fort, travaillait toujours, absorbé.
 
Dans la vaste pièce qui leur servait de bureau, les employés de la banque Bauman étaient à l’ouvrage, ce jour-là, avec une activité qui s’était accrue considérablement depuis qu’ils avaient entendu, dans l’antichambre, la voix glapissante de leur patron qui rentrait.
 
L’un deux, cependant, dont la table, située au bout du bureau, était la plus rapprochée du cabinet de travail de {{M.}} Bauman, depuis quelques minutes, n’écrivait plus avec le même zèle. Son attention semblait distrait par une préoccupation extérieure et ses additions en souffraient. Enfin, il posa sa plume et tendit l’oreille.
 
Au bout de quelques instants, il appela son voisin.
 
– Monsieur Jarvis !
 
– Monsieur Grant ?
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/27]]==
<nowiki />
 
– Écoutez ! N’entendez-vous rien ?
 
– Quoi donc ?
 
– Des cris… lointains… étouffés… et des coups sourds… Tenez ! Tenez !…
 
– Ah ! oui…
 
Jarvis avait écouté à son tour…
 
– Ah ! oui, en effet… C’est drôle…
 
– On dirait que ça vient du bureau du patron.
 
– Est-ce que vous croyez qu’on l’assassine ? demanda avec sang-froid Jarvis.
 
– Ou bien qu’il assassine quelqu’un ? risqua un troisième qui s’était approché.
 
– Je ne crois pas, dit Jarvis avec le même calme, ce n’est pas son genre.
 
– Non, sérieusement, ça vient de chez {{M.}} Bauman, dit Grant, alarmé. Il faut aller voir…
 
Ils se regardaient, hésitants. {{M.}} Bauman n’était pas un patron commode, et tout ce qui ressemblait à une curiosité ou à une indiscrétion le mettait en rage.
 
Cependant, des cris et des coups sourds, étouffés, convulsifs, venaient, sans l’ombre d’un doute, du cabinet de travail. Ils s’affaiblirent une seconde, redoublèrent comme dans un effort désespéré. Il n’y avait plus à différer.
 
Les trois employés se précipitèrent dans le bureau redoutable où jamais ils n’osaient pénétrer sans autorisation.
 
– C’est lui ! il est là-dedans ! cria Grant épouvanté.
 
Il désignait la porte de métal. Elle était hermétiquement close. À travers son épaisseur, on entendait, lointaine et étranglée, la voix de {{M.}} Bauman. Il hurlait au secours et donnait de violents coups de pied, sans doute, dans la porte. Mais ses forces devaient l’abandonner, les clameurs s’enrouaient, les coups de pied faiblissaient.
 
– La clé, criait Grant, affolé, qui secouait les boutons de la porte. Où est-elle ?
 
– La combinaison est brouillée ! s’exclama Jarvis.
 
— Que faire, mon Dieu, que faire ?… Pauvre {{M.}} Bauman, il va mourir là… près de nous! Courage, monsieur Bauman ! vociféra Grant, on va vous délivrer !
 
« Il est perdu, ajouta l’employé à voix basse, en se retournant vers ses camarades. Jamais, en forçant la porte, on n’arrivera à temps pour le retirer vivant.
 
– Le caissier ! cria Jarvis qui avait gardé quelque sang-froid. {{M.}} Smith sait le mot ! il a une double clé !
 
Jarvis s’élança vers la caisse située à l’autre bout des locaux de la banque, et où {{M.}} Smith, enfermé pour finir un travail urgent, n’avait rien entendu.
 
Jarvis, en quelques mots, lui dit ce qui se passait et les deux hommes revinrent en courant au bureau où tous les employés de la banque, y compris deux jeunes dactylographes, étaient réunis.
 
Grant, à travers la porte blindée, continuait à hurler des encouragements et des consolations.
 
De faibles cris spasmodiques lui répondaient. {{M.}} Bauman, dans son coffre, devait être près de périr par asphyxie.
 
 
Le caissier, en hâte, manœuvra la combinaison, tourna la clé. Le lourd battant s’ouvrit.
 
Il était temps. {{M.}} Bauman sortit en titubant et alla tomber, plutôt que s’appuyer, contre son bureau.
 
Affalé à demi sur la table, défaillant, violacé, son toupet ébouriffé, les yeux hors de la tête, la bouche ouverte, il s’étreignait la gorge dès deux mains comme pour arracher son faux-col et happait l’air convulsivement, ainsi qu’un poisson tiré de l’eau.
 
Reprenant enfin partiellement ses sens, il eut aussitôt un mouvement de fureur.
 
– Qui est-ce ? proféra-t-il d’une voix entrecoupée. Qui est-ce ? je veux le savoir ou je vous jette tous dehors ! Qui est entré ici ? Qui a fermé cette porte ?… me sachant dans ce coffre ?… Car on le savait, je le sais ! je le sens ! j’en suis sûr !…
 
{{M.}} Bauman promenait sur les employés un regard menaçant que ses yeux injectés de sang, sa figure encore tuméfié par l’as-
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/28]]==
phyxie, rendaient véritablement effrayant.
 
Un concert de protestations lui répondit.
 
– Personne n’est entré chez vous avant vos appels, monsieur Bauman, affirma le caissier. Ces messieurs s’y sont précipités seulement quand ils vous ont entendu crier et frapper…
 
Un rugissement sortant de la gorge de {{M.}} Bauman l’interrompit :
 
– Le dossier ! le dossier des reconnaissances ! Où est-il ? Il était là ! là ! sur la table ! Où est-il ?
 
Tragique, il montrait du doigt la table vide.
 
Les employés, ahuris, se regardèrent sans comprendre.
 
– Quel dossier, monsieur Bauman ? hasarda {{M.}} Smith.
 
– Celui des reconnaissances ! les reconnaissances des petits prêts ! Je l’avais sorti ! Je l’avais posé là ! On l’a volé. Après une tentative d’assassinat sur ma personne, un vol ! Mais je trouverai le coupable ! je vous ferai arrêter tous, juger, condamner, exécuter !… misérables ! bandits ! assassins !
 
{{M.}} Bauman ne se connaissait plus et hurlait en dansant positivement de rage devant sa table vide.
 
Ses employés, atterrés devant ce nouvel événement, se taisaient.
 
– C’est la femme voilée ! Sûr et certain, c’est elle ! proféra, pendant un moment de silence, une voix éperdue.
 
Toutes les têtes se tournèrent. On vit Larkin, le garçon de bureau. Il venait de rentrer et avait assisté à la scène. Il semblait affolé d’avoir parlé tout haut dans son émotion.
 
{{M.}} Bauman bondit comme un jaguar et le prit au collet.
 
– La femme voilée ! Quelle femme voilée ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Parleras-tu ? Mais parleras-tu enfin ?
 
Il le secouait avec une vigueur juvénile. Larkin, flageolant sur ses jambes et dont les mâchoires s’entre-choquaient, semblait plus mort que vif.
 
– Monsieur Bauman, monsieur, ce n’est pas de ma faute !… gémit le malheureux. Vous m’étranglez, monsieur, ajouta-t-il timidement.
 
{{M.}} Bauman grinca des dents, mais desserra un peu son étreinte.
 
— Tais-toi et parle ! ordonna-t-il.
 
En dépit de la contradiction apparente des termes, Larkin, dont l’épouvante aiguisait les facultés, comprit : il devait cesser de se plaindre d’être étranglé et raconter à l’instant même ce qu’il savait.
 
Il le fit de son mieux, mais avec des redites, des excuses et des incidentes qui accrurent la furie de {{M.}} Bauman.
 
Quand Larkin eut tout expliqué, depuis les premiers mots qu’il avait échangés avec la femme voilée jusqu’à l’instant où il avait introduit celle-ci dans le cabinet de son patron absent, il s’arrêta, haletant et trempé de sueur.
 
{{M.}} Bauman, comprimant pour un moment son courroux, l’avait écouté sans mot dire.
 
— Vous avez laissé entrer chez moi une inconnue, dit-il enfin d’une voix basse et sifflante. Par votre faute, j’ai failli périr… j’ai été volé… Entendez-vous, imbécile ?
 
— Monsieur, gémit l’infortuné… J’ai cru, cette dame m’a dit…
 
Il n’acheva pas, {{M.}} Bauman le poussait vers la porte.
 
– Monsieur Smith, venez ! cria-t-il d’un ton impératif. Je cours à la police porter plainte. Cet imbécile dira ce qu’il sait (il eut vers Larkin un regard écrasant de menaces et gros de soupçons), et vous compléterez, vous, ma déposition.
 
D’un pas tragique, il passa au milieu de son personnel en émoi.
 
Suivi de Smith, placide, et de Larkin, défaillant, il descendit l’escalier.
 
Il mit le pied dans la rue et s’arrêta stupéfait : il ne voyait pas son auto qui, en permanence, devait l’attendre près de la maison, d’abord, pour qu’il pût s’en servir, ensuite, afin d’impressionner les clients.
 
– L’auto, balbutia {{M.}} Bauman, pétrifié, où est mon auto ?
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Smith et Larkin explorèrent les alentours d’un coup d’œil : nulle trace de l’auto. Ils échangèrent un regard ; après un premier moment de surprise ils prévoyaient la vérité.
 
{{M.}} Bauman eut un cri horrible, il comprenait à son tour.
 
– Volée ! on me l’a volée aussi !
 
Sa voix s’éteignit dans un râle. C’en était trop. Du coup, ses employés crurent qu’il allait mourir sur place. Des taches violettes marbrèrent sa face terreuse, ses yeux jaillirent de leurs orbites, l’émotion, l’indignation l’étranglaient, il chancela.
 
Mais un sursaut de rage et d’énergie lui rendit ses forces.
 
– Va me chercher une voiture ! cria-t-il d’une voix furieuse, à un gamin de sept à huit ans qui, dépenaillé, les pieds nus, debout sur le trottoir, regardait la scène en paraissant s’amuser beaucoup.
 
L’enfant, pour toute réponse, tendit sa main ouverte.
 
- Hein ? dit {{M.}} Bauman.
 
- On paie d’avance… Oh ! c’est que je vous connais bien, monsieur Bauman, papa a fait des affaires avec vous, expliqua d’un air tranquille le petit, qui n’était autre que Johnny, l’enfant du terrain vague.
 
- Petit misérable, veux-tu te sauver ! Larkin, une voiture ! ordonna {{M.}} Bauman suffoqué, en oubliant qu’il voulait garder à sa portée son garçon de bureau.
 
Celui-ci revint trois minutes après sur le siège d’une auto qui les emporta vers la station centrale de police.
 
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{{t4|{{sc|La femme voilée, l’auto volée}}|VI}}
 
 
Le chef de police Randolph Allen achevait de recevoir les rapports de ses inspecteurs et de leur donner des ordres, pour la soirée, lorsqu’on annonça le docteur Max Lamar, qui entra au même moment, avec la
familiarité de quelqu’un qui se sent un peu chez lui.
 
Randolph Allen avait pour le médecin légiste une amitié vive et lui serra fortement la main, mais son visage rasé, impénétrable, resta figé dans une impassibilité de glace et n’ébaucha pas le plus léger sourire. Un sang-froid naturel, poussé jusqu’aux plus extrêmes limites par l’entraînement et la volonté, était la caractéristique du chef de police ; aucun homme au monde ne pouvait se vanter de l’avoir vu ému si peu que ce, fût, en aucune circonstance, quelle qu’elle fût. Il estimait que cet imperturbable flegme que rien n’étonne, et qui enregistre tout sans jamais s’émouvoir, était la vertu maîtresse chez un policier, et il était fier de la posséder à un degré qu’il estimait lui-même éminent.
 
Cette petite manie mise à part, Randolph Allen était un excellent fonctionnaire, énergique, expérimenté et d’une perspicacité suffisante. Sa chance, en outre, était proverbiale et, dans ses délicates fonctions, qu’il exerçait avec un zèle assidu, il avait obtenu des succès répétés qui avaient établi solidement sa réputation. Il possédait cette qualité, rare chez un<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/30]]==
policier, de n’être pas entêté, et cette supériorité de savoir reconnaître celle des autres. C’était le cas à l’égard de Max Lamar, avec lequel il était lié depuis de longues années et qu’il prenait de plus en plus l’habitude de consulter dans les affaires compliquées ou bizarres.
 
Les inspecteurs se retirèrent. Max Lamar s’était assis sans mot dire.
 
– Eh bien ! mon cher ami, quoi de nouveau ? demanda Allen au médecin légiste.
 
Celui-ci avait l’air soucieux, le chef de police l’avait remarqué dès son entrée, et il était intrigué, mais il posa sa question d’une voix détachée, calme et égale, où ne vibrait pas le moindre indice de la plus légère curiosité.
 
– Vous vous souvenez du Cercle Rouge ? dit Lamar.
 
– Oui, répondit Allen de son ton froid. Mais c’est une affaire finie depuis la mort de Jim Barden et de son fils.
 
– Non, ce n’est pas une affaire finie, dit le médecin. Elle recommence. Le Cercle Rouge a survécu aux deux descendants des Barden. Ou plutôt cette famille dangereuse a d’autres descendants que ceux que nous connaissions.
 
– Vous êtes sûr de cela ? demanda Allen qui, par un effort suprême, avait réussi à ne pas paraître surpris.
 
– Absolument sûr.
 
– Mais Jim Barden n’avait pas d’autres enfants que le jeune gibier de potence qu’on appelait Bob ?
 
– Je ne sais pas. J’affirme seulement que le Cercle Rouge existe encore. Je l’ai vu.
 
— Quand cela ?
 
— Tout à l’heure.
 
— Et qui porte la marque ?
 
— Une femme.
 
— Quelle femme ?
 
— Je ne sais pas. Mais le Cercle Rouge existe sur la main d’une femme. Voici ce qui s’est passé…
 
Max Lamar fit, point par point, au policier le récit de ce qu’il avait vu quelques minutes avant, et il lui tendit la carte de visite sur laquelle il avait tracé cette inscription :
 
{{c|''Auto n° 126694. Le Cercle rouge.''}}
 
Randolf Allen considéra la carte pendant quelques secondes. Puis il sonna.
 
– Apportez-moi le registre des numéros d’auto, ordonna-t-il au garçon de bureau qui parut.
 
» Nous allons tout de suite savoir ainsi à quoi nous en tenir, en ce qui concerne au moins le propriétaire de la voiture. Et par le propriétaire…
 
— C’est ce que j’étais venu vous demander, dit Max Lamar.
 
Le garçon de bureau revint avec le registre. Il le remit à son chef et sortit.
 
Max Lamar s’était levé et, penché par-dessus l’épaule d’Allen, il regardait celui-ci feuilleter les pages du registre quand un soudain tumulte, éclatant dans l’anti-chambre, interrompit leurs recherches.
 
– J’entrerai, vous dis-je ! glapissait une voix furieuse. Je suis {{M.}} Karl Bauman, de la Banque Karl Bauman ! Il faut que je voie votre chef !…
 
La porte s’ouvrit violemment et {{M.}} Bauman, échappant au garçon de bureau qui voulait le retenir, se rua dans la pièce.
 
Sa surexcitation s’était considérablement accrue pendant le trajet qu’il avait fait pour venir. Toute majesté l’avait quitté et il gesticulait, comme un chimpanzé épileptique.
 
Derrière lui entrèrent son caissier, et l’infortuné Larkin, qui, écrasé par le sentiment de sa faute, que son patron n’avait cessé de lui reprocher, suait d’angoisse, en se demandant ce qui allait lui arriver.
 
– Un vol ! cria Bauman, sans même songer à saluer? Un vol infâme doublé d’une tentative d’assassinat !
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/31]]==
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– Expliquez-vous, monsieur Bauman, dit Randolph Allen, en parlant un peu plus lentement encore que de coutume.
 
– Et calmez-vous, si vous pouvez, conseilla Max Lamar.
 
– Que je me calme ! C’est facile à dire. On m’a volé ! Mes papiers ! Mon auto ! Les bandits ne respectent plus rien !… Toutes mes reconnaissances de prêts, toutes !… Comment me faire rembourser maintenant ?… Par quel moyen ?… De l’argent que j’ai versé, messieurs ! que j’ai tiré de ma caisse pour le prêter, par bonté pure, à des crève-la-faim !… Et on ne me le rendrait pas ? Cest impossible ! C’est inimaginable ! C’est monstrueux !…
 
Les affres de la colère et de la cupidité étranglaient la voix de {{M.}} Bauman. Il trépignait. Il continua :
 
- Dans une ville comme Ia nôtre, de tels attentats devraient-ils être possibles ? Sommes-nous protégés, je me le demande ! Est-ce pour cela que nous payons des impôts ? Que fait la police ? Monsieur Allen, vous êtes personnellement responsable ! Je vous somme…
 
— Doucement, doucement, dit Randolph Allen.
 
Le regard fixe et froid que le chef de police attachait sur lIui calma la frénésie de {{M.}} Bauman.
 
Jadis, la police lui inspirait une terreur salutaire. Maintenant, il se croyait assez puissant pour n’avoir plus à la redouter. Néanmoins, il craignit d’avoir été trop loin. Il se laissa tomber sur un siège et sanglota.
 
— Je suis un pauvre homme, gémit-il. On m’a dépouillé… mon irritation est légitime. J’ai toujours voulu faire le bien et voici ma
récompense.
 
Par-dessus la tête de {{M.}} Bauman, Max Lamar et Allen, qui, de longue date connaissaient l’usurier, échangèrent un regard de
mépris pour ce personnage. Puis, ils ne songèrent plus qu’à l’affaire elle-même.
 
– D’après ce que je crois comprendre, monsieur Bauman, vous avez été victime d’un vol ? dit le chef de police. Veuillez préciser votre plainte.
 
– Oui, monsieur.
 
{{M.}} Bauman s’était redressé, il semblait plus calme et expliqua clairement, jusque dans leurs plus minutieux détails, les événements qui, au commencement de l’après-midi, s’étaient déroulés à la banque. Le policier l’écoutait avec attention ainsi que Max Lamar, dont l’intérêt était vivement excité par cette mystérieuse histoire, et tous deux coupaient de questions son récit dont le caissier précisait et complétait certains points.
 
– En entrant dans votre bureau, avant le moment du vol, vous n’avez rien remarqué d’anormal ? demanda Allen.
 
– Absolument rien.
 
– La femme voilée s’y trouvait déjà, cependant ?
 
– Sans doute, puisqu’on l’y avait fait entrer, dit {{M.}} Bauman avec un regard furibond à l’adresse de Larkin, qui, tremblant, parut se replier sur lui-même.
 
– À quel moment vous êtes-vous aperçu que vous étiez emprisonné dans votre chambre blindée ?
 
– En voulant en sortir. J’étais entré une première fois pour chercher le dossier des reconnaissances qui m’ont été volées. Je l’avais placé sur mon bureau. Je suis rentré dans mon coffre-fort et je me suis mis à prendre des notes. C’était un travail minutieux et qui exigeait toute mon attention. Quand j’ai eu fini, avant de sortir, j’ai fermé l’électricité. Alors, au lieu de voir de la lumière par la porte que j’avais laissée entrebâillée, je me suis trouvé dans l’obscurité. Jusqu’à ce moment, je ne m’étais aperçu de rien. Quand avait-on fermé la porte ? Je ne sais…
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{{M.}} Bauman, après un moment de silence, continua d’un ton tragique :
 
– J’ai essayé d’ouvrir, impossible. J’étais emprisonné. J’ai crié, j’ai donné des coups de pied, mais la porte est épaisse, blindée, on ne m’entendait pas… on l’a prétendu, du moins. Je commençais à suffoquer, l’air devenait irrespirable, l’asphyxie me saisissait à la gorge. Réunissant mon énergie, j’ai hurlé plus haut, j’ai frappé plus fort, au point que maintenant j’ai aux doigts de pied un mal atroce. J’agonisais, messieurs !… Je me voyais mourir, en pleine force, en pleine intelligence… Quelles minutes d’horreur ! quelles affres sans nom !… J’étouffe encore en y pensant !
 
– Et la femme voilée ?… commença Randolph Allen.
 
{{M.}} Bauman l’interrompit.
 
– Larkin ! Ici, monsieur ! Parlez ! La femme voilée ? Allons, dites ! Vous seul l’avez vue ! Vous seul l’avez fait entrer dans mon bureau !… Dans mon bureau ! sans autorisation directe, formelle, absolue de ma part ! cria {{M.}} Bauman dans une grande fureur.
 
– J’ai cru bien faire, balbutia l’infortuné.
 
– Dites ce que vous savez, interrompit Allen de son ton officiel.
 
Larkin, dont la persuasion intime était qu’il ne quitterait le bureau du chef de police que pour la prison cellulaire, obéit, plus mort que vif.
 
Il raconta d’un bout à l’autre sa conversation avec la mystérieuse visiteuse et comment il n’avait pas osé lui refuser l’entrée du cabinet de travail de son patron.
 
– Êtes-vous sûr qu’elle n’était pas sortie avant le retour de {{M.}} Bauman ?
 
– J’en suis sûr, monsieur, je n’ai pas quitté le salon d’attente.
 
- Et pourquoi n’avez-vous pas averti votre patron que quelqu’un était chez lui ?
 
— Oui, pourquoi ? vociféra Bauman.
 
— J’ai essayé, monsieur, Vous m’aviez dit de courir porter le dossier Gardiner, monsieur. J’ai essayé de vous prévenir, mais vous m’avez coupé la parole en me disant : « Courez !… » Vous sembliez irrité que je n’aie pas obéi tout de suite, monsieur. Et je n’ai pas osé ne pas courir…
 
— L’autoritarisme a des inconvénients, murmura Lamar assez haut pour qu’on l’entendit.
 
– Le dossier volé ne contenait que des reconnaissances souscrites par des emprunteurs de la classe pauvre ? demanda {{M.}} Allen à {{M.}} Bauman.
 
{{M.}} Bauman eut une rougeur imperceptible. C’était un côté des ses affaires qu’il aimait à passer sous silence.
 
– Oui, monsieur, dit-il.
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— Ne pensez-vous pas que le voleur espérait s’emparer, au lieu de cela, d’un dossier contenant des documents qui pouvaient être compromettants pour une famille riche ?… Vous avez sans doute des dossiers de ce genre…
 
— Mon Dieu, les affaires, c’est toujours compromettant pour quelqu’un, répondit évasivement {{M.}} Bauman.
 
– Arrivons au vol de l’automobile. Que savez-vous à ce sujet ?
 
– Rien, absolument rien. Je suis descendu pour prendre ma voiture afin de venir ici. Elle avait disparu et mon chauffeur aussi.
 
– Quel est le numéro de votre voiture ?
 
– Le numéro 126694.
 
– Qu’est-ce que vous dites ? cria Max Lamar qui avait violemment sursauté.
 
– Je dis le numéro de ma voiture : 126694.
 
– C’est le numéro que j’ai noté : c’est la voiture sur laquelle j’ai vu la main marquée du Cercle Rouge, dit à mi-voix Lamar au chef de police. C’est une limousine à capote grise, à carrosserie peinte en vert sombre, n’est-ce pas, monsieur Bauman ? reprit-il tout haut.
 
– C’est exact.
 
– Vérifiez vous-même le numéro, dit le policier, en tendant à l’usurier la carte où Lamar l’avait inscrit.
 
– Volontiers, mais de quoi s’agit-il ? Quel est cet incident nouveau ? demanda {{M.}} Bauman, en prenant la carte.
 
Pour mieux lire, il s’approcha de la fenêtre, mais ses émotions l’avaient fort agité et ses mains tremblantes laissèrent échapper la carte. Il se baissa pour la ramasser, et, dans ce mouvement, se trouva face à la rue.
 
{{M.}} Bauman, comme mu par un ressort, se redressa soudain.
 
– Là ! là ! mon auto, hurla-t-il en montrant la rue. Sapristi, mon auto qui passe !
 
Tous se précipitèrent. Le doigt tendu de {{M.}} Bauman leur indiquait, au dehors, une auto qui filait au milieu de toutes les autos sillonnant la chaussée. Max Lamar reconnut, lui aussi, la capote grise, la carrosserie vert sombre.
 
– Vite, vite, il faut la suivre ! cria-t-il.
 
Accompagnés du caissier de la banque et laissant là le malheureux Larkin, qu’un gardien dut mettre à la porte quelques minutes après, car il n’osait prendre sur lui de s’en aller, Max Lamar, Randolph Allen et {{M.}} Karl Bauman s’élancèrent dans l’escalier.
 
Dans la rue, en bas de la station de police, un agent était de planton, avec, auprès de lui, sa motocyclette appuyée au bord du trottoir.
 
Randolph Allen lui toucha l’épaule.
 
– Suivez cette auto à capote grise, ordonna-t-il, en indiquant la voiture qu’on voyait encore, là-bas, s’éloigner rapidement. Elle porte le numéro 126694 et sa carrosserie est peinte en vert sombre.
 
– Bien, monsieur. Dois-je l’arrêter quand je l’aurai rattrapée ? demanda l’agent en enfourchant sa machine.
 
– Non, filez-la seulement. Surtout ne la perdez pas de vue. Nous-mêmes, nous allons vous suivre.
 
La motocyclette partit comme un trait.
 
Du garage situé au rez-de-chaussée de la station centrale de police, l’auto du chef, que l’on tenait toujours prête à partir, sortit au même instant et vint se ranger au bord du trottoir.
 
Les quatre hommes y prirent place.
 
La poursuite commença.
 
Au loin, la voiture volée apparaissait et disparaissait, évoluant avec aisance au
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milieu des autres véhicules parcourant les rues. Sur sa capote grise étaient fixés les yeux des poursuivants dont l’auto gagnait du terrain. À mi-distance entre les deux voitures, la moto de l’agent filait à toute allure.
 
– Nous nous rapprochons, observa Max Lamar.
 
— Votre auto ne vaut pas la mienne, monsieur Bauman, fit observer Randolph Allen.
 
— C’est cependant une voiture de premier ordre, répondit aigrement l’usurier, vexé dans son amour-propre de propriétaire. Ceux qui la conduisent ne doivent pas donner toute la vitesse… sans cela…
 
Mais pourquoi n’avez-vous pas ordonné à votre agent de les arrêter, monsieur Allen ? reprit-il à la réflexion.
 
— Pour savoir où ils vont et ce qu’ils feront, dit brièvement le policier,qui estimait qu’une chose si simple devait sauter aux
yeux.
 
Il y eut un moment de silence. La course continuait à travers les rues et les places. La motocyclette de l’agent n’était plus très loin de la voiture à capote grise que les policiers maintenant pouvaient ne plus perdre de vue un seul instant.
 
— Monsieur Allen, dit soudain l’usurier.
 
— Monsieur Bauman ?
 
— Croyez-vous que Larkin soit complice ?
 
— Larkin ?
 
— Oui, mon garçon de bureau, L’imbécile qui a laissé entrer dans mon cabinet cette femme voilée.
 
— Non, pas du tout. Le malheureux, que vous terrorisez, à fait ce qu’il croyait le mieux pour ne pas vous mécontenter.
 
— N’importe, ça ne peut pas se passer comme ça, dit entre ses dents — elles étaient fausses et lui avaient coûté très cher — {{M.}} Bauman avec, une rancune féroce. Je ne puis mettre tout mon monde à la porte, mais je veux faire un exemple.
 
Lamar eut pitié de l’infortuné Larkin. Il le connaissait pour un brave homme inoffensif, préoccupé seulement de gagner, pour lui et les siens, le pain quotidien, L’acharnement de l’usurier contre ce malheureux sans défense l’écœurait. Il intervint :
 
— Non, non, pas d’exemple, {{M.}} Bauman, dit-il gravement. Croyez-moi, ne renvoyez personne. Dissimulez, enquêtez, observez… Et puis surtout recommandez à votre personnel de ne pas ébruiter la façon — permettez-moi de dire pittoresque — dont s’est opéré le vol. Qu’ils n’aillent pas raconter cela avec tous les détails à leurs amis et connaissances… Souhaitez que les journaux n’en parlent pas, {{M.}} Bauman. Un financier dans une armoire… Vous saisissez? C’est tragique, sans doute, mais il y a des gens — excusez-moi — qui trouveront cela ridicule. Ceux particulièrement qui vous connaissent… Vous êtes un homme en vue. Il faut soigner votre attitude. Alors, en gardant tous vos employés, vous vous assurez autant que possible leur discrétion… Larkin, dans votre antichambre, a dû voir passer bien des clients… singuliers… Il pourrait, pour s’excuser, raconter…
 
{{M.}} Bauman s’agitait.
 
- Un financier dans une armoire, répéta-t-il, indigné… Croyez-vous qu’on se permettrait. N’importe, vous avez raison, je garderai ce coquin pour le surveiller de près.
 
Il y eut un moment de silence.
 
- Plus vite ! plus vite ! cria tout à coup Max Lamar au chauffeur. Regardez là-bas, Allen, l’auto grise gagne du terrain !
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C’était vrai. La voiture volée avait soudain accéléré sa marche en se lançant dans une grande avenue. Celle-ci se prolongeait jusqu’à l’extrémité de la ville et aboutissait à un vaste parc aux arbres magnifiques, aux buissons épais, aux larges allées, qui servait de promenade publique.
 
Le chauffeur obéit, l’auto des poursuivants, maintenant, marchait en trombe, se rapprochant de la motocyclette de l’agent qui, comme un point noir sur la large voie blanche, filait aussi vite qu’elle pouvait.
 
Déjà la capote grise, là-bas, tournait au bout de l’avenue et disparaissait.
 
Max Lamar eut un geste de dépit. {{M.}} Bauman trépigna. Randolph Allen resta serein.
 
– Nous allons la revoir au tournant, déclara-t-il avec son immuable flegme.
 
Quand ils y arrivèrent, ils avaient rattrapé la moto. Côte à côte avec elle, ils prirent le virage.
 
– Stop ! cria aussitôt le chef de police.
 
À cent mètres, l’auto volée, le long du parc, était arrêtée.
 
La voiture des poursuivants fit halte à peu de distance et les quatre hommes en descendirent. Max Lamar et Randolph Allen se concertèrent rapidement. Puis, la main sur la crosse de leur revolver, ils s’avancèrent en compagnie de l’agent, qui avait abandonné sa moto. {{M.}} Bauman suivait, assez peu rassuré, mais galvanisé par l’instinct, si puissant chez lui, de la propriété. Son caissier, vert de peur, fermait la marche.
 
Sans bruit, le groupe s’approcha de l’auto arrêtée. Rangée le long de la route, elle semblait les attendre. On ne voyait personne aux alentours, aucun mouvement ne se décelait, aucune voix ne s’entendait sous la capote grise rabattue. Cette immobilité qui semblait les guetter, ce silence menaçant, auraient impressionné des hommes moins résolus que Lamar et Allen, et ils impressionnaient considérablement {{M.}} Bauman et son acolyte, qui commençaient à être saisis d’un ardent désir d’être ailleurs.
 
D’un même mouvement, le médecin et le policier se jetèrent en avant, l’arme au poing, chacun à une des portières de l’auto.
 
L’auto était vide.
 
– En bien, qu’est-ce que vous voulez, vous autres ? demanda une voix étonnée.
 
C’était le chauffeur de la voiture. Sur son siège, il était confortablement installé et, selon toute apparence, les arrivants venaient de le réveiller d’un somme commencé.
 
– Wilson ! hurla {{M.}} Bauman, survenu à son tour et tout enhardi par l’absence du danger, qu’est-ce que vous faites là ? Qui vous a permis ? Qu’est-ce que cela signifie ?
 
– Comment ? Ce que cela signifie ? Mais c’est moi qui vous le demande, monsieur Bauman ? protesta Wilson dont le naturel était irascible et indépendant.
 
– Qu’est-ce que vous dites ? Vous vous
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moquez de moi ! Ah ! mais, vous allez vous expliquer ! cria l’usurier en colère.
 
Wilson ne se troubla pas.
 
– Ah ! non, hein, pas de scènes ! Ça prend avec vos employés, mais ça ne prend pas avec moi ! C’est vrai, ça, faut savoir ce qu’on veut ! C’est pas déjà si amusant pour moi, à la fin des fins, de trimballer les péronnelles que vous m’envoyez !
 
– Moi ! Je vous ai envoyé une péronnelle ? balbutia Bauman, ahuri.
 
– Oui avec votre carte… Cette carte-là… J’avais qu’à obéir.
 
Wilson, descendu de son siège, se fouilla et tendit une carte de visite sur laquelle Bauman, Lamar et Allen purent lire :
 
{{c|Karl Bauman|sc}}
 
''Ordre à mon chauffeur de conduire où elle voudra la personne qui lui remettra la présente.''
 
– Qui vous a remis cela ? interrogea Allen.
 
– Une femme habillée comme un éteignoir, avec des voiles partout…
 
– Ma voleuse ! cria Bauman. Cela, c’est le comble !
 
– J’attendais en bas de la banque, continua Wilson. Elle s’est jetée dans l’auto et elle m’a tendu la carte. Alors, comme le patron prête de temps en temps sa voiture à des clients…
 
– Et cette femme voilée, qu’est-elle devenue ? interrompit Lamar.
 
– Elle m’a promené dans la ville et puis m’a fait arrêter ici, et elle a filé par là, dit Wilson, désignant une allée du parc.
 
Il n’ajouta pas que la mystérieuse inconnue lui avait donné deux dollars de pourboire.
 
Furieux du temps perdu, Lamar, que suivirent aussitôt ses compagnons, partit en courant dans la direction indiquée.
 
Le chauffeur Wilson avait dit vrai.
 
La femme voilée qui s’était si audacieusement emparée de l’auto de l’usurier Bauman s’était, en quittant la voiture, enfoncée en toute hâte dans les allées du parc.
 
Elle marchait vite, mais sans courir. Elle s’était aperçue, à la fin de sa course dans la voiture volée, qu’elle était suivie par une motocyclette et une auto de la police, mais elle avait quelque avance sur ses poursuivants, et elle se doutait bien qu’ils perdraient un peu de temps à interroger le chauffeur.
 
Elle quitta bientôt l’allée principale pour s’engager dans une allée adjacente, plus étroite et qui serpentait entre les buissons touffus, que leur épaisseur rendait impénétrables.
 
Le parc, de ce côté, était désert. Dans une sorte de berceau de verdure, la mystérieuse personne s’arrêta, après avoir interrogé du regard les alentours, afin de s’assurer qu’elle était bien seule.
 
Alors, rapidement, elle enleva le voile noir qui entourait sa tête et cachait son visage ; elle le roula en une boule serrée et le jeta au plus profond d’un massif épais. D’un geste vif, elle ôta son manteau noir, sous lequel elle était tout en blanc. Le manteau lui-même se trouvait entièrement doublé de satin blanc, et elle le plia avec grand soin du côté de cette doublure, en sorte qu’on ne vît plus rien du tissu noir.
 
C’était une femme ensevelie tout entière dans des plis noirs impénétrables qui s’était enfoncée dans les massifs du parc.
 
La femme qui en sortit quelques minutes plus tard était en blanc des pieds à la tête.
 
Dans l’allée, elle revint sur ses pas, élégante et charmante, sous sa toque blanche, dans son costume blanc immaculé, avec
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son manteau blanc gracieusement jeté sur son bras.
{{Astérisme|150%}}
Max Lamar, acharné à la poursuite de la mystérieuse femme en noir et exaspéré de n’en trouver aucune trace avait, on le sait, devancé dans les allées du parc ses compagnons.
 
Pour la dixième fois, il s’était arrêté, regardant autour de lui, et cherchant en vain quelque indice, quand, tout à coup, le bruit d’un pas léger sur le gravier lui fit tourner la tête.
 
Une jeune fille débouchait d’une allée voisine.
 
Max Lamar eut une exclamation de vive surprise, d’admiration aussi. Il avait reconnu Florence Travis, qui s’avançait nonchalamment, toute vêtue de blanc et délicieusement jolie.
 
Florence, au même moment, reconnut le jeune homme. Elle fit deux pas encore et, s’arrêtant, amicalement, lui tendit la main.
 
Il faut supposer que les instincts de l’enquêteur étaient développés à un bien haut degré chez Max Lamar, car, en serrant cette petite main blanche, fine et douce, il ne put s’empêcher d’y jeter, presque machinalement, un regard scrutateur.
 
Aucune marque, aucun stigmate n’en déshonorait l’épiderme délicat, et Lamar, presque honteux de lui-même, releva les yeux vers le charmant visage de la jeune fille. Celle-ci, en souriant, après un échange de politesses banales, lui rappela qu’il s’était engagé à venir la voir.
 
– Je n’ai pas oublié mon sauveur, dit-elle, et vous, monsieur Lamar, ne vous souvenez-vous pas que vous m’avez promis de me mettre au courant de vos études et de vos investigations scientifiques ?… Ma mère et moi, nous serions très heureuses de vous voir venir bientôt à Blanc-Castel.
 
Elle s’éloigna, toujours souriante.
 
Max Lamar, et ses compagnons qui venaient de le rejoindre, et qui l’attendaient à quelques pas, non sans un peu d’impatience, reprirent leurs recherches. Elles furent vaines, mais jusqu’au soir ils les poursuivirent.
 
Alors seulement Max Lamar et Randolph Allen remontèrent dans l’auto policière afin de regagner ensemble, pour se concerter, la Station centrale, tandis que, de son côté, {{M.}} Karl Bauman, dont le courroux ne se calmait point, et son caissier, harassé, étaient ramenés à la banque par Wilson, qui maugréait à cause de l’heure tardive.
{{Astérisme|150%}}
Il était dit d’ailleurs que cette journée serait mouvementée pour tout le monde. Pendant que se déroulait la scène du parc, à Blanc-Castel, la mère de Florence, {{Mme}} Travis, et Mary, la gouvernante dévouée, étaient dans une mortelle inquiétude par suite de l’absence inexplicablement prolongée de la jeune fille.
 
Sous le péristyle de la luxueuse demeure, les deux femmes, dans une angoisse grandissante, se communiquaient leurs craintes. Jamais Florence, si indépendante d’allure qu’elle fût, n’était restée absente, seule, aussi longtemps. Elle était sortie après le déjeuner sans dire où elle allait, et les heures avaient passé sans la ramener… {{Mme}} Travis avait dépêché Yama, son domestique japonais, à la recherche de la jeune fille. Où ? Elle ne savait, et, frémissante, plus désespérée de minute en minute, appuyée sur la vieille gouvernante aussi bouleversée, aussi défaite qu’elle-même, elle attendait.
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<nowiki /><section begin="s1"/>
 
Soudain, {{Mme}} Travis et Mary eurent toutes deux ensemble un cri de joie. Un pas bien connu faisait crier le sable du parc.
 
C’était Florence. Surprise, un peu impatientée peut-être, mais désolée de leur inquiétude, elle les embrassa tendrement…
 
– Mais non, voyons, il ne m’est rien arrivé, que vouliez-vous qu’il m’arrivât ? répondit-elle à leurs questions anxieuses. Je suis navrée de vous avoir causé tant de tourments… Mais pourquoi vous inquiéter ainsi ?… Je me suis attardée à me promener au parc. J’ai même rencontré là le docteur Lamar. Il semblait fort affairé. Je lui ai rappelé sa promesse de venir nous voir… Mais comme il a de drôles de relations, le docteur Lamar ! Il était accompagné par un personnage à tête de fouine vraiment abominable de laideur.
 
Et Florence eut un petit rire en songeant à {{M.}} Bauman.
 
- Non! merci, Mary, je vais dans ma chambre, j’y déposerai mes affaires moi-même, reprit-elle avec un naturel parfait, en refusant l’aide de sa vieille gouvernante, qui voulait la débarrasser du manteau blanc qu’elle portait sur son bras.
 
{{Mme}} Travis et sa fille rentrèrent dans la maison.
 
Florence monta chez elle aussitôt. Dans le charmant boudoir qui précédait sa chambre, elle posa son manteau sur un fauteuil. Elle alla tirer les rideaux des fenêtres. Revenant alors au manteau, d’une vaste poche dissimulée dans la doublure du vêtement, elle retira une liasse de papiers qu’elle examina avec attention.
 
C’étaient des papiers tous à peu près semblables, d’aspect vaguement administratif et qu’il était bizarre de voir dans les mains d’une jeune fille.
 
Au bout de quelques instants, elle posa le paquet sur la table et, s’arrêtant un moment avant de venir à sa coiffeuse, elle relut une seconde fois encore le papier qui se trouvait placé au-dessus des autres. Il était ainsi libellé :
 
{{d|« ''12 juin, 19…''|3}}
 
» ''Au 19 juin prochain, je paierai à monsieur Karl Bauman dix dollars (10), en acompte sur mon emprunt de cent dollars (100), plus les intérêts au taux de 10 % par semaine. Total : vingt dollars (20).''
 
{{d|» John {{sc|Peterson}} »|3}}
 
Florence sourit, enleva sa petite toque blanche, et se mit à arranger ses cheveux devant la glace.
 
 
<section end="s1"/>
<section begin="s2"/><nowiki />
 
 
{{t4|{{sc|Comment Florence entend les affaires des autres. Suite des malheurs de {{M.|Bauman}}}}|VII}}
 
 
 
Florence, quand elle fut recoiffée et eut passé légèrement sur ses joues sa houppe à poudre de riz, vint à un secrétaire en bois précieux. Elle ouvrit un tiroir, se munit de plusieurs cahiers de papier blanc, reprit sur la table le paquet de documents qu’elle y avait posé et passa dans un petit bureau contigu à son boudoir, dont le séparait seulement une draperie mobile.
 
Là, Florence s’assit à une table sur laquelle se trouvait une machine à écrire. Elle nota au crayon le brouillon d’une lettre et se mit avec activité à en faire de nombreuses copies à la machine.
 
À ce moment Mary, la gouvernante, qui, après être restée quelque temps songeuse sous le péristyle de Blanc-Castel, était enfin rentrée à son tour dans la maison, tourna le bouton de la porte et entra fami-<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/39]]==
lièrement chez celle qu’elle considérait un peu comme sa fille.
 
Elle entendit le bruit de la machine et, surprise, allant à la porte qui communiquait avec le petit bureau, en souleva la draperie et vit la jeune fille au travail.
 
Florence tourna la tête, réprima un mouvement de contrariété et, se levant vivement, s’approcha de sa gouvernante.
 
– En voilà une curieuse, lui dit-elle d’un ton enjoué où Mary crut remarquer un léger embarras, - mais vous voyez, je travaille, j’ai beaucoup à faire… une foule de lettres en retard… Et… Il faut me laisser seule, ma bonne Mary pour que j’ai le temps de finir.
 
Tout en parlant, elle avait jeté affectueusement son bras autour des épaules de la vieille gouvernante qu’elle conduisit doucement jusqu’à la porte. Quand Mary fut sortie, Florence donna un tour de clé et se remit au travail avec ardeur.
 
Mary, surprise, attristée et plus encore peut-être inquiète de la façon inhabituelle dont l’avait éconduite la jeune fille, généralement si franche et si confiante envers elle, descendit l’escalier, le visage assombri.
 
Dans le grand vestibule elle s’arrêta, toujours préoccupée par les allures singulières de Florence. Des journaux traînaient sur une table. Mary, machinalement, en prit un, le déplia. C’était un journal de l’avant-veille, et elle allait le rejeter quand, tout à coup, elle tressaillit profondément, comme secouée par une commotion violente.
 
L’entrefilet suivant avait frappé ses yeux :
 
{{c|Le fameux déséquilibré Barden, dit « Jim-Cercle Rouge», tue son fils et se suicide|sc}}
 
« ''Le docteur légiste Max Lamar, qui a étudié à fond le cas des Barden, et auquel nous avons demandé son avis autorisé, estime qu’il serait indispensable d’isoler complètement, pour les empêcher de nuire, les derniers descendants de cette race de redoutables déséquilibrés, si, par hasard, il en existait encore…'' »
 
Une porte s’ouvrit. {{Mme}} Travis, sans s’arrêter, traversa le vestibule. Mary cacha précipitamment le journal et, se détournant, feignit de mettre de l’ordre sur la table. Ses mains tremblaient et une émotion bouleversait ses traits.
 
Bientôt, elle prêta l’oreille au bruit d’un pas qui descendait l’escalier et elle courut se dissimuler derrière un immense vase d’où s’élançaient et retombaient, enchevêtrés, les bras tentaculaires d’une plante échevelée.
 
Florence sortait, un volumineux paquet de lettres à la main. La vieille gouvernante, de loin, la suivit en se cachant. Elle vit la jeune fille traverser le jardin, franchir la grille et gagner le coin de la prochaine rue où se trouvait une boîte aux lettres. Florence, d’un geste satisfait, y jeta son courrier, revint sur ses pas, joyeuse. Elle rentra dans la maison et remonta vers sa chambre.
 
Quand la porte se fut refermée, Mary, sur la pointe des pieds, gravit à son tour l’escalier.
 
Devant la porte de Florence, elle s’arrêta, si émue qu’elle craignit que la jeune fille n’entendit battre son cœur dans le silence de la maison muette. Un moment, elle hésita, le visage contracté par la répulsion que lui inspirait ce qu’elle allait faire, mais les inquiétudes de son affection pour l’enfant qu’elle avait vu naître, qu’elle avait élevée, qu’elle n’avait jamais quittée, furent plus fortes que les répugnances de sa délicatesse, Elle se baissa et, à travers le trou de la serrure, épia la jeune fille dans sa chambre.
 
Elle vit Florence de profil, assise dans un fauteuil devant la vaste cheminée.
 
Florence tenait dans ses mains une liasse de papiers dont Mary ne put distinguer la nature. Elle les froissa l’un après l’autre, les réunit en une boule énorme, avec une allumette y mit le feu, et les jeta dans l’âtre où elle les regarda brûler avec ce même sourire satisfait qu’elle avait, quelques minutes avant, en expédiant ses lettres.
 
Le lendemain matin, dès que Florence
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/40]]==
fut descendue pour déjeuner en compagnie de {{Mme}} Travis, la vieille gouvernante s’empressa d’entrer dans l’appartement de la jeune fille. Des fleurs, qu’elle apportait pour en garnir les vases, serviraient de prétexte à sa présence, si Florence survenait.
 
Dès qu’elle fut chez la jeune fille, Mary ferma la porte avec soin et s’approcha de la cheminée. Le vent de sa robe fit voleter dans l’âtre les vestiges consumés des papiers mystérieux que Florence, la veille au soir, y avait brûlés.
 
Mary se pencha vers les cendres froides et, soudain, eut une faible exclamation. Parmi les débris noirs et légers, elle avait distingué une tache blanche. C’était une feuille roussie, en partie consumée, mais dont, le feu avait épargné plus de la moitié.
Des lignes d’écriture la couvraient. Mary put déchiffrer ce qui suit :
 
<poem>
{{tab}}{{tab}}« ''Au 19 juin prochain, j’'
''sieur Karl Bauman dix dollars,''
''acompte sur mon emprunt de cent’'
''lars (100), plus les intérêts au''
''10 % par semaine. Total : vingt’'
''(20)''.
</poem>
 
{{d|»John {{sc|Peterson}}. »|3}}
 
Surprise, déçue, ne trouvant aucun intérêt à ce vestige, qui ne pouvait en rien, estimait-elle, toucher de près ou de loin à Florence, Mary le rejeta dans l’âtre. Elle se sentait rassurée et rassérénée, ses préoccupations et ses craintes, lui parurent chimériques, elle disposa les fleurs dans deux vases posés sur la coiffeuse et descendit.
 
Dans le vaste vestibule, dont la large porte s’ouvrait sur le parc frais et parfumé, Florence et {{Mme}} Travis, assises côte à côte, causaient affectueusement. La jeune fille, exquise dans un kimono blanc à grandes fleurs brochées, racontait à sa mère une histoire qui la faisait rire elle-même avec un abandon d’enfant.
 
Yama, le domestique japonais, entra. Il apportait, sur un plateau, le courrier.
 
{{Mme}} Travis prit un journal et le déplia, pendant que sa fille parcourait les lettres qui étaient pour elle, invitations ou réponses de fournisseurs.
 
Tout à coup, {{Mme|Travis}} poussa une exclamation.
 
– Flossie, mon enfant, lis donc ce fait divers ! C’est vraiment la chose la plus extraordinaire !…
 
Florence prit le journal, jeta les yeux sur l’entrefilet que lui indiquait sa mère et lut tout haut, sans que la plus faible nuance d’émotion modifiât le timbre limpide de sa voix :
 
{{c|« Une voleuse en voile noir|sc}}
 
» ''{{M.}} Karl Bauman, l’agent d’affaires bien connu, vient d’être victime d’un vol, accompli d’une façon aussi audacieuse que mystérieuse. Une inconnue, entièrement voilée de noir, s’est introduite chez lui et lui a dérobé une forte liasse de reconnaissances de prêts. La voleuse, ensuite, à l’aide d’un stratagème habile, a pu emprunter, pour s’enfuir, la propre auto de sa victime et a disparu sans laisser de traces. {{M.}} Randolph Allen, chef de police, poursuit lui-même l’enquête.'' »
 
– Oui, c’est vraiment curieux, dit tranquillement la jeune fille, en reposant le journal.
 
Ni elle ni sa mère ne prirent garde à Mary, qui descendait au moment où Florence avait commencé à lire. La vieille gouvernante s’était arrêtée en haut de l’escalier, et, sans se montrer, avait écouté.
 
Quand Florence eut achevé, Mary, très pâle, regagna sans bruit le palier, entra dans la chambre de Florence, et, parmi les cendres de la cheminée, ramassa le papier à demi brûlé qu’elle y avait rejeté, le trouvant sans intérêt.
 
Elle le relut, réfléchit un moment et dissimula le document dans son corsage. En hâte, elle gagna la chambre qu’elle occupait, mit rapidement son chapeau et son manteau, et, par une porte de derrière, sortit de la maison.
 
Un quart d’heure après, Mary entrait chez {{M.}} Bauman.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/41]]==
<nowiki />
 
Depuis la veille, dans la banque Bauman, régnaient la méfiance et la consternation.
 
{{M.}} Bauman avait la cordialité d’un chat-tigre. Les employés, tels des conspirateurs, ne parlaient qu’à voix basse et regardaient derrière toutes les portes et sous tous les meubles, comme s’ils avaient pensé pouvoir y opérer une capture importante. Larkin, le garçon de bureau, assumait les allures d’un trappeur sur le sentier de la guerre et dévisageait les visiteurs, comme avec l’intention de les attacher au poteau de torture pour les contraindre à entrer dans la voie des aveux.
 
Mary dut parlementer avec lui pendant dix minutes pour réussir à se faire admettre dans le salon d’attente, où plusieurs personnes, appartenant à la classe populaire, se trouvaient déjà.
 
Il y eut un coup de sonnette rageur, provenant du cabinet de {{M.}} Bauman.
 
Larkin se précipita et revint, appelant Joe Brown.
 
Répondant à ce nom, s’avança un garçon en bras de chemise de vingt-sept à vingt-huit ans, à l’air franc, brusque et déluré. Il entra dans le cabinet de {{M.}} Bauman dont, soit par inadvertance, soit intentionnellement, il laissa la porte entre-baillée, en sorte que, du salon, on put entièrement suivre la conversation qui s’engagea.
 
— Bonjour, Bauman ! dit, d’une voix forte, Joe Brown en entrant.
 
{{M.}} Bauman sursauta. Il n’avait pas l’habitude d’entendre ses victimes lui parler sur ce ton.
 
– Hein ? Que signifie ? Est-ce que vous êtes ivre ? s’exclama-t-il, menaçant.
 
— Pas du tout, dit Brown imperturbable. J’ai l’intention de l’être ce soir à cause de mon contentement, mais, pour le moment, je ne le suis pas. Lisez ceci, Bauman. Cela vient de m’arriver par la poste.
 
{{M.}} Bauman lui arracha des mains une lettre écrite à la machine et lut :
 
{{g|« ''Monsieur Joe Brown,''|4}}
 
» ''Les reconnaissances à intérêts usuraires que vous avez souscrites à Karl Bauman ont été complètement détruites. Je vous en donne quittance. Vous ne lui devez plus rien.''
 
{{d|» ''Un ami des opprimés.'' »|4}}
 
– C’est faux !… C’est un mensonge !… bégaya {{M.}} Bauman, livide de rage.
 
– C’est cette voleuse d’hier, dit tranquillement Brown. Il y a du bon monde, tout de même. J’ai vu l’histoire dans les journaux. Vous m’aviez prêté quatre-vingts dollars. Je vous en ai rendu déjà cent vingt-cinq, alors, on est plus que quittes. À ne pas vous revoir, Bauman. Vous êtes une vieille canaille, j’ai plaisir à vous le dire.
 
Il s’en alla. Un autre débiteur lui succéda : un vieillard humble et poli, qui, avec un air d’excuse, dissimulant sa joie, présenta une lettre analogue à celle de Brown.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/42]]==
<nowiki />
 
{{M.}} Bauman lut :
 
{{g|« ''Monsieur Job Peterson,''|4}}
 
» ''Les reconnaissances à intérêts usuraires que vous avez souscrites à Karl Bauman…'' »
 
{{M.}} Bauman n’acheva pas. Il sentait qu’il perdait la raison. Son toupet dansait sur sa tête. Il grimaçait, et bégayait. Il jeta dehors le vieux Peterson et se rua lui-même dans le salon d’attente.
 
– Allez-vous-en ! hurla-t-il à ceux qui l’attendaient, et qui, tous, étaient ostensiblement porteurs de la lettre libératrice. Allez-vous-en avec vos damnées lettres, voleurs que vous êtes ! On m’y reprendra à vous obliger ! Mais ça ne se passera pas comme ça ! On verra ! On verra ! Larkin, mettez-les dehors !
 
Larkin obéit, et Mary dut, avec les autres, quitter la banque.
 
– J’en deviendrai fou ! j’en deviendrai fou ! gémit {{M.}} Bauman. Et il prit son chapeau pour se précipiter à la station centrale de police afin de mettre au courant de ses nouveaux malheurs Randolph Allen et Max Lamar, avec qui il avait, la veille, pris rendez-vous.
{{Astérisme|150%}}
Quand elle rentra à Blanc-Castel, Mary monta droit à la chambre de Florence, qui achevait de s’habiller pour sortir.
 
La veille gouvernante, sans mot dire, tendit à la jeune fille la reconnaissance à demi brûlée et signée Peterson, qu’elle avait trouvée dans les cendres.
 
La jeune fille prit le papier, le regarda, tressaillit, parut interdite et jeta la reconnaissance dans une grande potiche japonaise, placée sur la cheminée. Alors, Florence, un peu pâle, se retourna vers Mary, qu’elle regarda en face.
 
– Je viens de chez cet usurier qui a été… qui a été… qui a été volé, dit la gouvernante d’une voix sourde. Je voulais le voir, obtenir de lui quelques détails, apprendre ce qu’il y avait à redouter… Je ne sais pas… Flossie, mon enfant, pourquoi avez-vous fait cela ?… Pourquoi ?
 
Mary se laissa tomber sur un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains. Florence s’approcha d’elle, s’agenouilla, et, tendrement, passa ses bras autour du cou de la pauvre femme.
 
– Mary, ma bonne Mary, ne pleurez pas… Voyons, trouvez-vous vraiment que j’aie fait mal ?… Oui, c’est moi qui ai volé Karl Bauman… C’est moi… ou plutôt non, ce n’est pas la Florence que vous connaissiez, votre petite Flossie… C’est une autre femme, énergique, décidée, active et habile, une femme sans scrupules, sans le moindre scrupule, qui est devenue moi-même.
 
– Mon enfant, que voulez-vous dire ? demanda Mary avec épouvante.
 
– Je ne peux pas m’expliquer…
 
Florence, les yeux fixes, semblait s’interroger elle-même :
 
– J’avais, par ma femme de chambre, entendu parler de ce pauvre Peterson, un brave homme chargé de famille, qui ne pouvait arriver à se libérer des griffes d’un usurier que je connaissais de nom. Alors, l’idée m’était venue de lui porter secours, de le délivrer, lui et aussi tous les autres pauvres gens que ce misérable de Bauman dépouille, pressure et ruine impitoyablement. Et j’ai pensé à m’emparer des reconnaissances… Ce n’était pas un projet, vous comprenez, Mary, c’était une de ces idées chimériques auxquelles on songe, sachant bien qu’on ne les accomplira jamais… Et puis, soudain, hier, je l’ai accomplie. Une volonté différente de ma volonté habituelle m’a saisie, m’a poussée à agir… J’ai mis mon manteau noir doublé de blanc, un voile noir très épais. Je suis allée chez
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Bauman, sans avoir de plan bien arrêté, me fiant à l’inspiration du moment. Mais si vous saviez, Mary, comme je me sentais forte, lucide, adroite, résolue… Je n’ai pas eu peur une minute. Il me semblait qu’alors seulement j’étais moi-même. Bauman n’était pas là. Je l’avais vu dans la rue. Je me suis introduite dans son bureau, mais il n’y avait aucun papier. Bauman est rentré. Je m’étais cachée dans l’embrasure d’une fenêtre. Il a ouvert une cachette à secret, une armoire blindée, grande comme une petite chambre, il en a retiré un paquet de papiers, précisément, ceux dont je voulais m’emparer. Il les a posés sur sa table et il est rentré dans l’armoire blindée, Alors, je suis sortie des rideaux, Doucement, j’ai fermé sur lui la porte à secret. J’ai brouillé la combinaison et je me suis emparé des papiers.
 
— Mais cet homme pouvait être asphyxié, dit Mary, terrifiée par le calme de la jeune fille. Il a failli mourir.
 
— C’est vrai, murmura Florence. Je n’y ai pas pensé. Du reste, cela ne m’aurait pas arrêtée… Je ne pensais à rien autre qu’à m’en aller sans encombre… C’est alors que j’ai eu l’idée de prendre une des cartes de Karl Bauman pour écrire dessus en imitant son écriture, que j’avais sous les yeux, un ordre à son chauffeur de me conduire où je voudrais. Pendant une heure, je me suis fait promener par la ville pour dépister les recherches… Je vous assure, je pensais à tout. Et je me trouvais si à mon aise, au milieu de tout cela.
 
– Et vous avez volé, vous avez fait un faux, vous avez failli tuer un homme, murmura la gouvernante… Vous, Florence, vous avez fait cela ?…
 
– Moi… ou une autre, dit la jeune fille, en secouant la tête. Je vous ai dit que je n’étais plus la même. Du reste, tuer un homme comme Bauman ne me semblait pas du tout un crime, acheva-t-elle avec sang-froid.
 
Il y eut un silence. Florence reprit :
 
- L’auto m’a arrêtée au parc. Vers la fin, j’avais vu qu’une voiture nous suivait. Je suis descendue. Je me suis cachée dans un massif, j’ai jeté mon voile noir. J’ai plié mon manteau du côté blanc et je suis rentrée ici. Au parc, quelques minutes après m’être transformée, j’ai rencontré le docteur Lamar…
 
La jeune fille s’arrêta une seconde, et, plus bas, comme malgré elle :
 
– Il a regardé ma main…
 
– Votre main ? Qu’y a-t-il sur votre main ? cria Mary, en se dressant, frémissante.
 
– Il y a… Mais, à ce moment-là, cela n’y était pas, murmura, dans un souffle, Florence, tremblante. Il y a sur ma main…
 
» Tenez, tenez, regardez ! cria-t-elle soudain, voici que ''cela'' revient. Là, là, sur ma main droite !… Cette marque circulaire, qui monte, qui se fonce, qui devient rouge écarlate…
 
La gouvernante, livide d’horreur, ne pouvait parler.
 
– Le Cercle Rouge, murmura-t-elle enfin. Que Dieu nous protège !
 
– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? dit Florence, haletante. Cela m’est venu pour la première fois après qu’à l’asile, j’avais été voir cet homme qui s’est tué… Depuis, c’est revenu plusieurs fois…
 
» Mary, cria-t-elle éperdue, vous savez ce que c’est ? Vous le savez ? Dites-le-moi ! Qu’est-ce que c’est ?
 
Mais la vieille gouvernante, accablée, secoua la tête négativement.
 
Elle se leva et sortit lentement de la chambre, où Florence regardait de ses yeux dilatés, sur sa main droite, le stigmate mystérieux, qui, maintenant, décroissait peu à peu.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/44]]==
<nowiki />
 
 
{{t3|{{sc|'''Le passé surgit…'''}}|{{uc|Épisode 3}}}}
{{t4|{{sc|Le secret du Far West}}|VIII}}
 
 
 
En quittant Florence, après avoir vu avec horreur, sur la main de la jeune fille, monter et s’épanouir comme un anneau de sang, présage de malheurs, le Cercle Rouge, Mary, la vieille gouvernante, s’était enfuie dans le parc de Blanc-Castel.
 
Le jour était radieux et l’haleine des fleurs tropicales embaumait l’ombre des longues allées, mais, pour la pauvre femme, il n’y avait ni soleil, ni parfum, ni reposants ombrages ; il y avait le Cercle Rouge sur la main de celle qu’elle aimait avec un dévouement d’esclave et une tendresse de mère.
 
– Le Cercle rouge, le Cercle rouge sur sa main ! murmurait-elle tout bas, avec un accablement désespéré. Mais comment n’y serait-il pas ? Comment échapperait-elle à la fatalité héréditaire ? Et moi, que dois-je faire ? Où est mon devoir envers cette enfant ? Dois-je parler ou bien dois-je me taire ?
 
Auprès de la fontaine aux eaux jaillissantes à la voix argentine, sur ce même canapé d’osier où Florence, trois jours avant, lui avait fait part de ses appréhensions inexplicables, de ses craintes mystérieuses, Mary s’assit, plongée dans de sombres pensées.
 
Le bruit survenant d’une robe frôlant les buissons, d’un pas qui glissait sur le sable doux des allées, fut si léger, que Mary, absorbée, les yeux fixes, les mains nerveusement serrées l’une dans l’autre, ne l’entendit pas.
 
Un bras caressant se passa à son cou, une bouche fraîche se posa sur sa joue mouillée de larmes, et une voix murmura à son oreille :
 
– Il faut me dire la vérité…
 
– Flossie, mon enfant chérie, ne me demandez pas cela, répondit avec angoisse la vieille gouvernante, en saisissant les mains de Florence, qui venait de la rejoindre et qui s’assit près d’elle.
 
– Si, si, Mary, il faut parler - (la jeune fille la regardait en face avec fermeté, - je ne suis plus une enfant, je suis courageuse, j’ai le droit de tout apprendre. Un mystère redoutable pèse sur moi, que vous seule pouvez expliquer. Parlez ! Pourquoi ai-je tout à coup été prise du désir impérieux et irrésistible de commettre les actes que j’ai commis ? Pourquoi suis-je brusquement devenue une autre moi-même ? Pourquoi une force, étrangère à moi, m’a-t-elle poussée à tout oser, à tout braver avec tant d’audace et de calme sang-froid ? Et pourquoi cette même force me poussera-t-elle, tôt ou tard, je le sais, à accomplir d’autres actions analogues, aussi singulières, aussi coupables, puisque le monde les appelle coupables ? Pourquoi, depuis deux jours, ai-je sur la main cette marque énigmatique, insolite, sinistre et qui m’épouvante, ce Cercle Rouge qui coïncide avec l’apparition, en moi-même, d’une autre personnalité que celle qui était la mienne ? À quelle fatalité suis-je soumise ? Pourquoi suis-je changée ? D’où vient l’instinct qui, maintenant, de temps à autre, s’empare de moi soudain pour me jeter vers le risque et l’aventure, et, où
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m’entraînera-t-il ?… Je veux savoir… Mary, vous connaissez le secret de tout cela. Il faut me le dire !
 
Il y eut un long silence entre les deux femmes. Le murmure de l’eau et celui des feuilles ne les empêchaient pas d’entendre mutuellement battre leur cœur qu’oppressaient l’émotion, le doute et la crainte.
 
La vieille gouvernante avait compris qu’elle ne pouvait plus hésiter ; elle regarda autour d’elle pour s’assurer que le parc était désert, et, pâle, la gorge serrée, elle parla enfin.
 
– Oui, vous avez raison, Florence - dit-elle d’une voix sourde, mais ferme, - vous avez le droit de savoir la vérité, et moi je n’ai plus le droit de vous la cacher. Vous devez connaître le secret de votre naissance…
 
– De ma naissance !
 
La jeune fille avait eu un tressaillement de stupeur, et, interdite, regardait Mary.
 
Celle-ci, comme si elle n’eût pas entendu l’interruption, continua :
 
– Il y a maintenant vingt ans, {{M.}} Travis, déjà très riche, quitta Los Angeles pour faire un voyage dans les régions du Far West. Il était déjà très riche à cette époque, ayant gagné dans les mines d’or une fortune considérable, mais c’est un homme d’une énergie et d’une activité inlassables, à qui le repos semblait plus fatigant que la vie aventureuse. Il disait d’ailleurs que ce serait sa dernière expédition et on racontait qu’un vieux mineur, auquel il avait jadis sauvé la vie, l’avait fait appeler, se trouvant près de mourir, pour lui révéler l’emplacement d’un placer prodigieusement riche.
 
» {{Mme}} Travis, bien qu’elle fût alors sur le point d’être mère, voulut absolument accompagner son mari dans son voyage. Ils m’emmenèrent avec eux. Depuis plusieurs années déjà, j’étais leur servante dévouée, je pourrais presque dire leur amie, tant ils me traitaient avec bonté.
 
» Vous ne pouvez vous imaginer, Florence, ce qu’était l’Ouest dans ce temps-là. L’endroit où nous nous rendions était une cité minière hâtivement construite, où, à part les cabanes en planches où logeaient les mineurs et leurs familles, il y avait un seul hôtel, une auberge, plutôt, construite grossièrement en bois et fréquentée par les cow-boys.
 
» Si le bourg était d’aspect fruste et primitif, il était, par contre, extraordinairement animé par les voyageurs, les cow-boys, les mineurs et surtout par les femmes et les enfants de ces derniers. Quand nous arrivâmes, {{Mme}} Travis était très souffrante et son mari se repentait amèrement d’avoir cédé à ses instances et de l’avoir emmenée. Il nous fallut la soutenir dans nos bras et presque la porter pour la faire entrer dans l’auberge.
 
» Dans la salle commune, au fond de laquelle se trouvait l’escalier qui montait aux chambres, plusieurs hommes étaient réunis et buvaient en discutant. Il y avait parmi eux le tenancier de l’auberge, qui s’appelait Jake et un autre homme d’une trentaine d’années, d’aspect rude et énergique, qui parlait rarement, mais que tous écoutaient avec une sorte de respect. Celui-là se nommait Jim Barden.
 
– L’homme que j’ai vu à l’asile, et qui s’est tué il y a trois jours ? s’exclama Florence.
 
– Oui, cet homme-là. Il était au bourg depuis quelques semaines, avec sa jeune femme, et il devait faire partie de l’expédition organisée par {{M.}} Travis. Ce dernier m’aida à soutenir {{Mme}} Travis jusqu’à la chambre du premier étage, - une grande chambre sommairement meublée, la plus belle de l’auberge, - qui lui avait été réservée. Puis, pendant que j’installais la malade sur un fauteuil et que je prenais soin d’elle, il redescendit afin d’arrêter les derniers détails de l’expédition. Presque tous les mineurs réunis au bourg devaient l’accompagner afin de prendre possession
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de la nouvelle mine, qui était située assez loin dans la montagne. Le départ fut fixé au lendemain.
 
» Les pionniers se mirent en route gaiement ; ils étaient bien armés, munis de provisions et montés les uns sur des chevaux, les autres sur des mulets. {{M.}} Travis tenait la tête de la troupe que toutes les femmes acclamaient. Au moment du départ, je m’en souviens encore, {{Mme}} Travis, qui ne quittait pas sa chambre, me demanda de la transporter sur un vieux rocking-chair placé près de la fenêtre, afin qu’elle pût faire un signe d’adieu à son mari.
 
» L’émotion qu’elle eut en le voyant s’éloigner influa sans doute sur sa situation. Le soir même, elle se sentit plus mal, et, vers onze heures, le bébé qu’elle attendait vint au monde. J’étais seule avec elle, et je la soignai de mon mieux, mais elle était dans un état qui m’alarmait.
 
— Et ce sont vos soins qui ont sauvé ma pauvre maman ! interrompit Florence en embrassant la fidèle gouvernante.
 
Celle-ci poursuivit :
 
— Je descendis dans l’escalier appeler Jake, le tenancier de l’auberge. C’était un brave homme très serviable et je lui fis part de la naissance de l’enfant et du désir que j’avais que {{M.}} Travis en fût averti sans retard.
 
« – Tiens, me dit Jake, ça c’est drôle ! La femme de Jim Barden vient aussi d’avoir un enfant, il n’y a pas une heure. Je vais tout de suite envoyer un de mes boys prévenir {{M.}} Travis et ça fera d’une pierre deux coups, parce qu’il préviendra en même temps ce vieux Jim. Je vais leur écrire un mot à tous les deux. Si le boy se dépêche et qu’il ne se casse pas le cou en route dans un ravin, cause de la nuit noire, il pourra les ramener vers midi. »
 
» Il descendit et revint triomphalement me montrer le billet qu’il avait écrit, et dont je me souviens comme si c’était d’hier :
 
{{d|« Messieurs {{sc|Travis}}|6}}
{{d|» et Jim {{sc|Barden,}}|4}}
 
» Chacun de vous vient d’être père. Revenez vite.
{{d|» {{sc|Jake.}}»|4}}
 
» Le boy partit à cheval en toute hâte, et moi, je remontai auprès de la malade. Quelle nuit d’angoisse j’ai passée ! Elle était sans connaissance et elle me semblait entre la vie et la mort. Je pris soin de l’enfant, je pris soin de la mère et j’attendis le jour avec impatience.
 
» L’aube parut enfin et je crus voir venir avec elle la fin de mes inquiétudes, {{Mme}} Travis, bien qu’elle n’eût pas encore rouvert les yeux, me parut un peu mieux et je pensai avec soulagement que, dans quelques heures, son mari serait auprès d’elle. J’embrassai l’enfant, qui dormait paisiblement…
 
— Ma bonne Mary, vous m’aimiez déjà, dit Florence en posant tendrement sa main sur celle de la vieille gouvernante.
 
— J’embrassai l’enfant, continua celle-ci, sans autrement répondre, et je me dirigeai vers la fenêtre, que j’ouvris une seconde, pour respirer l’air matinal.
 
» En bas, sur le seuil de la maison, avec Jake, le patron, deux hommes causaient, deux mineurs qui avaient été laissés à la garde d’un important chargement d’or, déposé à l’auberge en attendant son expédition.
 
» Tout à coup, un cow-boy parut à l’extrémité de la large rue, où était l’auberge ; il courait à perdre haleine et, malgré la distance, je vis que son rude visage portait l’empreinte d’une violente émotion.
 
« Alerte ! Alerte ! hurla-t-il, dès qu’il fut à portée de la voix. Ils viennent ! C’est Slim Bob et sa bande ! Ils veulent piller le bourg ! »
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» À ces cris, tout le monde fut sur pied dans les maisons en planches.  Le danger annoncé était redoutable. Slim Bob était un bandit déterminé, qui dirigeait une des plus nombreuses troupes de pillards infestant la contrée. Ils avaient eu connaissance du dépôt d’or et, en apprenant que presque tous les défenseurs de la ville étaient partis pour les montagnes, ils avaient résolu de risquer une attaque soudaine.
 
» Elle ne se fit pas attendre. Slim Bob et sa bande, qui étaient arrivés à cheval, armés de fusil et de revolvers, avaient mis pied à terre pour s’approcher sans bruit des premières maisons. Ils furent reçus à coups de fusil, et quand ils virent que l’éveil était donné ils ne s’avancèrent plus qu’en se dissimulant derrière les cabanes, tout en tirant sans cesse.
 
» Mais il restait bien peu d’hommes pour défendre le bourg, et plusieurs étaient des vieillards. Ils protégèrent de leur mieux la fuite des femmes et des enfants, qui, affolés, vinrent se réfugier à l’auberge. J’entendais le tumulte, les cris et les appels, de la chambre de {{Mme}} Travis, que je ne voulais pas quitter. Ensuite retentit le bruit de la porte qu’on fermait et des chaînes qu’on assujettissait.
 
» Tout à coup, dans la chambre, entrèrent un homme, portant une jeune femme dans ses bras, et une servante, qui tenait un enfant. Jake, le patron, les accompagnait.
 
« C’est la femme de Jim Barden, me dit-il, et voilà son enfant. Je vous le confie, ayez-en bien soin. La servante reste avec vous. »
 
« Et il redescendit précipitamment avec l’homme.
 
» La jeune femme, étendue dans un fauteuil, semblait très faible. Sa servante s’empressa auprès d’elle, après avoir vivement posé le nouveau-né, qu’elle portait, sur le grand lit, où {{Mme}} Travis était toujours étendue, affreusement défaite et les yeux clos.
 
» Moi, pendant ce temps, j’allais et venais dans la pièce, l’enfant de mes maîtres dans les bras et prêtant l’oreille avec terreur au bruit de la lutte qui se rapprochait. Les brigands, maintenant, étaient postés aux alentours de l’auberge et, sans oser encore donner l’assaut, ils tiraient sans interruption, pendant que les nôtres ripostaient par les fenêtres. Mais nos défenseurs étaient très peu nombreux ; déjà, plusieurs d’entre eux avaient été atteints plus ou moins grièvement.
 
» Acharné, le combat dura toute la matinée, mais, enfin, notre défense commença à faiblir. Les munitions nous manquaient et le gros de la troupe des brigands, tandis que quelques-uns d’entre eux continuaient à faire le coup de feu, se préparèrent à enfoncer la porte de l’auberge… Tout à coup, une vive fusillade retentit derrière eux et en coucha plusieurs sur le sol.
 
– C’étaient les mineurs conduits par mon père ! s’écria Florence. Continuez Mary ! Je vous en prie, n’oubliez rien !
 
– Oui, reprit la gouvernante, c’étaient les mineurs qui revenaient, conduits par {{M.}} Travis et Jim Barden. Je vis {{M.}} Travis terrasser un brigand puis lutter au corps à corps avec Slim Bob, le chef, mais celui-ci était un terrible adversaire ; il se dégagea, et {{M.}} Travis chancela et tomba, frappé par une balle de revolver.
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» J’étouffai un cri et quittai la fenêtre. Sur une table, au milieu de la chambre, auprès du fauteuil où était étendue la femme de Jim Barden, il y avait, toute grande ouverte, une valise que j’y avais laissée. Des lainages, dans l’intérieur de la valise,
faisaient une couche moelleuse.
 
» Précipitamment, j’y déposai l’enfant, et, suivie de la servante, qui avait si peur qu’elle s’attachait à mes pas, je descendis en courant l’escalier. En quittant la chambre, je crus voir la femme de Jim Barden se dresser sur son fauteuil, mais je n’y pris garde. Des coups de feu isolés retentissaient encore. La salle commune de l’auberge était remplie d’hommes criant et gesticulant, de femmes et d’enfants qui pleuraient. Les brigands étaient en fuite et la grande porte avait été rouverte. Je courus au-dehors pour chercher le corps de {{M.}} Travis parmi les morts et les blessés. Je le trouvai bientôt et m’agenouillai près de lui ; mais tout secours était inutile ; il avait été tué sur le coup, et bouleversée, la tête dans mes mains, je me mis à sangloter.
 
» Je restai là longtemps, éperdue, sans avoir une notion exacte de ce qui se passait autour de moi. Pourtant, à un moment, il me sembla qu’un homme, venant de la direction de l’auberge, traversait la route en courant comme un fou avec un paquet dans les bras, et je crus entendre un léger cri, mais dans mon trouble je n’y attachai alors aucune importance.
 
» Enfin, songeant à la malade que j’avais laissée dans la chambre et qui, maintenant, était une veuve, je revins lentement, brisée d’émotion, à l’auberge.
 
« – {{M.}} Travis est mort, dis-je à Jake, que je rencontrai sur le seuil.
 
« – Beaucoup de braves gens et de bons compagnons sont morts ce matin, me dit-il en secouant tristement la tête. Mais ce qui me fait le plus de peine, c’est la femme de ce pauvre Jim.
 
» – Comment ?
 
» – Oui, elle a été tuée là-haut, dans votre chambre, où elle était. Elle a dû vouloir se lever en entendant la voix de son mari, ici en bas, et une balle qui est passée à travers la fenêtre l’a tuée raide. On l’a trouvée affalée sur la table, toute couverte de sang. Jim était comme un fou. Jamais je n’ai vu un homme dans un état pareil. Il a emporté son enfant, dans ses bras et il s’est enfui avec, je ne sais où. Il est parti à cheval et il doit être loin. Pour moi, on ne le reverra jamais par ici.
 
» – Il a emporté son enfant ! criai-je, saisie d’un horrible soupçon. Je me précipitai dans l’escalier et j’entrai dans la chambre. »
 
La gouvernante, oppressée, hésitant devant ce qui lui restait à dire, garda un moment le silence, mais Florence, tremblante, lui saisit la main.
 
– Mary, je vous en prie ! Vite ! Continuez !
 
– Dans la chambre, reprit Mary, sans regarder la jeune fille, un spectacle tragique s’offrit à mes yeux. La jeune femme de Jim Barden, tout inondée de sang, était allongée, morte, dans le fauteuil où on l’avait replacée… Mais ce qui me frappa, ce qui m’épouvanta, c’est que la valise où j’avais déposé l’enfant de {{Mme}} Travis était vide. Je compris ce qui s’était passé et ce que je soupçonnais déjà, d’après ce que m’avait dit Jake. Jim Barden, en voyant un enfant couché dans la valise, sur la table, à côté du corps de sa femme, avait cru que c’était son enfant et l’avait emporté…
 
» Je me jetai vers le lit où {{Mme}} Travis dormait maintenant d’un pesant sommeil, qu’aucun tumulte n’avait pu interrompre. Auprès d’elle, à la place où l’avait posé la servante, un enfant agitait faiblement ses petits bras. C’était l’autre enfant. C’était l’enfant de la femme qui était là, morte, dans le fauteuil. C’était l’enfant de Jim Barden, - une fille. {{Mme}} Travis, elle, avait mis au monde un garçon…
 
– Mary, Mary, que voulez-vous dire ? haleta Florence, d’une voix si sourde qu’on l’entendait à peine.
 
– Que pouvais-je faire ? dit la gouver-
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<section begin="s1"/>nante avec angoisse. Jim Barden s’était enfui avec l’enfant qu’il croyait le sien, et jamais, sans doute, on ne le retrouverait… {{M.}} Travis était mort. Sa femme gisait là, presque mourante… Pouvais-je la tuer en lui disant qu’elle n’avait plus d’enfant ?… Moi seule au monde savais et saurai jamais que le petit être que je tenais dans mes bras, où il s’endormait, n’était pas son enfant… J’hésitai pourtant, le mensonge était si lourd… Mais, soudain, {{Mme}} Travis fit un mouvement dans son lit, et elle ouvrit les yeux.
 
– Mary ! Mary ! appela-t-elle d’une voix faible. Mon enfant ! Donnez-moi mon enfant !
 
» Elle tendait les bras. Je n’hésitai plus. Je me penchai vers elle et plaçai sur son sein la petite créature, qui a été sa consolation et son bonheur, qui est sa fille bien-aimée, - vous, Florence.
 
– Alors, articula lentement Florence, pâle comme la mort, alors, je suis… je suis l’enfant de…
 
Mais la gouvernante mit sa main sur la bouche de la jeune fille.
 
– Vous êtes Florence Travis, la fille de {{Mme}} Travis. Notre devoir est de garder le silence. Le terrible secret que je viens de vous apprendre doit rester à jamais enseveli dans nos cœurs. Vous devez penser à votre mère, Florence. Une telle révélation la tuerait…
 
– Ma mère, oui, elle l’est, par la tendresse, par le dévouement, par le bonheur dont elle m’entoure, murmura Florence. Mais moi, continua-t-elle d’une voix assourdie d’abord, mais où montait toute l’âpre douleur de son désespoir. Mais moi ! moi ! Je suis la fille de Jim Barden ! la fille de l’homme qu’a écrasé la fatalité d’un mal héréditaire ! de l’homme sombre, infortuné, farouche, violent, que j’ai vu derrière les grilles d’un asile ! de l’homme qui s’est tué, désespéré de ses propres crimes ! de l’homme qui m’a légué le Cercle Rouge !…
 
Et Florence, contre l’épaule de Mary, s’abattit, sanglotante.
 
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{{t4|{{sc|Le souvenir de l’homme qui est mort}}|IX}}
 
 
 
Longtemps, longtemps, Florence, secouée de sanglots éperdus, resta le front appuyé sur l’épaule de sa veille et fidèle gouvernante.
 
Mary, tout en pleurant silencieusement elle-même, lui caressait doucement les cheveux en murmurant, avec une tendresse infinie, des paroles d’apaisement et de consolation.
 
La jeune fille, enfin, releva son visage. Ses larmes mouillaient encore ses joues, mais ne coulaient plus et, par un violent effort, elle semblait avoir refoulé son émotion au plus profond d’elle-même.
 
— Vous avez raison, Mary, dit-elle d’une voix basse, mais affermie, vous avez raison. Je n’ai pas le droit de bouleverser la vie, de désespérer la vieillesse de cette mère admirable qu’a toujours été pour moi {{Mme}} Travis et que j’aime autant qu’elle m’aime. Je ne prends rien à personne. Celui dont je tiens la place, ce malheureux garçon que Jim Barden croyait son fils, est mort, tué par cette erreur de l’homme redoutable qui l’a condamné et s’est condamné. Le terrible secret qui pèse sur moi doit rester ignoré. Vous l’avez gardé vingt ans, Mary, vous le garderez toujours. Moi, avec votre aide, avec vos encouragements, aux heures où le fardeau me semblera trop cruel, je le garderai aussi… Oui, je le garderai. À moins, cependant, que l’influence mystérieuse sous laquelle il me tient, à moins que la force étrangère qu’il suscite en moi ne le révèlent d’elles-mêmes. À moins qu’il ne soit divulgué par les actes qu’il me fera commettre dans l’avenir, sans que je puisse, sans que je veuille peut-être m’en défendre… À moins même que ce que j’ai déjà fait ne vienne à se découvrir.
 
– Flossie, ma chérie, c’est impossible ! cria Mary, épouvantée. Comment les soupçons se porteraient-ils sur vous ? Qui oserait vous accuser ?<section end="s2"/>
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Florence eut un mouvement d’épaules où il y avait comme un défi.
 
— Oui, sans doute, c’est impossible !… Du reste il me semble, voyez-vous, Mary, que je retrouverais, pour détourner les soupçons, s’ils s’éveillaient, pour déjouer une enquête qui me menacerait, toute l’énergie, toute l’adresse et toute l’audace que j’ai eues pour accomplir les actes que l’on pourrait me reprocher… Ces actes, du reste, ont l’apparence peut-être à cause des moyens que j’ai dû employer, d’être des actes coupables, criminels même, mais ils n’en ont que l’apparence. Je ne les regrette pas, loin de là. Ils tombent sous le coup de la loi, c’est vrai, mais je crois encore, en toute conscience, qu’en les faisant, j’ai fait le bien…
 
– Mon enfant, n’envisagez pas ainsi cette aventure folle et terrible, supplia la gouvernante… Songez à quoi vous vous exposiez… Ce misérable usurier eût été impitoyable… C’eût été votre vie brisée. Florence Travis, une voleuse !… Non, c’est un cauchemar d’où vous sortez et qu’il faut chasser à jamais !
 
– Soit ! Mais vous oubliez, Mary, que j’ai sur la main droite quelque chose qui se chargera de me rappeler trop souvent ce que je suis et quelle fatalité pèse sur moi… Le cauchemar est une réalité et le cauchemar reviendra, je le pressens ! Pourtant, oui, en effet, nous n’en parlerons plus… Bientôt…
 
— Que voulez-vous faire ?
 
— Je veux, avant d’essayer d’oublier, comme vous dites, je veux aller une fois encore à l’asile où ''il’' était enfermé. Je veux revoir la cellule où, captif, derrière une grille, seul, farouche, désespéré, ''il’' a passé tant d’heures affreuses à se battre contre les affres du mal héréditaire, à méditer sur ses crimes, ses remords et son suicide. Je veux aller là, comme j’irais sur sa tombe s’il en avait une autre qu’une fosse anonyme. Une force invincible m’attire vers cette geôle sinistre où déjà, sans le connaître, je me suis intéressée à lui ; où je lui ai parlé de sa femme… qui était ma mère… de son enfant… qui est moi-même, acheva Florence, à voix si basse que Mary l’entendit à peine.
 
- Florence… par pitié, ne répétez plus cela…
 
— Vous allez m’accompagner à cette maison lugubre, Mary, reprit avec fermeté la jeune fille. Ma visite ne semblera pas étrange, car on m’y a vue souvent porter quelques consolations à ces misérables qui y sont enfermés… Après, lorsque sera apaisé l’irrésistible sentiment qui m’entraîne là, eh bien, je tâcherai de bannir de ma mémoire, je vous le jure, ce que vous m’avez révélé… Et qui sait, peut-être serai-je délivrée aussi du stigmate de honte qui m’a été légué… Mais, maintenant, Mary, je veux aller voir cette cellule, il le faut, je le veux !
 
— Je vous obéirai, je vous accompagnerai, dit avec résignation Mary.
 
Sans rien ajouter de plus, la gouvernante se leva et suivit Florence, jusqu’à la maison.
 
Quelques minutes après, elles furent prêtes à sortir. Elles traversèrent le parc et, par une porte dérobée, située au bout du mur de clôture et à demi cachée parmi un fouillis d’arbustes et de buissons, elles gagnèrent la rue.
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Elles appelèrent bientôt une voiture et toutes deux, y prenant place, restèrent silencieuses jusqu’à ce qu’elles eussent atteint ce même bâtiment sombre et massif, aux fenêtres grillées, aux murs nus et farouches, où l’on a vu, au début de ce récit, Florence et sa mère apporter à Jim Barden le secours, si mal accueilli, de leur charitable pitié.
 
Cette fois-ci, Florence ne demanda pas à parler au directeur, le solennel {{M.}} Miller. Elle fut même satisfaite en apprenant qu’il était, la veille, parti pour un voyage d’études, accompli dans le but de se perfectionner dans l’art de tenir enfermés ses tristes clients, en visitant une maison de détention nouveau modèle.
 
C’est au vieux gardien qui lui avait ouvert la grille de la geôle, celui-là même qui l’avait défendue contre la fureur de Jim Barden, que la jeune fille, près de laquelle se tenait Mary, taciturne et inquiète, exposa sa demande.
 
— Visiter les cellules ? C’est défendu, dit le vieux gardien, un peu perplexe… Mais enfin… {{M.}} Miller n’est pas là, ça fait que c’est plus commode… Du reste, s’il était là, probable qu’il vous donnerait la permission… Vous êtes un peu de la maison, mademoiselle Travis, remarqua-t-il aimablement. Alors, vous ne savez pas, je vais vous mener à mon collègue Frogg. C’est lui qui a la garde de l’étage où était Barden, et, s’il veut bien vous montrer la cellule…
 
Les deux femmes, à la suite du vieux, qui ne se hâtait point, franchirent des couloirs humides et bas, où leurs pas résonnaient lugubrement, gravirent des escaliers sombres, que tant de misérables avaient gravis, furibonds, désespérés ou résignés, et arrivèrent enfin sur le palier de l’étage qui était le domaine de Frogg.
 
À celui-ci, vigoureux gaillard de trente-cinq à trente-six ans, trapu, carré et placide, le vieux transmit la demande de Florence.
 
— Alors, comme ça, vous voulez visiter la cellule de Barden ? répondit Frogg, lentement, en paraissant hésiter. C’est pas dans le règlement, vous savez, ces choses-là… C’est pas régulier… Oh ! c’est pas pour ça, c’était pas la peine, continua-t-il en empochant, avec une satisfaction visible, Les dollars que Florence venait de lui glisser dans la main. — Enfin, je prends la chose sur moi, et comme on a laissé la cellule vide depuis qu’il est parti. Dame, c’est une des plus belles, on la réserve pour des clients de choix… Venez, je vais vous montrer ça.
 
Frogg ouvrit une lourde porte et précéda les deux femmes, dans ce couloir que Jim Barden, conduit par lui, avait franchi quelques jours avant pour aller vers la liberté et vers la mort.
 
— C’est pas folâtre, hein ? crut devoir remarquer l’homme, qui prenait le ton d’un maître de maison faisant les honneurs de chez lui, Mais on y vit tout de même… Du reste, vous n’êtes pas les seules qui ayez voulu venir voir ça… D’abord, il y a toujours des curieux qui s’intéressent à n’importe quel endroit où il s’est passé quelque chose… Et puis, hier, il y a eu un bonhomme dont j’ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser. Un ancien pensionnaire à nous, du reste… Sam Smiling… un farceur, celui-là… un gros réjoui… Il a été ici il y a deux, trois ans. On l’avait arrêté pour vol, et il a dit que c’était pas du vice, mais de la maladie, et que ça l’avait pris tout d’un coup sans qu’il puisse s’en empêcher, et patati et patata ! et il pleurait, faut voir, en parlant de sa vie d’honnêteté.… Les médecins y ont coupé, et même le docteur Lamar, qui est pourtant un malin… mais moi, voyez-vous, j’ai toujours cru que c’était de la blague… Tenez, c’est là, la cellule de Jim Barden, dit-il, en s’arrêtant brusquement.
 
Il ouvrit la grille. Les deux femmes entrèrent avec lui dans le sinistre réduit.
 
Florence regardait les murs écrasants, couverts d’une peinture sombre, les soupiraux montant jusqu’aux deux lointaines lucarnes par où filtrait un jour morne et douteux, le sol nu, la grille pesante, le grabat dans un coin, l’escabeau de bois… Une horreur indicible la glaçait jusqu’aux
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moelles, elle frissonna de pitié, de dégoût, de terreur et de honte.
 
— Oh! le malheureux, le malheureux, murmura-t-elle sans même se rendre compte qu’elle parlait haut.
 
— Oh ! à la fin, il s’y était fait d’être ici, dit le gardien. J’ai même dans l’idée qu’il ne s’y déplaisait pas… il était devenu tranquille… enfin, quoi, il avait pas envie d’être dehors. Du reste, pour ce que ça lui a réussi qu’on le lâche… Moi qui vous parle, ça ne m’a pas étonné ce qu’il a fait une fois libre. Croiriez-vous qu’un jour, je lui ai pris une corde qu’il s’était fabriquée en défilant sa chemise… sûr et certain, c’était pour se pendre… Et puis, je lai vu, un autre jour, là par terre, à plat ventre, et qui sanglotait, qui sanglotait… Vrai, je ne suis pas sensible, le métier vous en empêche, mais ça m’a fait quelque chose… parce que, sangloter, un gaillard comme ça… qui était plus fort qu’un hercule et qui avait des crises de rage à tout casser… Il fallait être six hommes et des solides, pour lui passer la camisole…
 
— Florence, mon enfant, si nous partions, dit Mary qui avait vu la jeune fille blêmir affreusement.
 
— Tout à l’heure. C’est curieux, ne trouvez-vous pas, Cette cellule ? dit Florence qui, prête. à s’évanouir, fit un effort suprême pour prendre un ton calme.
 
— Oui, ça, on peut le dire que c’était un drôle de client, continua le gardien, flatté d’être écouté avec une attention qu’il attribuait à son éloquence. C’est bien rare s’il restait tranquille. Pendant des heures, il allait et venait sans s’arrêter, un tigre dans sa cage, quoi. Ou bien il se mettait à gratter les murs, à marquer je ne sais quoi, à dessiner, si on peut appeler ça dessiner ! Dame, il avait rien que ses ongles ou bien un vieux bout de crayon que je lui ai pris, comme c’est le règlement… Ah ! et puis i1 y a aussi autre chose que je lui ai pris, faut que je vous montre ça, ça vous amusera. Voulez-vous m’attendre un instant, je vais chercher la chose et je reviens tout de suite.
 
Il sortit. Mary s’était laissé tomber, brisée d’émotion, sur l’escabeau grossier. Florence, maintenant, avait, semblait-il, repris son courage. Elle était toujours très pâle, une expression de sombre amertume crispait son charmant visage, mais c’est d’un pas ferme qu’elle fit lentement, observant chaque détail, le tour de la cellule.
 
Elle vit tout à coup le placard, qui, dans un angle,servait à ranger la cruche et le pain des prisonniers.
 
Elle l’ouvrit.
 
Elle eut un cri sourd et recula.
 
Mary, se dressant, courut à elle.
 
La jeune fille, les yeux fixes, dilatés, tout son être tendu par une surprise pleine de terreur regardait droit devant elle dans le placard ouvert.
 
À l’intérieur du placard, sur le plâtre qui n’avait pas été peint, sur le plâtre resté d’un blanc cru, il y avait, dessiné minutieusement au crayon de couleur, copié avec exactitude sur une réalité que Florence connaissait trop, il y avait, anneau irrégulier qu’on eût dit teint de sang vif, il y avait un Cercle Rouge.
 
Et les regards de Florence, cloués sur le Cercle Rouge, ne pouvaient s’en détacher. L’héritage fatal du vieux Barden était là. Il l’avait inscrit lui-même dans ce signe insolite de folie et de mort par quoi tant d’heures, tant de jours, tant d’années, une obsession hallucinée, une réalité impitoyable, l’avaient supplicié.
 
— Le Cercle Rouge ! Voyez, voyez, le Cercle Rouge ! dit Florence, en saisissant la main de la gouvernante. Voyez, il l’a laissé comme une dernière pensée, comme une dernière torture, comme une dernière malédiction !
 
Mais Mary referma brusquement la porte du placard et entraîna Florence vers le milieu de la cellule.
 
Le gardien revenait.
 
— Regardez-moi ça, dit-il, voilà ce que Jim cachait.
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Le gardien tendit à Florence un objet qu’elle prit et considéra avec étonnement.
 
C’était la moitié d’un bracelet de corail rouge.
 
— Croiriez-vous, continua le gardien, Jim avait caché ça dans un trou de mur, qu’il avait recouvert de plâtre avec tant de soin qu’on n’y voyait que du feu. Et il y tenait à son morceau de bracelet !… Quand je l’ai trouvé par hasard, en cognant le mur, ce qui a fait tomber le plâtre, le vieux Jim m’a supplié de le lui laisser. C’est la seule et unique fois où il m’a parlé doucement. Ça lui venait de sa femme, qu’il m’a dit.
 
— Et vous le lui avez pris ? demande Florence.
 
- Il a bien fallu, le règlement est là. Ce qui m’étonne, c’est qu’il ne me l’ait pas redemandé avant de partir. Probable, il avait autre chose à penser qu’à un bout de bracelet…
 
- Vendez-le-moi, dit Florence, d’un ton indifférent. Je collectionne les curiosités de ce genre. Quel prix en voulez-vous ?
 
Le gardien hésita et préféra s’en remettre à la générosité de Florence.
 
— Oh! ça n’a de valeur que comme curiosité… Pour le prix, je m’en rapporte à vous… Merci bien! c’est plus que ça ne vaut, reprit-il, en glissant dans sa poche l’argent que la jeune fille lui tendait… Eh bien, vous ne croiriez pas ? hier, déjà, il y a quelqu’un qui me l’a demandée cette moitié de bracelet.
 
— On vous l’a demandée ? Qui donc ? interrogea Florence.
 
- Eh bien, Smiling, donc ! il est venu pour ça. Il a l’autre moitié du corail. Il me l’a montrée pour dire qu’il avait le droit d’avoir celle de Jim. Moi, j’ai répondu que je ne savais pas. ce qu’il voulait dire… Il a insisté, faut voir, mais j’en ai pas démordu. Je ne voulais pas la lui donner. ne idée que j’avais, quoi ! Il ne me plaît pas à moi, ce bonhomme-là. Alors, maintenant, mesdames, vous avez-tout vu…
 
Elles partirent après que Florence eut jeté encore un dernier regard sur la lugubre cellule, dernier habitacle sur terre de l’Homme au Cercle Rouge.
 
La jeune fille, lorsqu’elle se retrouva à l’air libre, dans la rue claire et ensoleillée, subit la réaction de ses émotions poignantes et de la contrainte qu’elle s’était imposée pour les dissimuler. Elle tremblait, comme saisie d’une fièvre ardente, et, pour ne pas tomber, dut s’appuyer au bras de sa compagne. Le séjour d’horreur, de folie et de mort d’où elle sortait lui laissait l’âpre épouvante d’un cauchemar pour lequel le réveil n’est pas un remède et que la réalité prolonge. Une menace latente émanait pour elle des murs maudits qu’elle quittait, et, en même temps, le fragment de bracelet, qu’elle tenait serré dans sa main lui posait un nouveau problème qu’il fallait résoudre…
 
- Je verrai Sam Smiling aujourd’hui même, dit-elle tout à coup à Mary.
 
Celle-ci sursauta.
 
— Mon enfant, pourquoi faire ? Dans quel but ?
 
- Pour avoir l’autre moitié du bracelet. Je ne veux pas laisser ce vestige du passé entre les mains de cet homme.
 
Et elle ajouta tout bas :
 
— Ce bracelet a appartenu à… ma mère.
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Non ! cria-t-elle soudain, je ne puis croire cela encore…
 
— Vous allez courir les risques d’une nouvelle aventure périlleuse et folle, Je vous en prie, Florence, renoncez à cette tentative…
 
— Je n’y renoncerai pas, je suis décidée. Du reste je ne risquerai rien, je vous assure. Mon plan est fait, et je vous affirme qu’il ne me mettra pas une seconde en péril. C’est très simple, je vais tout bonnement acheter cette moitié de bracelet à Sam Smiling… D’ailleurs, je connais celui-ci. Je me suis intéressée à lui, quand il était à l’asile. C’est un brave cordonnier qui, par suite d’une erreur, est resté détenu quelque temps ; il est incapable de faire du mal à qui que ce soit.
 
— Mais il vous reconnaîtra, Florence. Comment expliquerez-vous…
 
— Non, non, il ne me reconnaîtra pas, soyez tranquille, Mary. Je prendrai mes précautions… C’est moins compliqué que de conclure les affaires de {{M.}} Bauman, acheva Florence avec un petit rire.
 
- Mon enfant, comment allez-vous agir ? Je vous en prie, confiez-moi vos projets, supplia Mary, qui voyait se fixer sur les
traits de la jeune fille une expression d’audace qui marquait sa beauté d’un cachet étrange.
 
— Et rassurez-vous, ma bonne Mary, je resterai gantée, déclara celle-ci avec tranquillité et sans autrement s’expliquer.
 
La gouvernante insista en vain, Elles arrivaient à Blanc-Castel. Florence ne consentit pas à s’expliquer davantage et elle ne voulut pas non plus permettre à Mary de l’accompagner, lorsque, une heure plus tard, elle ressortit par la petite porte dérobée du parc.
 
Florence, équipée pour cette expédition nouvelle, ne se ressemblait pas à elle-même et n’était plus du tout la jeune fille élégante dont les toilettes faisaient toujours sensation.
 
Elle n’avait osé, par prudence, reprendre le manteau de la mystérieuse dame en noir, dont le signalement était connu partout depuis le vol de la banque Bauman. Elle avait mis un vaste cache-poussière gris, sorte de vêtement de voyage, dont l’ampleur dissimulait entièrement sa taille. Elle portait un petit chapeau très simple, comme celui d’une ouvrière qui va à son travail, et, autour de son visage, elle avait serré une voilette blanche, à ramages brodés, et si épaisse qu’il était matériellement impossible de distinguer ses traits ni la couleur de sa chevelure.
 
Quand elle fut dans la rue, elle se dirigea en hâte vers la place où, au premier épisode de ce récit, l’on a vu, devant l’agence affichant les résultats sportifs, Bob Barden essayer de dérober la montre d’un spectateur.
 
Florence traversa la place, suivit deux rues, tourna dans une autre et, enfin, se trouva devant l’allée dissimulée entre deux hautes maisons, qui avait été l’issue de la fuite de Jim et de son fils.
 
Florence s’y engagea et, à travers la palissade, regarda dans le terrain vague où se trouvaient le tas de bois et la trappe jadis dissimulée, maintenant condamnée par les soins de la police.
 
Florence cherchait Johnny.
 
Elle avait besoin d’un messager, d’un messager pour qui elle resterait inconnue. Elle savait tous les détails de la poursuite tragique et elle avait songé à employer l’enfant qui avait renseigné Max Lamar resté en défaut.
 
Johnny, qui était étendu sur son toit avec une nonchalance de sybarite, tout en épiant ce qui se passait dans la rue, dans l’allée et dans les maisons qu’il dominait de sa position élevée, se dressa d’un bond lorsqu’il vit Florence regarder à travers les fentes de la palissade.
 
�Cette dame cherchait quelqu’un ; or, ce quelqu’un ne pouvait être que lui, Johnny. Depuis le jour, pour lui bienheureux, où Johnny s’était trouvé mêlé, indirectement, il est vrai, au drame de la chambre secrète, la terre ne le portait plus, et, aux yeux des petits voyous, ses amis, il était environné
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d’une auréole de gloire visible, De plus, il avait maintes et maintes fois fait à des curieux, et non sans profit, la démonstration et le récit circonstancié, toujours enjolivé, amélioré et amplifié, des événements sensationnels où il avait joué, selon lui, le rôle prépondérant.
 
Il dégringola de son toit et s’approcha de la palissade.
 
— C’est par là qu’ils sont entrés, commença-t-il, s’adressant à Florence, avec le ton d’un guide de musée, et sans attendre de questions, — le bout de la palissade est décloué. Pour voir la trappe, il faut que vous passiez par ici. « Ils » se sont amusés à la boucher ; je vous montrerai la place.
 
- Non, dit Florence, je ne veux pas entrer, mais je veux que tu sortes, toi. J’ai une mission à te confier.
 
À l’instant même, Johnny, se faufilant entre deux planches, fut dans l’allée. Il exultait, la vie devenait de plus en plus passionnante. Après la chasse à l’homme et la trappe mystérieuse voilà qu’une dame venait le chercher, tout exprès pour lui donner une mission. Cependant, tout pétillant de curiosité qu’il était, il affectait un maintien grave.
 
- Tu connais Sam Smiling ? demande la jeune fille, que Johnny examinait sans discrétion.
 
— Oui, dit le gamin avec importance. Sam, le savetier, plutôt, que je le connais.
 
— Bien. Tu vas courir chez lui, lui porter cette lettre. Tu la lui remettras à lui-même. Tu entends, à lui-même. Quand il l’aura lue, il te dira oui ou non, et tu viendras me le redire à l’entrée du parc, où je vais aller t’attendre. Tiens, voilà pour ta peine.
 
— Merci beaucoup, dit Johnny. Je file chez Sam, et soyez tranquille, madame, je ne prendrai mon grog qu’après être revenu vous trouver dans le parc, termina-t-il, car il avait conscience qu’il aurait peut-être mieux fait de ne pas s’arrêter en chemin lorsque le docteur Lamar l’avait envoyé chercher les deux policemen.
 
Après cette promesse, laquelle demeura énigmatique pour Florence, qui d’ailleurs n’y prit aucune attention, Johnny partit de toute la vitesse de ses jambes.
 
La jeune fille, en hâte, se dirigea vers le parc, et, à l’entrée d’une allée ombreuse et déserte, fit halte. Son attente ne fut pas longue. Johnny parut bientôt, accourant au triple galop.
 
— Ça y est. Il était sur sa porte. Je lui ai donné le papier. Il est rentré pour le lire et puis il est ressorti et il a dit : « On va
y aller. On y sera dans un quart d’heure. » Alors, moi, j’ai couru pour vous prévenir.
 
— Très bien, dit Florence.
 
— Vous n’avez plus besoin de moi ? C’est tout ? interrogea après un instant Johnny.
 
Sa figure s’était rembrunie. Il semblait considérablement déçu. Il avait compté sur une seconde histoire aussi passionnante que la première, sur des incidents mouvementés, des mystères et des drames. Et voilà que cette nouvelle affaire, qui s’annonçait si bien, se terminait, pour lui du moins, avec la simplicité la plus désolante. Sa déception était amère.
 
— Au revoir, lui dit Florence.
 
— Au revoir, madame. Alors, je m’en vais…, Enfin, vous savez où me trouver quand vous aurez besoin de quelqu’un de capable.
 
Florence, amusée, regarda le gamin qui s’éloignait à regret.
 
Restée seule, elle fit quelques pas dans l’allée sombre, puis s’assit sur une chaise du jardin et attendit. Elle était résolue et entièrement maîtresse d’elle-même. Du reste elle n’éprouvait pas le moindre sentiment, de crainte, estimant que l’homme à qui elle allait avoir affaire était parfaitement inoffensif.
 
Vingt minutes après, elle entendit une démarche traînante, mais la jeune fille, qui avait fait un pas en avant, s’arrêta. Ce n’était pas Sam Smiling qui survenait, c’était une vieille mendiante.
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La vieille s’avançait lentement, courbée en deux sur un bâton. Énorme, poussive, vêtue de haillons disparates, un fichu noir enveloppant sa tête grise, un garde-vue vert rabattu sur les yeux, elle cheminait avec un souffle asthmatique.
 
Arrivée, auprès de Florence, elle s’arrêta. La jeune fille chercha une aumône, mais la vieille, accotée devant elle, sur son bâton, secoua la tête.
 
— C’est pas ça, ma belle, dit-elle d’une voix sourde, éraillée. et rauque. J’ai besoin de rien… Mes souliers sont réparés… J’ai vu le cordonnier.
 
La vieille appuya sur les derniers mots. Florence, qui comprit l’allusion, tressaillit, stupéfaite et déconcertée.
 
À l’examen, la mendiante ne semblait pas si décrépite qu’on l’eût dit tout d’abord, et, sous le garde-vue, ses yeux, qu’elle fixait sur Florence, brillaient d’une vie sournoise.
 
- Je viens pour la moitié de ce qui est rond, continua l’étrange mendiante. Vous comprenez ?
 
— Oui, dit Florence d’une voix brève, qui ne lui était pas habituelle. Le bracelet…
 
— C’est ça, dit la vieille. Je vois que c’est bien vous qui avez envoyé la lettre qu’a portée le gamin.
 
Florence fit un signe de tête affirmatif.
 
— Cette lettre-là ? insista la vieille, en montrant la lettre que Florence, quelque temps avant, avait remise à Johnny.
 
— Oui, dit seulement Florence.
 
— Je vois que vous n’êtes pas bavarde, ma belle. C’est pas commode pour causer… Enfin, dans la lettre, il est dit que vous savez que le cordonnier a la moitié d’un bracelet de corail, dont l’autre moitié appartenait à l’homme qui est mort, Jim-Cercle-Rouge, qui était son ami. Et, dans la lettre, il est dit que vous offrez cent dollars de cette moitié de bracelet, et, si c’est oui, qu’on le dise au gamin et qu’on vienne vous rejoindre ici. C’est ça ?
 
- Oui.
 
— Alors, continua la vieille, faut vous dire que moi qui vous parle, - je suis revendeuse quand ça se rencontre, la mère Sally, c’est bien connu, — alors donc, moi et Sam on est deux amis. On fait des affaires et des fois je mets son ménage en ordre, — dame, un homme tout seul, ça ne sait pas. Alors un jour j’ai trouvé, en rangeant, cette moitié de bracelet. Sam m’a dit que c’était un souvenir et qu’il y tenait. Et puis j’étais là tout à l’heure quand il a reçu la lettre, qu’il m’a montrée. Lui, Sam, il ne voulait pas venir. Cet homme-là c’est une bête à bon Dieu… Il se laisse dindonner par tout le monde… Quand quelque chose est louche il ne marche plus. Dame, l’honnêteté on a ça dans le sang. Bref je suis venue à sa place sans rien lui dire, et moi je pense que cent dollars c’est pas assez pour une chose comme ça…
 
Florence ne répondit rien.
 
— Parce que ça peut valoir peut-être beaucoup plus au bout du compte ce bout de corail… Et puis c’est le souvenir, hein ? Enfin ce qu’il y a de sûr, c’est que cent dollars, c’est une somme, je ne dis pas. Et puis, j’aime à obliger. Bref, je ne marchan-
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de jamais, mettez deux cents dollars et c’est fait…
 
À peine la vieille eut-elle prononcé le chiffre qu’elle le regretta, le trouvant trop faible, et ce sentiment s’accrut considérablement lorsqu’elle vit la personne mystérieuse compter sans hésitation des billets de banque jusqu’à concurrence de la somme fixée.
 
—— Je vois que j’ai été trop raisonnable, comme toujours, marmotta la vieille, dont les yeux, à la vue de l’argent, avaient étincelé.
 
Fouillant dans sa jupe en loques, elle sortit une petite boîte, l’ouvrit et y prit la moitié d’un bracelet de corail brisé.
 
Mais, se ravisant, elle eut un mouvement de décision brusque :
 
— Et puis, non, quoi! c’est trop bête! articula-t-elle. Voyons, ma petit dame, vous savez bien ce que ça vaut ce bout de corail, ou plutôt ce que ça peut valoir si on sait s’en servir… des mille et des cents…
 
— Je ne comprends pas, murmura Florence étonnée…
 
— Vous ne comprenez pas ? En voilà une blague ! Pourquoi donc que vous voudriez l’avoir, si vous ne saviez pas l’histoire… Oui, oui, l’histoire du banquier de San Francisco. Je la connais bien, moi qui vous parle, et si j’étais à même de m’en servir… je vous jure que ça ne traînerait pas… Seulement Sam, lui, il ne veut pas marcher… Comme je vous l’ai dit, quand l’honnêteté est en jeu, avec lui rien à faire. Il en est bête, ma parole!… Mais! vous et moi, on sait à quoi s’en tenir, pas ? On n’a pas besoin de s’en conter… Qu’en dites-vous ? Parlons franc : chaque moitié de corail, oui, ça vaut peut-être deux cents dollars… Mais le bracelet complet… Dame, ça vaut… Alors l’autre moitié, hein ? c’est vous qui l’avez ? Donc, c’est convenu ? On monte l’affaire à nous deux. Je trouverai les gens qu’il faudra… Et on partagera les bénéfices ?…
 
Florence ne répondit pas. Elle s’efforçait de dissimuler la frayeur qui commençait à la saisir. Qu’était-ce donc que cette vieille femme ?
 
Elle eut envie de s’enfuir et de renoncer au bracelet de corail et au souvenir qu’il représentait pour elle, mais quelque chose de plus fort que la peur l’arrêta.
 
Au bracelet s’attachait tout à coup une valeur nouvelle, que Florence ne comprenait pas bien encore, mais dont elle avait l’intuition profonde. Avec ce bracelet quelqu’un pouvait faire le mal, — les paroles de la vieille étaient claires, — quelqu’un pouvait préparer un complot et l’exécuter.
 
Cela Florence voulait l’empêcher, et pour l’empêcher il fallait qu’elle eût elle-même les deux moitiés de corail pour que personne ne pût jamais les réunir, jamais s’en servir…
 
— Eh bien ! ma petite, on se décide ? on accepte ?
 
— Non, fit Florence résolument.
 
Elle se sentait indomptable. Aucun péril n’eût été capable de l’effrayer à cette minute-là.
 
— Tu ne veux pas ? C’est bien entendu ? Tu ne veux pas ?
 
— Non !
 
Avec une agilité que sa corpulence et son apparente décrépitude n’eussent pas permis de soupçonner, la vieille eut un mouvement rapide et tenta de saisir la femme en gris, d’arracher son voile. Mais elle se rejeta en arrière brusquement. Florence s’attendait à quelque assaut de ce genre, et un petit revolver brillait dans sa main gantée.
 
— C’est malheureux si on ne peut pas plaisanter un brin, grogna la vieille, subitement matée. Alors quoi ! tu veux l’affaire à toi seule ? Tu es gourmande ma belle… Et tu joues gros, vois-tu ; c’est dangereux, je te préviens… Enfin tu te débrouilleras… Et puisqu’il n’y a pas moyen de s’arranger autrement… donne l’argent.
 
D’une main elle tendit l’objet et de l’au-
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tre saisit les billets de banque, pendant que la dame en gris accomplissait la manœuvre inverse.
 
— Maintenant que vous l’avez, reprit la mendiante d’un ton doucereux, dites-moi le vrai, soyez gentille… C’est-il seulement que vous voulez essayer le coup de San Francisco, ou bien, si c’est une autre idée que vous avez en tête ?…
 
Elle n’obtint pas de réponse. La jeune femme mettait le morceau du bracelet dans son corsage.
 
- C’est parce que, voyez-vous, je suis curieuse de ma nature, continua la vieille. J’aime à me rendre compte… dame, c’est permis… alors…
 
Mais, à ce moment, les pas d’un promeneur s’entendaient et se rapprochaient. La vieille n’insista pas. La partie était perdue. Courbée sur son bâton, elle s’éloigna en marmottant :
 
— Au revoir, ma belle, et sans rancune, hein ? Mais, bon Dieu ! ce que vous êtes vive !
 
La dame en gris, de son côté, se jeta dans un petit chemin perdu dans les buissons. Elle y fit quelques pas, puis, s’arrêtant, écarta légèrement les branches touffues, afin d’apercevoir le promeneur qui survenait et auquel la vieille demanda l’aumône.
 
— Le docteur Lamar ! murmura Florence, en reconnaissant le médecin légiste. Il cherche la trace de la femme en noir… de la femme en noir que j’étais hier. Qu’il ne voie pas la femme en gris que je suis aujourd’hui.
 
Elle eut un petit rire silencieux et, légère comme une ombre, s’en alla, sans bruit, le long du chemin couvert.
 
À l’extrémité du parc se trouvait, elle le savait, un puits profond, qui servait à alimenter l’arrosage. Au bord du puits, Florence fit halte. Elle tira de son corsage les deux moitiés du bracelet de corail, les rejoignit, les contempla un moment et murmura :
 
— Oui, oui, c’est cela. Je comprends bien. Cela également, c’est le Cercle Rouge… Pour… Jim Barden, c’était, ce bracelet, le symbole du mal qui l’opprimait… Souvenir de sa femme, souvenir de celle qui fut ma mère… Oui, mais aussi, mais surtout, forme tangible, image matérielle de l’insolite, de l’inexorable fatalité de sa race… de ma race… un bracelet rouge… un Cercle Rouge…
 
Elle ôta le gant de sa main droite. Sur la peau blanche de cette main, une ombre circulaire, rouge encore, mais déjà pâlissante s’effaçait.
 
Pendant quelques instants la jeune fille resta pensive.
 
Puis elle se pencha sur la margelle et fixa les yeux sur l’eau noire où se reflétait, vingt-cinq pieds plus bas, un coin du ciel.
 
Soudain, étendant la main, elle laissa, dans le puits, tomber les deux moitiés du bracelet de corail.
 
— Il n’en reste plus trace, dit-elle en regardant l’eau dormante qui, ridée un moment de cercles concentriques, reprenait sa tranquillité. Il n’en reste plus trace, répéta-t-elle en reportant les yeux sur sa main redevenue d’une blancheur parfaite. Tout est effacé maintenant de ce passé fatal… Hélas ! je crains bien qu’en moi ce ne soit pas pour toujours.
 
Elle quitta le parc et regagna Blanc-Castel.
 
 
 
A cette même heure, dans un quartier populeux du centre de la ville, une vieille mendiante, courbée sur un bâton et portant un garde vue vert, s’arrêta non loin d’une boutique de savetier. La vieille eut autour d’elle un regard circulaire afin de s’assurer qu’elle n’était pas observée, puis, tout lui paraissant normal, elle traversa la rue et, à deux pas de la boutique, elle ouvrit une petite porte et s’y engouffra.
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En cinq minutes, dans un réduit obscur, s’étant débarrassée de ses haillons, de sa perruque et de son garde-vue, la mendiante redevint un gros homme de quarante-cinq à quarante-six ans.
 
- Deux cents dollars, murmura celui-ci en finissant d’opérer sa transformation… C’est une somme, après tout. Et puis, quoi, c’est un profit sûr et sans risques, tandis que le coup de San Francisco, c’était bien dangereux à essayer… et je ne tiens pas à faire parler de moi depuis l’affaire de la bijouterie. Ils ont eu des soupçons… c’est sûr… Et puis… et puis, quoi cette damnée créature en gris ne l’aurait jamais lâché son bout de corail! Ah ! la coquine… elle tenait son revolver comme quelqu’un du métier. Mais que diable veut-elle faire du bracelet ? Peut-être bien qu’elle a connu Jim Barden ? Dommage que je n’aie pas pu voir sa figure, acheva-t-il en nouant son tablier de cuir.
 
Quelques instants plus tard, il entrait dans sa boutique et demandait :
 
- Il n’est venu personne pendant que j’étais sorti ?
 
— Personne, m’sieu Sam Smiling, répondit un garnement d’une quinzaine d’années, qui avait été chargé de garder l’établissement, en l’absence du cordonnier.
 
Celui-ci s’assit et reprit tranquillement ses outils et un vieux soulier, dont la semelle réclamait avec urgence les secours de son art.
 
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{{t4|{{sc|Soupçons et stratagèmes}}|X}}
 
En rentrant chez elle par la petite porte dérobée, Florence trouva dans le parc Mary, qui l’attendait, agitée par une inquiétude que chaque seconde accroissait.
 
- La gouvernante, en voyant paraître la jeune fille, jeta un cri de joie.
 
— Flossie ! ma petite Flossie ! vous voilà enfin ! j’étais folle d’anxiété !…
 
— Pourquoi ? Je ne courais aucun risque, dit tranquillement Florence. Je vous raconterai plus tard en détail ce que j’ai fait. J’ai essayé de détruire à jamais les vestiges du passé, voyez-vous, Mary, et j’ai réussi… en partie, du moins…
 
La jeune fille resta un moment silencieuse, puis, avec un rire nerveux qui alarma la gouvernante :
 
— Je deviens très forte, je vous assure ! Je ne me serais jamais cru capable de faire ce que je fais, et je m’aperçois que, vraiment, je suis née pour l’aventure. Non, ma bonne Mary, je vous en prie, ne prenez pas cet air affolé. C’est fini maintenant, je deviens raisonnable… Rentrons, voulez-vous ?… Mais, attendez, avant de me montrer, je vais ôter ce manteau et ce chapeau.
 
Mary se chargea des deux objets dont Florence venait de se débarrasser et suivit la jeune fille vers la maison.
 
En passant par le grand.vestibule, Florence vit {{Mme}} Travis à demi étendue sur un sofa et qui sommeillait, un livre, ouvert encore, à côté d’elle.
 
Florence, à pas muets, s’approcha de la dormeuse, elle regarda son visage empreint de calme bonté et que le sommeil apaisait encore. Sur ces traits usés, que la vie avait marqués profondément, la jeune fille, avec<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/60]]==
une indicible émotion, voyait tous les stigmates laissés par les griffes impitoyables du temps et de la douleur. Avec respect, avec amour, avec pitié, elle se pencha vers celle dont, la veille encore, elle se croyait la fille, et, sans la réveiller, effleura de ses lèvres le front de {{Mme}} Travis.
 
Puis la jeune fille, suivie de Mary, regagna sa chambre. Elle se préparait à changer de toilette lorsque la vieille gouvernante, qui était debout près de la fenêtre, eut une exclamation d’effroi.
 
— Florence, voyez, là-bas sur la route, cet homme !
 
- Eh bien, c’est le docteur Lamar, dit avec le plus grand calme Florence, en regardant dehors à son tour.
 
— Mais il vient ici ! Pourquoi ? Mon Dieu, mon enfant, rappelez-vous qu’il vous a rencontrée au parc, après la poursuite de l’automobile et au moment même où la femme voilée devoir venait de disparaître. Ne vous soupçonne-t-il pas ?…
 
— D’être cette femme voilée ? Ma pauvre Mary, quelle imagination ! Comment le docteur Lamar me soupçonnerait-il ? C’est fou… S’il vient ici, c’est parce que je l’en ai prié moi-même, après cette scène à la porte de l’asile, cette scène qui m’apparaît maintenant si affreuse… J’ai insisté hier encore et il m’a promis sa visite. C’est un homme du monde et un savant remarquable, sans parler des qualités de détective, un peu inattendues peut-être chez un médecin, dont il fait preuve. Mais, attendez, je vais prévenir ma mère.
 
Légère, elle s’élança dans l’escalier.
 
- Ma chère mère, dit-elle à {{Mme}} Travis, qui, depuis quelques instants, s’était réveillée, j’ai vu sur la route le docteur Lamar ; certainement il vient nous rendre visite. Voudrez-vous lui dire que je vais le recevoir dans une minute ? Je remonte m’habiller.
 
— Vite, Mary, cria-t-elle, lorsqu’elle eut regagné sa chambre, aidez-moi à me faire belle, je veux éblouir le docteur Lamar !
 
Elle eut bientôt revêtu une robe sombre d’une étoffe souple et brillante, qui tombait en plis harmonieux autour de sa taille élégante ; puis, pour arranger ses beaux cheveux, elle s’assit devant sa coiffeuse.
 
Pendant ce temps, au rez-de-chaussée, Yama, le domestiqué japonais, introduisait Max Lamar auprès de {{Mme}} Travis, qui le reçut avec une amabilité marquée et lui annonça qu’il allait, dans quelques moments, voir sa fille.
 
Quand elle fut coiffée, Florence s’approcha de la glace de sa cheminée pour agrafer à son cou un collier de perles d’une admirable régularité et d’un orient merveilleux, cadeau que {{Mme}} Travis lui avait fait peu auparavant.
 
Tout à coup, elle pâlit un peu ; dans la glace, ses yeux s’étaient fixés sur sa main droite qui, levée vers sa gorge, attachait le fermoir de platine.
 
— Mary ! appela-t-elle d’une voix changée. Mary ! regardez !…
 
La gouvernante blêmit à son tour. Sur la main de la jeune fille, le Cercle Rouge venait d’apparaître, serpent de feu immobile, couronne écarlate sur la peau satinée.
 
Mais à peine une seconde fut-il visible dans tout son éclat sinistre. Déjà, il s’effaçait comme l’ombre d’un mauvais rêve, déjà la
main délicate, un instant déshonorée par l’horrible stigmate, avait repris l’uniformité de sa teinte nacrée.
 
— C’est fini ! C’est fini ! cria Florence, joyeuse comme une enfant. Voyez, Mary ! Plus rien n’apparaît ! Je suis délivrée ! Je descends maintenant. Le temps de prendre pour mon corsage une de ces belles fleurs dont vous avez empli ma chambre, et je rejoins le docteur Lamar, pour lui demander des nouvelles de l’enquête qu’il poursuit avec tant de zèle.
 
- Prenez garde, Florence (Mary, elle, ne riait pas), prenez bien garde. Cet homme
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/61]]==
est d’une perspicacité redoutable, ne vous trahissez pas…
 
Le fracas d’une porcelaine qui se brise l’interrompit. Florence, dont la main tremblait un peu, malgré l’assurance qu’elle affectait, avait, en voulant prendre une fleur, heurté sur la cheminée une potiche qui, tombant à terre, s’y était fracassée en morceaux.
 
— Voulez-vous appeler Yama, pour qu’il ramasse ces débris, dit Florence à Mary, sans attacher d’autre importance à l’incident. Moi, je descends.
 
Elle sortit de la chambre. Mary, bientôt, descendit à son tour par un escalier de service. Rencontrant le domestique japonais qui traversait la cour, elle lui transmit l’ordre d’aller ramasser, dans la chambre de Florence, les débris de la potiche brisée. Puis la gouvernante gagna, sans bruit, le grand vestibule.
 
{{Mme}} Travis s’était éloignée, pour donner quelques ordres. Florence et Max Lamar se trouvaient seuls. Assis côte à côte sur un grand canapé, ils causaient familièrement.
 
Mary, sans qu’ils prissent garde à sa présence, se glissa dans le vestibule et se dissimula derrière une draperie tombant en plis lourds devant une fenêtre.
 
— Vous avez dû voir des choses bien étranges et bien horribles au cours de votre carrière, disait Florence. L’humanité se présente à vous sous ses aspects les plus effrayants, les plus dégradants et les plus hideux… Médecin aliéniste, médecin légiste, ces deux titres réunis vous ont ouvert les portes d’un monde maudit, d’un monde de cauchemar que hantent des coupables, qui sont en même temps des victimes… Quelles études tragiques, quelles études passionnantes que vos études, docteur Lamar !…
 
— Oui, dit Max Lamar, l’étude du problème humain, le plus poignant et en même temps le plus décevant des problèmes, celui qu’on ne résout jamais complètement… Mais je m’efforce de prendre les mesures que la situation comporte et que nécessite la défense de la société et de l’individu. Mon rôle est de préserver, — je préserve, dans la mesure où les faibles facultés de l’homme peuvent prévoir, — mon rôle est de guérir et je guéris… si je le puis.
 
— Et ceux qui ne guérissent pas, murmura la jeune fille, ceux que la fatalité inexorable tient à jamais sous sa griffe, ceux-là n’ont qu’à mourir…
 
Elle réprima le frisson d’un souvenir affreux, releva la tête et, encore pâle, mais avec un sourire presque railleur et où il y avait un défi qui passa en la durée d’une seconde sur ses traits :
 
— Vous vous occupez aussi de… police, je crois, docteur Lamar ?
 
— Oui, dit tranquillement Max Lamar. Il m’est arrivé, et tout récemment vous le savez, de seconder la force publique pour essayer de mettre hors d’état de nuire les êtres qui constituent un danger pour la collectivité humaine. C’est bien de cela que vous voulez parler, mademoiselle Travis ?
 
— C’est de cela. Je suis très curieuse, n’est-ce pas, mais je voudrais vous demander de me raconter en détail deux ou trois des affaires les plus émouvantes et les plus singulières auxquelles vous avez été mêlé, je voudrais que vous me parliez de vos misérables clients, que vous me les décriviez tels qu’ils sont.
 
— C’est un assez triste sujet pour en traiter avec une jeune fille telle que vous, mademoiselle, que la vie a comblée de tout ce qui peut faire le bonheur. C’est un triste sujet en vérité, mais puisqu’il ne vous effraye pas, je vais me permettre de vous poser une question qui a trait justement à l’enquête que je poursuis en ce moment et qui est, sans comparaison, la plus extraordinaire dont j’aie jamais eu à m’occuper.
 
— Une question ? à moi ? au sujet d’une de vos enquêtes ? demanda Florence avec l’apparence d’un parfait étonnement.
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<nowiki />
 
- Oui, une question importante. Dites-moi, hier, au moment où nous nous sommes rencontrés, n’aviez-vous pas vu dans le parc une femme voilée ?
 
- Une femme voilée ? dans le parc ? répéta Florence qui, malgré son empire sur elle-même, ne put s’empêcher de changer légèrement de couleur… Attendez donc… Mais oui, en effet ! Il me semble bien avoir croisé, un peu avant de vous rencontrer, une femme en grand deuil, voilée de noir et qui marchait d’un pas rapide…
 
Florence s’interrompit. Yama, le maître d’hôtel japonais, était debout devant elle, incliné et obséquieux, lui présentant un morceau de papier chiffonné et à moitié consumé.
 
Yama venait, selon l’ordre que lui avait donné Mary, de ramasser dans la chambre de Florence les débris de la potiche cassée et, se faisant, il avait trouvé par terre, le singulier document qu’il s’empressait d’apporter à la jeune fille avec les allures de quelqu’un qui a fait une découverte dont on lui saura gré.
 
- J’ai trouvé cela dans votre chambre, mademoiselle, auprès des débris de la potiche, déclara-t-il. Ce papier est peut-être important…
 
Florence, d’un mouvement brusque, saisit la feuille que lui présentait Yama qui s’éloigna aussitôt, fier de lui-même.
 
Elle se raidit contre un frémissement de terreur nerveuse. D’un coup d’œil, elle avait reconnu quel était le papier. Max Lamar, d’un mouvement spontané, s’était penché sur la feuille, à moitié consumée, que tenait la jeune fille.
 
Il lut :
 
<poem>
''« Au 19 juin prochain, j’'
''sieur Karl Bauman dix dollars’'
''acompte sur mon emprunt de cent’'
''lars (100) plus les intérêts au''
''10 % par semaine. Total : vingt’'
''(20).
</poem>
{{d|» John {{sc|Peterson}}. »|4}}
 
C’était la reconnaissance échappée au feu et que Florence avait jetée machinalement dans la potiche de sa cheminée, le matin même.
 
Lamar, en reconnaissant la nature du document, avait eu un tressaillement de stupeur. Il l’avait pris des mains de la jeune fille pour l’examiner de plus près. Maintenant, il relevait sur le visage de Florence un regard où le premier étonnement avait fait place à un soupçon que son invraisemblance faisait hésiter encore.
 
—. Mademoiselle Travis, prononça-t-il avec gravité, vous savez quel est ce papier ? C’est une des reconnaissances qui ont été dérobées à {{M.|Bauman}}.
 
- Mais… oui… en effet… dit Florence, d’un ton aussi calme qu’elle put.
 
— Permettez-moi, continua Lamar, de vous demander la provenance de ce document et comment il se fait qu’il soit entre vos mains ?
 
Le médecin légiste plongeait dans les yeux troublés et incertains de la jeune fille un regard inquisiteur. Le ton de sa voix avait changé, une netteté, une insistance
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autoritaires s’y faisaient jour, malgré sa courtoisie. Florence. désemparée, cherchait éperdument une réponse tout en gardant sur ses lèvres, nerveusement serrées, un sourire qui était légèrement forcé.
 
Le silence, entre eux devenait tragique.
 
Derrière la draperie où elle était dissimulée, Mary, la gouvernante, avait suivi la scène et, épouvantée, dans son impuissance à porter secours à la jeune fille, elle s’affolait.
 
— Ce papier ? dit enfin lentement la jeune fille, que Max Lamar regardait toujours en face, ce papier, comment je l’ai entre les mains ? Mon Dieu, c’est fort simple. Hier, dans le parc, alors que cette femme voilée dont nous parlions tout à l’heure, eut passé près de moi rapidement, elle laissa tomber à terre quelque chose que j’ai pris d’abord pour une lettre froissée. Je l’ai ramassée presque machinalement, je ne l’ai même pas lue et, en rentrant chez moi, je l’ai jetée, sans y attacher d’autre importance, dans la potiche qui était sur la cheminée de ma chambre et que j’ai cassée tout l’heure.
 
L’explication, si embarrassée et si faible qu’elle fût, était, à la rigueur, plausible, et Lamar parut l’accepter comme telle.
 
— Cette mystérieuse femme voilée se serait donc débarrassée de ce document compromettant au moment où, poursuivie par nous, elle se serait crue sur le point d’être prise, dit-il à mi-voix et comme à lui-même.
 
- Sans doute, dit Florence.
 
- Mademoiselle Travis, poursuivit tout haut Max Lamar, j’attache une grande importance à connaître l’endroit précis où vous vous êtes croisée avec cette inconnue. Puis-je vous demander d’être assez bonne pour m’accompagner jusqu’au parc, afin de me l’indiquer ?
 
— Très volontiers, répondit Florence aussitôt. Je vous demandais tout à l’heure des détails sur vos enquêtes, je suis enchantée de participer à l’une d’elles. Voulez-vous m’attendre un instant ? je vais mettre mon chapeau.
 
Elle monta en courant dans sa chambre.
 
Lamar, préoccupé, tenant toujours à la main le document accusateur, s’approcha de la fenêtre, et, machinalement, regarda dans le jardin. Mary, silencieuse comme une ombre, sortit de sa cachette et, gravissant l’escalier, rejoignit dans sa chambre Florence qui, devant la glace, se coiffait d’un charmant petit chapeau de velours noir.
 
— Ne sortez pas ! Florence, je vous en supplie, ne sortez pas avec cet homme ! s’écria la pauvre femme, qui se précipita, le visage bouleversé, vers la jeune fille.
 
— Chut, Mary… prenez garde qu’il ne vous entende, souffla Florence.
 
— Ne sortez pas ! répéta plus bas la gouvernante terrifiée. Il vous soupçonne. Si vous sortez, il vous interrogera plus librement. Il vous tendra des pièges ! il vous obligera à avouer ! vous serez perdue !
 
— Et je serai perdue bien davantage si je reste, dit Florence d’un ton déterminé, car alors c’est l’aveu implicite, l’aveu détourné et lâche. Non, je vais l’accompagner et nous verrons bien qui de nous deux l’emportera !… termina-t-elle, d’un ton de défi.
 
— Et ''cela'', mon enfant, voyez ''cela'', murmura avec horreur Mary, en désignant la main de la jeune fille.
 
Florence n’abaissa même pas les yeux sur sa main. Elle savait trop ce qu’elle y verrait. Elle savait trop que le Cercle Rouge y étalait son anneau de sang. Elle eut un mouvement d’épaules où il y avait comme l’acceptation d’une fatalité inexorable. Sans mot dire, elle se ganta et sortit.
 
— Elle est perdue ! Elle est perdue ! se dit, avec une inexprimable angoisse, la gouvernante, lorsqu’elle se trouva seule
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dans la chambre. Le docteur Lamar a des soupçons sur elle… Et moi, moi, qui donnerais ma vie pour la défendre, je ne puis rien ! Je reste là inutile, impuissante, désarmée…
 
 
 
Cependant, Florence et son compagnon marchaient côte à côte, en échangeant quelques paroles banales, cachant les préoccupations qui absorbaient chacun d’eux.
 
Ils atteignirent bientôt le parc, où Lamar, le jour précédent, avait tant cherché l’insaisissable femme voilée. Ils s’enfoncèrent dans les allées désertes et enfin, derrière des massifs touffus, à un carrefour où aboutissaient plusieurs allées, Florence s’arrêta.
 
- Mon cher docteur, dit-elle tranquillement, en regardant Max Lamar en face, de ses beaux yeux qu’un effort d’énergie faisait calmes, c’est ici, autant que je puisse m’en souvenir, que j’ai croisé cette fameuse femme voilée.
 
Les soupçons de Lamar s’étaient accrus encore durant le trajet. Cependant, l’assurance de la jeune fille et plus encore peut-être sa grâce fière et charmante, qu’il admirait sans pouvoir s’en défendre, le firent une fois encore hésiter à la croire coupable.
 
Mais il se souvint de tous les indices qui l’accusaient et sa conviction le reprit, grandissante.
 
— De quelle direction venait-elle ? demanda t-il d’un ton froid.
 
— De cette direction… commença Florence en indiquant sa droite.
 
Mais elle s’arrêta, stupéfaite, les yeux fixés du côté qu’elle venait de désigner.
 
Max Lamar suivit son regard. Il sursauta et eut une exclamation étouffée.
 
La-bas, debout au pied d’un gros arbre, se tenait la femme mystérieuse, la femme au voile noir et au manteau noir. Elle était immobile et semblait attendre.
 
Max Lamar, un moment interdit, se précipita dans sa direction.
 
La femme voilée l’aperçut et prit la fuite en courant.
 
Florence, d’abord clouée sur place par la surprise, en un éclair comprit quelle était celle dont le sublime dévouement avait imaginé d’attirer sur elle-même les soupçons qui menaçaient son enfant bien-aimée.
 
— Oh ! Mary, ma chère Mary, balbutia-t-elle, bouleversée par l’émotion.
 
Elle s’élança. Mary fuyait rapidement, et elle avait une avance considérable sur celui qui la poursuivait, mais le manteau qu’elle portait gênait ses mouvements, et Max Lamar se rapprochait d’elle.
 
La fugitive, dans une course folle, atteignit enfin l’extrémité du parc, qui donnait sur la campagne. Elle hésita une seconde sur sa direction, puis franchit la route et parcourut à toutes jambes un chemin que bordaient des taillis. Max Lamar approchait, gagnant à chaque pas du terrain. Mary, éperdue, haletante, se voyant près d’être atteinte, aperçut devant elle, attenant à un élégant cottage, un garage dont la porte était ouverte. Elle s’y jeta, referma le battant violemment et poussa les verrous intérieurs.
 
Max Lamar, qui arrivait au même moment, poussa une exclamation de dépit qui se changea en un cri de triomphe.
 
La fugitive, s’il ne pouvait s’emparer d’elle sur-le-champ, ne devait pas lui échapper bien longtemps. Elle s’était trop hâtée de refermer la porte, un large pan de son manteau noir y était resté pris et dépassait au dehors.
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{{t3|{{sc|'''Le manteau noir'''}}|{{uc|Épisode 4}}}}
{{t4|{{sc|Prise au piège ?…}}|XI}}
 
 
 
Max Lamar, se jetant sur la porte fermée, du garage, essaya de l’ouvrir. Ce fut en vain. La porte était solide, les verrous, poussés intérieurement, résistèrent.
 
La fugitive, devenue invisible, faisait manifestement, pour se libérer, des tentatives désespérées. Elle tirait de toutes ses forces sur le vêtement qui la retenait captive, lui imprimant de brusques secousses qui ébranlaient la porte. Elle serait peut-être parvenue à se dégager si Max Lamar, s’en apercevant, n’eût saisi et maintenu solidement le pan d’étoffe noire qui dépassait du chambranle.
 
À ce moment arriva Florence, haletante de sa course rapide et bouleversée, en se rendant compte de la situation critique où se trouvait la fidèle et humble amie qui s’était si courageusement dévouée pour la sauver.
 
La jeune fille brûlait du désir de venir à son tour en aide à Mary et elle ne put s’empêcher de jeter un regard peu bienveillant sur Lamar, vigoureusement cramponné au pan du manteau.
 
Mais celui-ci, sans lâcher prise, tourna la tête vers Florence.
 
— Je la tiens ! s’écria-t-il, et elle ne m’échappera pas ! Mais j’ai besoin de votre aide, mademoiselle Travis. Voulez-vous prendre la peine d’aller jusqu’à la maison voisine, à laquelle appartient certainement ce garage, afin de demander au propriétaire qu’il me permette d’enfoncer cette porte. Je le ferai facilement et vous aurez l’obligeance, pendant ce temps-là, de tenir le manteau.
 
- Je vais le tenir maintenant si vous voulez, suggéra Florence avec empressement, et vous pourrez tout de suite enfoncer la porte.
 
Max Lamar secoua la tête.
 
— J’aime autant ne pas me livrer sans permission à une effraction de ce genre, d’autant plus que je n’ai aucun titre officiel pour le faire. Si c’était indispensable, je m’y résoudrais, mais il est si simple d’aller trouver le propriétaire. Je m’excuse de vous en charger, mais je n’ose y aller moi-même, en vous laissant tenir le manteau. La fugitive est vigoureuse et elle donne, par moments, de si fortes secousses que, sûrement, elle vous échapperait.
 
Il était impossible d’hésiter davantage.
 
— Eh bien, je vais faire ce que vous désirez, dit Florence à Lamar.
 
Elle s’éloigna, irritée contre celui-ci qui, sans savoir ses intentions, les avait déjouées, et irritée aussi contre elle-même, qui n’arrivait pas à imaginer le moindre stratagème pour venir en aide à Mary dans la passe dangereuse où celle-ci s’était mise pour elle avec tant d’abnégation.
 
La maison, au jardin de laquelle attenait le garage, était un élégant cottage perdu au milieu d’un massif de verdure. Florence sonna à la grille.
 
— Je voudrais voir le propriétaire, dit-elle au domestique qui se présenta.
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— C’est une propriétaire, répondit le domestique. Je ne sais pas si madame est visible.
 
Il s’en alla et, quelques instants plus tard, revint pour prier Florence de le suivre jusqu’à la maison. Dans un confortable parloir, sur un sofa, une dame encore jeune, en demi-deuil, à l’air souverainement indolent, froid et distant, était étendue, prenant une tasse de thé.
 
— Laissez-moi, Joë, dit-elle d’une voix de tête au domestique.
 
» Mademoiselle, continua-t-elle, sans lever les yeux sur Florence, c’est pour deux leçons par semaine, de 3 à 5, à un dollar la leçon. Voyez si les conditions vous semblent acceptables ?
 
— Mais, madame… commença Florence, ahurie…
 
- Ah ! pardon, — la dame avait enfin daigné la regarder, - je vous prenais pour une maîtresse de piano que j’ai demandée pour ma fille. Je fais erreur, me semble-t-il, continua-t-elle avec la même nonchalante froideur. De quoi s’agit-il, mademoiselle ?
 
Florence commença ses explications, un peu gênée par l’idée que sa requête lui donnait l’air d’appartenir elle-même à la police, si invraisemblable que ce fût.
 
- Une voleuse, comme c’est curieux, dit la dame quand elle fut renseignée, et sans avoir l’air de trouver cela curieux lu moins du monde. Je vais donc me déranger puisqu’il le faut.
 
- Joë ! appela-t-elle. Venez avec nous. C’est une voleuse.
 
Le domestique jeta un coup d’œil sur Florence, mais il dut comprendre que ce n’était pas d’elle qu’il s’agissait et il suivit les deux femmes avec le plus vif intérêt peint sur sa figure.
 
Tous trois arrivèrent au garage. La situation ne s’était pas modifiée. Lamar tenait toujours le pan du manteau. Florence eut un mouvement de désespoir, mais la propriétaire, à l’aspect d’un monsieur correct cramponné d’un air résolu à un lambeau noir qui passait d’une porte fermée, partit tout d’abord d’un éclat de rire assez insolent ; aussitôt, du reste, elle reprit son indifférence distraite.
 
- Je m’excuse de vous déranger de la sorte, madame, dit Lamar avec le plus grand calme, mais mademoiselle a dû vous mettre au courant de la situation. Je désire que vous m’autorisiez à enfoncer cette porte afin que je puisse appréhender l’audacieuse voleuse que je tiens par son vêtement.
 
— Si je puis me permettre un avis, — la dame parlait lentement et avec une politesse étudiée et glaciale, — bien que je me connaisse peu aux choses de police, j’indiquerai qu’il me paraît en tous points préférable de pénétrer dans le garage par la seconde porte qui s’ouvre derrière le bâtiment. Si, cependant, il vous est plus agréable d’enfoncer la porte, monsieur, je ne veux pas vous refuser ce plaisir.
 
- Merci infiniment. madame, répondit Lamar du même ton. J’ignorais seulement qu’il y eût une autre porte. Je préfère de beaucoup faire le tour. Mademoiselle Travis, voulez-vous avoir l’obligeance de tenir un instant ce manteau. La fugitive n’aura pas le temps de se dégager pendant que nous contournerons le bâtiment.
 
- Je suis très forte, je le tiendrai certainement jusque-là, dit Florence, avec un tremblement dans la voix, car elle craignait qu’on ne lui adjoignît le domestique.
 
Mais la dame, que l’aventure intéressait sans qu’elle le montrât, voulait en voir la fin, et cela sans danger pour sa précieuse personne.
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— Je vais vous conduire, dit-elle à Lamar. Joë, venez aussi, vous vous tiendrez près de moi.
 
Ils s’éloignèrent en contournant le garage.
 
À peine Florence fût-elle seule qu’elle lâcha le manteau et, se jetant contre la porte, approcha sa bouche de la rainure qui séparait le battant du chambranle.
 
— Mary ! cria-t-elle. Mary !
 
Rien ne répondit. Elle appela encore. En vain.
 
Mais déjà des pas s’entendaient dans l’intérieur du garage. La jeune fille ressaisit le pan du manteau. Presque aussitôt elle entendit les verrous qu’on tirait. La porte s’ouvrit. Le manteau s’affaissa sur le sol, il ne retenait plus personne.
 
— Il fallait s’y attendre, dit la voix tranquillement railleuse de la dame, qui parut dans l’ouverture de la porte qu’elle venait d’ouvrir. Votre voleuse a simplement quitté son manteau et elle s’est enfuie par l’autre issue, en sorte que votre ami, ce monsieur qui est détective tout en ne l’étant pas, à ce qu’il paraît, est resté un quart d’heure cramponné à un vêtement vide. Pour s’en consoler, il est actuellement en train d’étudier les traces de pas laissés dans l’allée. Il est presque à plat ventre sur le sable et prend des mesures avec une ficelle. Mon domestique en est pétrifié d’admiration. Je vais retourner assister à ce spectacle, qui est distrayant.
 
Elle s’éloigna. Florence resta seule, le manteau dans les mains. Une terreur nouvelle l’assaillait. Le manteau (elle l’avait reconnu du premier coup d’œil) constituait le plus grave des indices, une dénonciation muette, mais sûre, dirigée contre elle et contre Mary, à cause de l’adresse du tailleur, qui permettrait facilement de retrouver l’acheteuse.
 
Sa première idée fut de s’enfuir en emportant le vêtement, mais elle eut aussitôt un haussement d’épaules.
 
« Faire cela, c’est avouer, se dit-elle. C’est attirer de nouveau et irrévocablement sur moi les soupçons de Max Lamar. Mais que je suis sotte ! il y a quelque chose de bien plus simple ! »
 
Rapidement, elle ramassa le manteau, le retourna et, avec ses dents blanches, arracha l’étiquette portant le nom et l’adresse du tailleur qu’elle cacha précipitamment dans son corsage.
 
Elle laissa retomber le manteau sur le seuil de la porte et, un instant après. Lamar et la propriétaire revinrent.
 
Max Lamar s’efforçait de sourire, mais, sous le calme qu’il affectait, perçait un violent dépit. La dame le regardait de côté avec un air de sarcasme poli et de lassitude hautaine.
 
— Eh bien, nous avons perdu la partie, mademoiselle Travis, dit-il à Florence. Si j’avais connu l’existence d’une autre porte, nous n’aurions pas inutilement monté la garde à celle-ci. Enfin, ce manteau nous reste et constitue une indication précieuse, murmura-t-il.
 
Il le ramassa, l’examina avec soin et ne put retenir un mouvement d’impatience.
 
— L’étiquette a été arrachée, s’exclama-t-il.Cette femme est vraiment très forte, elle n’oublie rien. C’est une professionnelle. Tel qu’il est, pourtant, ce manteau pourra peut-être nous renseigner, tout au moins s’il vient de cette ville-ci… Ce sera plus long, voilà tout… Je vais le porter à la Station centrale de police pour demander à Allen d’ordonner une enquête.
 
— Et dans le jardin, vous n’avez rien découvert ? demanda Florence.
 
— Non, absolument rien. Le sable est sec, on n’y voit que de vagues traces de pas.
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Max Lamar se retourna vers la propriétaire :
 
— Madame, lui dit-il, je vous demanderai peut-être la permission de revenir continuer mes recherches dans votre propriété.
 
— Volontiers, monsieur, volontiers, répondit la dame avec un sourire excédé, mais je ne pense pas que la voleuse revienne parmi nous, du moins ces jours-ci.
 
Elle fit un petit salut de la tête et, de sa même allure nonchalante et froide, regagna son cottage.
 
Florence et Max Lamar, celui-ci portant le manteau noir sous son bras, s’éloignèrent côte à côte.
 
Pendant quelques instants tous deux restèrent silencieux.
 
— Mademoiselle Travis-, dit enfin Lamar, je dois vous adresser mes remerciements très vifs pour l’aide que vous avez bien voulu me donner. Si vous n’aviez pas eu la complaisance de m’indiquer l’endroit où, hier, vous. aviez rencontré cette mystérieuse femme voilée, je n’aurais pas eu la chance de la voir aujourd’hui. Elle a réussi à s’enfuir, c’est vrai, mais j’ai au moins, dans ce manteau, un indice utile.
 
— J’ai été très heureuse de pouvoir vous rendre service, dit tranquillement Florence. Du reste, je vous avoue que cette poursuite m’a passionnée. L’imagination aidant, je me sentais l’âme d’une héroïne, en tenant ce pan de manteau. J’avais cependant un peu pitié de cette malheureuse que nous pourchassions ainsi…
 
— Je ne pense pas qu’elle mérite ce sentiment de votre part, dit Lamar.
 
Il s’interrompit un moment et reprit d’une voix légèrement hésitante :
 
— J’ai autre chose à vous dire. Une chose qui m’embarrasse beaucoup, mais que je dois vous avouer, car c’est le seul moyen que je me la pardonne à moi-même.
 
— Quoi donc, docteur Lamar ?
 
Florence savait parfaitement ce qu’il allait dire, mais elle leva sur son compagnon de beaux yeux étonnés.
 
— Eh bien, voici, continua-t-il sans la regarder. Lorsque, chez vous, il y a deux heures, au moment où, pendant que nous causions, votre domestique japonais est venu et vous a remis cette reconnaissance à demi brûlée qu’il venait de trouver dans votre chambre.
 
— Eh bien ?
 
— Eh bien… Je vous en prie, mademoiselle Travis, promettez-moi votre indulgence ? Eh bien, savez-vous ce que j’ai pensé ? J’ai pensé que… que la femme voilée, c’était…
 
— Qui donc ?
 
— Vous ! souffla-t-il la tête basse.
 
Florence partit d’un éclat de rire.
 
— Non, ne riez pas, je vous en prie. Cette idée était folle, injurieuse, stupide, je le
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sais, mais je l’ai eue ! Déjà, hier, lorsque je vous ai vue dans le parc, une impression vague et informulée, comme l’ombre d’un soupçon, m’avait traversé l’esprit sans môme que je m’en rende nettement compte. Mais, aujourd’hui, le soupçon s’est précisé, il est soudain devenu d’une certitude qui m’a paru aveuglante.
 
— Une certitude ?
 
Un reproche vibrait dans la voix de Florence, qui ne riait plus.
 
— Oui, pardon, une certitude. Pour vous accuser, tout s’enchaînait avec, me semblait-il, une affreuse et si évidente logique. Reconnaissez-le vous-même !… Et vos explications furent si hésitantes, vous montriez tant de trouble !… J’aurais dû me souvenir, il est vrai, que rien ne ressemble plus à l’embarras d’un coupable que la surprise d’un innocent déconcerté de se voir accuser…
 
— Ainsi, prononça lentement la jeune fille, vous avez cru que moi, Florence Travis, j’étais une voleuse ? Eh bien, docteur Lamar, je vous avoue à mon tour que je ne vous aurais jamais cru capable de faire à mon égard, quelles que soient les apparences, une telle supposition ! C’est, de votre part, de la déviation professionnelle, je vous assure ! Moi, une voleuse ! Mais, enfin, pourquoi ? Dans quel intérêt ? J’ai ri d’abord, tant c’était fou, mais en y pensant…
 
Lamar devint très rouge.
 
— Mademoiselle, je vous jure que ma volonté n’y était pour rien, mais, automatiquement, mon métier me pousse à tout supposer.
 
— Votre métier de détective ? demanda Florence.
 
— Non, mon métier de médecin. Il n’y a pas que l’intérêt qui meut les coupables. Des actes de ce genre peuvent être exécutés par des hallucinés… par des malades…
 
Un moment, le silence régna entre eux.
 
Florence avait eu un tressaillement intérieur. Soudain, un désir irrésistible l’avait saisie d’avouer, de s’en remettre à cet homme qui lui inspirait plus de confiance qu’aucun autre, vers qui elle se sentait entraînée par une sympathie irrésistible, et de dire à Max Lamar :
 
« Eh bien, oui, c’est moi. Je suis cette malade ! Guérissez-moi ! »
 
Mais une invincible honte la retint, et, déjà, l’impulsion fugitive s’était effacée.
 
— Pardonnez-moi, répéta Max Lamar. J’ai été insensé, je le sais bien. Du reste, je repoussais de toutes mes forces cette supposition, mais, j’avais beau faire, elle, s’imposait à moi impérieusement. Maintenant, je ne la comprends plus, cela m’apparaît comme si monstrueusement absurde.
 
— Il vous a fallu pour cela une preuve palpable.
 
— Je vous en prie, ne m’accablez pas. Si vous saviez comme j’ai été malheureux.
 
— Malheureux ? Pourquoi ? Je ne comprends pas, dit la jeune fille.
 
— Parce que j’ai pour vous une très vive sympathie et une profonde admiration, mademoiselle Travis, répondit Max Lamar d’une voix pleine d’émotion. Parce que, quoi qu’ai fait notre voleuse voilée et si coupable soit-elle, je lui ai une profonde gratitude depuis tout à l’heure, puisque c’est grâce à elle que ma folie est tombée et que, maintenant, je me trouve délivré de l’affreuse souffrance que je subissais… Me pardonnez-vous ?
 
Florence leva les yeux sur lui. Tout à l’heure, au garage, il l’avait irritée par la ténacité de sa poursuite envers la fugitive, bien qu’elle comprît l’injustice de ce sentiment. Maintenant, au contraire, elle avait
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un peu honte de le jouer ainsi. En même temps, un sentiment nouveau, qui naissait dans le cœur de la jeune fille et qu’elle ne s’avouait pas, la troublait :
 
— Me pardonnez-vous ? répéta Lamar presque tremblant.
 
Elle eut un sourire et lui tendit la main.
 
— Oui, dit-elle d’une voix basse et douce, je vous pardonne.
 
Lamar saisit cette main fine et délicate, d’une blancheur parfaite et dont le contact le fit tressaillir. En même temps, ses yeux rencontrèrent ceux de Florence. Une seconde, ils restèrent ainsi. Puis, Florence, rougissant légèrement, dégagea sa main.
 
Presque aussitôt, ils se séparèrent. La jeune fille était arrivée chez elle.
 
Quand il eut pris congé de Florence, Lamar s’éloigna vers la Station Centrale de Police.
 
Il était pensif, mais sa préoccupation ne s’attachait nullement à la voleuse voilée ni même au mystérieux Cercle Rouge. Il revoyait le sourire charmant d’un visage pur; il revoyait le regard de deux grands yeux profonds sous les grappes bouffantes et légères d’une chevelure brune descendant sur un front blanc, il entendait une voix douce, il pressait encore une petite main, une seconde abandonnée dans la sienne… Mais il eut un sourire presque mélancolique et haussa les épaules.
 
— Je suis complètement fou, murmura-t-il, quelles chimères vais-je rêver ?… Je ne suis qu’un pauvre diable de médecin sans fortune, et elle…
 
Il secoua la tête et, à l’aide d’un énergique effort, réussissant à bannir de son cerveau toute préoccupation autre que celle de son enquête, une fois encore il repassa les données de l’insolite problème qu’il s’était juré de déchiffrer.
 
Lorsque Max Lamar, portant toujours sur son bras le manteau noir, arriva à la Station Centrale, son ami, Randolph Allen se trouvait dans son bureau.
 
Le chef de police, impassible comme toujours, tendit la main au médecin légiste et acheva de donner des ordres à un agent en uniforme et à un jeune secrétaire qui prenait des notes.
 
Ces deux derniers sortirent bientôt, et Lamar fit au chef de police un récit détaillé et précis des événements de l’après-midi.
 
— Avec ce manteau, termina-t-il, nous pourrons très probablement découvrir le tailleur de chez qui il vient et, par le tailleur, nous arriverons à retrouver l’acheteuse, c’est-à-dire, sans doute, la femme voilée elle-même.
 
Randolph Allen, tout en écoutant son ami avec attention, avait examiné minutieusement le vêtement noir.
 
- Il est taché de graisse et de cambouis, observa-t-il, mais cela provient certainement du plancher du garage sur lequel il est tombé. Quant à notre enquête, elle ne pourra se faire que demain. Tous les magasins de la ville, continua-t-il en consultant sa montre, seront fermés dans une demi-heure d’ici. Je vais donner des ordres pour que l’on commencé l’enquête demain à la première heure.
 
Randolph Allen sonna.
 
- Prenez ce manteau, John, dit-il au garçon de bureau qui se présenta. Serrez-le avec grand soin et présentez-le-moi demain matin, dès mon arrivée. Vous ferez passer une note aux inspecteurs pour les prévenir qu’ils soient tous ici. J’aurai des ordres à leur donner.
 
Le garçon de bureau sortit en emportant le manteau.
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— Avec ce manteau nous avons un indice sérieux, reprit Allen en s’adressant à Lamar. Je crois que, cette fois, nous tenons le bout du fil, — sans jeu de mots, bien qu’il y ait un tailleur dans l’affaire, ajouta-t-il de sa même voix monotone et sans qu’une ligne de son visage indiquât le moins du monde qu’il avait eu la condescendance de plaisanter.
 
- Dînerez-vous au club, ce soir, Allen ? demanda Lamar en se levant. J’ai une ou deux courses à faire et ensuite j’ai l’intention d’y aller.
 
— J’ai aussi l’intention de dîner au club si mes fonctions me permettent de dîner à une heure civilisée, dit Allen avec sang-froid. Mais cela ne m’arrive en moyenne qu’une fois par mois. J’espère que cette exception tombera ce soir.
 
Ils se serrèrent la main et Lamar s’en alla.
 
 
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{{t4|{{sc|Où apparaît le tailleur muet}}|XII}}
 
 
 
Pendant que Max Lamar, après avoir laissé Florence au seuil de chez elle, s’éloignait vers la Station centrale de police pour remettre à Randolph Allen le manteau noir, la jeune fille, debout sous le péristyle de Blanc-Castel, y restait immobile.
 
Elle avait tout d’abord, et jusqu’à ce qu’elle l’eût vu disparaître, suivi du regard celui qui venait de la quitter. Puis, un instant, elle demeura rêveuse et, sur ses lèvres, se dessina un sourire ambigu où transparaissait une nuance de tristesse.
 
Mais tout à coup les pensées de Florence changèrent de cours ; elle tressaillit comme au sortir d’un songe qu’elle eût, fait toute éveillée et descendit les marches du perron.
 
Son chauffeur, justement, sortait des communs. Elle l’appela et lui donna des ordres minutieux ; il s’éloigna en hâte vers le garage attenant à l’habitation.
 
Florence, voyant ensuite Yama, qui passait dans le jardin, lui fit signe d’approcher à son tour. Le domestique écouta les instructions de la jeune fille, entra en courant dans la maison et en ressortit bientôt, rapportant la bourse de Florence, qu’il lui remit.
 
Deux minutes après le chauffeur amena devant la villa l’auto où la jeune fille monta seule, en hâte.
 
La voiture, à une vive allure, traversa une partie de la ville et enfin s’arrêta. Florence, se retournant sur les coussins, se mit en observation à la petite lucarne ovale pratiquée dans le fond de la capote.
 
La jeune fille, qui pouvait ainsi voir à l’extérieur sans être vue, surveillait avec attention l’entrée d’une maison qui se trouvait à une cinquantaine de mitres de l’endroit où l’auto avait stoppé.
 
Cette maison, c’était la Station centrale de police.
 
Florence était en vigie depuis quelques minutes lorsqu’elle vit au loin, comme elle s’y attendait, paraître Max Lamar. Portant<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/72]]==
toujours sur son bras le manteau noir, il marchait vite et s’engouffra dans la Station de police.
 
Un quart d’heure environ s’écoula. Florence était toujours à son poste. Enfin Max Lamar reparut. Il ne portait plus le manteau noir. D’un pas rapide, il s’éloigna.
 
Quand il fut hors de vue, Florence donna un ordre à son chauffeur. L’auto repartit, traversa, dans un autre sens, la ville et, au milieu d’un quartier commerçant, très éloigné du quartier élégant où était situé Blanc-Castel, fit halte à proximité d’un vaste magasin de confection pour hommes.
 
Florence descendit et entra délibérément dans le magasin.
 
L’heure de la fermeture approchait et quelques employés commençaient déjà à ranger les marchandises. Cependant, en voyant apparaître une jeune tille aussi jolie et aussi élégante que Florence, un commis, jeune homme roux, sémillant et pommadé, s’élança, la bouche en cœur et les bras en ailes de pigeon, d’un comptoir où, deux secondes plus tôt, il bâillait à se décrocher la mâchoire.
 
— Je désirerais avoir un costume complet et un pardessus, pour mon frère, expliqua Florence, qui s’amusait intérieurement des grâces du commis.
 
— Parfaitement, mademoiselle. Mademoiselle veut-elle avoir la bonté grande de m’accompagner, soupira le commis avec une œillade en coulisse et du ton qu’il eût pris pour faire une déclaration d’amour…
 
— Mon frère, continua Florence, est à peu près de ma taille. Il vient d’avoir la diphtérie…
 
Le commis fit un bond en arrière.
 
—- Ne craignez rien, remarqua tranquillement Florence, on n’a pas voulu que je l’approche pendant sa maladie. Mais ses anciens habits ne lui vont plus. Je veux, bien entendu des vêtements élégants…
 
Dix minutes après, chargée de deux vastes cartons, Florence remonta dans son auto qui l’arrêta ensuite à la porte d’un chapelier, puis d’un coiffeur.
 
Il était tard lorsque la jeune fille, portant de nombreux paquets, rentra à Blanc-Castel. Espérant ne pas être vue, elle traversa en hâte le vestibule. Elle mettait le pied sur la première marche-de l’escalier, lorsque {{Mme|Travis}}, qui survenait par la porte du fond, l’appela, et Florence dut s’arrêter.
 
- Mon enfant, comme tu rentres tard… Et en voilà des paquets ! s’exclama la vieille dame, qui considérait avec stupéfaction les colis qui encombraient les bras de Florence… Qu’est-ce que tout cela, grands dieux ?…
 
— Oh ! rien que des vêtements que j’ai promis à Meg Sanderson pour son vestiaire de charité et que j’ai été acheter. C’est ce qui m’a retardée. On n’en finit pas dans ces magasins, expliqua négligemment Florence. Accordez-moi encore dix minutes, maman, je vais changer de robe et je descends dîner.
 
» Merci, Yama, je monterai cela moi-même, ajouta-t-elle en refusant les services du domestique japonais qui, avec empressement, s’approchait pour la débarrasser des paquets.
 
La jeune fille gravit rapidement l’escalier et entra dans son appartement.
 
— Est-ce vous, Flossie ? demanda, venant de la seconde pièce, la voix de Mary.
 
— Oui, oui, ma bonne Mary ! c’est moi ! répondit Florence qui, en hâte, dissimula derrière un rideau ses colis et s’élança auprès de la vieille gouvernante.
 
Mary, au milieu de la pièce que l’obscurité envahissait, était assise dans un fauteuil, la tête sur sa main et le coude appuyé au bras du siège.
 
— Mary ! Mary ! s’écria Florence en se
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laissant tomber à genoux auprès de la gouvernante et en l’entourant de ses bras, comment oublierais-je jamais ce que vous avez fait pour moi aujourd’hui ! ce que vous avez risqué pour me sauver !… Oh ! ma bonne Mary, comme vous avez été admirable, forte, intrépide, dévouée ! Comme j’ai eu peur pour vous !
 
La jeune fille subissait la réaction de ses émotions et sanglotait nerveusement.
 
— Ne pleurez pas et ne parlons plus de cela, dit doucement Mary. N’êtes-vous pas mon enfant bien-aimée, à moi qui n’ai pas au monde d’autre affection que vous, Flossie ? N’êtes-vous pas l’enfant que j’ai bercée, que j’ai soignée, que j’ai élevée ? Ma chérie, quoi qu’il arrive, quoi que vous fassiez, votre vieille Mary vous est dévouée corps et âme; voyez-vous… Si j’avais été prise, je n’aurais rien avoué, je vous le jure, je me serais laissé condamner avec joie. Auprès de vous, est-ce que je compte, moi ?… Chut, reprit-elle en voyant que la jeune fille allait parler, je vous en prie, ne parlons plus de cela…
 
— Mais racontez-moi au moins, ce qui s’est passé ? demanda Florence. Dites-moi comment vous avez eu la première idée de faire cela et comment vous vous êtes sauvée ?
 
— L’idée ! Mon Dieu, on trouve facilement des idées pour défendre ceux qu’on aime. Il fallait donner le change au docteur Lamar et, pour cela, j’ai pris votre manteau et j’ai joué le rôle de la femme voilée. Ce n’était pas bien extraordinaire comme invention… Ce n’était pas bien extraordinaire non plus, dans le garage, de quitter le manteau et de sortir par la seconde porte. J’ai eu la chance de n’être vue de personne et d’arriver ici sans encombre. J’étais épuisée et c’est pourquoi je me suis réfugiée dans votre chambre… Mais une crainte m’est venue. Sur le manteau, on trouvera l’adresse du tailleur, et alors…
 
— Non, non, ne craignez rien, j’ai arraché l’étiquette !… Et, quant au manteau lui-même… eh bien, je vous promets qu’ils ne pourront pas s’en servir contre nous, termina Florence avec résolution.
 
Elle se releva, ouvrit l’électricité et commença de s’habiller.
 
— Tout cela, reprit-elle au bout d’un silence, c’est la faute de ce sot de Yama. Il est toujours d’un zèle intempestif. Quel besoin avait-il de me remettre, devant la docteur Lamar, cette maudite reconnaissance ?…
 
— C’est ce que je lui ai dit tout à l’heure, lorsqu’il est venu ici apporter une potiche pour remplacer celle qui avait été cassée. Mais je n’ai pas pu arriver à lui faire entrer dans la tête qu’il avait été maladroit, et il m’exaspérait tellement, avec son sourire niais figé sur ses lèvres, que, énervée comme je l’étais, j’ai fini par perdre patience. Je l’ai pris par l’oreille et je l’ai mis à la porte ! Jamais je n’ai vu une grimace pareille à celle qu’il a faite alors, ajouta Mary, sans pouvoir s’empêcher de rire.
 
Deux coups frappés à la porte l’interrompirent.
 
— Madame demande si mademoiselle est prête pour le dîner ! cria respectueusement la voix de Yama.
 
— Oui, oui, dites à madame que je descends, répondit Florence.
 
Elle était prête, exquise dans une harmonieuse robe du soir toute en dentelle noire sur fond de satin blanc. Elle embrassa une fois encore la vieille gouvernante et descendit pendant que Mary regagnait sa chambre.
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Pendant tout le commencement du dîner, Florence se montra d’une humeur particulièrement enjouée et égaya plusieurs fois {{Mme|Travis}}, qui fixait sur elle, des yeux pleins d’affection et d’admiration. Mais la gaieté de la jeune fille tomba peu à peu pour faire place à une préoccupation qui imprimait sur ses traits une expression d’audace déterminée.
 
Soudain, les yeux de Florence se portèrent sur sa main droite qu’elle avait posée à plat sur la table qui venait d’être desservie par Yama. Elle tressaillit et, rapidement, retira cette main pour la cacher sous la nappe. Sur la peau blanche, elle avait vu monter l’écarlate anneau des heures de crise : le Cercle Rouge.
 
Elle pâlit un peu, mais eut un mouvement d’épaules résolu. Ce qu’elle avait décidé de faire, elle le ferait.
 
— Es-tu souffrante, mon enfant? demanda avec inquiétude {{Mme|Travis}}, qui observait le visage contracté de la jeune fille.
 
— Souffrante, c’est trop dire, maman, répondit celle-ci en passant sur son front sa main gauche, mais, vraiment, je ne suis pas très bien. J’ai une violente migraine. Je crois que je me suis trop fatiguée aujourd’hui. Je te demande la permission de remonter dans ma chambre. Je vais me coucher et cela passera en dormant… Mais, surtout, que personne ne vienne me déranger, sans cela; je serai malade demain…
 
— Non, non, sois tranquille. On ne te dérangera pas, et je vais donner ordre qu’on ne fasse aucun bruit dans la maison, dit {{Mme|Travis}} avec sollicitude.
 
Florence lui souhaita le bonsoir en l’embrassant et remonta dans son appartement, où elle s’enferma à double tour.
 
La vieille dame, bientôt après, passa dans le grand vestibule, qui, meublé avec le plus luxueux confort, était sa pièce de prédilection. Comme Mary entrait au même moment, {{Mme|Travis}} la chargea d’aller prévenir les domestiques que mademoiselle avait la migraine et qu’il ne fallait, sous aucun prétexte, la déranger ni faire le moindre bruit.
 
Puis, {{Mme|Travis}}, s’installant à sa place favorite, ouvrit un roman et se mit à lire dans le silence de la maison. Mais, avant qu’une demi-heure se fût écoulée, la bonne dame, lasse de sa journée, s’assoupit, si bien que le livre s’échappa de ses mains et roula par terre sans la réveiller.
 
Alors Mary, qui brodait auprès de sa maîtresse, se leva et, à pas muets, gagna l’escalier. Elle le gravit et vint frapper à la porte de la chambre de Florence.
 
Elle frappa doucement d’abord, plus fort ensuite, mais rien ne lui répondit.
 
La gouvernante hésita un moment, puis redescendit silencieusement et reprit sa broderie, comme si de rien n’était. Mais sa main tremblait et, à chaque point, elle se piquait les doigts.
 
 
 
La nuit était tombée depuis longtemps.
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Randolph Allen, dans ce même bureau de la Station centrale de police où l’avait laissé Max Lamar, travaillait toujours assidûment. Enfin, ayant dicté une dernière note de service à son secrétaire, il congédia celui-ci. La besogne du jour était terminée. Allen regarda sa montre et constata qu’en se hâtant un peu il arriverait au club à temps pour dîner avec Lamar. Satisfait, mais toujours impassible, il se coiffa de sa casquette pour sortir.
 
La porte s’ouvrit. Le secrétaire entra.
 
— Excusez-moi, monsieur, dit-il. Quelqu’un demande à vous voir.
 
- Qui est-ce ?
 
— Un jeune homme. Il est muet. Il dit — ou plutôt il écrit — qu’il vient de la part, du docteur Lamar. Il est dans mon bureau. Voici ce qu’il a écrit :
 
Le secrétaire tendit une feuille de bloc-note à son chef qui lut ces mots tracés au crayon :
 
« Je suis muet, mais j’entends parfaitement. C’est le docteur Lamar qui m’a envoyé pour voir le chef de police. »
 
« Lamar est infatigable se dit Allen. il a commencé son enquête dès ce soir. »
 
- Faites entrer ce jeune homme, ordonna-t-il à haute voix.
 
» Si j’arrive d’ici Noël, à dîner une fois avant minuit, je m’estimerai un homme heureux », continua-t-il pour lui-même, en posant sa casquette et en s’asseyant à son bureau pour recevoir le visiteur que le secrétaire introduisait.
 
Le visiteur était un jeune homme, - un adolescent plutôt, élégamment vêtu, au visage fin et intelligent, au teint brun, aux sourcils noirs et aux cheveux noirs sous une vaste casquette grise qu’il ne retira pas, ses mains finement gantées étant du reste embarrassées par une canne, un bloc-note et un crayon.
 
Il prit place dans le fauteuil que lui indiquait le chef de police et. sans se déganter, griffonna quelques lignes sur le bloc-notes, puis tendit la feuille à Allen.
 
« Je m’appelle Osborne, lut celui-ci. Je suis tailleur pour dames. Le docteur Lamar m’a chargé d’examiner le manteau qu’il a laissé aujourd’hui entre vos mains. »
 
— Vous allez le voir à l’instant même, dit tout haut Allen.
 
Il sonna, et au garçon qui se présenta : — Tom, apportez ici le manteau que je vous ai remis tout à l’heure.
 
Deux minutes après, {{M.|Osborne}}, tailleur pour dames, examinait le manteau noir avec le plus grand soin. Quand il eut tourné et retourné sur toutes ses faces le vêtement, il le posa près de lui, reprit son crayon et présenta à Randolph Allen la communication suivante :
 
« Je suis à peu près persuadé que ce manteau est sorti de nos ateliers, mais, pour en avoir une certitude absolue, il faudrait que je l’emporte chez moi pour le montrer à mon chef tailleur. »
 
Allen, ayant lu, regarda {{M.|Osborne}}.
 
— Votre chef tailleur est encore chez vous à cette heure-ci ?
 
« Oui » fit de la tête le jeune homme.
 
Allen réfléchit un moment.
 
— Très bien, reprit-il enfin. Je consens à ce que vous emportiez le manteau. Mais c’est une importante pièce à conviction dont je n’ai pas le droit de me dessaisir ainsi. Un de mes agents va vous accompagner et me le rapportera.
 
» Tom, appelez Mike : ordonna-t-il au garçon de bureau qui sortit.
 
Si cette précaution de Randolph Allen contraria {{M.|Osborne}}, celui-ci ne le montra point. Il se contenta d’incliner la tête en signe d’acquiescement, de se lever et de plier le manteau noir qu’il mit sur son bras. Puis il attendit.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/76]]==
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Le garçon de bureau revint, ramenant un agent.
 
— Mais je vous avais dit de m’amener Mike, dit Allen en voyant celui-ci.
 
— Pardon chef, j’avais entendu Meeks. Du reste Mike n’est pas ici, il enquête sur l’affaire Plum.
 
— C’est vrai. Eh bien, Meeks, puisque vous êtes là, c’est vous que je vais charger d’une mission importante.
 
» Mais pas de négligence, pas de faiblesse, n’est-ce pas ? continua Allen en prenant l’agent à part. Vous avez quelques peccadilles à vous faire pardonner, et, si vous n’aviez pas si bravement arrêté l’autre jour le fameux Jack…
 
Meeks, raide, salua. C’était un grand gaillard efflanqué, d’une vigueur et d’une intrépidité proverbiales, mais il avait l’esprit aussi borné qu’il avait les muscles solides. En outre, il passait à juste raison pour n’être pas ennemi d’un verre de whisky, ce qui avait déjà fait du tort à son avancement. Randolph Allen, cependant, savait qu’on pouvait compter sur lui pour exécuter une consigne, et la mission qu’il voulait lui confier ne demandait aucune initiative,
 
— Écoutez-moi bien, continua le chef de police. Vous allez accompagner ce jeune homme où il vous mènera. Surtout ne perdez pas de vue le manteau noir qu’il a sur le bras et qu’il doit montrer à son chef tailleur. Quand ce sera fait, vous reprendrez le manteau, vous le rapporterez ici et vous le remettrez en mains propres à Hudson, mon secrétaire. Je compte absolument sur votre vigilance. Vous m’avez bien compris ?
 
— Oui, chef. J’accompagne ce jeune homme où il me mènera. Surtout je ne perds pas de vue le manteau noir qu’il a sur le bras. Quand c’est fini, je rapporte le manteau à {{M.|Hudson}}, votre secrétaire.
 
— C’est cela. Allez.
 
Meeks, raide, salua de nouveau et fit demi-tour. {{M.|Osborne}}, tailleur pour dames, se dirigeait déjà vers la porte, Meeks, en deux enjambées, le rattrapa.
 
Dans la chaude soirée, le long des rues devenues silencieuses, où la lune qui montait à l’horizon commençait à jeter des clartés blanches et de grandes ombres noires, tous deux s’éloignèrent.
 
{{M.|Osborne}} avait le manteau noir plié sur le bras et Meeks les yeux fixés sur le manteau.
 
 
 
 
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{{t4|{{sc|Aventures dans la nuit}}|XIII}}
 
 
 
Sous la surveillance étroite de ragent Meeks, qui se serait fait hacher plutôt que de le quitter d’une semelle, {{M.|Osborne}}, tailleur pour dames, marchait vite, les dents serrées et dans un état de rage difficile à décrire.
 
— Ainsi, songeait {{M.|Osborne}}, — ou plutôt songeait Florence Travis, que le lecteur, mieux renseigné que {{M.|Randolph Allen}}, a déjà reconnue, cela va sans dire, dans la personne du tailleur muet, — ainsi, c’est pour rien que j’ai imaginé un stratagème si bien combiné. C’est pour rien que j’ai pris ces vêtements d’homme, que je me suis teint les joues avec de l’ocre et les sourcils avec du noir, que j’ai mis cette perruque qui me donne la migraine. C’est pour rien que, depuis une heure, je joue ce rôle en risquant que mon déguisement soit reconnu par ce Randolph Allen !… Sans compter que si ma mère ou bien Mary viennent frapper à ma porte pour s’informer de ma santé, elles s’apercevront que je ne suis plus à Blanc-Castel…<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/77]]==
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Florence s’était d’abord jetée dans l’aventure avec toute l’audacieuse témérité qui s’était révélée en elle, mais maintenant, en voyant son plan renversé, alors qu’elle s’était cru au point de réussir, elle pleurait presque de dépit exaspéré.
 
— Qu’est-ce que je vais faire ? se disait-elle, en regardant de côté, avec le désir de l’étrangler, Meeks qui, renfrogné, la suivait sans hâte, chacun des pas de ses longues jambes équivalant à deux pas de Florence. Qu’est-ce que je vais faire ? Comment me débarrasser de ce grand escogriffe rivé à mes talons ? Lui offrir de l’argent ? Si, comme c’est probable, il est intègre, cela me perd définitivement.
 
Soudain, elle tourna la tête. Il lui avait semblé entendre des pas étouffés suivre les leurs. Elle ne vit rien et crut s’être trompée.
 
— Où habitez-vous ? demanda tout à coup Meeks, que cette course silencieuse ennuyait profondément.
 
Florence fit un geste vague.
 
— Ah ! c’est vrai, voue êtes muet, je ne m’en rappelais plus, dit Meeks.
 
Deux minutes passèrent.
 
— Il y a longtemps que vous êtes muet ? reprit Meeks tout tranquillement.
 
Cette fois, il n’obtint même pas un signe en guise de réponse. Florence s’affolait, elle cherchait en vain un stratagème qui la sauverait. Cette course insensée ne pourrait toujours se prolonger. Et l’épouvante la gagnait, l’épouvante d’être découverte et de l’affreux scandale qui s’ensuivrait.
 
- Je suis perdue, je suis perdue, songeait-elle avec angoisse, tout en ralentissant le pas.
 
Meeks à ses côtés marchait maintenant silencieusement, plus renfrogné que jamais. C’était vraiment une sale corvée que le chef lui avait donnée là, et Meeks ne put se retenir de jeter un regard d’envie sur les consommateurs réunis dans un bar devant lequel ils passaient.
 
Florence surprit ce regard et une idée germa dans son cerveau, une idée plus audacieuse et plus folle peut-être que toutes ses autres idées, mais qu’à cause de cela même, dans son désespoir, elle accueillit et réalisa aussitôt.
 
Avisant, trente pas plus loin, un autre bar, elle s’y dirigea.
 
Meeks lui mit la main sur l’épaule.
 
- C’est pas chez vous, ça, car c’est, un bar ! objecta-t-il.
 
Florence tira son bloc-notes.
 
« J’ai soif, écrivit-elle. Votre chef a ordonné que vous me suiviez où je voudrai. »
 
Sous un réverbère, elle mit la feuille sous les yeux de l’agent, Meeks lut et devint perplexe.
 
Il avait soif, lui aussi, très soif. L’idée d’un verre de whisky alluma ses yeux, mais le sentiment du devoir le fit hésiter cruellement.
 
— C’est vrai que le chef a ordonné que
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je le suive partout où il voudrait, murmura-t-il à mi-voix… Mais il veut aller au bar. C’est vrai qu’il a le droit d’avoir soif, ce garçon… Et pourvu que j’aie les yeux sur le manteau…
 
Florence avançait sans l’écouter vers le bar. En deux enjambées, Meeks la rattrapa.
 
- Pas dans celui-là, dit-il seulement. Il y a trop de monde… Tiens, dit-il en se retournant brusquement, j’aurais juré qu’il y avait quelqu’un derrière nous.
 
Florence traversa la rue et, sans vouloir entendre de nouvelles objections, entra délibérément dans une petite taverne sombre et presque déserte.
 
Le patron, colosse d’aspect revêche, eut un regard d’étonnement en voyant le singulier couple que formaient ce grand agent et ce petit jeune homme élégant.
 
Sans mot dire, cependant, il leur indiqua une table et servit du whisky que Meeks prit sur lui de commander, eu égard sans doute à l’infirmité de son compagnon, et n’imaginant du reste pas que l’on pût boire autre chose.
 
Florence trempa ses lèvres dans un verre de soda où il y avait quelques gouttes de whisky. Meeks avala d’un trait un verre de whisky où il y avait quelques gouttes de soda. Il n’eut qu’un faible geste de protestation quand {{M.|Osborne}} remplit son verre qu’il vida aussitôt.
 
- Rien qu’une larme, cette fois-ci, c’est que pour y goûter. Oh ! vous avez la main lourde, remarqua-t-il avec une satisfaction émue au troisième verre plein qu’il vit devant lui.
 
» C’est vrai qu’il faisait soif, poursuivit-il d’une voix qui s’empâtait, quand il en fut au quatrième verre, c’est-à-dire cinq minutes plus tard.
 
Il regarda son compagnon et, avec gravité :
 
— {{M.|Osborne}}, d’être muet, ça ne vous gêne pas pour boire ?
 
Il but lui-même un bon coup, comme pour se rendre compte qu’il le faisait facilement et reposa son verre d’une main mal assurée.
 
— Ça ne vous fait pas de peine, au moins, ce que je viens de vous demander là ? reprit-il. Parce que je ne veux pas vous faire de peine, vous savez… J’ai de la sympathie pour vous, quoi…
 
» Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il, en se dressant tout à coup avec une émotion qui sembla pour une seconde le dégriser à demi. Qu’est-ce que c’est ? Qui a marché dans le mur ?
 
Florence, qui le regardait avec un dégoût auquel se mêlait la satisfaction de voir réussir son plan, tressaillit. N’avait-elle pas elle-même entendu un frôlement sourd, insolite, étouffé, près de son oreille ?
 
Effarée, elle jeta les yeux autour d’elle. Elle était dans l’angle au fond de la salle étroite, sombre, basse et enfumée.
 
Derrière elle, et à droite, c’était le mur. Le patron, assis dans son comptoir, n’avait pas bougé. Un ivrogne, dans l’autre angle, dormait la tête dans ses bras. À l’autre bout de la salle, trois hommes d’assez mauvaise mine tenaient à voix basse une discussion animée qui les absorbait.
 
Soudain, Florence fut saisie d’une peur atroce. L’esprit d’aventure et d’audace qui, depuis une heure, habitait en elle la quitta brusquement. Tout ce qu’il y avait de fou, de trouble, de redoutable dans ce qu’elle faisait lui apparut. Elle se vit, seule, elle, Florence Travis, dans ce bouge sordide, au milieu de ces gens qui étaient sans doute des malfaiteurs, en face de ce policier qui était pour elle plus encore une menace qu’une protection et qu’elle faisait boire pour lui échapper. Un flot de honte, de dégoût et d’épouvante l’envahit, la suffo-
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qua. Elle manqua défaillir et n’eut que la force d’avaler une gorgée pure de l’horrible breuvage qui lui brûla la gorge, mais la secoua de la tête aux pieds, lui redonnant un peu de courage.
 
Meeks était retombé sur sa chaise. Il versait dans son verre, d’une main qui tremblait, les dernières gouttes de la bouteille de whisky.
 
— C’est que j’ai des ennemis, murmura-t-il en secouant la tête sentencieusement, comme un magot chinois, c’est que j’ai des ennemis. Ils ne me font pas peur, mais j’en ai. Dame, tu comprends, Osborne, on n’a pas arrêté du monde pendant vingt ans. Il s’interrompit, béant, les yeux dilatés, la face livide où seul son grand nez restait flamboyant.
 
- Le nègre, répétait à mi-voix Meeks, le nègre…
 
Florence, suivant son regard, avait déjà tourné la tête. Vit-elle ou ne vit-elle pas à la vitre de la fenêtre, une face noire qui lui parut hideuse, des yeux blancs, une bouche qui grimaçait ?…
 
— Le nègre, répétait à mi-voix Meeks, ça fait huit jours qu’il me suit. Je le vois la nuit. Tout à coup, il sort on ne sait d’où… Des fois, il y a une femme avec lui…
 
» Et, sûrement, c’est lui qui était derrière le mur… Seulement, vois-tu, Osborne, je ne vois le nègre que quand je suis ivre, alors je n’ose pas en parler au chef… Je te dis ça à toi parce que tu es vraiment un ami… Et puis, je n’ai ni femme, ni enfant, alors qu’est-ce que ça fait ?… Je n’ai pas peur… Je n’ai jamais peur, moi… C’est bien connu… Un nègre… peuh… Oui, mais… ce nègre-là… Ce nègre-là, il rit toujours… Mais vois-tu, si c’est l’homme que je crois, il n’est pas noir, il n’est pas gai… C’est de la frime… Et il aura ma peau…
 
Raide sur sa chaise, maintenant il semblait divaguer, luttant contre une terreur que repoussait son courage aveugle. Il porta à ses lèvres son verre vide et le reposa si fort qu’il le brisa sur la table. Le patron, sortant de son comptoir, approcha.
 
Florence était debout. Elle paya le whisky. Elle avait espéré tout d’abord laisser ivre-mort sous la table son surveillant, mais si celui-ci était ivre, il ne tombait pas. Ce qu’il avait vu, hallucination ou réalité, semblait l’avoir galvanisé. Et Florence, sa vie eût-elle été en jeu, n’avait plus maintenant la force de rester là une seconde de plus. D’un élan, elle fila vers la porte.
 
— Attends-moi, Osborne, tu sais bien que je dois garder les yeux sur le manteau, cria Meeks qui, chancelant, s’élança à sa suite.
 
L’air du dehors l’étourdit, mais le souvenir de sa consigne qui, dans son cerveau, au milieu des fumées de l’alcool veillait, idée fixe, le maintint debout.
 
Ils s’engagèrent dans une longue avenue. La terreur qui avait bouleversé Florence s’était dissipée, au sortir do la taverne. La volonté désespérée de réussir à atteindre son but la remplissait maintenant de résolution, et une fureur grandissait en elle contre cet ivrogne obstiné qui s’attachait à ses pas.
 
Sournoisement, elle se déganta pour avoir les mains plus libres. Sur sa main droite elle sentait, autant que d’un coup d’œil furtif elle le vît, monter et se dessiner, plus ardent que jamais, le stigmate fatal, l’héritage de folie et de violence de sa race maudite.
 
— Eh bien, bégaya la voix pâteuse de Meeks, qui semblait devenu irritable, depuis qu’il n’avait plus à boire. Est-ce qu’on va arriver enfin ?
 
— Oui, dit d’une voix sourde Florence oubliant son rôle. Venez par ici. Je vais vous montrer la maison.
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Meeks eut un soubresaut.
 
— Le muet qui parle !… Ah ! par exemple !… Je comprends, cria-t-il, illuminé d’une idée soudaine. C’est le whisky ! ça l’a guéri !
 
Satisfait de l’explication, il suivit Florence. Au point où ils étaient parvenus, l’avenue faisait un coude à angle droit et, du sommet de l’angle, vers un quartier de la ville situé en contre-bas, à trente pieds en dessous, descendait un immense escalier. En haut des marches de marbre, sur lesquels ruisselait féeriquement la clarté lunaire, Florence fit halte.
 
- Eh bien! quoi encore ? demanda Meeks qui, vacillant, s’arrêta près d’elle.
 
Florence étendit la main.
 
— Voyez la maison, c’est par là.
 
— Tiens, qu’est-ce que vous avez donc sur la main…
 
L’ivrogne ne put achever. Il perdit l’équilibre, projeté en avant par Florence, qui l’avait poussé dans le dos de toutes ses forces. De marche en marche, Meeks roula avec une vitesse accrue et s’arrêta seulement en bas des degrés où il resta étendu tout de son long inanimé.
 
- Bouge plus, toi ! Je vais l’achever ! J’ai dit qu’il y passerait de ma main ! souffla une voix basse et rauque à l’oreille de Florence.
 
Elle tourna la tête, épouvantée. Une face noire, grimaçante, hideuse, lui apparut une seconde, une ombre passa près d’elle comme un trait et elle vit un gros homme qui, avec agilité, descendait les marches.
 
— Il a son tranchet, dit une autre voix de femme, assourdie et brève. Voilà une heure qu’on vous suit, dans l’avenue et au bar. Vous avez failli y passer avec lui… On ne savait pas que vous vous prépariez à l’arranger comme ça, l’agent Meeks.
 
Florence vit dans la pénombre d’un mur, à quelques pas d’elle, une forme féminine dont le visage était indistinct. Éperdue d’horreur, sans voix, son premier mouvement fut de fuir. Mais le souvenir du malheureux Meeks lui traversa l’esprit. En bas des marches, il gisait, assommé à demi sans doute, et c’était Florence qui l’avait ainsi livré sans défense à des assassins… Et elle fuirait lâchement, sans tenter même un geste pour le sauver ?… Non ! elle se serait jugée plus méprisable que les bandits quelle venait de voir paraître comme de sinistres larves, jaillies soudain du crime et de la nuit. Florence, d’un geste rapide, porta la main à sa ceinture, quelque chose brilla dans cette main. Deux coups de revolver tirés en l’air retentirent.
 
Au bruit des détonations, l’assassin au visage noir, qui se penchait déjà sur le corps du policier inanimé, se redressa d’un bond et en toute hâte remonta l’escalier. Dans sa main droite luisait une longue lame étroite et effilée.
 
— Qu’est-ce que c’est ? dit-il essoufflé en se précipitant vers la femme inconnue qui n’avait pas quitté son coin d’ombre. Qui a tiré ? J’ai cru que c’était toi qu’on arrêtait…
 
- C’est le petit jeune homme, qui a tiré.
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Je ne sais pas ce qu’il lui a pris. Regarde-le là-bas. Il a détalé en te voyant remonter, répondit sa complice en désignant une forme, lointaine déjà, qui courait, avec une remarquable vitesse.
 
— Il n’y a qu’à détaler nous-mêmes. Ça va amener du monde, ces coups de revolver. Meeks, je le retrouverai tôt ou tard. Il a arrêté Jack, mon neveu, et avec moi, ces choses-là, ça se paye. Maintenant filons chacun de notre cote et restons terrés pour quelques jours. Si j’ai besoin de toi, je te téléphonerai. Bonsoir, Clara.
 
— Bonsoir, Sam Smiling… Dis donc, prends garde qu’on ne te voie en rentrant. Tu as la figure toute tachetée. Ta peinture s’en va.
 
— Dame, j’ai eu chaud. Et puis, je m’en doutais bien que ce noir-là c’était de la camelote…
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Laissons le gros homme au visage noirci et sa mystérieuse complice qui se séparent pour regagner leurs repaires respectifs, laissons ragent Meeks, qui est étendu au bas de l’escalier de marbre, revenir, s’il le peut, de l’évanouissement consécutif à sa chute et que le tranchet de cordonnier de son ennemi a failli tragiquement prolonger à jamais par la mort ; laissons même — nous la rejoindrons tout à l’heure — Florence qui, vers Blanc-Castel, court à perdre haleine, avec, sur le bras, comme un trophée, le manteau noir enfin conquis, — revenons au Club élégant où Max Lamar a donné rendez-vous à Randolph Allen.
 
Le médecin légiste qui, après avoir quitté la Station centrale de police, était passé d’abord à l’asile, pour voir un malade réclamant ses soins, puis chez lui pour s’habiller, arriva fort tard au club. Allen, cependant, ne s’y trouvait pas encore et Max Lamar, résolu à l’attendre, au lieu de gagner la salle de restaurant où sa table était retenue, s’arrêta dans le vaste et élégant fumoir.
 
Quand il y fit son entrée, vers lui toutes les mains se tendirent.
 
Sans quitter le pardessus couvrant son habit noir, il s’approcha de deux membres du club avec lesquels il était particulièrement lié, et qui, installés dans de confortables fauteuils, causaient gaiement. Il s’appuya négligemment à une table près d’eux et, allumant une cigarette, écouta leur conversation.
 
— C’est un philanthrope déguisé en femme qui a fait le coup, n’est-ce pas, docteur Lamar ? s’exclama un vieillard pétulant (il avait eu recours à des usuriers dans sa jeunesse et leur gardait, une solide rancune). C’est un philanthrope ! Je parie 100 dollars que c’est un philanthrope ! Voler un Bauman, — ou plutôt l’empêcher, par un moyen radical, de voler les pauvres, c’est se substituer à la Providence tout simplement ! Voyons, monsieur Davidson, cent dollars, que c’est un philanthrope !
 
— Cent dollars, tenu! répliqua placidement M. Davidson. Ce n’est pas un philanthrope, c’est un autre voleur, une voleuse plutôt qui, maintenant, va faire chanter Bauman avec les reconnaissances. Telle est mon opinion. Mais voici Randolph Allen, il va nous donner son avis.
 
Randolph Allen, en effet, aussi froid qu’une carafe frappée, faisait méthodiquement son entrée.
 
— Merci de m’avoir attendu pour dîner, dit-il posément à Max Lamar, sans qu’une nuance d’expression passât dans sa voix. Je suis en retard d’une façon désolante. C’est d’ailleurs de votre faute.
 
— De ma faute ? Comment cela ? dit Lamar surpris.
 
— J’allais partir. Votre tailleur m’a pris une demi-heure.
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Lamar ouvrit des yeux ahuris.
 
— Mon tailleur ?
 
— Oui, Osborne. Le muet que vous m’avez envoyé. Enfin, je ne regrette pas ma demi-heure. Notre enquête, grâce à vous, a fait un grand pas. Osborne est à peu près sûr que le manteau vient de chez lui.
 
— Voyons, voyons, Allen, qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ? Qui est cet Osborne? ce tailleur ? ce muet ? Je ne vous ai envoyé personne.
 
Randolph Allen, en un éclair, dut s’apercevoir qu’il s’était laissé jouer. Il en fut stupéfait et furieux, on n’en saurait douter, mais l’œil le plus clairvoyant n’eût pu saisir sur son visage l’ombre de la plus légère émotion. Du même ton impassible, il expliqua à Max Lamar ce qui était arrivé.
 
Max Lamar, lui, ne chercha pas à dissimuler sa consternation et son dépit, mais il ne voulait pas blesser son ami Allen et s’associa à la faute commise.
 
—- Nous avons été joués, dit-il. Nous nous sommes laissé reprendre la seule pièce qui eût pu nous servir d’indice pour retrouver la femme voilée. Nos adversaires, quels qu’ils soient, ne manquent ni d’audace ni d’imagination.
 
— J’apprécie les éloges que vous leur décernez, mon cher docteur, répondit imperturbable Allen. J’ignore si vous avez été joué par quelqu’un. Quant à moi, cela ne m’est pas arrivé. J’ai pris mes précautions. Un agent accompagne le tailleur, avec ordre de ne pas quitter des yeux le manteau et de le rapporter à mon secrétaire dès qu’il aura été examiné.
 
— Ah ! vous me rassurez, dit Lamar avec un soupir de soulagement. Cependant, si vous le voulez bien, allons tout de suite à votre bureau voir si l’agent est revenu.
 
— Volontiers, dit Allen, qui, très inquiet, bien qu’il eût péri plutôt que de le montrer, ne pensait plus à dîner.
 
Ils sortirent précipitamment et une auto du club, en quelques minutes, les eut conduits à la Station centrale de police.
 
— Quoi de nouveau, Carson ? demanda Allen à l’agent qui était de planton à la porte de la Station centrale. Meeks est-il revenu ?
 
— Pas encore, chef, répondit l’agent, en portant la main à sa casquette.
 
— Il n’y a pas de temps perdu, murmura Lamar sans conviction.
 
En compagnie du chef de police, il monta dans le cabinet de travail de celui-ci et devant le bureau fermé de Randolph Allen, s’assit.
 
— Vous permettez ! dit-il en ouvrant un registre, je veux vérifier si ce nom d’Osborne ne vous aurait jamais été signalé pour une raison quelconque.
 
- Vous êtes chez vous, dit Randolph Allen.
 
— Rien, dit-Lamar au bout de quelques minutes. Je m’en doutais. Maintenant, je vais user de votre téléphone pour…
 
Un pas lourd et hésitant l’interrompit. Un homme entra dans le bureau.
 
C’était Meeks.
 
L’infortuné était dans un état lamentable, poussiéreux, déchiré, meurtri, le visage blême et hagard. On eût dit qu’il venait de soutenir un combat furieux contre toute une foule en fureur.
 
Son ivresse s’était dissipée, mais, dans ses yeux effarés, se lisait une sorte d’égarement.
 
— Meeks ! cria Lamar. Que vous est-il arrivé ? Où est le manteau ?
 
Meeks, sans répondre, ouvrit les bras en un geste désespéré.
 
— Parlez ! ordonna Randolph Allen.
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— Le manteau est parti et Osborne avec, articula difficilement le malheureux Meeks, en s’appuyant au coin du bureau pour ne pas tomber. Je n’aurais jamais cru cela, ajouta-t-il avec amertume, un jeune homme si convenable…
 
Il fondit en larmes. Pressé de questions par Lamar et Allen, il raconta d’un bout à l’autre son histoire, supprimant seulement l’arrêt dans la taverne, le whisky et l’apparition de la face noire qu’il avait cru voir à la fenêtre. En regagnant la Station centrale, il avait réfléchi, dans la mesure de ses moyens, et il, s’était convaincu que cet incident était tout entier le produit de son imagination ; en conséquence, il avait résolu de n’y pas faire allusion.
 
- Alors, termina-t-il, en haut de l’escalier, le muet a parlé. Je lui avais demandé où nous allions parce que cela me semblait louche, à la fin, cette course qui n’en finissait pas. Il m’a dit : « Je vais vous montrer ma maison. » Alors, je me suis avancé. Il m’a poussé dans le dos brusquement. J’ai perdu l’équilibre et j’ai roulé du haut en bas. J’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, j’ai remonté les marches aussi vite que j’ai pu, mais je n’ai plus rien vu. Il s’était enfui en emportant le manteau noir…
 
Meeks se tut. Max Lamar réfléchissait. Si le soi-disant Osborne avait joué le rôle de muet, c’est donc qu’Allen connaissait sa voix ou pourrait un jour la connaître. Certainement, il était déguisé aussi complètement que possible. Lamar, d’un geste, coupa court aux reproches que le chef de police adressait à son subordonné.
 
— Voyons, Meeks, dit-il à ce dernier. Réunissez vos souvenirs. Ne pouvez-vous vous rappeler un détail quelconque qui nous permette d’identifier sans hésitation, si nous le retrouvons un jour ou l’autre, cet Osborne ? N’avez-vous pas été frappé par quelque chose dans sa personne ou ses manières qui nous serve d’indice pour le découvrir ?
 
— Le retrouver… Ça, je voudrais bien le retrouver ! gronda Meeks en serrant ses robustes poings. La canaille, il m’a brisé les os ! Écoutez, docteur Lamar, continua-t-il après une hésitation, c’est une si drôle de chose que, peut-être bien, j’ai eu la berlue a ce moment-là, mais tout de même, je suis sûr et certain — et j’en donnerais ma tête à couper — qu’à l’instant même où il m’a fait dégringoler, j’ai vu sur sa main, aussi distinctement que je vous vois, un Cercle Rouge.
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Revenons à Florence.
 
Rassurée sur la vie de l’agent Meeks, car, après ses deux coups de revolver, elle avait vu le gros homme maquillé en nègre
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remonter l’escalier de marbre sans frapper le policier évanoui, Florence maintenant s’enfuyait en courant avec une vitesse remarquable dans la direction de Blanc-Castel.
 
Les avenues qu’elle traversait étaient à peu près désertes et elle avait soin de filer dans l’ombre des murs en évitant la blanche clarté lunaire qui baignait le milieu des trottoirs. Bientôt cependant, elle jugea prudent de ralentir son allure ; personne ne la suivait et une course aussi folle pouvait paraître suspecte.
 
Florence éprouvait des sentiments multiples : soulagement profond de s’être tirée sans encombre de cette aventure, la plus insensée qu’elle eût tentée encore ; satisfaction vive d’avoir reconquis cet indice redoutable qu’était le manteau noir aux mains des enquêteurs ; terreur et dégoût des êtres hideux qu’elle avait entrevus ; fierté enfin d’avoir eu le courage de ne pas s’être enfuie avant d’avoir protégé l’existence de sa victime ; tout cela se mêlait dans son esprit.
 
Puis elle songea à la déconvenue de l’impassible Randolph Allen quand il apprendrait que le manteau lui avait été ravi… Elle ne put retenir un petit rire argentin, qui sonna si clair qu’un promeneur tourna la tête, croyant voir une jolie femme, et fut grandement surpris de n’apercevoir que la silhouette d’un jeune homme s’éloignant.
 
Florence bientôt ouvrit avec précaution la petite porte dérobée qui donnait accès dans le parc de Blanc-Castel ; elle la referma aussi doucement, et respira : elle était chez elle, elle était sauvée. Il ne lui restait plus qu’à atteindre sa chambre, et cela c’était, lui semblait-il, un jeu d’enfant eu égard aux effroyables obstacles qu’elle avait surmontés…
 
Dans le parc, de massif en massif, elle se glissa aussi silencieuse qu’une de ces ombres qu’envoyait la pleine lune le long des allées blanches.
 
Soudain, Florence s’arrêta, surprise… Non loin d’elle, des massifs touffus, s’élevait un son prolongé, plaintif, monotone, parfois sanglotant et parfois discordant, et qui avait la prétention d’être musical.
 
Florence, se glissant de buisson en buisson, arriva tout près de l’endroit d’où s’élevaient ces accents insolites. Entre deux masses touffues de verdure, elle jeta un regard circonspect.
 
— Elle vit Yama qui jouait de la flûte.
 
Le domestique japonais, chaque fois qu’il était libre, chaque fois que la lune en son plein l’incitait à la rêverie, chaque fois que son cœur éprouvait le regret nostalgique de son pays, prenait sa flûte et, au recoin le plus caché du jardin, sous la blanche face ironique et bienveillante de l’astre des nuits, venait donner libre cours à ses sentiments en jouant inlassablement ces sentimentales et traînantes mélodies que seule une oreille nipponne peut trouver harmonieuses.
 
Ainsi avait-il fait ce soir, pour se consoler d’avoir été rudoyé par Mary, et, adossé à un buisson, face à la lune sereine, Yama, solitaire, sa flûte aux lèvres, environné du parfum des fleurs qu’évaporait la brise nocturne, s’enivrait des mélodies qui avaient bercé son enfance et revoyait sa patrie lointaine…
 
Mais Florence, cachée dans son massif, n’éprouvait, qu’une très faible sympathie pour les émotions sentimentales et artistiques du maître d’hôtel japonais.
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— Il est dit que cet assommant personnage me persécutera jusqu’au bout sans le vouloir et sans le savoir! se disait-elle exaspérée. Ce tantôt, c’était avec ses découvertes intempestives et son zèle ridicule. Ce soir, c’est avec sa flûte… Dieu qu’il en joue mal !… et qu’il est laid ! ajouta Florence en contemplant d’un œil colère les grimaces et les contorsions de Yama, tout aux délices de son instrument.
 
— Il faut le chasser de là, sans quoi je ne pourrai jamais remonter chez moi. Mais comment faire ? reprit-elle. Voyons… j’ai pourtant réussi des choses plus difficiles que cela.
 
Tout à coup, elle se mit à rire en songeant à la pusillanimité, qui était grande, de Yama. Son plan était fait.
 
Yama. au milieu d’une mélodie plus sentimentale et plus discordante encore que les autres (selon l’avis de Florence, du moins), s’arrêta brusquement.
 
Son souffle mourut dans sa gorge, sa flûte eut un couac déplorable et resta muette, toujours fixée à ses lèvres. Sa face devint grise comme la cendre, ses yeux s’arrondirent…
 
Quelque chose de vaste, d’élevé, de noir, de maigre et de terrible, dans la lueur lunaire qui l’amplifiait, montait silencieusement des buissons à quelques pas de lui. En même temps, une plainte sourde et monotone comme un appel mystérieux de détresse, bourdonnait à ses oreilles, semblant venir de tous les côtés à la fois.
 
— Ouh… ouh… ouh… ouh…
 
Les cheveux du Japonais se dressèrent, ses dents claquaient. Une terreur superstitieuse le submergeait.
 
La chose noire (c’était le manteau que Florence, qui s’amusait beaucoup, avait disposé en lui donnant une vague silhouette humaine, au-dessus du fer d’un râteau qu’elle venait de ramasser sur une platebande où il traînait), la chose noire, pareille, dans l’imagination de Yama, à quelque géant sans tête, à quelque apparition vomie par l’enfer, s’avançait menaçante parmi les buissons qu’elle dominait de toute sa hauteur…
 
Une épouvante folle clouait sur place le Japonais, mais, en voyant l’apparition venir sur lui, il jeta un faible cri et, tournant le dos, se mit à fuir aussi vite que ses jambes flageolantes le lui permettaient.
 
Arrivé vers la maison il s’arrêta, un peu rassuré par la proximité d’un éventuel secours, et jeta les yeux derrière lui. Le fantôme ne l’avait pas suivi. Alors Yama, soit curiosité plus forte que sa peur, soit doute sur la réalité de sa vision, se tapit derrière le tronc d’un arbre et attendit en jetant des coups d’œil craintifs vers le jardin.
 
Rien ne se passa pendant quelques minutes. Soudain, le domestique entendit à sa gauche un léger bruit. Il regarda et, saisi à nouveau de terreur, mais d’une terreur où il n’y avait plus rien de superstitieux, se colla contre un arbre.
 
Une échelle, à demi cachée dans la verdure, était dressée contre la façade de Blanc-Castel. Sur cette échelle était un homme qui montait vers la fenêtre de Florence Travis. Il l’atteignit, la poussa silencieusement et disparut à l’intérieur de l’appartement.
 
Yama n’aurait jamais osé parler du fantôme qu’il avait vu dans le parc, mais un voleur, c’était différent… Éperdu, d’une terreur nouvelle, il s’élança vers la maison pour donner l’alarme.
 
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{{t3|{{sc|'''Des voleurs mystérieux'''}}|{{uc|Épisode 5}}}}
{{t4|{{sc|Un homme est entré par la fenêtre !…}}|XIV}}
 
 
 
La soirée s’avançait. Dans son coin favori du grand vestibule, {{Mme|Travis}}, confortablement installée, avait repris sa lecture, et Mary, après avoir été lui commander du thé, venait de la rejoindre et se disposait à continuer sa broderie.
 
Soudain, comme une trombe, Yama fit irruption. Son visage était convulsé par l’épouvante.
 
— Madame ! excusez-moi, madame, criai-il avec das gestes désordonnés et d’une voix que l’angoisse étranglait, il y a un homme qui est entré par la fenêtre !
 
- Qu’est-ce que vous dites ? Un homme ?…
 
- Par quelle fenêtre ?
 
{{Mme|Travis}} avait sursauté. Mary s’était précipitée vers Yama.
 
— Un voleur, madame ! avec une échelle ! Par la fenêtre de {{Mlle|Florence}} !
 
Et Yama brandissait tragiquement vers le plafond sa flûte qu’il n’avait pas lâchée.
 
— Vite ! vite ! montons ! cria {{Mme|Travis}}, dominant son émoi.
 
Déjà, Mary s’élançait. En quelques instants, les deux femmes et le domestique japonais parvinrent à la porte de l’appartement de Florence.
 
{{Mme|Travis}} se jeta sur la porte pour ouvrit, mais la porte était fermée en dedans.
 
La vieille dame frappa, frappa encore de toute sa force. Rien ne répondit. Un silence de mort régnait dans l’appartement clos.
 
— Flossie ! cria {{Mme|Travis}} d’une voix entrecoupée par l’émotion et qui résonna dans l’escalier sonore au milieu de la maison muette. Flossie ! C’est moi ! Ouvre ! ouvre !
 
Une demi-minute se passa, affolante.
 
Enfin, on répondit.
 
— C’est toi, maman ? Qu’y a-t-il donc ? dit, à travers la porte, la voix de Florence, d’un ton légèrement effrayé, mais qui semblait ensommeillé encore.
 
{{Mme|Travis}} et Mary éprouvèrent un inexprimable soulagement. Mais pourquoi Florence n’ouvrait-elle pas ? Qui sait si le voleur, caché dans quelque coin, n’allait pas l’assaillir en se voyant découvert.
 
— Voyons, Yama, êtes-vous sûr de ce que vous avez vu ? demanda Mary au Japonais.
 
- Sûr, sûr, mademoiselle Mary ! Une échelle… un homme, il est entré par la fenêtre de {{Mlle|Florence}} ! attesta Yama, dont le visage bouleversé par la terreur affirmait la sincérité.
 
— Ouvre, Flossie ! Il y a un voleur ! Ouvre vite ! répétait {{Mme|Travis}} en frappant de nouveau nerveusement à la porte de sa fille.
 
- Une minute, maman, je t’en prie, répondit la voix de Florence. J’ai fermé à double tour et je ne puis pas retrouver la clé…
 
Florence, dans sa chambre, tout en répondant à {{Mme|Travis}} pour la faire patienter, changeait de vêtements avec une hâte fébrile.
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Après avoir fait fuir Yama du jardin et être remontée chez elle par l’échelle, Florence, un peu essoufflée, mais parfaitement tranquille, avait posé le manteau noir sur un siège et s’était débarrassée de sa casquette et de son pardessus. Puis, à l’aide d’une serviette humide, elle avait effacé la teinte ocrée qu’elle s’était passée sur les joues et le fard dont elle avait renforcé l’arc de ses fins sourcils bruns. Après quoi, ses splendides cheveux bouclés répandus sur ses épaules, elle avait fait quelques pas dans son boudoir, très à l’aise dans ses habits d’homme. Elle était encore trépidante et surexcitée. Elle était enchantée d’avoir mené à bien son expédition, la plus hasardeuse de toutes celles qu’elle eût encore tentées et dont elle ne voulait plus voir ni le péril ni la louche étrangeté, tout à la joie d’avoir réussi.
 
Soudain, les coups frappés à sa porte et les appels de {{Mme|Travis}} l’avaient fait bondir.
 
En un moment, réunissant les vêtements épars sur les chaises elle les fourra dans un carton qu’elle courut jeter au fond d’un vaste placard qui s’ouvrait à la tête de son lit, auprès d’une haute psyché. Elle enleva rapidement son veston et son gilet, s’assit sur le lit, quitta ses chaussures, retroussa le bas de son pantalon d’homme et ses manches de chemise et passa un kimono à grandes fleurs brochées. Elle ouvrit les couvertures, foula les oreillers, et se dirigea vers la porte dont elle tourna la clé. Le tout avait duré quelques instants à peine.
 
Florence, ses cheveux dans le dos, enveloppée dans son peignoir, apparut, les yeux encore pleins de sommeil, eût-on dit, dans l’encadrement de la porte.
 
— Qu’y a-t-il donc, maman ? demanda-t-elle avec un étonnement parfaitement joué. Tu as parlé d’un voleur, il me semble ? Qu’est-ce que cela veut dire ?…
 
— Mon enfant, quelle peur j’ai eue !… Yama affirme avoir vu un voleur escalader ta fenêtre.
 
— Un voleur ? par ma fenêtre ? Mais c’est impossible ! (Florence paraissait ahurie.) Sûrement je m’en serais aperçue…
 
Yama, saisi d’un accès de courage, était entré le premier, brandissant sa flûte comme une arme, dans l’appartement de la jeune fille et explorait partout avec soin, mais en vain. Mary examinait la fenêtre du boudoir et, la voyant fermée intérieurement, appela le maître d’hôtel pour le lui faire constater.
 
Yama passa sur le balcon, regarda dans le jardin, rentra dans la chambre et se jeta à plat ventre pour regarder sous le lit.
 
Il se releva. Sa figure exprimait une stupéfaction sans bornes.
 
Florence, qui s’était adossée à la porte du placard dans lequel elle avait caché ses vêtements, ne put s’empêcher d’éclater de rire.
 
— Eh bien, Yama, ce voleur ? demanda {{Mme|Travis}} avec un peu d’irritation.
 
— Je l’ai vu, madame, je l’ai vu, je le jure ! commença le malheureux maître d’hôtel déconfit et qui commençait à croire que toute l’aventure du jardin, c’est-à-dire le monstre noir et le voleur, n’était qu’une hallucination.
 
— Alors, ou est-il passé ? dit Mary.
 
— Je crois que c’est le quatrième voleur que voit Yama depuis six mois, observa Florence, et personne, sauf lui, n’a jamais pu découvrir les traces d’un seul.
 
Yama allait parler, mais {{Mme|Travis}} lui imposa silence..
 
— Cela suffit, Yama. Vous pouvez sortir. Ayez soin, n’est-ce pas, de ne plus nous
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faire à l’avenir de ces peurs fantastiques, lui dit-elle avec sévérité.
 
— Cela m’a redonné une migraine folle, d’être réveillée ainsi, déclara, d’un ton dolent, Florence en évitant de rencontrer les yeux de Mary. Mais je suis surtout désolée que vous ayez été effrayées de la sorte. Bonne nuit, maman, ajouta-t-elle en embrassant {{Mme|Travis}}.
 
— Bonsoir, ma chérie, rendors-toi bien vite, dit tendrement la vieille dame.
 
Et {{Mme|Travis}} se dirigea vers la porte, que lui ouvrit Yama, qui sortit après elle.
 
- Oh ! Flossie, Flossie, que veut dire tout cela ? murmura Mary, lorsqu’elle se trouva seule avec la jeune fille. J’espère que vous n’avez pas couru quelque nouveau danger que vous n’avez pas tenté quelque aventure plus… insensée que les autres ?…
 
— Mais non, voyons, qu’allez-vous donc vous imaginer là, ma bonne Mary ? dit Florence, ne pouvant s’empêcher de détourner les yeux devant le regard scrutateur de la gouvernante.
 
— Je n’imagine rien, ma chérie, je suis sûre seulement que le Cercle Rouge, lorsqu’il apparaît sur votre main, est le signal de quelque extravagance, de quelque folie, et j’ai peur pour vous, ma petite Flossie…
 
Mary prit la main de la jeune fille et la regarda. Aucune marque insolite n’en déparait la beauté.
 
— Il n’y a rien… continua la gouvernante… Mais tout à l’heure cette petite main était-elle aussi complètement blanche ? Et si un voleur n’est pas entré chez vous, Flossie, êtes-vous bien sûre qu’aucune personne, ayant l’apparence d’un homme, n’y soit pas rentrée ?…
 
— Vraiment, je ne sais pas ce que vous voulez dire, Mary, affirma Florence, résolue à ne pas révéler, même à la fidèle gouvernante, le secret de ce qu’elle avait fait ce soir-là. Elle-même, maintenant qu’était tombée la surexcitation du péril et de l’action, aurait voulu bannir à jamais le souvenir de ces heures dont il ne lui restait plus, au fond d’elle-même, qu’une impression pénible de honte et de peur qui blessait sa fierté et sa délicatesse.
 
— Vraiment? dit Mary, sur le ton du doute. Pourtant Yama semblait bien convaincu…
 
— Yama est un poltron ! s’exclama Florence en riant. Il aura rêvé. Du reste, moi aussi, lorsqu’on m’a réveillée, je rêvais… Oui, je rêvais que le manteau noir n’était plus entre les mains de la police et qu’il ne pourrait jamais servir d’indice contre personne, acheva-t-elle d’une façon significative.
 
Il y eut entre les deux femmes un silence.
 
— Bonsoir, Flossie, dit Mary un peu tristement.
 
— Bonsoir, Mary. Je suis extraordinairement lasse. C’est cette migraine… J’ai l’intention de demander à… (elle pâlit un peu, et avec effort) à maman, de consentir à ce que nous partions pour Surfton dès demain. Je me sens très fatiguée. Le déplacement me changera les idées et l’air de la mer me fera du bien. Et, là-bas, vous serez plus tranquille, ma bonne Mary.
 
Enlaçant affectueusement, sa fidèle gouvernante, Florence la conduisit jusqu’à la porte, et quand Mary fut sortie, la jeune fille, brisée de fatigue, gagna son lit et s’endormit profondément.
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<nowiki />
 
Le lendemain. dès son réveil, Florence se leva, fit rapidement sa toilette et descendit rejoindre {{Mme|Travis}} afin de la décider à partir pour leur villa de la plage de Surfton. C’était toujours un peu difficile, car {{Mme|Travis}} s’aimait jamais beaucoup à se déplacer, mais comme il lui était par contre, tout à fait impossible de se refuser à satisfaire le moindre désir de Florence, celle-ci était très sûr d’avance du résultat.
 
- Mon Dieu ! Flossie, je crois que tu es tous les jours plus jolie ! s’exclama, avec un touchant , enthousiasme maternel la vieille dame, lorsqu’elle vit paraître la jeune fille qui, en effet, était exquise avec son gracieux vêtement du matin et le petit bonnet de dentelle qui couvrait ses beaux cheveux.
 
— As-tu bien dormi, ma chérie, après la sotte alarme que nous a causée Yama ?
 
— Oui, maman, assez bien, mais, pourtant, je suis encore lasse. Du reste, depuis quelques jours, cela ne va pas. Je crois que j’aurai besoin de grand air. Alors, si vous vouliez être très, très gentille… nous partirions aujourd’hui même, ce matin, si c’est possible, pour Surfton.
 
Florence regardait {{Mme|Travis}} avec la moue d’un enfant gâté qui va pleurer si on se refuse à satisfaire son caprice.
 
La vieille dame, d’abord un peu effarée, éleva comme de coutume quelques objections, peut-être seulement pour se faire prier davantage. Mais Florence avait parlé de sa santé, il ne pouvait donc être question d’hésiter sérieusement, et {{Mme|Travis}} consentit au voyage avec tant de bonne grâce qu’il fut décidé que, le matin même, dès que les malles seraient prêtes, on partirait en auto pour Surfton.
 
Florence, joyeuse, remonta en courant dans sa chambre où, sur son ordre, Yama lui apporta sa plus grande malle. Quand le Japonais fut sorti, Florence prit, dans le placard, les vêtements masculins de {{M.|Osborne}}, tailleur pour dames, elle en fit un paquet serré et le plaça au fond de la malle. Elle plia et déposa par-dessus deux ou trois robes. Alors seulement, elle fit appeler Mary, qui se trouvait dans le jardin avec {{Mme|Travis}}, et elle lui demanda de bien vouloir se charger d’emballer ses affaires pendant qu’elle-même s’habillerait pour le voyage.
 
La jeune fille fit tant de diligence, et tout le monde, pour lui être agréable. se dépêcha si bien que, à dix heures et demie, {{Mme|Travis}}, Florence et Mary montaient en auto pendant que Yama, coiffé d’une gigantesque casquette, sous laquelle il gri-
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<section begin="s1"/>maçait de satisfaction, prenait place à côté du chauffeur.
 
- Oh ! mais j’y pense ! s’écria Florence, comme la voiture se mettait en marche. Si vous le voulez bien, maman, nous nous arrêterons en route. J’ai l’intention de passer chez Sam Smiling avant de quitter la ville ! Il y a un siècle que je ne l’ai vu. Le pauvre homme doit croire que je l’oublie.
 
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{{t4|{{sc|Sam Smiling, cordonnier et chef de bande}}|XV}}
 
 
 
— Un Cercle Rouge, dites-vous ? s’écria Max Lamar en saisissant par le bras l’agent Meeks qui, tout moulu de sa chute, contint avec peine un gémissement de douleur, il y avait un Cercle Rouge sur la main de ce jeune homme ? Vous en êtes sûr ?
 
— Je suis sûr de l’avoir vu, oui, monsieur, et si je l’ai vu, c’est probablement qu’il y était, dit Meeks, qui, à cause du whisky, ne voulait pas s’avancer davantage.
 
- Voyons, rappelez-vous bien. Donnez-nous des détails.
 
— Monsieur, à cause de la lune, il faisait clair comme en plein jour. Nous étions en haut de l’escalier. J’avais les yeux, suivant ma consigne, sur le manteau noir que le tailleur avait sur le bras gauche. Alors, le tailleur a tendu la main droite pour me faire voir sa maison, soi-disant. Alors, j’ai vu, comme je vous vois, sans vous offenser, monsieur Lamar, une machine rouge en forme de rond, marquée sur le dos de sa main. C’était irrégulier, épais, grand comme ça à peu près, tout rouge foncé. Ça m’a tellement étonné que ça a contribué à me faire perdre l’équilibre quand il m’a poussé comme un sauvage et que j’ai roulé dans l’escalier. Sans ça, vous pensez bien qu’un homme de ma force ne se serait pas laissé faire comme ça par un gringalet, termina Meeks, avec plus de ressentiment encore pour le froissement de sa vanité que pour celui de ses os.
 
Il y eut quelques instante de silence.
 
— Meeks, vous pouvez rentrer chez vous, dit le chef de police. Je vous dispense de service pour demain, mais je vous enjoins de garder sur cette aventure le plus complet silence. Allez !
 
— Bien, monsieur.
 
Meeks salua, fit demi-tour et sortit, très satisfait de ne pas recevoir la punition disciplinaire qu’il avait craint.
 
— Eh bien, Allen, que pensez-vous de cela ? dit Max Lamar lorsqu’il fut seul avec le chef de police. Il y aurait donc au moins deux personnes qui portent sur la main la marque héréditaire des Barden… Deux des descendants de cette famille seraient actuellement vivants : une femme — la main que j’ai vue sur la portière de l’auto était une main de femme, il n’y a aucun doute à ce sujet — et un homme, ce soi-disant Osborne, votre tailleur muet…
 
— Permettez, Lamar, ce n’est pas le mien plus que le vôtre, dit Allen.
 
Lamar, qui suivait son idée, n’entendit pas. Il continua :
 
— Un homme et une femme. Oui… À moins que… Voyons. Allen, mon cher ami, rappelez bien vos souvenirs. Comment était-il, ce jeune homme ?
 
— Je vous l’ai dit : petit, mince, un teint brun-Jaune, des sourcils noirs et épais.
 
- Et ses traits ?
 
- Insignifiants. Une figure quelconque, où rien ne frappe {{corr|paticulièrement|particulièrement}}. Vous savez que j’ai coutume, d’un seul coup d’œil, de graver dans ma mémoire d’une
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façon définitive les physionomies. J’estime que c’est indispensable dans ma profession et je m’y suis spécialement entraîné, en sorte que je suis parvenu à le faire automatiquement d’une manière parfaite. Eh bien, la physionomie de cet Osborne ne se distingue en rien de la banalité courante des types humains. Je puis vous affirmer deux choses : la première, c’est que je ne l’avais jamais vu avant ce soir. La seconde, c’est que je le reconnaîtrai si jamais je le revois. Voilà tout. J’ajouterai qu’il était ganté. Sans doute, à la fois pour cacher le Cercle Rouge sur sa main et pour déguiser mieux son écriture, qui est impersonnelle, comme vous pouvez vous en rendre compte.
 
Allen se pencha, repêcha, dans sa corbeille à papier, pour la montrer à Lamar, la feuille sur laquelle le pseudo-Osborne avait tracé sa communication d’une grosse écriture moulée et sans caractère distinctif.
 
— Vous êtes sûr que ce n’était pas une femme travestie en homme ? demanda tout à coup le médecin légiste.
 
Allen fut mortifié par ce doute émis sur sa clairvoyance, mais n’en montra rien.
 
— Votre imagination vous entraîne, mon cher Lamar, dit-il seulement. Ne faisons pas de fantaisie et ne compliquons pas à plaisir une affaire déjà suffisamment mystérieuse. La dame au Cercle Rouge est très habile, elle vous l’a prouvé en vous échappant, d’abord dans le parc, puis dans le garage. Or, seule une idiote aurait risqué une arrestation inévitable en paraissant devant mes yeux sous un déguisement que j’aurais immédiatement percé à jour.
 
— C’est vrai, dit Lamar, convaincu. Je vous demande pardon de cette question oiseuse. Je vous l’ai posée parce que c’est une hypothèse qui m’a traversé l’esprit et qui simplifierait grandement la question. Mais elle ne vaut rien. Laissons-la. Nous sommes donc en présence de deux Cercles Rouges. Osborne — je l’appelle ainsi pour abréger, mais ce n’est certainement pas son nom — est le complice de la femme voilée, puisqu’il est venu reprendre le manteau. Occupons-nous de lui, d’abord. Si vous le voulez bien, vérifions si nous ne le trouvons pas parmi vos fiches de signalement.
 
— Attendez-moi une seconde, je vais les chercher, dit Allen.
 
Il sortit et revint presque aussitôt avec un long tiroir plein de fiches portant chacune une photographie. Max Lamar, qui avait allumé une cigarette, les compulsa une à une. Il en mit deux de côté au cours de son examen, qu’il continua jusqu’au bout sans succès.
 
— Rien qui puisse se rapporter au mystérieux Osborne. Je connais tous les individus qui sont là. Mais voici une fiche, dit-il en regardant la première de celles qu’il avait placées à part, que je vous demande la permission de distraire des archives de la police en faveur des archives de la médecine légale. Celui qu’elle concerne n’aura plus jamais de compte à rendre à la justice.
 
— Ah! c’est Jim Barden lui-même, dit Allen avec un coup d’œil sur la fiche.
 
— Oui. Jim-Cercle Rouge. Si jamais il y eut un homme voué au crime par son hérédité, c’est bien celui-là. Était-il, à un moment quelconque, responsable de ses actes ? C’est resté pour moi un problème indéchiffré. Quel est votre avis, Allen ?
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— Je n’ai pas d’avis sur ce sujet, dit Allen, et je n’ai pas à en avoir. Quand j’ai eu à arrêter Jim Barden pour des actes criminels commis par lui, je l’ai arrêté, voilà tout. La reste regarde la justice et la médecine. Mais, responsable ou non, je n’aurais jamais relâché un être aussi dangereux. Comme on guérit le corps humain en faisant l’ablation des organes qui sont malades, on doit guérir la société en supprimant ses membres gangrenés qui la mettent en péril. Et on peut comparer le bourreau à un médecin.
 
— Hein ! dit Lamar avec un soubresaut.
 
— J’ai lu cela hier dans un article très bien fait, continua l’imperturbable Allen. On disait, d’après un historien, que c’était la théorie du dernier descendant d’une famille de bourreaux fameux dont j’ai oublié le nom. Et comme on objectait à cet exécuteur qu’il y avait tout de même entre les deux professions une certaine différence, il répondit :
 
« Oui, dans la dimension du couteau. »
 
- Ces anecdotes historiques sont pleines d’intérêt, dit Lamar agacé, mais cela nous éloigne du Cercle Rouge. Cette seconde fiche nous y ramènera peut être utilement.
 
- Qui est-ce ?
 
Randolph Allen prit la fiche.
 
— « Sam Eagan », dit Sam Smiling. Ah ! oui, il a connu Jim Barden.
 
— Justement, il l’a connu mieux que personne. J’ai l’intention d’aller voir Smiling demain, et peut-être pourra-t-il me fournir quelques renseignements intéressants.
 
— C est un individu louche, ce Sam, dit Allen. Plusieurs de nos agents croient qu’il a joué la comédie quand il a réussi, après avoir été arrêté pour vol, à se faire passer pour kleptomane. Ils disent que cette fameuse bonhomie qui lui a valu son surnom<ref>Smiling (souriant)</ref> est tout simplement un masque qu’il se donne. Nous l’avons repris en surveillance depuis le vol de la bijouterie Clarke, où il pourrait bien avoir trempé.
 
— C’est le métier de vos agents de soupçonner et de surveiller, dit Lamar. J’ai vu Sam quand il était en prison, puis à l’asile, je n’ai jamais été très sûr qu’il fût vraiment responsable ; mais, en tout cas, il paraissait sincèrement repentant de ses fautes et je croyais que depuis sa libération, il y a un an, il menait une vie tranquille et travaillait régulièrement de son métier de ressemeleur de chaussures. C’est {{Mlle|Travis}} — vous savez, la jeune fille que nous avons hier rencontrée dans le parc ? —
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qui lui a donné l argent nécessaire a son installation. Elle s’était intéressée à lui lors d’une-visite qu’elle avait faite à l’asile, et comme elle est très charitable.
 
— {{Mlle|Travis}} est donc aussi bonne qu’elle est belle, dit Allen avec solennité. C’est une personne accomplie. Quiconque a une fois contemplé ses traits charmants ne saurait les oublier.
 
— C’est mon avis, approuva un peu sèchement Lamar. Je vous dirai que je compte aller demain voir Smiling. Aussitôt après, je viendrai vous rendre compte de ce que j’aurai appris.
 
— Entendu, acquiesça Allen. Moi, je ferai, par acquit de conscience, vérifier chez les tailleurs de la ville si on a jamais entendu parler du sieur Osborne, mais je sais d’avance que le résultat sera négatif… Maintenant, mon cher Lamar, puisque nous n’avons pas dîné, nous pourrions souper. Hudson a dû nous faire monter de la viande froide et de la bière.
 
— Ma foi, volontiers, dit Lamar. Vous m’y faites penser. Je meurs de faim.
{{Astérisme|150%}}
Les mains dans ses poches, sa casquette enfoncée sur les yeux, un vieux foulard au cou, une cigarette à la bouche, l’homme, le jeune homme plutôt, puisqu’il avait à peine vingt-deux ou vingt-trois ans, aurait eu l’aspect d’un rôdeur assez sinistre sans l’espèce d’hébétude répandue sur ses traits et qui lui donnait constamment l’air d’être, non entre deux vins, mais entre deux sommeils.
 
Peut-être n’avait-il pas de domicile et passait-il ses nuits à errer, mais, en tout cas, pendant les heures de la journée, il restait adossé dans une attitude de somnolente indolence contre la devanture d’une boutique. Les gens du quartier ne faisaient aucune attention à lui, accoutumés sans doute à sa présence au point que, maintenant, cela ne leur paraissait pas plus surprenant de le voir là du matin au soir que de voir, toujours au même endroit, la boutique elle-même, une étroite boutique plus que modeste, qui, entre sa porte, surélevée de deux marches, et sa fenêtre aux vitres dépolies et masquées de poussière, que le regard traversait malaisément, portait cette petite enseigne :
 
{{c|''Cordonnerie''<br/>''Réparations en tous genres’'}}
 
Dix heures venaient de sonner ce matin-là (c’était le lendemain du soir où l’homme au visage noirci avait failli assassiner l’agent Meeks), lorsque, au bout de l’avenue où se trouvait cette boutique, parut un personnage d’une trentaine d’années, mal vêtu, long et blême comme un cierge, au nez retroussé, aux vastes oreilles et aux petits yeux en vrille. Il avançait rapidement et à pas feutrés, étant chaussé d’espadrilles, détail de toilette qui s’expliquait par la présence sous son bras d’un paquet enveloppé dans un vieux journal et contenant manifestement une paire de bottines que leur propriétaire portait à réparer.
 
À la vue de ce personnage, le jeune homme oisif, qui justement commençait un bâillement, parut, pour la durée d’un éclair, s’intéresser aux choses de la vie extérieure. Son regard, une seconde se fixa, devint attentif, puis, faisant deux pas avec nonchalance, il poussa la porte de la cordonnerie.
 
Au milieu de la boutique, étroite comme
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une échoppe, et dont la paroi du fond était occupée, à côté d’un vieux poêle, par un grand casier chargé de cartons et de chaussures, se trouvait un banc de bois très bas. Sur ce banc, environné d’outils et de vieilles chaussures était assis un gros homme en manches de chemise et tablier de cuir, qui réparait avec diligence un soulier fort malade tout en sifflant allègrement.
 
C’était Sam Smiling lui-même.
 
Selon l’état civil, il s’appelait Sam Eagen, mais depuis si longtemps que tout le monde l’appelait Smiling, le surnom, peu à peu, était devenu un nom qui remplaçait le vrai. Aucune réputation ne s’attachait à Eagen, tandis que Smiling était fameux parmi tous les bandits des villes de l’Ouest, qui ne prononçaient ce nom redoutable qu’avec respect ou crainte, cela dépendait des termes où ils étaient avec le jovial et sinistre cordonnier.
 
Sam Smiling avait quarante-cinq ans environ. Sa grosse face ronde, rasée, poupine et bienveillante, ses cheveux prématurément gris, ébouriffés sur le sommet du crâne au-dessus du front dégarni, ses petits yeux malicieux derrière ses lunettes à branches d’acier, tout cela faisait de lui, en apparence, un type d’artiste bon vivant et laborieux, qui travaille dur, mais qui sait prendre l’existence du bon côté, et dont la bonne humeur ne se dément jamais et trouve toujours le mot pour rire.
 
C’était cette allègre bonhomie, devenue proverbiale, qui lui avait valu ce qualificatif de Smiling, et qui constituait sa meilleure sauvegarde, car il était difficile de concevoir que, sous cet aspect facétieux et débonnaire, se cachait le plus déterminé le plus rusé et le plus féroce des chefs de bande.
 
— Bonjour, patron, dit en entrant le jeune homme qui, à sa porte, faisait le guet.
 
— Bonjour, Tom Dunn, dit Sam, aimablement.
 
— Un client vient.
 
— Qui ça ?
 
— Jones.
 
— A-t-il des chaussures ? dit Sam en levant les yeux.
 
- Oui. Il les a sous le bras.
 
- Très bien. Laisse venir… Et tu sais, ouvre l’œil. On nous regarde, ces jours-ci.
 
— Oui, patron.
 
Tom ressortit, et une seconde après, l’homme blême qu’il venait de nommer Jones, et qui était passé près de lui sans paraître le voir, entra vivement dans la boutique dont il referma la porte avec soin.
 
— Bonjour, Sam Smiling, dit-il.
 
- Bonjour, mon garçon, répondit Sam avec bonhomie et en le regardant d’une façon bienveillante par-dessus ses lunettes. Ça va, les affaires ?
 
— On peut parler ? L’autre baissait la voix. — Il n’y a personne ?
 
— Il y a moi, dit Sam. Ça ne te suffit pas ?
 
- Je vous apporte la chose…
 
- Ah ! Eh bien, voyons un peu ça.
 
Sam prit le paquet qu’on lui tendait, défit le journal et en retira une paire de vieux souliers, dans un état lamentable d’usure.
 
D’un coup d’œil rapide, il examina les deux chaussures. Il posa l’une d’elles près de lui, garda l’autre entre ses mains et, à l’aide d’un couteau à lame large et courte, il fit sauter la moitié inférieure du talon.
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Le talon, creusé artistement, formait boîte et, de cette cachette, Smiling retira d’abord une couche d’ouate qui servait de bourre, puis une broche en or garnie de diamants d’un assez grand prix.
 
Sam examina longuement le bijou sans mot dire.
 
- Eh bien ? demanda enfin Jones, qui s’impatientait.
 
— Eh bien ! c’est pas mal, mais ça pourrait être mieux, dit Sam en posant le bijou devant lui et en remontant ses lunettes sur son front.
 
— Naturellement. On dit toujours ça… Enfin, combien ?…
 
— Vingt.
 
L’homme blême sursauta. Une violente indignation convulsa son visage.
 
— Vingt dollars ! Par exemple ! Vingt dollars un bijou comme ça ! Non, mais tu ne voudrais pas ! Rien que pour l’or, ça vaut le double !
 
— C’est mon prix, dit Sam placide. C’est à prendre ou à laisser.
 
— Eh bien, je laisse ! Tu ne m’as pas bien regardé, hein ? Je ne suis pas un novice, tu sais. Quand je me risque c’est pour quelque chose. J’ai pas envie de me laisser manger, même par toi.
 
Sam haussa les épaules.
 
— À quoi ça sert de bavarder comme ça ? Tu ne veux pas ? Très bien ! Moi ça m’est égal. Ce que j’en faisais c’était pour te rendre service. Des affaires comme ça, je n’y tiens pas. Ça donne plus de mal que ça ne rapporte. Reprends ton bibelot. Mais dis donc, j’y pense. Qu’est-ce que tu vas en faire ? Le vendre ailleurs ? Où ça ? Il n’y que Jérémie Shaw et Dance chez qui tu sois sûr de ne pas avoir d’ennuis. Tu comprends ? Mais ils sauront que tu ne t’es pas entendu avec moi et ils ne marcheront plus… Alors tu reviendras trouver ce vieux papa Smiling… mais ça ne sera plus que dix dollars.
 
Jones tremblait d’une rage qui surpassa la crainte que lui inspirait habituellement le redoutable cordonnier.
 
— Je te revaudrai ça, gronda-t-il. La prochaine fois que tu prépareras un coup, si ça rate, tu sauras d’où ça vient.
 
Sa voix s’étrangla dans un gémissement arraché soudain par la douleur. Sans se lever, le cordonnier, de sa grosse main tachée de poix, lui avait saisi le poignet comme dans un étau et le lui tordait férocement.
 
— Mais non, mon petit, tu ne feras pas ça, dit Sam toujours souriant. On ne joue pas ce jeu-là avec Sam Smiling, vois-tu, parce qu’on aurait trop peu de chance de rester longtemps dans le même monde que lui…
 
Il lâcha sa victime dont une meurtrissure livide marquait le bras et, sans plus s’en inquiéter, prit, dans sa poche, un vieux portefeuille et se mit placidement à compter des dollars en billets.
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— C’est pas des mains que tu as, c’est des tenailles, gémit Jones, dompté. T’aurais été bien avancé si tu m’avais cassé le poignet. Voyons, sois gentil, va jusqu’à vingt-cinq dollars, supplia-t-il en dévorant des yeux l’argent que comptait Sam.
 
— Vingt, dit Smiling, inexorable.
 
— Mais tu me feras travailler au moins, demanda l’homme blême en happant l’argent d’une main avide.
 
— Convenu, j’aime les gens raisonnables.
 
La porte s’ouvrit brusquement.
 
— Attention, voilà le docteur Lamar, jeta Tom en entrant.
 
— Il me connaît, dit Jones, plus blême que jamais. Il m’a vu à la police quand on m’a bouclé !
 
— File avec Tom par le fond, ordonna Sam, qui, rapidement replaça le bijou dans la cachette du talon et la referma de deux coups de marteau adroitement donnés.
 
Tom entraîna Jones vers le meuble à casier, au fond de la boutique ; il fourragea parmi les boîtes posées sur l’étagère du milieu et poussa un ressort. Le meuble pivota, découvrant rentrée d’un réduit à demi obscur où les deux chenapans s’engouffrèrent.
 
D’un coup de pied, Sam repoussa derrière eux les casiers, qui revinrent s’encastrer dans la muraille.
{{Astérisme|150%}}
Quand, une minute plus tard, Max Lamar entra dans la boutique, il trouva le cordonnier qui battait une semelle à coups de marteau cadencés tout en sifflant comme un pinson.
 
— Monsieur le docteur Lamar ! Ah ! par exemple, je peux dire que je suis content de vous voir, monsieur ! s’exclama Sam en posant son marteau et avec toutes les marques de la joie la plus vive.
 
— Bonjour, Sam, dit cordialement Lamar en venant lui serrer la main. Comment cela va-t-il ?
 
— Grâce à vous, et mis à part mes sacrés rhumatismes, la santé n’est pas mauvaise, monsieur. Et grâce à cette bonne demoiselle qui m’a donné de quoi m’installer, je peux vivre tranquille. En travaillant comme ça se doit, bien entendu…
 
— Je suis enchanté de ce que vous me dites, Sam, fit Max Lamar en s’asseyant sans façon sur le banc, à côté du cordonnier.
 
— Vous êtes toujours le même, docteur, la crème des hommes, et c’est vraiment gentil à vous d’être entré me dire bonjour.
 
— Oh ! Sam, ne me remerciez pas trop. Si je viens vous voir aujourd’hui, c’est parce que j’espère que vous allez pouvoir me rendre service.
 
— Moi ! vous rendre service, à vous, monsieur ? Ah ! bien, si c’était vrai, rien ne me ferait plus de plaisir.
 
Et comme Max Lamar, qui venait d’allumer une cigarette, lui tendait son étui :
 
— Non, merci, monsieur, si vous permettez, je préfère ma pipe… Alors, nous disions ?…
 
— Eh bien, voilà, reprit le médecin. Vous avez connu Jim Barden ?
 
Sam eut un léger mouvement, mais se reprit aussitôt.
 
— Jim-Cercle Rouge ?… Oui, monsieur, je l’ai connu. et ça n’a pas été pour mon bien. Mais passons là-dessus. Il est mort.
 
— Si je ne me trompe, vous avez été très lié avec lui pendant des années ?
 
— Oui. C’est-à-dire autant qu’on pouvait être lié avec un homme aussi sauvage que lui. Il disparaissait des mois entiers sans qu’on sache pourquoi… Mais je crois que je l’ai connu mieux que personne… Et je peux
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dire que j’ai eu peur assez de fois quand je voyais venir sur sa main ce satané Cercle Rouge… Je savais que ça voulait dire qu’il allait y avoir de la casse, voyez-vous !
 
— Eh bien, Sam, le fameux Cercle Rouge qui marquait, au moment de ses crises, la main de Jim Barden n’a pas disparu avec lui.
 
Sam eut un mouvement de surprise.
 
- Qu’est-ce que vous me dites-là, monsieur ?
 
- Je vous dis la vérité. Depuis la mort de Jim Barden, le Cercle Rouge a été vu plusieurs fois. Je l’ai vu moi-même.
 
— Sur la. main de qui, monsieur ? dit Smiling qui, depuis un instant, suivait avec attention les mouvements de Max Lamar.
 
- Sur la main d’une femme que je ne connais pas et que je n’ai pu rejoindre, mais qui est une voleuse. Et ce qui m’embarrasse le plus, c’est que le Cercle Rouge a été vu également sur la main d’un homme, ce qui complique singulièrement le problème, acheva Lamar pensif.
 
— Laissez donc ça, monsieur, vous allez vous salir ! s’écria tout à coup Smiling.
 
Max Lamar n’entendit pas. Plongé dans ses réflexions, il s’était machinalement emparé d’un vieux soulier posé devant lui. Il le tenait par les lacets et le balançait sans prendre garde à ce qu’il faisait.
 
Dans les yeux de Sam parut une expression inquiète qui devint menaçante. Le soulier avec lequel jouait Max Lamar était précisément celui dont le talon truqué recélait la broche en diamants.
 
— Vous comprenez, Sam, continuait Max Lamar, il me semble absolument impossible que ce stigmate extraordinaire apparaisse sur une autre main que sur celle d’un des descendants de la famille Barden.
 
— En effet, dit le cordonnier d’une voix sourde.
 
Ses regards suivaient les gestes de Max Lamar.
 
Celui-ci maintenant ne tenait plus le soulier par les lacets, mais à pleines mains et, toujours distrait, il le tournait et le retournait.
 
Une lueur de meurtre alluma d’un feu sinistre les yeux de Sam Smiling. Tout doucement, derrière le dos du médecin, il passa son bras droit et saisit son marteau de cordonnier, arme terrible dans sa main d’hercule.
 
- Donc, il existe encore des représentants de la famille Barden et là se trouve la clef du problème, poursuivit Lamar tout au mystère qui le passionnait.
 
Il resta un moment silencieux et reprit :
 
— Enfin, Sam, vous devez savoir si Jim Barden a eu d’autres enfants que Bob, ce garçon qui est mort en même temps que lui ?
 
- Ma foi, monsieur, je n’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est que Jim, de son vivant, ne m’en a jamais dit un mot… C’est vrai qu’il n’était pas communicatif…
 
Sam Smiling parlait lentement, et lentement aussi, en même temps, il élevait le bras armé du marteau. Au-dessus de la tête de Lamar incliné en avant, il suspendit l’arme terrible et attendit… prêt à frapper…
 
Lamar tenait toujours le soulier de sa main droite, et maintenant il tapotait le creux de sa main gauche avec le talon où était caché le bijou qui, n’étant plus enveloppé d’ouate, devait remuer dans son alvéole de cuir.
 
Max Lamar perçut sans doute ce mouvement insolite et, au milieu de sa préoccupation, un étonnement encore indécis s’ébaucha, car il arrêta son geste et regarda le talon de la chaussure.
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Sam respira fortement. Il se vit découvert. Une résolution féroce transfigura sa large face, y laissant paraître sa vraie âme, son âme d’assassin. D’un coup d’œil homicide, il choisit la place où frapper Max Lamar et brandit le marteau avant de l’abattre.
 
Il y eut soudain, au dehors, le bruit d’une auto s’arrêtant. Une voix claire se fit entendre à la porte, qui s’ouvrit. Lamar releva la tête. Déjà Sam, d’un mouvement furtif, plus rapide que la pensée, avait reposé le marteau.
 
- Bonjour, Sam, comment allez-vous ? Je pars pour la campagne et, en passant, j’ai voulu venir vous voir… Oh ! docteur Lamar, c’est vous ; je ne vous reconnaissais pas. Il fait si sombre ici lorsqu’on vient du dehors…
 
C’était Florence, laissant dans la voiture, arrêtée devant la boutique, {{Mme|Travis}} et Mary ; elle était entrée rapidement, sauvant la vie de Max Lamar, sans que ni elle ni lui s’en doutassent.
 
Maintenant, dans la boutique pauvre, et noire, elle mettait l’éblouissement de sa fraîcheur et de sa grâce. Lamar, lâchant la vieille chaussure, sans plus penser au bruit singulier qu’il y avait perçu, s’était incliné devant la jeune fille, et Sam, la plus vive joie peinte sur son visage, redevenu instantanément paterne, avec une nuance de gaucherie parfaitement jouée, se confondait en remerciements.
 
Florence, avec gaîté, l’interrompit :
 
— Mais non, Sam, ne me remerciez pas tant, vous savez bien que nous sommes de vieux amis, vous et moi… Et vos affaires, cela va bien ?…
 
— Mon Dieu, mademoiselle, il n’y a pas ''trop'' à se plaindre. On joint les deux bouts… Si les clients payaient mieux et si ce maudit cuir n’était pas si cher, bien sûr on serait plus à l’aise… Enfin, on s’en tire tout de m&me quand on ne boude pas à l’ouvrage.
 
— Oui, oui, je sais bien que vous êtes un brave homme, courageux et travailleur, mais il ne faut pas vous tuer à la peine… Il faut vous soigner et vous distraire… Tenez, Sam. prenez ceci… Non, ne me remerciez pas, vous savez bien que cela me fait plaisir.
 
Sans se faire prier, Sam prit l’argent que Florence lui offrait.
 
— Oh ! par exemple, mademoiselle, pour la bonté, il n’y en a pas deux comme vous, murmura-t-il avec conviction.
 
— Alors, vous partez pour la campagne, mademoiselle Travis ? dit Max Lamar,
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Il ne pouvait s’empêcher d’éprouver un sentiment de détresse en songeant qu’il ne verrait pas la jeune fille pendant quelque temps, mais il essaya de prendre un air indifférent, dont Florence, d’ailleurs, ne fut pas dupe.
 
- Oui, nous allons à Surfton, où nous avons une villa. Et il faut même que je me sauve. Je veux arriver de bonne heure. J’ai hâte de voir la mer… Et puis, ce soir, il y a au Grand-Hôtel un bal auquel je ne veux pas manquer d’assister, vous comprenez ! Et il faut le temps de défaire une malle et de choisir une robe, dit Florence en riant. Voulez-vous me reconduire jusqu’à l’auto, docteur Lamar ? Ma mère sera charmée de vous serrer la main…
 
» Au revoir, Sam ! ajouta-t-elle, je suis contente de vous avoir vu en bonne santé…
 
— Au revoir, mademoiselle, et encore bien des remerciements pour toutes vos bontés. Je ne les oublierai jamais, voyez-vous, dit Sam, d’un ton pénétré.
 
Florence, en compagnie de Max Lamar, sortit de la cordonnerie et regagna l’auto où {{Mme|Travis}} et Mary étaient assises. La vieille dame accueillit avec la plus grande amabilité le jeune médecin, mais la gouvernante, en voyant celui-ci, qu’elle redoutait tant, survenir avec la jeune fille, ne put réprimer un mouvement de surprise et son visage exprima une vive inquiétude.
 
— Au revoir, docteur, dit Florence, en remontant en voiture. Nous comptons absolument vous voir à Surfton dès que vous serez libre… Vous n’oublierez pas ?
 
Max Lamar s’inclina, comblé de joie par l’invitation. L’auto se mit en marche et bientôt disparut au loin.
 
Alors, sans plus penser à Sam Smiling ni au Cercle Rouge, le jeune homme, dominé par un sentiment qui, chaque jour, bien qu’il s’en défendît, tenait plus de place dans son cœur, s’en alla à pas lents vers le centre de la ville.
{{Astérisme|150%}}
Le premier mouvement de Sam Smiling, quand il se vit seul dans sa boutique, fut de s’emparer du soulier qui avait failli le trahir et de le faire disparaître dans un des cartons du casier, car il craignait que Max Lamar ne revînt. Puis il resta immobile, plongé dans des réflexions qui communiquaient à son visage une expression de sinistre astuce.
 
— Le Cercle Rouge qui reparaît, se dit- il enfin à mi-voix… Voyons… voyons… cela doit pouvoir nous servir… Ah ! mais oui ! C’est cela ! J’y suis !…
 
Il eut un petit ricanement de satisfaction. Le plan qu’il venait de former lui semblait particulièrement heureux. À travers un angle non dépoli d’une des vitres de sa porte, il avait vu s’éloigner Lamar. Il jeta un coup d’œil au dehors et constata que Tom avait repris son poste d’observation. Smiling, alors, donna un tour de clef à la porte de la boutique. Il alla ensuite au meuble à étagères, en fit jouer le ressort, passa dans la pièce dissimulée et referma derrière lui, avec grand soin, la porte secrète.
 
Il se trouvait dans un réduit de faibles dimensions et entièrement privé de meubles. Les murs étaient nus, sauf dans l’un des angles, où se trouvait accroché un immense calendrier réclame, grossièrement enluminé. Sam fit basculer en avant le calendrier, qui était fixe sur une planche for-
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mant rayon une fois rabattue. Il découvrit ainsi un petit placard, où il prit un appareil téléphonique.
 
Il décrocha le récepteur.
 
— Le numéro 1726 J, demanda-t-il.
 
Et, quand il l’eut obtenu :
 
— Mademoiselle Clara Skimer ? Ah ! c’est toi, Clara ? Tu es seule ? Qu’est-ce que tu fais ? Tu te reposes en fumant des cigarettes ? Parfait… Eh bien, ma fille, tu vas venir immédiatement. Il faut que je te voie avant une heure d’ici. Il y a un train à prendre. J’ai une affaire à te confier. Quelque chose d’important… Tu seras là dans trois quarts d’heure ? Parfait…
 
Sam Smiling raccrocha le récepteur, replaça le téléphone dans le placard et le calendrier sur l’ouverture. Puis, accrochant à un clou son tablier de cuir, il endossa un veston usé et se coiffa d’un vieux chapeau mou.
 
Au fond du réduit, il se pencha vers le bas de la muraille et remua un clou fiché dans le mur. Une petite porte basse s’ouvrit. Par cette issue, qui avait déjà servi à la fuite de Tom et de Jones, Sam gagna une étroite allée couverte, qui donnait, d’un côté, dans une immense cour communiquant avec de vastes terrains vagues, et de l’autre côté dans une boutique vide, que le cordonnier avait louée en sous-main, afin d’être assuré de pouvoir toujours s’en servir.
 
Il passa par cette boutique pour parvenir à la rue, releva de sa faction le vigilant Tom Dunn et s’éloigna.
 
Après quelques minutes de marche, il s’engagea dans une rue où se trouvait une louche petite herboristerie, poussiéreuse et obscure. Sur la porte se tenait une vieille sorcière au visage de hibou. Elle accueillit avec faveur Sam qui, en sa compagnie, entra dans la boutique. Au bout de cinq minutes, il ressortit portant un petit paquet ficelé. Il regagna la cour populeuse, l’allée et son réduit où, dans le placard. sous le calendrier, il déposa le contenu de son paquet : une boite, une fiole et une éponge.
 
Ensuite, Sam Smiling, reprenant son tablier, rentra dans sa boutique et redevint un paisible savetier, s’évertuant à obstruer les fentes d’un soulier qui agonise.
 
Vingt minutes plus tard, une jeune femme, qui marchait d’un pas décidé et rapide, traversa l’avenue et se dirigea vers la cour voisine de la petite cordonnerie.
 
Cette jeune femme, correctement vêtue d’un costume tailleur à carreaux et coiffée d’une toque noire, semblait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans. Elle était de taille moyenne, svelte et bien faite. Avec ses traits réguliers, son teint brun et ses cheveux d’un noir de jais, elle eût pu paraître jolie, sans l’étrange et presque repoussante expression d’audace qui se lisait dans ses yeux perçants et froids, et sans la. dureté impitoyable inscrite dans les lignes de son menton carré et de sa bouche mince, aux lèvres serrées.
 
Elle s’engagea dans la cour et dans l’allée étroite. Une minute après, elle entrait dans le réduit au téléphone et, collant son oreille à la porte qui la séparait de la boutique du cordonnier, écouta. Sûre que Sam était seul, elle frappa trois coups espacés, À l’instant même, Smiling, qui attendait son signal, la rejoignit.
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- Bonjour, Clara, voilà de l’exactitude ou je ne m’y connais pas. dit Sam Smiling à la nouvelle venue, avec un air de satisfaction.
 
— Tu ne pensais pas que j’allais m’amuser en route, dit la jeune femme, Alors, c’est quelque chose d’important ?
 
— Toujours la même ! Toujours prête au travail !… Non, vois-tu, je n’en ai jamais vu une autre comme toi… Ma fille, sans te flatter, tu vaux mieux que dix hommes qui sauraient leur métier… Je vais te dire la chose… Mais, j’y pense : tu es bien rentrée, hier soir… après que ce petit imbécile, que je voudrais bien repincer dans un coin, m’eut empêché, avec ses coups de revolver, de régler le compte de Meeks ?…
 
— Il l’avait joliment bousculé tout de même, dit Clara Skimer, et, à propos du petit jeune homme, j’ai quelque chose à te dire…
 
- Tout à l’heure… si on a le temps. Tu as un train à prendre, je te l’ai dit. Maintenant, écoute bien, voici l’affaire : ce soir, au Grand-Hôtel de Surfton, il y a un bal, le plus élégant de la saison. Je viens de l’apprendre par la petite Travis… Tu vois ça d’ici, comme bijoux… Alors, ma fille, tu vas y aller,et je compte sur toi pour t’occuper, acheva-t-il avec un sourire significatif.
 
— Ça va, dit Clara avec insouciance. Si tu crois qu’on peut risquer un coup maintenant…
 
— Attends donc… Je ne t’ai pas tout dit. Tu as entendu parler du Cercle Rouge ?
 
— La marque du vieux Barden? Bien sûr.
 
— Eh bien, il paraît que le Cercle Rouge a continué, malgré la mort de Jim. Oui… ça t’étonne comme moi, mais c’est comme ça. C’est ce sacré docteur Lamar qui me l’a dit en me demandant si Jim avait laissé des enfants. Si je l’avais su, je ne lui aurais pas dit, mais je n’en savais rien. Et, entre parenthèse, il a bien failli me mettre dans de sales draps, le docteur Lamar. Qu’est-ce que j’aurais fait de lui, si j’avais été obligé… Enfin, je te raconterai ça plus tard, mais il peut dire qu’il l’a échappé belle. Bref, pour en revenir à notre affaire, il y a une chose sûre : c’est que le Cercle Rouge a été vu par plusieurs personnes.
 
— Par moi, entre autres, dit froidement Clara.
 
- Hein ! Comment ça ?
 
- Oui, hier soir, quand le petit jeune homme a tiré des coups de revolver, j’ai vu, sur sa main, une sorte d’anneau, rouge comme du sang… Je n’ai pas eu le temps de t’en reparler quand tu es remonté… Et puis, je n’étais pas certaine. Mais maintenant, je vois bien que je ne me suis pas trompée.
 
— Ça, par exemple, murmura Smiling, c’est vraiment drôle ! Alors, c’est de ce petit bonhomme que Lamar me parlait… Et la femme qui l’a aussi cette marque… Qu’est-ce que ça peut être ? Et l’autre, cette femme en gris, qui voulait à toute
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<section begin="s1"/>force avoir la moitié du bracelet de corail du vieux Jim… Voyons, voyons, tout ça c’est louche, un mic-mac où on ne voit goutte… Si je pouvais m’y reconnaître… Sûr, il y aurait à travailler… Je sens ça…
 
Il resta un moment silencieux, puis relevant sa grosse tête ébouriffée :
 
— On s’en occupera plus tard. Parons au plus pressé. Tu vas aller à Surfton, ma fille, mais voilà ce que tu feras quand tu auras terminé ton affaire… Attends un peu…
 
Sam, allant soulever le calendrier, rapporta une étroite boîte à couleurs, une petite bouteille et une petite éponge.
 
— Donne ta main, dit-il à Clara.
 
Mouillant un pinceau et le frottant sur le vermillon de la boîte à couleurs, avec le plus grand soin, il traça sur la main droite de sa complice un cercle rouge.
 
— Regarde-le bien, reprit-il. C’est le même que celui du vieux Jim. Alors, ce soir, quand tu auras fait ta récolte, tu te peindras cela sur la main et tu t’arrangeras, sans te faire pincer, bien entendu, pour qu’on voie ta main. Tu comprends ? Ça brouillera toutes les pistes. La femme qui porte le Cercle Rouge est déjà recherchée par le service de cet empaillé de Randolph Allen, et par Lamar, qui en vaut dix comme lui. Alors, après que tu auras travaillé et qu’on fera l’enquête, quand on saura que le Cercle Rouge a été vu au bal, ça détournera les soupçons… Ni vu, ni connu, personne ne pensera à accuser ce que certains imbéciles appellent la bande au cordonnier. Tu comprends ?
 
— Oui. Les yeux de Clara luisaient. Tu es vraiment le malin des malins. toi.
 
— On le dit, constata modestement Smiling en effaçant de la main de sa complice le cercle rouge à l’aide de l’éponge qu’il avait imbibée du liquide que contenait la petite fiole. Tu sauras bien le refaire, n’est-ce pas ?
 
— N’aie pas peur. Et compte sur moi. Si la moitié des pintades du bal de ce soir ne me laissent quelques-unes de leurs plumes, c’est que je ne m’appellerai plus Clara Skimer.
 
- Et maintenant,file, ma petite Clara, dit Smiling avec une nuance d’affection en lui remettant la boîte à couleurs, l’éponge et là petite fiole.
 
— Oui, je n’ai pas de temps à perdre si je veux attraper mon train, répondit Clara en disparaissant par la petite porte basse.
 
— Il n’y en a pas deux comme elle, murmura Sam Smiling en regagnant sa boutique. Cette femme-là, si je l’avais connue quand j’étais jeune et beau, elle m’aurait fait faire des bêtises.
 
 
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{{t4|{{sc|Les plans de l’invention}}|XVI}}
 
 
 
— Monsieur Ted Drew ?
 
— C’est moi-même, monsieur. Et j’ai l’honneur de parler au comte de Chertek ?
 
— Parfaitement. D’ailleurs, voici ma carte.
 
Sur la terrasse d’un hôtel élégant d’architecture mauresque, et qui dominait la mer, deux hommes venaient de s’aborder et, maintenant, debout en face l’un de l’autre, ils se regardaient avec plus d’attention peut-être que ne l’eût voulu la stricte politesse ; mais sans doute le motif qui les réunissait était une excuse suffisante à cette curiosité, car aucun d’eux ne s’en offensait.
 
L’un d’eux, Ted Drew, était le fils d’un savant illustre. Son père, Amos Drew, mort récemment, avait été un chimiste de. génie, le plus grand chimiste des temps modernes, disaient ses admirateurs, qui lui donnaient, à lui aussi, ce nom de Faiseur de Miracles, appliqué à son compatriote Edison. Les découvertes d’Amos Drew ne se comptaient pas. Les unes, purement théo-<section end="s2"/>
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riques, avaient reculé les, bornes de l’inconnu scientifique ; les autres, d’application pratique, avaient rapporté à son auteur, malgré son désintéressement, des sommes considérables. Ces sommes s’étaient trouvées à peine suffisantes, d’ailleurs, pour faire face aux goûts dispendieux, non de l’inventeur, qui vivait plus que modestement, mais de son fils unique. Celui-ci, joueur et débauché, dissipait à pleines mains la fortune paternelle pour satisfaire ses vices et on dirait que la mort d’Amos Drew avait été hâtée par le chagrin que lui causaient la conduite et le caractère du jeune homme.
 
Ted Drew était un solide gaillard de taille moyenné et d’encolure épaisse. Il portait plus que son âge — vingt-sept ans — et son visage, plombé par les nuits d’insomnie, marqué par les excès, reflétait la brutalité de ses passions violentes, mêlée au cynisme de l’homme qu’aucun scrupule ne saurait arrêter.
 
Son interlocuteur, qui, s’appelait ou se faisait appeler le comte Chertek, était d’aspect tout différent. Il paraissait une quarantaine d’années. De haute stature, mince et élégant, la figure fine, les cheveux en coup de vent, la barbe soigneusement taillée en pointe, il affectait des allures aristocratiques, négligentes et hautaines qui, du reste, lui allaient fort bien, mais que démentait le regard pénétrant, rusé et circonspect de ses yeux clairs.
 
— Eh bien, monsieur Ted Drew, reprit-il, avec un ton de courtoisie nonchalante, laissez-moi d’abord vous dire que je suis charmé de faire votre connaissance personnelle, après votre connaissance épistolaire. Mais puis-je vous demander pourquoi vous m’avez fixé rendez-vous ici, à cette plage de Surfton, charmante sans doute, mais où je ne tenais pas particulièrement à villégiaturer, alors que nous aurions pu, en ville, terminer commodément l’affaire au sujet de laquelle nous nous sommes abouchés.
 
— Parce qu’ici on fait ce qu’on veut sans que les gens se mêlent de vos affaires. On a déjà bavardé sur mon compte et ces maudits journaux commencent à s’occuper de nous.
 
- Oh ! cela n’a pas d’importance.
 
— Pour vous, non. mon cher monsieur, parce que vous rentrerez dans votre pays quand vous aurez terminé votre mission, mais moi, je resterai en Amérique. Et puis, tant pis, après tout. Cela m’est égal, acheva Ted Drew avec un geste de brutal dédain.
 
— Et vraiment, — excusez-moi d’insister, - l’invention est-elle réellement aussi… sensationnelle que vous nous l’avez dit ?… La formule est-elle définitive ?… Vous l’avez trouvée dans les papiers de votre père, après sa mort… Les plans sont-ils achevés ? complètement au point ?
 
— Oui. Du reste, je savais que l’invention était terminée, poussée à la perfection. Mon père me l’avait dit, mais il avait peur de ce qu’il avait créé… C’est vraiment formidable, vous savez…
 
Ted Drew avait baissé la voix sur ces derniers mots, car des promeneurs approchaient du jardin où ils étaient descendus tout en causant.
 
— Allons donc faire un tour sur la plage parmi ces rochers que je vois là-bas, proposa l’autre. Nous trouverons quelque endroit isolé où je pourrai examiner à loisir les plans. Vous les avez sur vous ?
 
- Oui, fit Ted Drew en frappant sur la poche de son veston renfermant son portefeuille. Ils ne me quittent pas, vous pensez…
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Ted Drew et Chertek, entamant à haute voix une conversation sportive, s’en allèrent le lourde la plage, vers les roches bordant la mer, au pied des falaises.
 
 
 
Il y avait deux heures à peine que Florence, en compagnie de {{Mme|Travis}} et de Mary, était arrivée à Surfton, et déjà elle avait quitté ses vêtements d’auto pour les remplacer par un gracieux costume bleu marin qui seyait à merveille à sa beauté saine et vivante ; déjà elle avait parcouru du haut en bas leur élégante villa ; déjà elle était descendue sur la plage.
 
Maintenant, de retour à la villa, elle était venue s’asseoir dans une grande véranda Surplombant la plage. Avec délices, elle se laissait aller à une paresse heureuse. Elle se sentait ici redevenir ce qu’elle était avant ces quelques jours plus remplis d’aventures et d’émotions que toutes ses vingt années d’existence antérieure. Il lui semblait que l’étrange Florence qui s’était révélée en elle pour la pousser à tant d’actes coupables et extravagants n’était plus.
 
Soudain, un bruit de pas lui fit tourner la tête. C’était Yama qui lui apportait, de la part de sa mère, un journal de Surfton, où le bal du soir était annoncé.
 
Florence, machinalement, se mit à le parcourir. Un court article attira son attention.
 
 
{{c|Le fils d’un grand savant mort récemment vend les inventions de son père|sc}}
 
''Une nouvelle nous est parvenue, que nous croyons pouvoir, sous toutes réserves, annoncer à nos lecteurs. {{M.|Ted Drew}}, le fils de l’illustre chimiste Amos Drew, dont la science américaine porte encore le deuil, serait, dit-on, en pourparlers avec les agents d’une puissance étrangère pour leur vendre le secret d’une terrible invention que son père a faite avant de mourir et qui serait de nature à assurer, dans une guerre, une supériorité écrasante aux armées qui en feraient usage.''
 
''Sans vouloir apprécier la conduite de {{M.|Ted Drew}}, il nous est permis de regretter qu’une invention américaine puisse, le cas échéant, servir d’arme contre l’Amérique.''
 
 
 
Florence relut une fois encore l’entrefilet et resta songeuse.
 
Puis ses idées changèrent de cours, se reportèrent sur les aventures de la veille : elle tressaillit en se souvenant du paquet qu’elle avait dissimulé au fond de la grande malle, et qui contenait le manteau noir et les habits masculins de {{M.|Osborne}}, tailleur pour dames. Florence se dit qu’il importait qu’elle se débarrassât au plus tôt de ces objets compromettants. Immédiatement elle se leva, rentra dans la maison et regagna sa chambre.
 
Mary s’y trouvait occupée à ranger dans les armoires les robes de la jeune fille.
 
Celle-ci eut un sourire en songeant qu’elle était arrivée à temps. Elle se dirigea vers sa grande malle et, écartant divers objets, atteignit le paquet ficelé qu’elle y avait placé avant de partir de Blanc-Castel.
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— Ne vous embarrassez pas de cela, Flossie, protesta Mary, je déferai ce paquet.
 
— Oh ! non, ce n’est pas la peine, dit Florence avec un naturel parfait. Dans ce paquet, Mary, il n’y a pas autre chose que mon costume de bain. Je vais le porter dans ma cabine.
 
Et, pendant que Mary continuait avec diligence ses rangements, Florence sortit de la pièce, gagna la véranda, descendit l’escalier conduisant à la plage et, son paquet sous le bras, s’en alla sans hâte du côté des falaises.
 
Elle distingua, à une assez grande distance devant elle, deux hommes qui s’avançaient entre les rochers tout en causant avec animation. Mais la jeune tille n’y attacha nulle importance et continua sa route, marchant à pas muets dans le sable que la brise chassait en tourbillons ténus.
 
Elle était parvenue à proximité d’une cabine de bain, quand elle vit sur le sol ce qu’elle cherchait depuis quelque temps : un gros galet parfaitement arrondi. Elle le ramassa et le soupesa. Alors, ouvrant un coin de l’enveloppe de son paquet, elle mit dans l’intérieur, en manière de lest, la grosse et lourde pierre. Elle refermait l’enveloppe avec soin lorsque, soudain, elle s’arrêta et prêta l’oreille. Elle avait entendu des voix dans la cabine de bain qui paraissait abandonnée, et ce que disaient ces voix lui parut digne d’attention.
 
— Vous avez dit vrai, {{M.|Tom Drew}}, prononçait gravement une voix masculine empreinte d’un léger accent étranger. Sur ma parole, cela dépasse encore ce que nous espérions. Il est inutile de le nier.
 
Et une autre voix, dans le plus pur américain, répondit :
 
— Oui. Je le sais. C’est pourquoi mon père ne voulait pas divulguer le secret. C’est l’invention la plus terrible qui ait jamais été faite. Quel prix offrez-vous ?
 
Florence était devenue très pâle.
 
— Oh ! le misérable, le misérable. C’était donc vrai, murmura-t-elle.
 
Elle s’approcha de la cabine de bain à pas légers. Celle-ci, élevée de quelques marches, avait une porte faite, pareillement aux parois, de planches épaisses, et une petite fenêtre composée de planches étroites, très espacées entre elles. À travers les fentes de la fenêtre, Florence jeta un coup d’œil furtif dans l’intérieur.
 
La jeune fille s’appuyait à la paroi de la cabine de sa main droite posée à plat sur les planches et tout à coup, sur cette main, une ombre surgit, rose d’abord, puis plus foncée, puis écarlate : le Cercle Rouge.
 
Florence vit la marque, mais elle ne frissonna point de la revoir. Une émotion plus haute que ses terreurs ou ses angoisses l’animait, le souci d’une destinée plus vaste que sa destinée à elle la préoccupait, l’enfiévrait, la jetait à l’action.
 
Plus silencieuse qu’une ombre, elle quitta son poste d’observation, posa à terre son paquet et alla ramasser, à quelques pas, une lourde et longue traverse de bois qu’elle dressa obliquement contre la porte de la cabine qui s’ouvrait en dehors et se trouvait ainsi bloquée solidement.
 
Florence, ensuite, revint vers la fenêtre.
 
Dans l’intérieur de la cabine qu’ils avaient choisie comme un lieu sûr et secret pour y discuter les bases du marché qui, peut-être, mettrait en jeu le sort d’une guerre future, Ted Drew et l’agent étranger débattaient avec âpreté le prix de l’invention terrible.
 
Ils étaient assis sur des tabourets grossiers, de chaque côté d’une table de bois fruste. Sur cette table, entre eux deux, Ted Drew avait posé son portefeuille contenant les plans.
 
— Je vous assure, monsieur Ted Drew, disait Chertek. vos prétentions sont excessives… Deux millions de dollars, c’est beaucoup trop… Mon gouvernement ne m’a pas donné carte blanche.
 
- Votre gouvernement ? Est-ce l’Alle-
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magne ou bien l’Autriche? Je n’ai jamais pu le savoir.
 
— Si tant est que j’aie un pays, monsieur Ted Drew, je suis Hongrois, dit l’autre avec son inaltérable politesse. Mais, mon gouvernement… Eh bien ! mon gouvernement, c’est Sa Majesté le kaiser en personne… Mais que vous importe ?
 
— Oh ! c’est vrai, au fond, ça m’est égal, mais c’est que ma mère était Allemande, voyez-vous, alors…
 
— Alors, soyez plus accommodant pour des demi-compatriotes, monsieur Ted Drew. Vos prétentions sont exagérées, je vous assure. Diminuez, moi-même j’augmenterai…
 
— Je vois qu’on va s’entendre, dit Ted Drew, avec un ton lourdement familier. Les affaires sont les affaires, voyez-vous, et je ne tiens pas à faire de la grandeur d’âme à coups de millions.
 
Par une des fentes de la fenêtre, une main était entrée. Une main de femme, blanche et délicate, mais qu’un étrange anneau rouge sang marquait au dos. Cette main avait saisi le portefeuille contenant les plans fatals et se retirait en l’enlevant au moment où Ted Drew s’en était aperçu.
 
Rapide comme l’éclair, il empoigna cette main.
 
- Je la tiens ! Courez à la porte ! Saisissez-la au dehors ! cria-t-il à son compagnon. Ah ! sacrr !…
 
Il y avait eu une lutte brève, la main captive essayant de briser l’étreinte qui la maintenait. Puis, par une autre fente de la fenêtre, une autre main était passée, armée d’une épingle à chapeau dont elle frappa à coups redoublés la main de l’adversaire.
 
Ted Drew, jetant un rugissement de douleur, lâcha prise.
 
La main tenant le portefeuille disparut.
 
Les deux hommes se jetèrent sur la porte, mais la porte résista. Fous de rage, ils saisirent la table, et, à coups furieux, enfoncèrent les planches aussi rapidement qu’ils purent.
 
Par l’ouverture ainsi faite, ils se précipitèrent au dehors, mais les alentours de la cabine de bain étaient entièrement déserts et sur les pierres et les galets du sol aucune trace n’avait pu se marquer.
 
— Avez-vous vu cette femme ? Pourrez vous la reconnaître ? demanda le comte de Chertek à Ted Drew.
 
Celui-ci agita avec fureur sa main blessée, dont le sang, qui ruisselait, l’aspergea.
 
— Je n’ai pas pu distinguer sa figure, gronda-t-il. J’ai vu seulement qu’elle portait un costume bleu marine et que sur sa main il y avait un Cercle Rouge.
 
 
 
Le Cercle Rouge, sur la main de Florence, s’effaçait peu à peu, mais bien lentement, pendant que la jeune fille, chargée de son paquet et du portefeuille dont elle venait de s’emparer, s’éloignait rapidement de la cabine de bain, tout en écoutant les coups furieux frappés contre la porte par les deux hommes emprisonnés.
 
Florence, bientôt, perdue dans le chaos des grandes roches, se sentit en sûreté. Elle s’arrêta une seconde, défit de nouveau son paquet et y enfonça le portefeuille volé à côté du galet qu’elle y avait placé comme lest. Puis, gagnant l’extrémité d’un rocher surplombant les flots, aussi loin qu’elle put, elle lança le paquet à la mer.
 
Le paquet, un instant balancé par la vague s’engloutit à jamais.
 
— C’est une arme dont ne pourront pas se servir les ennemis de mon pays, murmura Florence à mi-voix.
 
Et, rapidement, mais sans courir, elle s’en alla, suivant le rivage.
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{{t3|{{sc|'''Un autre cercle apparaît'''}}|{{uc|Épisode 6}}}}
{{t4|{{sc|La robe bleue et la marque rouge}}|XVII}}
 
 
 
— Où est-elle passée ? Où est-elle passée ? Qui est cette fille ? D’où sort-elle ? C’est fou, cette histoire ! criait Ted Drew qui, devant la cabine de bains, trépignait dans une décharge de rage.
 
Les traits décomposés, la main sanglante, les yeux étincelants de fureur, il était sinistre et son compagnon, tout aussi bouleversé que lui, mais infiniment plus pondéré et se contenant beaucoup mieux, modéra son irritation en raison directe de la surexcitation du jeune homme.
 
— Assez ! lui cria-t-il comme à un enfant qu’il faut dominer pour le calmer. Assez ! Ce n’est pas le moment d’avoir des crises de nerfs. Voyons, monsieur Ted Drew, un peu de sang froid !
 
— C’est facile à dire, du sang-froid, dit l’autre en enveloppant de son mouchoir sa main blessée… Elle m’a marqué, comme elle l’est elle-même !… J’ai la main traversée de part en part !…
 
— Il faut la retrouver, dit Chertek. N’avez-vous pu voir dans quelle direction elle s’est enfuie ?
 
— Je n’ai rien vu du tout ! Est-ce que j’ai eu le temps de voir quelque chose ? Que le diable emporte ces galets où il n’est resté aucune trace ! Courons, nous la rattraperons !
 
—Courons si vous voulez ! Et du côté de la ville, parce que l’autre côté étant désert. elle aurait craint d’y être plus facilement découverte… Mais qu’y a-t-il donc sous votre pied ?
 
Le comte de Chertek se pencha. Sous le pied de Ted Drew, il ramassa une mince et longue, tige d’acier, pointue d’un côté et de l’autre côté portant encore des vestiges de colle et quelques débris aigus.
 
— C’est son épingle à chapeau, dit l’étranger en examinant l’objet. C’est avec cela qu’elle vous a blessé à la main. Voyez, il y a vers la pointe des traces de sang. Il est bien fâcheux que vous en ayez écrasé la tête, cela eût pu nous servir d’indice.
 
— C’est fâcheux, mais ce n’est pas une raison pour rester plantés ici, dit l’autre. Pendant ce temps-là, elle file. Courons après elle et que le diable m’emporte si je n’arrête pas tous les costumes marins que je rencontre… et si je ne regarde pas toutes les mains !…
{{Astérisme|150%}}
Florence, sans hâte, s’en allait le long de la mer, au pied des hautes falaises. Elle s’avança jusqu’au bout d’une passerelle en bois, afin de jeter les yeux une fois encore sur l’endroit où avait disparu le paquet contenant les vêtements du tailleur Osborne, le manteau noir de la femme voilée et les plans de l’invention terrible qu’Amos Drew n’avait jamais voulu produire au grand jour, et que son fils indigne s’apprêtait à vendre à l’étranger. Puis, la jeune fille regarda sa main, où le Cercle Rouge mettait encore son anneau insolite
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qui pâlissait, mais ne s’effaçait que lentement.
 
Florence, pour la première fois depuis qu’elle agissait sous l’influence de la fatalité mystérieuse qui la dominait, pour la première fois depuis qu’elle devait obéir, sans pouvoir s’en défendre, à l’hérédité morbide qui la courbait sous les caprices étranges de ses impulsions irrésistibles, Florence n’éprouvait pas le moindre remords. Jusqu’alors, un sentiment pénible de déchéance et de vague honte se mêlait à la satisfaction qu’elle éprouvait de réussir dans ses tentatives périlleuses et coupables d’apparence, sinon d’intention. Cette fois-ci, il n’en était pas de même. Elle était pleinement contente d’elle, et ce qu’elle avait fait lui inspirait une fierté raisonnée et sans mélange.
 
Soudain, au-dessus d’elle, elle entendit, répercutée par les rochers, dont l’écho propageait les voix, une conversation que tenaient deux personnages qu’elle ne distingua pas tout d’abord, mais ce qu’ils disaient était suffisant pour qu’elle les reconnût.
 
— Un cercle rouge et une robe bleue… Allez donc reconnaître cela parmi les centaines de jeunes filles en robe bleue qui sont sur la plage, disait la voix (que Florence identifia aussitôt) de Ted Drew. Qui peut être cette fille, je me le demande ? D’où venait-elle? Par qui a-t-elle été chargée de me voler ?
 
— Il y a beaucoup de concurrence dans les opérations de ce genre, répondit d’un ton détaché, mais où perçait l’angoisse, une autre voix au léger accent étranger. C’est une affaire fâcheuse, monsieur Ted Drew.
 
— Il y a aussi des guets-apens habilement préparés, dit celui-ci brutalement. Un agent vous attire dans un endroit désert et un autre agent, — une femme ou un jeune homme habillé en femme, — vous vole… Comme cela, on a gratis ce qu’on désire.
 
Sa voix sonnait, menaçante, et l’autre eut une révolte fugitive contre le soupçon qu’il trouvait injurieux, par un point d’honneur assez plaisant chez un homme dont le métier était la fraude et le mensonge.
 
— Monsieur ! dit-il d’un ton cinglant. On voit que vous appréciez les autres d’après vous-même !
 
Mais il dut réfléchir ; il domina son irritation et reprit, parfaitement calme :
 
- Ne perdons pas de temps, monsieur Ted Drew. Je vous affirme que vous vous trompez. Je fais la part de votre légitime colère et je veux bien négliger vos injures ; mais, pour l’amour de Dieu, ne nous égarons pas. Je suis volé autant que vous, et même davantage. Vous perdez de l’argent, soit. Je perds ma réputation et peut-être ma position. Mon maître n’est pas commode et il tenait vivement à cette affaire. Donc, agissons de concert et sans arrière-pensée pour retrouver, si cela nous est possible, la voleuse.
 
— Je vous demande pardon, dit l’autre, qui se rendit compte que son plus élémentaire intérêt était d’éviter une discussion entre eux. Je suis affolé, vous comprenez…
 
— Oui, je comprends, mais il faut raisonner de sang-froid. C’est fort malheureux que vous ayez écrasé la tête de cette épingle à chapeau, elle aurait pu être un indice utile.
 
Leurs voix s’éloignèrent. En entendant les derniers mots, Florence avait porté la main à son chapeau. Elle n’y retrouva pas son épingle. La jeune fille ne se souvenait du reste plus si, dans sa hâte à s’éloigner, elle l’y avait replacée après en avoir frappé Ted Drew.
 
C’était une complication fâcheuse. Si elle rencontrait les deux hommes, — et elle n’était aucunement sûre de pouvoir les éviter avant de rentrer chez elle, — son costume marin attirerait leur attention, et
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s’ils la voyaient sans épingle à chapeau, leurs soupçons se préciseraient, ils ne la quitteraient plus, et d’un moment à l’autre le Cercle Rouge pouvait réapparaître et la dénoncer implacablement.
 
Florence réfléchit un instant sans savoir à quoi se résoudre. Elle songeait à risquer le retour en se fiant à sa bonne chance pour ne pas rencontrer ses ennemis lorsqu’elle entendit derrière elle un léger bruit. Au même moment, quelqu’un la saisit par la taille.
 
Florence fit un bond et jeta un cri. Mais une voix enfantine et gaie criait à son oreille :
 
— Bonjour, Flossie ! C’est moi, Madge ! Oh ! je t’ai fait peur, tu es toute pâle !… Comme j’ai été bête !…
 
C’était la fille d’une amie de {{Mme|Travis}}, une enfant de douze à treize ans, blonde et gracieuse avec son costume de plage en serge blanche et son béret blanc d’où s’échappaient ses boucles épaisses.
 
— J’ai su que tu étais arrivée aujourd’hui, continua-t-elle, et je t’ai cherchée sur la plage. J’avais tellement hâte de te voir… Mais comme je suis fâchée de t’avoir fait peur !
 
— Ce n’est rien, ma petite Madge, dit Florence en souriant, bien que le cœur lui battît encore violemment. J’ai été surprise, voilà tout… Comment va ta maman ?
 
— Oh ! maman va très bien, elle est là-bas, du côté des tentes… Je dois aller la rejoindre. Viens-tu la voir avec moi ?
 
Florence regardait l’enfant. Dans le béret blanc de celle-ci, étaient fixées deux longues épingles d’argent à tête ciselée, et une idée soudaine avait traversé l’esprit de la jeune fille.
 
- Non, répondit-elle. J’ai rendez-vous ici avec une de mes amies. Va seule rejoindre ta mère. Je tâcherai de venir vous voir tout à l’heure… Eh bien ! Madge, tu ne m’embrasses pas ?
 
- Oh! si! cria la petite en se jetant dans les bras de Flossie.
 
Celle-ci, lui prenant la tête entre ses mains, l’embrassa affectueusement, et en même temps, sans que l’enfant s’aperçût de rien, lui-enleva avec adresse une des épingles d’argent qui fixaient son béret.
 
L’enfant s’éloigna en courant. Jusqu’à ce qu’elle l’eût perdue de vue. Florence garda l’épingle d’argent, dissimulée dans sa main, puis elle la fixa dans son chapeau.
 
- Cette fois-ci, me voilà franchement une voleuse, se dit-elle avec un rire un peu forcé… et ce n’est pas un vol dont je doive être très fière… il ne s’agit pas ici de déjouer des plans criminels ni de punir des usuriers… Pauvre petite Madge, elle sera désolée quand elle s’apercevra qu’elle n’a plus qu’une de ses belles épingles. Mais, bast ! demain, je lui renverrai celle-ci en lui disant que je l’ai trouvée par terre après qu’elle m’a eu quittée et j’y joindrai un sac de bonbons qui la consolera… Elle ne sera même pas grondée, tant sa mère la gâte. Et moi, je vais pouvoir rentrer sans trop de risques…
 
Elle sortit des rochers pour se diriger vers la villa, mais à peine avait-elle fait quelques pas, qu’un groupe joyeux de jeunes gens et de jeunes filles l’entoura et l’obligea à rester encore quelque temps sur la plage avec eux.
{{Astérisme|150%}}
Lancés à la poursuite de l’inconnue en robe bleue marine, Ted Drew et Chertek, lorsqu’ils furent sortis des rochers, arrivèrent à un coin de plage écarté.
 
— Là-bas, regardez là-bas Chertek, un costume marin, s’écria soudain le jeune homme en saisissant le bras de son compagnon.
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À quelque distance, au bord de la mer, se trouvait un groupe formé par trois jeunes filles qui causaient gaiement. Deux d’entre elles étaient en costume de bain, la troisième portait un costume de jersey bleu marine.
 
Déjà Ted Drew, que suivit son compagnon, s’était précipité dans leur direction. Avec toute la brutalité de son caractère qu’exagérait encore sa surexcitation, qui lui enlevait toute retenue, il se jeta positivement sur la jeune fille, en bleu, et sans un mot lui saisit brutalement la main droite et l’examina.
 
La jeune fille, ahurie de l’assaut de ce furieux, se rejeta en arrière avec un cri de surprise effrayé et arracha sa main à la main brutale qui la tenait.
 
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que vous voulez ? cria-t-elle.
 
- Sauvons-nous, Édith ! C’est un fou! s’exclama une de ses compagnes.
 
- Pas du tout, il n’est pas fou ! c’est un grossier personnage, reprit la première, chez qui la surprise avait fait place à la colère.
 
Chertek, d’un coup d’œil, avait constaté que non seulement la jeune fille n’avait aucune marque sur la main, mais encore qu’elle portait deux épingles à chapeau à tête de métal doré.
 
Il intervint en s’inclinant avec ses allures les plus aristocratiques.
 
- Excusez mon ami, mademoiselle, il vient de subir une très vive contrariété qui a bouleversé ses idées… Il n’est plus maître de lui et son geste est excusable…
 
Il aurait voulu trouver une raison à donner, mais ne sut, rien inventer de plausible et se contenta d’adresser à la jeune fille un sourire gracieux et vainqueur qu’il estimait propre à calmer son courroux ; mais elle n’y fut pas sensible le moins du monde.
 
— Je ne sais pas si votre ami a eu une contrariété, et ça m’est égal ! C’est un grossier personnage, voilà tout, et si mon frère était ici, cela ne se passerait pas comme cela !
 
Elle tourna le dos avec mépris.
 
À quelques pas de là, Ted Drew, absolument indifférent à la scène qu’il avait suscitée, s’impatientait.
 
— Venez donc, Chertek ! en voilà des histoires ! Je ne lui ai fait aucun mal, à cette petite fille ! cria-t-il.
 
Il s’éloignait déjà. Chertek le rejoignit et essaya quelques remontrances, mais l’autre ne voulut rien entendre.
 
— Courons vers la ville, interrompit-il. Notre voleuse ne s’est probablement pas amusée à rester sur la plage !
 
Ils se hâtèrent vers un long boulevard
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bordant la mer, et, cette fois, ce fut Chertek qui tomba en arrêt.
 
— Monsieur Ted Drew, voyez… au coin de la rue, là-bas, ce costume marin. Ne serait-ce pas ?… Non, non, arrêtez-vous ! de l’adresse, cette fois-ci ! pas de violence, que diable ! Vous allez…
 
Ces objurgations arrivaient trop tard. Ted Drew était parti comme un forcené dans la direction de deux femmes qui étaient arrêtées à peu de distance. L’une d’elles, une jeune fille blonde, était en bleu marine, l’autre, plus âgée, brune et sèche, vêtue sévèrement, semblait son institutrice.
 
La jeune fille, comme celle de la plage, fit un bond de surprise et de terreur et poussa un cri perçant quand Ted Drew, survenant comme un bolide, lui empoigna violemment la main droite.
 
— Quelle brute ! il recommence !… murmura Chertek qui accourait pour intervenir.
 
Mais déjà la jeune fille, pâle et tremblante de la frayeur qu’elle avait eue, s’était dégagée, et son institutrice, repoussant l’agresseur, brandissait son parapluie d’un bras vigoureux et tombait sur Ted Drew à coups redoublés dont Chertek, en se jetant entre eux, reçut sa part.
 
— Voyou !… Vous êtes un voyou ! criait l’institutrice tout en maniant son arme improvisée avec dextérité.
 
— Cessez, je vous en prie ! Il y a méprise. Mon ami regrette bien… disait Chertek en essayant d’éviter les coups et en contenant les efforts de Ted Drew, qui voulait se défendre.
 
Soudain, chacun des deux hommes se sentit saisir solidement par le bras.
 
- Qu’est-ce que cela veut dire ? En voilà des manières ! Qu’est-ce qui vous prend d’attaquer les demoiselles sur la voie publique ? dit une voix rude.
 
C’était un agent de police qui avait, de loin, assisté à la scène et qui était accouru.
 
— Voulez-vous me lâcher ? De quoi vous mêlez-vous ? protesta Ted Drew en essayant, mais en vain, de se dégager de la poigne solide qui le maintenait.
 
- Non, je ne vous lâcherai pas ! répondit l’agent en le serrant plus fort. Et vous allez venir vous expliquer à la Station de police !
 
- Mais c’est une méprise, regrettable sans doute, mais excusable, commença Chertek, très ennuyé du tour que prenait l’aventure. Mon ami a été volé…
 
- Je suis Ted Drew, le fils du grand inventeur !… Lâchez-moi ou je vous ferai révoquer !… criait l’autre.
 
— Ah ! c’est comme ça ? Des menaces ? Eh bien ! nous allons voir ce que mon chef en dira. Moi, je vous emmène !
 
- Mais nous avons été volés… Un costume marin et un Cercle Rouge ! protesta Chertek.
 
— Tout ça, c’est trop compliqué, dit l’agent, narquois. Vous avez assailli des jeunes filles dans la rue, c’est tout ce que j’ai à savoir. Je vous emmène !
 
Pendant cette conversation, la jeune fille et son institutrice, peu soucieuses d’être mêlées plus longtemps à une histoire de ce genre, s’étaient éclipsées. L’agent, inexorable, entraîna, malgré leurs protestations, les deux hommes jusqu’à la Station de police.
 
Là, ils essayèrent en vain de s’expliquer. Leur attitude parut des plus louches au chef de poste, qui se refusa absolument à les remettre en liberté jusqu’à ce qu’une personne honorablement connue répondît d’eux.
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<nowiki />
 
- Ça va bien, dit Ted Drew, qui était furieux, mais ne pouvait que se soumettre. Dans ce cas, laissez-moi envoyer un message téléphonique. Je connais très bien le docteur Lamar, qui fait partie de mon club. Je vais lui demander de venir nous chercher ici.
 
» Si quelqu’un peut nous aider à retrouver notre voleuse, c’est bien Lamar, continua-t-il, en s’adressant à Chertek. Je sais qu’il s’occupe d’une affaire où est mêlée d’une façon ou d’une autre une histoire de Cercle Rouge.
 
Au nom du docteur Lamar, qu’il connaissait fort bien, le chef du poste de police s’était radouci et il fit aussitôt transmettre le message suivant, que dicta Ted Drew :
 
{{g|« ''Docteur Lamar,''|4}}
 
» ''Les plans de la dernière invention de mon père m’ont été volés par une femme dont la main droite était marquée d’un Cercle Rouge. Pouvez-vous m’aider à la retrouver ? Dans ce cas, voulez-vous venir immédiatement ?''
 
{{d|» {{sc|Ted Drew.}} »|4}}
 
Le message fut envoyé au bureau officiel de Max Lamar. Celui-ci s’y trouvait et sa réponse vint aussitôt.
 
« ''J’arrive par le premier train.''
 
{{d|» {{Dr}} {{sc|Lamar}}. »|4}}
 
 
 
Sous la garde d’un inspecteur de police, Ted Drew et Chertek se rendirent à la gare du chemin de fer sur route qui devait amener le médecin légiste.
 
Le train, bientôt, entra en gare. Il se composait de deux longs wagons. Lamar, chargé d’un léger bagage, descendit du second. Ted Drew se précipita au-devant de lui, suivi de près par le policier et par Chertek.
 
À ce moment, une femme, portant une valise, et qui venait de descendre du premier wagon, s’avançait dans leur direction. Elle aperçut le médecin légiste. Elle tressaillit, hésita, et, faisant demi-tour, Clara Skimer, car c’était elle, gagna une autre sortie.
 
Cependant, Ted Draw expliquait à Lamar avec volubilité et fureur ce qui s’était passé, tout en laissant dans l’ombre le côté coupable de ses négociations avec l’agent étranger.
 
- Ça va bien, inspecteur, dit Lamar au policier. Je vous affirme que monsieur se nomme bien Ted Drew. Quant à l’affaire de la plage, elle n’a aucune importance, d’autant plus qu’il n’y a pas de plaignante, n’est-ce pas ? Vous pouvez aviser votre chef que je réponds du tout.
 
L’inspecteur salua et s’éloigna. Lamar chargea un commissionnaire de porter ses bagages à son hôtel et se mit en marche entre Ted Drew et Chertek. Ceux-ci, à sa demande, reprirent le récit du vol, et Lamar commençait à leur poser des questions précises, lorsque Ted Drew, poussant une exclamation, voulut s’élancer en avant. Il avait de nouveau vu au loin un costume marin. Mais, cette fois, la poigne solide de Lamar le maintint en place.
 
- Un peu de calme, monsieur Ted Drew, lui dit-il. Cette fois-ci, je puis vous affirmer tout de suite que vous vous trompez. Je connais la jeune fille qui vient au-devant de nous. C’est {{Mlle|Florence Travis}}, et envers elle les soupçons ne sont pas de mise, prenez-y garde.
 
Une minute plus tard, le médecin légiste saluait la jeune fille qui, joyeuse de le voir, lui tendit amicalement la main.
 
L’incorrigible Ted Drew, en dépit de ce que lui avait dit Lamar.et insensible à la grâce de Florence, se pencha pour inspecter de plus près cette petite main parfaitement blanche.
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Florence, au geste de Ted Drew, eut un mouvement de surprise et, d’un air interrogateur et étonné, parfaitement joué, elle regarda Lamar, comme pour lui demander ce que signifiait cette étrange conduite.
 
Mais Chertek, qui avait remarqué l’épingle d’argent fichée dans le grand chapeau de Florence et qui, d’ailleurs, trouvait ridicules les soupçons obstinés de son compagnon, se mit en avant pour détourner l’attention de la jeune fille.
 
— Voulez-vous me faire l’honneur de me présenter à mademoiselle, docteur Lamar ? demanda-t-il avec ses plus grands airs.
 
Lamar obéit et nomma également Ted Drew. La jeune fille leur adressa quelques paroles, puis les trois hommes prirent congé d’elle.
 
— Je compte vous voir ce soir au bal de l’hôtel Surfton, dit-elle gaiement à Max Lamar. N’y manquez pas !
 
Ils s’inclinèrent et poursuivirent leur route, pendant que Florence regagna sa villa. Sur la route, elle trouva Mary, que son absence prolongée tourmentait et qui lui exprima le désir qu’elle avait de l’accompagner, le soir, à l’hôtel Surfton, bien que {{Mme|Travis}} eût manifesté l’intention de s’y rendre avec sa fille.
 
La pauvre gouvernante semblait si profondément inquiète de ce qui se passerait à ce bal; que Florence ne put lui dire non.
 
 
 
 
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{{t4|{{sc|Le bal de l’hôtel Surfton}}|XVIII}}
 
 
 
Lorsque l’auto amenant Florence, {{Mme|Travis}} et Mary s’arrêta devant le péristyle de l’hôtel Surfton, le bal se trouvait déjà commencé. Tout le rez-de-chaussée de l’hôtel — le plus élégant de la plage — était brillamment éclairé. On voyait, à travers les fenêtres, dans les grandes salles, tourner les couples de danseurs et les mesures de la valse que jouait l’orchestre venaient mourir jusque dans l’ombre embaumée des grands jardins endormis dans la nuit douce.
 
Florence, impatiente comme un enfant qui craint de perdre quelques minutes d’un plaisir attendu, descendit de voiture, aida sa mère et sa gouvernante à mettre pied à terre à leur tour et, après avoir déposé son manteau au vestiaire, entra dans les salons où avait lieu le bal.
 
Florence, radieuse, les yeux brillants, le teint animé, jeta un coup d’œil enchanté sur la fête. Le Cercle Rouge et sa fatale puissance étaient bien loin de ses préoccupations ; elle avait totalement oublié le secret terrible de sa naissance ; elle ne se souvenait plus des aventures extravagantes et folles auxquelles, depuis quelques jours, elle avait été mêlée sans pouvoir s’en défendre. Non, elle se savait jolie et élégante, elle était au bal, elle voulait s’amuser, rien autre n’existait pour elle. Ainsi, parfois, la destinée accorde un court répit de joie
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futile et sans mélange à ceux qui vont affronter de grandes luttes, de dures épreuves et de graves périls.
 
Dans la grande salle du bal, deux hommes, en tenue de soirée, l’un court, épais et d’allure commune, malgré son habit noir bien coupé ; l’autre mince, élancé et d’une élégante aisance, avec son frac impeccable et le grand cordon d’un ordre vague, mais décoratif, qui barrait le plastron de sa chemise, venaient de quitter le buffet, quand ils aperçurent le docteur Lamar, seul et immobile, dans un angle de la vaste salle. Aussitôt les deux hommes, en lesquels on a reconnu Ted Drew et le comte de Chertek, rejoignirent le médecin légiste.
 
— Eh bien, monsieur Ted Drew, et cette main ? demanda Lamar, en remarquant que le jeune homme lui avait tendu la main gauche.
 
— Si c’est de la mienne que vous parlez, répondit Ted Drew, avec une grimace de fureur, elle me fait un sacré mal ! Si c’est de la main de ma voleuse, eh bien, je vous assure que si je l’avais revue, je vous le dirais sans attendre que vous me le demandiez.
 
— Nous n’avons rien découvert, docteur Lamar, intervint Chertek. Et je vous avoue que notre arrestation ridicule de ce tantôt a calmé un peu le zèle que nous apportions dans nos recherches, a calmé le mien, veux-je dire. Il convient d’agir avec prudence et nous n’avons maintenant d’espoir qu’en vous.
 
— Je vous remercie infiniment de votre bonne opinion, monsieur, dit Lamar avec froideur, mais, vraiment, l’enquête manque un peu trop d’éléments. Et puis, n’oubliez pas que je suis médecin et non détective.
 
— Je n’oublie pas surtout votre réputation de perspicacité et d’énergie, docteur Lamar, reprit Chertek, et, puisque vous vous êtes consacré à déchiffrer ce mystère du Cercle Rouge, dont on commence à tant parler, nous espérons que vous voudrez bien nous accorder jusqu’au bout votre précieux concours.
 
— Et vous savez, Lamar, vous n’aurez pas à vous en plaindre, si vous réussissez, interrompit Ted Drew, avec sa brutalité coutumière. Vous me connaissez. Je suis carré en affaires. Il s’agit d’une valeur énorme, et…
 
— Cela suffit, monsieur Ted Drew, dit Lamar, lui coupant sèchement la parole. Ce ne sont pas de telles considérations qui me font agir, et il doit, d’ores et déjà, être bien entendu que je refuse toute offre de ce genre, étant donné surtout les négociations que vous poursuiviez avec monsieur, lorsque la voleuse est intervenue pour les empêcher. Quand j’ai été appelé par vous, j’ignorais la nature du vol dont vous vous plaigniez. Je suis au courant, maintenant, et si je poursuis mon enquête, c’est parce que le Cercle Rouge constitue un problème que je me suis juré de résoudre. Sans quoi, je vous demanderais la permission de ne me mêler de rien et de retourner en ville. La police officielle est toute indiquée pour vous venir en aide.
 
Il y eut, entre les trois hommes, un silence. Chertek, malgré son entraînement professionnel, avait légèrement rougi d’une colère comprimée, à la déclaration cinglante de Max Lamar, mais l’épiderme de Ted Drew n’était pas sensible. Il eut un gros rire.
 
— Toujours original, ce Lamar ! Enfin, ça sera comme vous voudrez. Retrouvez le Cercle Rouge, pour un motif ou pour un autre, ça me suffira…
 
À ce moment, Lamar, tournant la tête, vit Florence qui lui souriait du seuil d’un petit salon, voisin. Depuis quelques instants, la jeune fille s’y tenait debout, re-
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gardant le groupe formé par les trois hommes. Quelques mots de leur conversation étaient venus jusqu’à elle et elle avait tressailli de plaisir aux réponses fières et hautaines de Max Lamar. Elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la tête énergique, franche et intelligente de celui-ci et l’élégance vigoureuse de sa stature, que faisait ressortir son vêtement de soirée, d’un goût parfait et simple, aussi éloigné de la vulgarité de Ted Drew que de l’afféterie de Chertek.
 
— Excusez-moi, messieurs, dit Lamar, dont le visage s’anima soudain lorsqu’il vit la jeune fille. J’aperçois {{Mlle|Travis}} et je vais aller la saluer.
 
Quittant ses interlocuteurs, il traversa le salon et vint s’incliner devant Florence et devant {{Mme|Travis}}.
 
Mary, demeurée en arrière, ne put, cette fois encore, retenir un geste d’inquiétude en voyant Max Lamar rejoindre Florence. Il semblait à la pauvre femme qu’une fatalité mauvaise s’acharnait à les réunir et à susciter ainsi de nouveaux périls pour la jeune fille.
{{Astérisme|150%}}
Au moment où Max Lamar saluait Florence Travis, une jeune femme apparut à la porte du petit salon — une jeune femme de vingt-six à vingt-sept ans, assez jolie, mais surtout provocante, aux cheveux noirs et au teint bistré sous le fard qui blanchissait ses joues, avivait ses yeux sombres, rougissait ses lèvres minces. Un corsage de velours noir emprisonnait sa taille souple, et, très décolletée, faisait valoir la matité de ses épaules nues, sur lesquelles deux simples fils de jais le retenaient.
 
C’était Clara Skimer qui venait « travailler » au bal de l’hôtel Surfton.
 
Du premier coup d’œil qu’elle jeta dans le petit salon, Clara aperçut Lamar. Aussitôt elle se rejeta en arrière et gagna une pièce voisine. Elle paraissait chercher quelqu’un, mais observait une allure indifférente et presque nonchalante qui contrastait avec l’apparence d’audace et de décision qui était comme la caractéristique de toute sa personne et lui donnait quelque chose d’inquiétant et de menaçant.
 
Soudain, elle fit halte. Non loin d’elle un jeune, homme roux, vêtu d’un habit correct, et appuyé aux chambranles d’une porte, regardait les danseurs du grand salon passer et repasser avec une attention qui, pour être dissimulée, n’en était pas moins vive.
 
Clara Skimer eut une toux légère. Le jeune homme roux tourna la tête, vit la jeune femme, la regarda un moment et, tout en la regardant, mit en évidence sa main au petit doigt de laquelle il y avait une bague composée d’un simple anneau de corail rouge. Clara Skimer, aussitôt, portant la main à sa coiffure comme pour arranger une boucle défaite, laissa voir à son annulaire une semblable bague.
 
Le jeune homme s’approcha et la salua.
 
— Voulez-vous me permettre, madame, de vous inviter pour cette valse, dit-il avec courtoisie. Et il ajouta plus bas, très gravement : à moins que vos souliers de bal ne vous gênent pour danser ?
 
Cette question singulière, qu’il est assez peu d’usage de formuler en même temps qu’une invitation pour une valse, n’étonna point Clara.
 
— J’ai un si bon cordonnier, que j’ignore cette sorte de gêne, répondit-elle à mi-voix, en appuyant sur les mots.
 
Elle lui tendit le bras, il lui enlaça la taille et, sûrs l’un et l’autre de ne pas se tromper, ils partirent ensemble.
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— Vous travaillez avec Sam ? dit à voix basse le jeune homme, tout en valsant.
 
— Oui. Vous aussi ? C’est bizarre que nous ne nous connaissions pas…
 
— Je viens du Canada, où j’avais filé pour éviter des ennuis. Je suis passé voir Sam il y a huit jours et je lui ai dit que je venais ici pour ne pas trop me montrer en ville encore maintenant. Alors, aujourd’hui, Tom Dunn est arrivé et il m’a dit d’être à vos ordres, ce soir. Il m’a donné la bague pour que nous nous reconnaissions et m’a raconté le coup du Cercle. C’est joliment bien trouvé de la part du vieux.
 
— Oui. dit Clara, pour la ruse, personne ne lui arrive à la cheville. Au moment où je montais dans le train, il est venu me dire à la gare que je vous trouverai ici. Où est Tom Dunn ?
 
— En bas. Il lave les verres. Il s’est fait engager comme extra. On le trouvera si on a besoin de lui.
 
— Attention ! dit Clara tout à coup. Le couple à gauche : la petite blonde en blanc, avec la broche à son corsage…
 
Ils firent rapidement deux ou trois tours de valse et, soudain, par un hasard malheureux, entrèrent en collision violente avec le couple que venait de distinguer Clara. La jeune femme en blanc glissa et se tordit le pied, son danseur faillit tomber en la soutenant. Clara et le jeune homme roux se confondirent en excuses qui furent agréées poliment, quoique la jeune femme en blanc se fût tordue la cheville, si bien que son cavalier dut la conduire jusqu’à une chaise un peu à l’écart, dans une galerie ; elle se sentait étourdie et, pour la remettre, il alla lui chercher un verre d’orangeade.
 
Elle le but lentement, mais elle semblait oppressée et porta la main à sa poitrine.
 
— Mon Dieu, cria-t-elle tout à coup en devenant plus pâle encore. J’ai perdu ma broche de diamants !
 
Bouleversée, elle regarda autour d’elle, puis retourna dans la grande salle et se mit à chercher à terre le bijou perdu, aidée de son cavalier, puis de plusieurs autres personnes, mais ce fut en vain.
 
Clara qui, peu après l’accident, avait quitté le bras de son complice, se mêla à cette recherche avec une si grande ardeur qu’elle heurta par mégarde deux ou trois personnes.
 
Après quelques minutes, elle vit au seuil d’un petit salon le jeune homme roux qui lui faisait signe de la rejoindra. Elle obéit aussitôt, mais sans hâte.
 
— C’est l’homme à l’écrin dont je vous ai parlé, murmura-t-il. Il m’a demandé à vous être présenté. Il a déjà bu deux bouteilles de Champagne… Attention n’oubliez pas ; ici, je m’appelle Davis… et vous êtes ma sœur. Maud Meldon.
 
Clara répondit par un regard significatif. Elle avait compris. Le jeune homme roux
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appela du geste un gros homme d’une quarantaine d’années, haut en couleur, portant de gros bijoux voyants et qui avait l’aspect et les manières d’un courtier en marchandises. Il s’avança avec empressement.
 
- Je vous présente {{M.|Strong}}, ma chère Maud. dit le pseudo-Davis. Monsieur Strong, ma sœur, {{Mme|Meldon}}.
 
Le gros homme s’inclina, ils causèrent quelques instants tous les trois, puis {{M.|Strong}}, visiblement impressionné par la soi-disant Maud Meldon, à laquelle il jetait des regards troublés par le champagne et enflammés par l’admiration, offrit son bras à la jeune femme pour la conduire au buffet.
 
— Cette tête est charmante, lui dit Clara, qui affectait de plus belle des airs nonchalants et langoureux, mais qui observait en dessous avec une attention aiguë son cavalier.
 
— Oui, maintenant, elle est charmante, dit avec ardeur le gros homme. Ah ! mistress Meldon, lorsque je vous ai vue, les lustres… non, c’est-à-dire la lumière… Bref, quand ce charmant jeune homme, {{M.|Davis}}, votre frère… Sait-il combien il est heureux d’être votre frère ?… Mais non, je me trompe, ce n’est pas ce sentiment fraternel… auprès de vous… que l’on souhaite…
 
Il s’embarrassait dans des galanteries compliquées et fougueuses qu’il estimait de la plus parfaite grâce. Clara l’écoutait avec des regards en coulisse et des rires retenus qu’il prenait pour un encouragement. Il risqua une déclaration pathétique, et l’aventurière prit une mine confuse qui le ravit. Au buffet, elle trempa ses lèvres dans un verre d’orangeade et il avala quatre ou cinq gobelets de champagne. Clara en profita pour se rapprocher d’une grosse dame qui, toute constellée de bijoux, scintillait comme un soleil. Puis, {{M.|Strong}} et sa conquête passèrent dans une petite serre à demi obscure où le gros homme, exalté par le champagne et sa passion naissante, devint lyrique. Clara le laissait dire, riait toujours, mais avec une confusion savamment accrue, en sorte que {{M.|Strong}}, tout à fait séduit, lui offrit de l’enlever.
 
Quelques minutes après, seule, elle rejoignit dans un petit salon le jeune homme roux qui l’attendait.
 
— Voilà la clé de sa malle, lui dit-elle très vite, en lui glissant à la dérobée une petite clé. Je la lui ai prise sous prétexte de regarder une médaille à sa chaîne de montre. Vous savez où est sa chambre ?
 
- Oui, la mienne est tout près. L’écrin est dans sa malle, qui est blindée comme un coffre-fort. Mais lui, où est-il ?
 
- Il va m’attendre dans un bosquet du jardin. Je lui ai donné rendez-vous pour dans une demi-heure d’ici. Il patientera bien une autre demi-heure avant de penser que je me suis moquée de lui… s’il pense jamais cela… Donc, ne vous pressez pas. vous avez tout le temps… Vous porterez les pierres à Sam comme d’habitude. Maintenant bonsoir, nous n’avons plus besoin de nous parler. Je vais m’occuper du Cercle Rouge.
 
Pendant que le jeune homme roux faisait un tour dans la salle de bal, avant de remonter furtivement vers la chambre de l’infortuné Strong qui, dans les jardins, attendait déjà sa conquête. Clara Skimer se dirigea vers un grand salon tendu de tapisseries et meublé de grands fauteuils confortables à dossier très élevé. C’était une pièce de repos qui était entièrement déserte.
 
Clara, d’un coup d’œil, s’assura que personne autre qu’elle ne s’y trouvait ; elle alla soulever une portière au fond de la pièce, inspecta le dehors, et, rassurée, revint dans un angle du salon où se trouvait, sur un socle, un bronze représentant un
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chevalier en armure portant un flambeau. Clara, fouillant dans une poche dissimulée dans la doublure de sa jupe, en tira tout d’abord une broche en brillants, qui était précisément celle qu’avait perdue si singulièrement, après avoir été heurtée en valsant, la danseuse blonde en robe blanche. Clara prit une bourse dans son corsage et y mit la broche, puis elle y plaça un collier de perles et une boucle de rubis qu’elle tira successivement de sa poche. Elle remit ensuite la bourse dans son corsage.
 
Cela fait, l’aventurière s’approcha du socle de la statue. Derrière un des pieds de bronze du chevalier porte-flambeau se trouvaient quelques objets que Clara elle-même, au commencement de la soirée, était venue y cacher furtivement. Elle reprit ces objets. C’était la petite boîte de couleurs et la fiole que Sam Smiling lui avait données.
 
Rapidement, mais avec soin, après avoir imprégné de vermillon le pinceau humecté du liquide de la fiole, elle traça sur le dos de sa main droite un cercle rouge exactement semblable au modèle que Sam y avait tracé lui-même. Elle en rectifia quelques détails qui lui parurent défectueux, replaça sur le socle la boite et la fiole et attendit quelques instants que la couleur fût parfaitement sèche.
 
Alors, laissant pendre sa main, en la dissimulant le long de sa jupe, elle quitta le salon de repos.
{{Astérisme|150%}}
{{Mme|Travis}}, Florence et Max Lamar, au commencement de la soirée, dans le petit salon où ils s’étaient rencontrés, avaient causé gaiement pendant quelques minutes. Mary, à quelque distance, les observait avec inquiétude. La pauvre femme ne pouvait se défendre d’une sourde terreur quand elle voyait ensemble la jeune fille et l’homme qui l’avait déjà soupçonné. Elle redoutait qu’une imprudence ou qu’un hasard ne révélât la vérité au médecin légiste. Aussi éprouva-t-elle un vif soulagement lorsqu’un jeune homme vint inviter Florence pour danser.
 
La jeune fille accepta aussitôt et partit au bras de son cavalier. Lamar conduisit {{Mme|Travis}} à un fauteuil et retourna trouver Ted Drew et Chertek, avec qui il eut une courte conversation. Mary, rassurée, alla s’asseoir auprès de la porte de l’antichambre.
 
Florence dansa longtemps avec une ardeur infatigable. Elle connaissait la plupart des jeunes gens qui étaient au bal, et, comme partout où elle allait, elle était très entourée, autant pour sa gaieté charmante et son esprit primesautier que pour sa beauté, qui était, cette nuit-là, particulièrement éclatante.
 
Florence, enfin, se sentit lasse. Elle refusa d’accepter une invitation nouvelle et se dirigea vers le petit salon où elle pensait retrouver {{Mme|Travis}}. Mais le docteur Lamar. qui était debout dans l’embrasure d’une fenêtre, s’approcha d’elle, comme elle passait devant lui, sans le voir.
 
— Eh bien, mademoiselle, ce boston ne vous tente pas ?… Je vous ai aperçue tout à l’heure si légère et si rayonnante, que j’enviais votre cavalier… Vraiment, je n’ai jamais tant regretté de ne pas danser…
 
Il parlait avec l’aisance d’un homme du monde qui formule une galanterie banale, mais, dans sa voix, Florence crut sentir l’imperceptible tremblement d’une amertume, d’une jalousie peut-être, qu’il ne pouvait entièrement contenir. La jeune fille, sans se l’avouer, fut touchée et en même temps satisfaite de lui avoir inspiré ce sentiment que, chez tout autre, elle eut trouvé souverainement impertinent et déplacé.
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- Oui, j’adore danser, répondit Florence, mais mes cavaliers étaient assommants ce soir…
 
Et, d’un geste spontané, tendant son bras à Max Lamar :
 
— Voulez-vous m’emmener dans un endroit tranquille, où nous puissions causer un peu, loin de tout ce mouvement ?… J’en ai la tête rompue…
 
Lamar, en sentant le bras de la jeune fille se poser sur le sien, eut peine à réprimer un frémissement de joie, mais il affecta un ton calme.
 
— Ma foi, si vous ne craignez pas, mademoiselle, l’odeur du tabac, il y a le fumoir qui me semble répondre à vos vœux de paix et de solitude.
 
— Oh ! oui. c’est une bonne idée ! Allons-y, dit Florence.
 
Le fumoir était une vaste pièce confortable et gaie. Au fond, adossé à une porte qu’une double portière de velours cachait, se trouvait un grand canapé de bois de teek où les deux jeunes gens s’assirent côte à côte.
 
Il y eut entre eux un silence qui se prolongea quelques instants. Ce n’était plus de la sympathie ni même de l’amitié qui les unissait. Un sentiment plus profond et plus tendre chaque jour les rapprochait davantage, les pénétrant d’un trouble grandissant, que Max Lamar essayait courageusement, mais en vain, de dominer, et que Florence s’avouait à peine encore et n’avait jamais éprouvé autant que ce soir-là.
 
La jeune fille fit un effort pour secouer cette émotion vague et douce qui la rendait rêveuse ; ce silence qui se prolongeait devenait embarrassant.
 
— Docteur Lamar, je vous préviens que si vous n’allumez pas une cigarette, je m’en vais, dit-elle gaiement. Nous sommes dans un fumoir, ne l’oubliez pas !…
 
- J’userai donc de cette permission charitable. Dans les salons où je suis resté depuis deux heures, j’ai bien souffert, dit Lamar en riant.
 
Et il alluma une cigarette dont la fumée s’envola de ses lèvres en volutes tourbillonnantes, en spirales fines et en ronds légers qu’il suivit des yeux distraitement.
 
— Voulez-vous que je vous dise ce que vous voyez dans cette fumée capricieuse ? lui demanda tout à coup Florence.
 
- Ce que j’y vois ? dit-il en tressaillant.
 
— Oui, je le sais. Vous y voyez un symbole du mystère qui vous préoccupe, n’est-il pas vrai ? Dans les cercles gris et vaporeux que forme cette fumée, vous cherchez une allusion au fameux Cercle Rouge.
 
- Non, ma parole d’honneur ! s’écria vivement Lamar. Je vous jure que ma pensée était bien loin de cette singulière affaire. Je ne pensais pas au Cercle Rouge, je pensais à…
 
Il ne dit pas à quoi ou à qui il pensait.
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Il s’arrêta en jetant sur la jeune fille un regard profond qui sans doute était une suffisante explication, car elle rougit légèrement.
 
— Si, si, répartit-elle aussitôt. Vous ne voulez pas l’avouer par politesse, mais c’est la seule chose au monde qui vous intéresse… Du reste, je le comprends fort bien. C’est une affaire passionnante. Où en êtes-vous ?
 
— Je suis dans l’inconnu. À chaque pas, je me heurte à une énigme nouvelle, aussi insolite que les autres. Cette affaire est la plus extraordinaire de toutes celles dont j’aie jamais eu à m’occuper. J’ai délaissé mes travaux pour m’y consacrer et rien ne me coûtera, ni temps, ni peines pour en venir à bout. Je ne sais comment j’y arriverai, mais tôt ou tard je résoudrai le mystère du Cercle Rouge !
 
Il avait prononcé ces dernières paroles, d’une voix sourde, avec une énergie concentrée et obstinée qui causa à Florence un léger frisson. Elle resta mi instant silencieuse, puis un vague sourire ambigu, inaperçu de son interlocuteur, passa sur ses lèvres.
 
— Docteur Lamar. dit-elle tout à coup d’un ton sérieux, cette affaire vous cause bien des soucis et bien des peines. Voulez-vous que je vous aide à l’éclaircir ?
 
Lamar eut un mouvement de surprise et se mit à rire.
 
- Vous, mademoiselle ?
 
- Oui, moi. Florence Travis. Je vous parle très sérieusement. Cela m’intéressera, beaucoup et peut-être pourrais-je vous rendre plus de services que vous ne le pensez. Du reste, j’ai des droits à m’en occuper, ajouta-t-elle en jetant au médecin légiste un coup d’œil significatif.
 
Lamar se souvint des soupçons qu’il avait conçus à l’égard de la jeune fille et ne put s’empêcher de rougir,
 
— Eh bien ! soit, dit-il. C’est entendu, vous serez pour moi une précieuse collaboratrice. À nous deux, peut-être mènerons-nous a bien cette enquête difficile.
 
Il s’interrompit, croyant entendre derrière lui un léger frôlement, semblable à celui d’une portière de velours qu’on écarte doucement. Il tourna la tête, mais ne vit rien. Aucun frémissement n’agitait le riche tissu des rideaux cachant la porte contre laquelle était adosse le canapé.
 
— Alors, puisque vous m’acceptez comme collaboratrice, continuait Florence, il faut commencer par me rappeler en quelques mots ce que vous savez du problème.
 
Quelqu’un qui survenait lui coupa la parole. C’était un homme en habit noir et d’une correction parfaite, mais dont le visage semblait soucieux.
 
— Le docteur Lamar ? dit-il en s’approchant.
 
— C’est moi, monsieur, répondit Lamar un peu surpris et en regardant son interlocuteur, qu’il lui semblait avoir déjà vu, sans cependant pouvoir mettre un nom sur son visage.
 
- Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur, reprit l’autre. Je voudrais vous demander quelques instants d’entretien.
 
Lamar s’excusa auprès de Florence et s’éloigna de deux ou trois pas avec le nouveau venu.
 
— Je m’appelle John Redmon, dit celui-ci, et je suis le directeur de l’hôtel. J’ai appris que vous étiez ici, docteur Lamar, je vous ai entendu nommer tout à l’heure au moment où vous passiez devant moi. C’est pourquoi je me suis permis de venir vous déranger. J’ai besoin de votre aide.
 
- De quoi s’agit-il ? dit Lamar étonné.
 
Une affaire abominable, monsieur, une affaire qui, si elle s’ébruite, peut perdre de réputation mon hôtel. Des vols ont été commis ici ce soir pendant le bal. Plu-
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sieurs bijoux de prix ont été dérobés avec tant d’adresse que les victimes ne se sont aperçu de rien sur le moment. Il est évident qu’un professionnel a choisi nos salons pour y opérer. Voulez-vous m’aider à le retrouver ?
 
Et comme Lamar faisait un geste de protestation.
 
— Ne refusez pas, je vous en prie : vous êtes médecin et non détective, je le sais bien, mais c’est une affaire délicate. Si j’appelle la police et que le scandale éclate, sans parler du tort qui me sera fait, cela donnera l’éveil au voleur qui, sans doute, réussira à fuir. Au lieu de cela, une enquête discrète que vous conduiriez avec la merveilleuse habileté dont vous avez déjà donné des preuves.
 
Lamar réfléchissait. Il voyait une concordance entre ces vols de bijoux et le vol de documents dont Ted Drew avait été victime.
 
— N’avez-vous aucun indice, quel qu’il soit, qui puisse vous mettre sur la trace du voleur ? demanda-t-il au directeur de l’hôtel.
 
— Aucun, je vous l’ai dit. Les personnes volées se sont aperçu, par hasard, qu’elles n’avaient plus leurs bijoux et elles ne savent quand ni comment on les leur a dérobés.
 
— Je ne vous demande pas si vous connaissez, seulement même de vue, toutes les personnes qui sont ici. C’est impossible. Eh bien, monsieur Redmon, je vais essayer de vous venir en aide. Veuillez aller m’attendre dans le petit salon, près du vestibule. Il vaut mieux que nous ne traversions pas le bal ensemble. Je vous rejoindrai dans quelques minutes.
 
Le directeur s’en alla et Lamar revint, aussitôt auprès de Florence, qui l’attendait, toujours assise sur le canapé adossé aux portières de velours. Le jeune homme reprit place auprès d’elle.
 
— Je vous demande pardon, lui dit-il, mais il s’agit encore d’une affaire de vols, de vols qui viennent d’être commis ici ce soir. J’ai promis de faire une enquête et je vais m’en occuper, mais gardez le silence à ce sujet.
 
— Qui a été volé ? demanda Florence, dont la curiosité était vivement surexcitée.
 
— Plusieurs personnes ; voici de quoi il s’agit.
 
Le médecin légiste commença le récit que lui avait fait le directeur.
 
Pendant qu’il parlait, un mouvement léger se produisit dans les portières retombant en lourds plis derrière le canapé.
 
Sans le moindre bruit, les portières s’écartèrent à demi, soulevées par une main invisible.
 
La tête pâle de Clara Skimer apparut un instant. Elle fixa sur Florence et sur le médecin le regard aigu de ses yeux noirs. Puis son visage redevint invisible, caché par les plis, retombés à demi, du velours noir. Sa main s’allongea, une main blanche, fine et soignée, sur le dos de laquelle était le Cercle Rouge vif que la voleuse y avait tracé elle-même quelques minutes plus tôt.
 
Cette main, très doucement, s’avança vers Florence que le récit de Lamar absorbait et, défaisant, avec une extraordinaire légèreté, le fermoir du collier agrafé sur la nuque de la jeune fille, elle enleva le bijou.
 
En sentant les perles glisser sur son cou, Florence jeta un cri et tourna la tête. Lamar, surpris, fit le même mouvement.
 
Tous deux virent la main marquée du Cercle Rouge et qui tenait le collier qu’elle venait de voler.
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Florence et Max Lamar, une seconde, furent cloués à leur place par la stupeur.
 
Déjà la main avait disparu.
 
Lamar bondit, enjamba le canapé, et voulut passer par la porte que les rideaux cachaient, mais il sentit une résistance et perdit quelques instants avant de la vaincre. La porte céda enfin, renversant deux fauteuils, avec1 quoi on l’avait barricadée. Lamar, que Florence rejoignit, se trouva dans un vestibule désert, éclairé seulement par la lune passant à travers la fenêtre. Il parcourut une galerie voisine, traversa deux salons et sortit dans les jardins sans pouvoir trouver la moindre trace de la voleuse. Sur le vaste perron tout enguirlandé de lierre, Florence, debout, regardait de tous côtés.
 
— Rien. Je n’ai rien trouvé, lui dit Lamar, en proie à une vive irritation nerveuse. C’est fou ! Elle a disparu comme une ombre ! Rentrons dans les salons, voulez-vous ? Et surtout pas un mot à qui que ce soit, avant que nous ayons pu jeter les yeux sur les mains de toutes les personnes présentes. Voilà l’heure du départ, nous n’avons qu’à nous poster dans le vestibule, auprès de la sortie.
 
 
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{{t4|{{sc|L’écrin volé}}|XIX}}
 
 
 
La gouvernante Mary resta longtemps dans le vestibule où elle s’était retirée après avoir vu Florence quitter Max Lamar et partir au bras d’un danseur. L’humble et fidèle amie de la jeune fille ne craignait plus pour celle-ci la perspicacité redoutable du médecin-légiste, et elle préférait fuir le mouvement, le bruit et la lumière du bal, dont la gaieté était en désaccord avec les secrets tourments qui l’assiégeaient.
 
Pourtant, au bout d’un temps assez long, elle s’inquiéta de nouveau de ne pas voir réapparaître Florence. Elle était étonnée que la jeune fille n’eût pas songé à venir lui dire un mot d’affection, et, quittant sa retraite, Mary se dirigea vers le salon où {{Mme|Travis}} se tenait.
 
La. vieille dame était toujours confortablement installée dans le fauteuil où Lamar, au début du bal, l’avait fait asseoir et elle causait avec un monsieur correct qui était, Mary le comprit, le directeur de l’hôtel. Il quitta {{Mme|Travis}} lorsque Mary s’approcha de celle-ci et la gouvernante demanda à sa maîtresse si elle savait où se trouvait Florence.
 
— Pas du tout, répondit la vieille dame. Je suppose qu’elle ne manque pas une danse. Vous la trouverez certainement dans les salons, ma bonne Mary. Du reste, ne la dérangez pas pour moi, laissez-la s’amuser. Moi, je vais rentrer, il se fait tard. Dites-le à Florence. Vous la ramènerez quand le bal sera fini. Je vous renverrai la voiture.<section end="s2"/>
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La gouvernante aida {{Mme|Travis}} à mettre son manteau et à monter en auto. Puis Mary parcourut le bal de salle en salle, sans apercevoir celle qu’elle cherchait. Elle ne songea pas à se rendre au fumoir, pièce écartée et dont. elle ignorait l’existence. Enfin, lasse de chercher, elle fit halte dans le grand salon de repos, toujours désert, et s’assit, pour se reposer un instant, dans un immense fauteuil en tapisserie. Mary était très fatiguée, le fauteuil était moelleux, la lumière était atténuée, le bruit du bal et la musique de l’orchestre se fondaient en une harmonie berceuse : la gouvernante peu à peu s’assoupit au fond du large siège qui la dissimulait.
 
Soudain, un bruit léger réveilla Mary. Elle tourna la tête et vit une femme debout au fond de la pièce, près d’une statue de bronze portant un flambeau. Mary tressaillit, retint son souffle et, se pelotonnant dans le fauteuil, s’y cacha de son mieux tout en continuant à observer l’inconnue. Ce que faisait celle-ci lui semblait suspect.
 
L’inconnue, une jeune femme au corsage de velours noir très décolleté, se tenait droite et immobile au pied de la statue. Elle jeta autour d’elle un rapide coup d’œil pour s’assurer que personne ne l’observait. Elle ne vit pas Mary dans sa cachette, et, tranquille, retira d’une poche de sa robe un collier terminé par un pendentif, que Mary crut reconnaître. L’inconnue mit le bijou dans une bourse qu’elle sortit de son corsage et qu’elle y replaça ensuite.
 
Après quoi, élevant sa main droite devant ses yeux, elle la regarda un moment. Mary eut un sursaut de stupeur : sur cette main, il y avait, semblable à celui qui parfois marquait la main de Florence, un Cercle Rouge.
 
La femme au corsage de velours noir sourit d’un sourire ambigu, dur et sarcastique. Elle eut un petit haussement d’épaules satisfait et étendant la main, prit derrière l’un des pieds de bronze de la statue porte-flambeau divers objets qui s’y trouvaient cachés. C’étaient une petite boîte qu’elle mit dans sa poche, une éponge et une fiole. Elle imbiba l’éponge du liquide contenu dans la fiole et, avec soin, effaça de sa main le Cercle Rouge qui y était marqué. Mary, haletante, la regardait faire.
 
Lorsque ce fut fini et que sa main ne présenta plus aucune trace anormale, l’inconnue enfouit dans sa poche la fiole et l’éponge et, sans hâte, se dirigea vers la porte qui s’ouvrait dans la direction du vestibule de sortie.
 
Lorsqu’elle se fut éloignée, Mary, toute tremblante de ce qu’elle avait vu, quitta son fauteuil et s’approcha de la statue pour vérifier si l’inconnue n’avait abandonné aucun objet sur le socle.
 
Pour arriver à ce coin du salon, elle passa devant l’une des fenêtres, qui donnait sur une large galerie extérieure. Soudain, la fenêtre fut poussée silencieusement. Rapide comme la pensée, un homme, qui sans doute était tout exprès posté en vigie au dehors, sauta dans la pièce. Mary eut à peine le temps de distinguer qu’il était jeune et qu’il avait l’apparence d’un garçon d’hôtel avec son tablier bleu et ses manches de chemise retroussées sur ses bras nus. Sans un mot, sauvagement, il la frappa au menton d’un coup de poing terrible. La pauvre femme tournoya sur elle-même et roula par terre évanouie.
 
L’homme, pour la dissimuler, poussa devant son corps allongé, inerte, sur le tapis, deux des fauteuils du sa!on, puis, comme il était venu, disparut par la fenêtre, qu’il referma du dehors aussi silencieusement qu’il l’avait ouverte.
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Lorsque Florence et Max Lamar rejoignirent John Redmon, ils le mirent au courant du nouveau vol commis par l’inconnue mystérieuse, et le directeur de l’hôtel Surfton prévint la jeune fille que {{Mme|Travis}} était partie et que sa gouvernante la ramènerait chez elle. Alors, Florence et les deux hommes se postèrent dans le vestibule et, sans affectation, surveillèrent la sortie de tous les invités. Ils ne remarquèrent rien d’anormal et, devant eux, Clara Skimer passa très tranquillement.
 
La complice de Sam Smiling savait pourquoi Lamar et le directeur de l’hôtel se trouvaient là, mais elle savait aussi ce qu’ils cherchaient : le Cercle Rouge sur la main de la voleuse, et elle eut soin, d’un geste plein de naturel, de lever vers son col, comme pour agrafer son manteau ses deux mains dégantées, parfaitement blanches maintenant et que nulle trace insolite ne marquait plus.
 
Quand tout le monde fut sorti, John Redmon lança à Lamar un regard de désappointement.
 
— Eh bien ! docteur, voilà qui est fini, nous ne retrouverons plus la voleuse. Je ne pouvais pourtant pas faire fouiller toutes les personnes présentes… Pensez au scandale !
 
— Je ne reverrai jamais mon pendentif, murmura Florence, désolée.
 
Lamar, à l’observation du directeur, avait eu un haussement d’épaules.
 
- Vous ne pensiez pas, monsieur Redmon, que la voleuse serait sortie en nous montrant ostensiblement la marque dénonciatrice ? Non, un hasard eût seul pu nous la révéler. Ce hasard ne s’est pas produit, mais il ne fallait pas en négliger la possibilité. Nous devons maintenant envisager le cas où la voleuse ou bien le voleur — car il y a peut-être un complice — serait un des habitants de l’hôtel. Dans cette occurrence, puisque les autres issues sont fermées maintenant, il est très probablement dans la maison. Vous n’avez vu passer aucun de vos locataires, n’est-ce pas ?
 
{{M.|John Redmon}} avait bondi :
 
— Impossible, docteur Lamar, je suis sûr de mon personnel. Et, quant à mes voyageurs !… Mon Dieu ! qu’allez-vous penser là ?… Dans une maison de premier ordre !… Mes voyageurs !…
 
Un cri l’interrompit, venant de l’étage supérieur de l’hôtel. Un cri affreux, prolongé, plaintif et désespéré, non pas un cri de peur ou de douleur physique, mais la clameur de détresse et d’angoisse d’un homme frappé par un malheur soudain.
 
Tous tressaillirent.
 
— Qu est-ce encore ? s’exclama {{M.|Redmon}}.
 
Déjà, dans l’escalier, s’entendaient des pas précipités, et un gros homme en habit, les yeux hors de la tête, la cravate dénouée, la face livide et offrant la parfaite image de l’affolement, de l’horreur et du désespoir, dégringola quatre à quatre les marches et se rua vers le directeur.
 
— {{M.|Redmon}} ! l’écrin ! on m’a volé l’écrin ! Je suis perdu, cria-t-il d’une voix entrecoupée, si pleine de détresse que ses trois interlocuteurs en furent émus.
 
— On vous a volé, {{M.|Strong}} ? Quoi ? qui ? commença le directeur, bouleversé par ce nouveau malheur.
 
— L’écrin de diamants… Dans ma chambre !… Je ne sais pas !… gémit le gros homme, répondant pèle-mêle aux questions.
 
— Voyons, monsieur, intervint Lamar avec autorité. Du calme. Racontez-nous en détail ce qui est arrivé.
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— On m’a volé, monsieur, ! Voilà ce qui est arrivé. On m’a volé ici, à l’hôtel Surfton ! un écrin de diamants !… Il y en avait pour {{unité|50000|dollars}}. Des parures de noce que je venais présenter !… pour un choix !… Et ce n’est pas à moi, monsieur, je suis représentant d’une société ! Je suis perdu ! Je suis ruiné ! On croira que, moi-même, je suis le voleur ! Je suis perdu. En tout cas, je ne trouverai plus jamais de situation! Et j’ai femme et enfant, monsieur ! Je les fais vivre de mon travail ! Qu’allons-nous devenir, mon Dieu ?
 
L’infortuné Strong s’effondra sur un siège, et sanglota. Florence le regardait avec une indicible pitié.
 
— Où était l’écrin ? Quand vous vous êtes aperçu du vol ? demanda Lamar.
 
— L’écrin était dans ma chambre, caché dans ma malle fermée à clé. J’ai retrouvé la malle ouverte et l’écrin avait disparu :
 
— Vous reveniez du bal quand vous avez fait cette découverte ?
 
— Oui… c’est-à-dire… Je suis un miseTable, monsieur, cria Strong, fou de désespoir et de repentir. Je ne sais jamais résister aux occasions de m’amuser ! J’avais bu une coupe de champagne de trop… et… j’ai rencontré une jeune femme… Nous avons causé… Elle était charmante… Je lui ai demandé de faire un tour dans les jardins avec moi… Oh ! sans aucune mauvaise intention, je vous le jure !… Je suis un homme marié, père de famille ; mais ici… je me trouve seul, et flirter un quart d’heure avec une jolie femme n’a rien de répréhensible… Bref, j’ai été l’attendre dans les jardins… Elle n’est pas venue… De guerre lasse, je suis rentré, pensant que son frère l’avait retenue…
 
— Son frère ? Qui ça ? demanda Lamar.
 
— Un jeune homme charmant, M…
 
Strong fut interrompu par une détonation qui provenait du jardin de l’hôtel. Tous sursautèrent.
 
Lamar se précipita au dehors, suivi par le courtier en diamants et par le directeur de l’hôtel, qui fut bientôt rejoint par tout son personnel.
 
— Les voleurs sont là ! cria Lamar; sans doute ils se sont disputé la possession de l’écrin. Faisons une battue dans les jardins. Nous trouverons leurs traces.
 
— Il faut courir vers les potagers, dit Redmon ; le mur est, là, éboulé en partie. Peut-être le savent-ils et tenteront-ils de le franchir.
 
Ils s’éloignèrent tous en courant. Florence, elle aussi, était sortie de la maison.
 
Elle les regarda s’enfoncer dans l’ombre des massifs. Elle était stupéfaite encore de ce qui s’était passé pendant cette soirée. Elle avait vaguement compris l’apparition de la main marquée de rouge. L’idée qu’une voleuse de profession s’était servie, afin de détourner les soupçons, du stigmate fatal qui pesait sur sa vie, lui inspirait une horreur pleine de honte. Il lui semblait que, pour la première fois, par cette sorte de complicité involontaire et avilissante, toute l’étendue de son infortune lui était révélée. Elle regarda en face sa destinée et se dit que la mort, peut-être, lui serait meilleure
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que la catastrophe vers laquelle l’entraînait l’affreuse maladie mentale (car quel autre mot pouvait désigner son cas ?) qui s’était abattue sur elle…
 
Mais, soudain, elle tressaillit. Elle était debout contre le socle d’une statue, cachée dans l’ombre épaisse d’un bosquet, et elle entendait le chuchotement de deux voix qui venaient de l’intérieur même de ce bosquet.
 
— Ça y est, disait l’une-dés deux voix, ils s’y sont laissés prendre, ils vont tous du côté du potager, tu vas maintenant pouvoir filer avec l’écrin, puisque les alentours de la maison sont débarrassés… Attention, à présent. Je vais partir de mon côté en courant. Je ferai du bruit. S’ils me prennent, tant pis. Après tout, je ne risque rien. Je n’ai aucun objet compromettant sur moi… Toi, pendant qu’ils seront après moi, file sans bruit par la porte du fond du jardin, elle est facile à escalader.
 
— Et si elle est gardée du dehors ?… Sait-on seulement si la police n’est pas là et moi, je porte l’écrin… alors mon affaire est claire, répondit une autre voix dont le tremblement indiquait l’inquiétude.
 
— Mais non, poltron, dit le premier. La porte n’est pas gardée, c’est sûr. Fais ce que je te dis, ce sont les ordres du patron, et tout ira bien. Maintenant, attention, je me sauve, et tout à l’heure on m’entendra. Toi, dans deux minutes, file à ton tour, mais sans vacarme, hein ?…
 
Florence entendit un bruit de pas étouffés qui s’éloignaient.
 
Elle eut une seconde d’hésitation ; elle songea au malheureux Strong, spolié, ruiné, désespéré, réduit avec sa famille à la mendicité. Et elle se dit qu’elle n’avait pas le droit de ne pas tenter de le secourir et que le stigmate odieux qui marquait sa main cette fois-ci pourrait peut-être l’aider au lieu de la torturer.
 
Elle regarda sa main. Sa main était blanche.
 
Florence, un instant, resta immobile, exaspérée de ne pas pouvoir réaliser son plan et concentrant sa volonté sans même s’en rendre nettement compte. Et soudain, sur sa main, l’ombre, rose d’abord, puis rouge vif, se marqua.
 
Florence se glissa à travers les buissons. Au centre, du massif, dans une petite éclaircie, elle vit un homme aux cheveux roux, vêtu d’un cache-poussière, et qui, aux écoutes, attendait, indécis.
 
Au bruit d’une branche froissée par la jeune fille, il tressaillit et tourna la tête. Il était pâle et tremblant. Au lointain du jardin, on entendait des appels et le bruit de courses précipitées.
 
— Chut, souffla Florence sans se montrer. Ne dites rien… Tout est découvert. La police est partout…
 
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?… dit l’homme, dont les dents s’entrechoquaient. Qui êtes-vous ?
 
— Je suis des vôtres… Voyez, j’ai le signe rouge, dit Florence en tendant à travers les buissons sa main marquée du cercle écarlate. Votre chef m’avait envoyée pour vous aider si cela allait mal… Tout est découvert. On sait que c’est vous le complice. Donnez-moi l’écrin et sauvez-vous par les jardins devant la maison…
 
L’homme roux n’hésita pas. Une terreur affreuse convulsait son visage. Visiblement, il n’avait qu’une hâte, fuir sans rien garder sur lui de compromettant et sans plus s’inquiéter de l’objet volé. La peur de la police le serrait à la gorge et il accepta l’explication qui lui était donnée, si confuse fût-elle ; il aurait accepté n’importe quel prétexte, il aurait jeté l’écrin plutôt que de se laisser prendre en le portant sur lui.
 
Il mit l’objet dans la main qui, des buissons, se tendait vers lui, et sans un mot, en se dissimulant au milieu des ténèbres, fila dans le jardin.
 
Florence ouvrit l’écrin et, d’un coup
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d’œil, vérifia qu’il contenait bien d’admirables diamants. Elle sourit au succès de sa ruse et revint lentement vers la maison.
 
Sur le sable, à un endroit éclairé par la lumière d’une fenêtre, elle laissa tomber la boîte de cuir, puis se dirigea sans trop s’éloigner vers les jardins d’où revenaient Lamar, Redmon, Strong et les garçons de l’hôtel.
 
— Eh bien ? demanda-t-elle.
 
- Rien, dit Lamar ; le misérable nous a échappé. Nous l’avons entendu courir dans les allées, mais il a atteint le mur avant nous et s’est enfui. C’est un acrobate, il a franchi le mur en un instant.
 
— Je suis perdu, je suis perdu ! gémissait Strong, absorbé dans son désespoir.
 
— Qu’est-ce que c’est que cela ? s’écria soudain le directeur de l’hôtel, qui avait aperçu, le premier, l’écrin sur le sable.
 
Strong s’élança comme un fou vers la boîte de cuir. Il l’ouvrit, vit les diamants, et une telle joie le suffoqua, qu’il faillit s’évanouir et qu’on dut le soutenir.
 
— Quelle leçon ! Quelle leçon ! murmura-t-il avec l’accent d’une résolution farouche. Ah ! on ne m’y reprendra plus à faire le jeune homme…
 
— Le voleur a dû jeter cela en se croyant sûr d’être pris, dit Lamar, pensif. Cela indique bien peu de courage de sa part. Sa complice, qui opérait au bal, était infiniment plus déterminée.
 
Un cri de Florence l’interrompit. 4
 
— Mary ! Mary ! qu’avez-vous ? s’exclamait la jeune fille, en se précipitant.
 
La gouvernante, pâle comme une morte, et le visage meurtri par le coup qu’elle avait reçu, se tenait debout sur le seuil de l’hôtel, et le petit jour qui venait la faisait plus livide encore.
 
Florence la saisit dans ses bras. Mary, se raidissant contre sa faiblesse, prit la jeune fille à part et, en quelques mots, la mit au courant de ce qui lui était arrivé.
 
— Nous allons rentrer. Il faut vous soigner, lui dit Florence, bouleversée d’émotion. Docteur Lamar, voulez-vous être assez bon pour nous accompagner jusqu’à la villa ? Ma pauvre Mary a besoin de nos soins.
 
Quelques instants après, la voiture, qui les attendait toujours, les emportait.
 
Mary, sur la demande de Florence, raconta au médecin légiste les étranges événements auxquels elle avait assisté, cachée dans le fauteuil du salon de repos. Elle finissait son récit comme la voiture s’arrêtait devant la villa de {{Mme|Travis}}.
 
Il faisait grand jour au moment où Florence, Mary et le docteur Max Lamar mirent pied à terre et entrèrent dans le jardin.
 
— Et cette femme, qui s’était tracé sur la main le Cercle Rouge, la reconnaîtriez-vous ? demandait Lamar.
 
- Oui, oui, dit Mary…
 
Et, tout à coup, ses yeux s’agrandirent, devinrent fixes. À travers les buissons bordant la grille du jardin, elle regardait passer une personne qui, d’un pas rapide, s’en allait sur la route menant vers la gare.
 
— La voici ! s’écria Mary. C’est elle ! C’est la voleuse au Cercle Rouge !
 
— En êtes-vous certaine ? dit Lamar rapidement.
 
— Oui, oui, certaine ! affirma Mary. C’est elle ! C’est bien elle !
 
Sans rien dire de plus, Max Lamar sortit du jardin et s’engagea, sur les traces de Clara Skinner, qui se hâtait pour prendre le premier train, où le médecin légiste monta derrière elle sans être remarqué.
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{{t3|{{sc|'''Où l’on retrouve les bijoux'''}}|{{uc|Épisode 7}}}}
{{t4|{{sc|Chaussures et Boîtes à couleurs}}|XX}}
 
 
 
Lorsque Clara Skinner réintégra sa demeure, il faisait grand jour.
 
Personne — elle le croyait du moins — ne la vit franchir le seuil de sa maison.
 
Elle monta chez elle, traversa l’antichambre dans s’arrêter et pénétra directement dans sa chambre à coucher.
 
C’était une pièce assez vaste, sobrement, mais élégamment meublée. Dans un angle, un Bouddha de grandeur naturelle, les pouces joints sur son ventre poli, semblait perdu dans les délices du Nirvana. C’était, avec la pendule représentant l’inévitable groupe des ''Trois Grâces’' de Pradier et quelques tableaux accrochés aux murs, le seul objet d’art que l’on pouvait voir en ce lieu.
 
Clara jeta un regard sur le lit, avec une légère hésitation. Comme il ferait bon dormir après une nuit si agitée !
 
Mais elle n’était pas femme à se laisser aller aux douceurs du repos, même après les plus violentes émotions.
 
— Pensons aux affaires sérieuses, murmura-t-elle* S’installant dans un fauteuil, elle prit sur ses genoux son sac de voyage, qu’elle ouvrit le plus posément du monde.
 
— C’est Sam qui va être content ! continua-t-elle à mi-voix, en retirant un par un les bijoux dérobés. C’est vraiment du travail sérieux.
 
Elle soupesa chaque objet d’une main experte.
 
— Et ce n’est pas du toc. Voilà un collier de perles dont je ferais bien mes dimanches.
 
Coquettement, elle mit le collier autour de son cou et vint se mirer devant la glace de l’armoire.
 
— Et je ne le porterais pas plus mal que la femme de ce gros marchand de salaisons à qui je l’ai… emprunté.
 
Elle soupira.
 
— J’aurai mon tour aussi.
 
Et, ouvrant le bas de l’armoire, elle en tira une paire de jolis souliers solidement munis de hauts et larges talons droits.
 
— C’est bien celui du pied gauche…
 
Prenant la bottine, elle fit, dans sa main, pivoter le talon, qui se dévissa lentement, mettant à jour l’intérieur qui était complètement creux.
 
Dans ce creux, Clara plaça délicatement les bijoux dérobés, puis elle revissa soigneusement le talon et enveloppa la paire de chaussures dans un large morceau de papier gris qu’elle ficela solidement.
 
Ensuite, refermant le sac de voyage, elle le plaça sous le Bouddha de bois, qu’elle fit basculer sans effort…
 
— Et maintenant, dit-elle, avertissons Sam du résultat de ma mission et annonçons-lui ma prochaine visite.
 
L’appareil téléphonique était à portée de sa main.
 
— Allo ! C’est moi… oui… moi-même ! Tout a bien marché… Comme sur des roulettes… J’arrive dans un quart d’heure…
 
Elle raccrocha le récepteur.
 
Elle se dirigea vers la fenêtre, qu’elle ouvrit. Le temps était maussade et une petite pluie fine commençait à tomber. Néanmoins, Clara Skinner resta accoudée quelques instants à la barre d’appui, laissant la fraîcheur du matin baigner son front alourdi et ses yeux gonflés par l’insomnie.
 
Tout à coup, elle se rejeta en arrière.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/129]]==
Elle venait d’apercevoir, enveloppé dans un ample caoutchouc, un homme qui se tenait adossé contre le mur de la maison, tout près de la porte d’entrée.
 
— Diable ! pensa-t-elle. est-ce que par hasard j’aurais été suivie ?
 
Et, prudemment cette fois, elle risqua un autre coup d’œil furtif au dehors.
 
La pluie tombait maintenant plus dense et l’homme était toujours là, collé contre la muraille.
 
— Suis-je bête ! se dit Clara. C’est un passant qui s’est mis un instant à l’abri sous le rebord de la toiture.
 
Et sans plus s’occuper de ce qu’elle considérait, peut-être à tort, comme un détail insignifiant, elle changea rapidement de toilette, revêtit un tailleur sombre à grand col blanc, se coiffa d’un béret de velours noir et s’enveloppa d’un vaste imperméable. Puis. ayant pris le petit paquet qu’elle avait préparé, elle quitta la chambre.
 
Mais une fois dans le couloir de son appartement, au lieu de se diriger vers la sortie, elle prit la gauche, et, sur la pointe des pieds, alla ouvrir doucement la porte d’une chambre qui donnait sur la cour.
 
Par l’entrebâillement, elle jeta un regard rapide.
 
— Il dort ! C’est ce qu’il a de mieux à faire murmura-t-elle en haussant les épaules.
 
Elle referma la porte et quitta l’appartement.
 
Elle descendit rapidement l’escalier, mais comme elle allait franchir le seuil de la maison, elle heurta assez violemment un passant qui s’était réfugié là sans doute pour se garantir de l’averse.
 
Elle reconnut l’homme qu’elle avait aperçu de la fenêtre.
 
— Vous pourriez peut-être me laisser passer, dit-elle, d’une voix sèche. A-t-on idée de barrer le couloir des maisons, sous prétexte qu’il fait mauvais temps !
 
— Je vous demande pardon, madame, répondit l’individu…
 
Mais au lieu de s’effacer courtoisement, comme le laissait prévoir le ton poli qu’il venait de prendre, il se mit nettement en travers de la porte. Il avait relevé la tête et regardait Clara. Sous le capuchon de son caoutchouc luisaient deux yeux perçants et scrutateurs.
 
— Après réflexion, je change d’avis, dit-il soudain d’une voix coupante, et je vous arrête !
 
Clara fit un saut en arrière.
 
— Moi ?… Vous êtes fou !
 
Mais déjà une main de fer lui avait saisi le poignet.
 
— Pas de bruit ! pas de résistance et suivez-moi! ou j’appelle des policemen pour vous passer ce petit bracelet.
 
Des menottes d’acier fin tressé luisaient dans la main gauche de l’homme au caoutchouc.
 
C’était là un genre de bijou pour lequel Clara Skinner n’éprouvait probablement aucune sympathie, car, sentant d’autre part toute résistance inutile, elle répondit, dévorant sa rage.
 
— Eh bien ! soit, je vous suis pour éviter le scandale. Mais, prenez garde ! Vous Commettez une arrestation arbitraire.
 
— Cela arrive quelquefois…
 
— Vous pourriez le payer cher !
 
— Oh ! je vous ferai toutes les excuses que vous voudrez, si j’ai tort… mais j’ai comme une vague idée que je n’aurai pas à vous les faire, ajouta l’homme en prenant le pas à côté de Clara, qui se laissa emmener sans protester davantage.
 
À quelque distance de là se trouvait le poste de police. Avant d’y pénétrer, Clara d’un brusque mouvement tenta de s’échapper.
 
L’homme la saisit par le pan de son imperméable et, par la porte ouverte du poste, la poussa dans l’intérieur en lui disant :
 
— Quand on a rien à se reprocher, on ne cherche pas à prendre la fuite.
 
Et, pénétrant derrière elle, il rabattit son capuchon et appela :
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/130]]==
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- Le brigadier !
 
Ce dernier, qui fumait sa pipe dans la pièce voisine, accourut aussitôt et, reconnaissant le visiteur, s’écria respectueusement :
 
— Monsieur Max Lamar ! Qu’y a-t-il à votre service ?
 
Le docteur, que nos lecteurs ont, eux aussi, d’autant plus facilement reconnu qu’ils ne l’ont pas perdu de vue dans sa filature, dit, en désignant Clara :
 
— Voilà un gibier de bonne prise. Qu’on la fouille immédiatement. Je vais trouver votre chef, {{M.|Randolph Allen}}, et je reviens avec lui. Faites visiter cette femme des pieds à la tête et qu’on ne la perde pas de vue un seul instant. Vous m’en répondez !
 
— N’ayez aucune crainte, monsieur Lamar. Ce sera fait et bien fait. {{Mme|Jomby}} vient justement d’arriver.
 
— Je compte sur vous. À tout à l’heure, dit le docteur en se retirant.
 
Clara feignit alors une épouvantable crise de nerfs. Elle versa des larmes de rage, puis, voyant que toutes ses grimaces étaient inutiles, elle se calma et prit un air dédaigneux.
 
— Faites votre sale besogne, et vite. Mais pas vous, surtout, dit-elle au brigadier. Je vous défends de porter la main sur moi !
 
— Oh ! fit avec une ironique galanterie le brave policeman, nous savons les égards que l’on doit au beau sexe…
 
Et appelant :
 
— Madame Jomby ! il y a du travail pour vous !
 
Une petite bonne femme toute ronde, entre deux âges, moitié servante, moitié matrone, du type de l’ouvreuse aimable, sortit de la pièce voisine.
 
— Voilà, mon brigadier. C’est pour cette belle petite madame ? Voyons, ma petite faut pas pleurer comme ça. Vous allez abîmer vos beaux yeux. Soyez sage ! Ce sera vite fait. C’est moins douloureux que de se faire arracher une dent ! Allons, suivez-moi, ma chère enfant !
 
Clara eut un geste de mépris.
 
— Espèce de vieille folle !
 
— Oh ! des compliments ! Comme ça me fait plaisir ! dit {{Mme|Jomby}}.
 
Le brigadier intervint.
 
— Assez de paroles comme ça ! Emmenez-la dans la cabine. Nous n’avons pas de temps à perdre. Et laissez-moi ça ici, ajouta-t-il en prenant le petit paquet que Clara cherchait à dissimuler.
 
Pendant que {{Mme|Jomby}} se livrait à la perquisition dont elle était chargée, Max Lamar rendait compte au chef de la police des événements de la nuit et de l’arrestation de Clara Skinner.
 
— Ce que je comprends mal, lui dit Randolph Allen, c’est ce nouveau Cercle Rouge. Êtes-vous sûr que nous ne sommes pas en présence de quelque autre sujet de la lignée Barden ?
 
— Mais non, mon cher ami, répondit Lamar. Ce cercle, je vous le répète, était simulé. La gouvernante de {{Mlle|Travis}} a parfaitement vu — curiosité qui lui a valu un si phénoménal coup de poing ! — a vu de ses yeux. dis-je, la femme que je viens d’arrêter en train de laver sa main avec une éponge, pour effacer le cercle rouge qu’elle y avait certainement tracé elle-même quelques minutes auparavant.
 
Randolph Allen ne paraissait pas convaincu.
 
— Voilà ce qu’il faudrait prouver. Et puis, quel intérêt cette femme avait-elle a recourir à ce stratagème ?
 
Max Lamar s’impatienta légèrement.'
 
— Quel intérêt ? Mais celui de détourner les soupçons et de diriger l’enquête de la police sur la piste du Cercle Rouge, dont tout le monde s’occupe en ce moment. C’est bien clair. Comme diversion, c’est tout à fait ingénieux. D’ailleurs, nous allons bien voir. Venez avec moi au poste de police. Nous y connaîtrons le résultat de la fouille que j’ai ordonné de faire sur la personne de cette femme.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/131]]==
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Max Lamar et Randolph Allen sortirent et ne dirigèrent rapidement vers le poste de police. Le brigadier les reçut par ces mots:
 
— Rien, absolument rien ! {{Mme|Jomby}} n’a pas découvert un seul bijou, pas le moindre objet compromettant.
 
— Et cette femme, où est-elle ? demanda Max Lamar.
 
- Elle se rhabille.
 
- Vous l’avez interrogée ?
 
- Rapidement. Elle se nomme Clara Skinner. Elle habite 301, Quincy street.
 
— Je sais… C’est à sa porte que je l’ai cueillie. Écoutez-moi, brigadier. Dès qu’elle aura terminé sa toilette, nous irons avec elle à son domicile. Dites-lui de se hâter.
 
Randolph Allen demanda :
 
— Chez elle ? À quoi bon ?
 
- Mais pour mieux la cuisiner, répondit Max Lamar. J’ai d’ailleurs l’impression que nous ferons peut-être là d’intéressantes découvertes.
 
Clara Skinner sortait à ce moment du cabinet avec {{Mme|Jomby}}. Cette dernière, toujours frétillante et aimable, minauda :
 
— Vous voyez, ma belle enfant, que tout s’est bien passé. Je ne suis pas terrible. Remettez votre manteau… Là… voilà… Allons, au revoir, ma belle ! À bientôt !
 
— À bientôt, dit Clara, furibonde. J’espère bien n’avoir plus jamais affaire à vous !
 
— On ne sait jamais ! On ne sait jamais ! Au revoir… messieurs ! Je vous présente toutes mes grâces.
 
Et {{Mme|Jomby}} fit une révérence si comique que Max Lamar ne put s’empêcher d’éclater de rire et que Randolph Allen faillit, pour la première fois, laisser se déplacer les muscles de son visage impassible.
 
- En avant ! dit Max.
 
— Où m’emmenez-vous ? demanda Clara d’un ton hautain. Je pense que vous devez être fixé maintenant et que vous allez me rendre ma liberté.
 
— Pas encore ! Une toute petite formalité. Une simple visite à vous faire, chez vous, en gentlemen !
 
Randolph Allen et Max Lamar prirent les devants ; deux policemen encadrèrent Clara, et la petite troupe se dirigea vers la maison de cette dernière.
 
Clara Skinner avait espéré un autre dénouement. Elle pensait que la perquisition opérée sur elle n’ayant donné aucun résultat, on lui aurait rendu la liberté. En outre, elle était terriblement inquiète au sujet du paquet contenant les précieuses chaussures. Elle n’avait pas osé le réclamer en quittant le poste, de crainte d’attirer l’attention sur cet objet. Si, comme elle le supposait, la visite domiciliaire qui se préparait se terminait sans ennui, elle comptait bien repasser par le poste et y reprendre le paquet gris… Car enfin. Sam Smiling devait attendre, s’inquiéter…
 
Oui, que devait penser Sam Smiling ?
 
Pendant qu’elle se livrait à ces réflexions un peu décousues, la distance fut franchie, qui séparait le poste de police du 301, Quincy street.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/132]]==
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Avant de pénétrer dans la maison, Max Lamar crut bon de prévenir Clara.
 
— Le moindre geste par lequel vous chercheriez à égarer la justice dans ses investigations sera impitoyablement réprimé. Si nous faisons cette perquisition avec vous, c’est par un dernier égard pour votre sexe. Une simple résistance de votre part, et je prie le chef de la police de faire mander immédiatement la voiture cellulaire. C’est compris ?
 
— Vous m’avez donc prise pour une imbécile ? répartit Clara avec hauteur.
 
— Oh ! loin de là ! Vous êtes très forte… Moins que nous tout de même, voyez-vous. Nous sommes la loi, et la loi a toujours le dernier mot.
 
On pénétra dans l’appartement.
 
— Conduisez-nous à votre chambre…
 
— Comment ?
 
— Oui, à la pièce qui donne sur la rue par la troisième fenêtre. Vous voyez que je suis renseigné.
 
— La belle malice ! dit Clara en ricanant. Vous avez passé deux heures sous ma porte, ce matin… Donnez-vous la peine d’entrer, messieurs, ajouta-t-elle avec ironie… Vous êtes chez moi.
 
Tous les quatre entrèrent dans la chambre.
 
— Mon cher ami, dit Lamar à Randolph Allen, voulez-vous interroger madame, pendant que je fais ma petite enquête personnelle.
 
Le chef de la police s’assit devant un guéridon et pria Clara de faire de même.
 
— Vos nom et prénoms, je les connais. Veuillez me donner quelques précisions sur votre manière de vivre. Vous êtes célibataire ?
 
— Qui vous l’a dit ?
 
— Je le suppose. Et, dans ce cas, qui subvient à vos besoins ?
 
— Mon mari !
 
— Hein ?
 
- — Vous voyez que votre perspicacité est un peu en défaut. Voulez-vous m’accompagner dans la pièce voisine ?
 
Et Clara conduisit Randolph Allen dans la chambre dont nous lui avons vu entrebâiller la porte, le matin même, avant de quitter son logis.
 
Là, le chef de la police aperçut assis devant une grande table portée par des tréteaux un bonhomme d’une soixantaine d’années, chauve et décrépit, avec une loupe cylindrique fixée dans l’œil droit et dont l’attention se portait sur une planche où il piquait des papillons.
 
— Bénédict, ne vous dérangez pas ! dit Clara.
 
— Qu’y a-t-il, ma bonne amie ? fit le bonhomme d’une voix de grelot cassé et sans lever la tête.
 
— Rien, Bénédict, c’est une petite visite. Je vous présente mon mari, {{M.|Skinner}}… {{M.|Randolph Allen}}…
 
— Il fait humide aujourd’hui, monsieur, dit le bonhomme en relevant la tête. Tous nos insectes ont les élytres basses…
 
Le chef de la police se demanda avec quelque apparence de raison si Clara ne se payait pas sa tête. Il pria la jeune femme de revenir dans la chambre, où il continua son interrogatoire.
 
— Soit, vous êtes mariée. D’ailleurs, cela n’a pas d’importance. Je sais qu’une femme comme vous prend tontes les précautions possibles. Pourriez-vous me dire ce que vous faisiez hier à Surfton ?
 
— Je n’étais pas à Surfton. Je ne connais pas cet endroit. Tout ceci est une grossière erreur.
 
Max Lamar, qui, depuis un instant fouillait minutieusement la chambre, intervint.
 
— Non, non, je vous assure, madame, l’erreur n’existe pas. Vous avez été filée pendant quarante-huit heures et nous pourrions vous résumer l’emploi de votre temps.
 
— Je voudrais bien voir ça !
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/133]]==
<nowiki />
 
— Surtout pendant la nuit dernière, dont vous avez passé une partie au bal de l’Hôtel de la Plage…
 
- Tout ce que vous me racontez là est inexact, affirma Clara d’un ton décidé.
 
— Très exact, au contraire. Mais précisons encore. Pourquoi prenez-vous la peine de peindre des cercles rouges sur votre main, alors que vous pouvez opérer si adroitement sans cela ? Pourquoi vous servir ainsi de signes qui vous trahissent ?
 
Clara prit un air innocent.
 
— Je ne comprends pas un traître mot à ce que vous me racontez-là…
 
— Vous ne savez pas ce que sont les cercles rouges ?
 
— Pas du tout…
 
— Vous êtes décidément très forte. Mais nous vous aurons tout de même.
 
Et sifflotant un rag-time à la mode, Max Lamar continua sa perquisition.
 
— Voilà une bien belle idole hindoue, dit-il, en se plantant devant le Bouddha doré qui, dans son angle, continuait imperturbablement son rêve fabuleux, Qui vous a donné cela ?
 
— C’est mon mari, {{M.|Skinner}}, que je viens de présenter à {{M.|le chef de la police}}.
 
— Oui, dit Randolph Allen, un soliveau, un paravent, mais tout de même une tête que je crois reconnaître.
 
— Ça, j’en doute un peu, fit en ricanant Clara. Il arrive du Bélouchistan, où, pendant vingt ans, il a fait de l’entomologie. C’est en passant à Amritsar qu’il acquis cet objet.
 
— Vous avez là un bien charmant époux madame, dit Randolph Allen.
 
— Je n’ai que ce que je mérite, déclara impudemment Clara Skinner.
 
Tout à coup, Max Lamar, qui examinait de très près le Bouddha, le fit légèrement basculer, passa la main au-dessous et en retira le sac de voyage que sa propriétaire y avait placé quelques heures auparavant lorsqu’elle était revenue chez elle.
 
— Oh ! oh ! fit-il, voilà une singulière armoire !
 
Clara Skinner, à ce coup de théâtre, avait horriblement pâli. Elle se crut un instant perdue. Mais elle se domina très vite en songeant que le produit de ses vols était en lieu sûr.
 
— On met ses affaires où l’on peut, dit-elle… où l’on veut même, quand on est chez soi !
 
— C’est un droit légitime, répartit Max Lamar, et je n’aurais garde de vous le contester. Ce qui m’intéresse davantage, c’est que je crois reconnaître là le sac que vous portiez cette nuit, en revenant de Surfton.
 
— De Surfton ? fit Clara impatientée. Je vous ai déjà dit que je n’y ai jamais mis les pieds.
 
— Jamais ?
 
— Jamais !
 
— Alors, d’où vient ce ticket de chemin de fer, poinçonné « Surfton » que je viens de trouver, dit triomphalement Max, qui venait d’ouvrir le sac et en commençait l’inventaire…
 
— Je ne sais pas. je ne comprends pas, fit Clara troublée. Vous êtes bien capable de l’y avoir mis vous-même !
 
— Parbleu ! la belle explication ! Vous devriez me dire, pendant que vous y êtes, que c’est votre mari qui vous l’a rapporté du Bélouchistan… avec le Bouddha !
 
- Ça vous va bien de plaisanter ainsi, s’écria rageusement l’inculpée.
 
- Oh ! rien n’est plus naturel. Il y a des gens qui collectionnent les tickets de chemin de fer.
 
— Eh bien ! ce ticket ne m’appartient pas !
 
— Et ceci, est-ce à vous ?
 
Max Lamar lui présentait une boite métallique longue et plate qu’il venait d’extraire du sac de voyage.
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Clara n’eut pas un tressaillement quand Max Lamar lui montra la boîte à couleurs.
 
- Oui, c’est à moi, cela me sert à faire de l’aquarelle.
 
— Sur votre main ?
 
Clara haussa les épaules. Max ouvrit la boite et l’examina.
 
- Décidément, vous êtes moins habile que je ne le croyais. Pourquoi n’avez-vous utilisé que le vermillon ? Me direz-vous que vous vous spécialisez dans l’étude des couchers de soleil ?
 
- Raillez toujours, monsieur Lamar, dit Clara avec insolence. Si vous croyez avoir fait là une découverte intéressante.
 
La porte, s’ouvrant brusquement, vint battre le mur et livra passage au brigadier que nous avons vu tout à l’heure au poste de police. Il tenait à la main une paire de chaussures et son visage était animé.
 
— Regardez messieurs, regardez bien, s’exclama-t-il.
 
Et sa main droite laissa tomber sur le guéridon toute une poignée de perles et de pierreries.
 
Clara, les yeux agrandis par la terreur, se dressa d’un bond et se dirigea vers la fenêtre, dont elle fit jouer l’espagnolette.
 
Randolph Allen se précipita sur elle, la saisit par le pan de son vêtement et la ramena au milieu de la chambre, bien qu’elle se débattît avec fureur.
 
— Soyons calme, madame, dit le chef de la police, avec ce flegme imperturbable qui résistait à toutes les conjonctures, même aux plus invraisemblables. Votre personne nous est précieuse et, malgré toute votre souplesse, vous auriez pu, en descendant vers la rue, détériorer votre charmant physique.
 
Et il rejeta Clara, haletante, dans le fauteuil.
 
Pendant ce temps, Max Lamar interrogeait le brigadier.
 
— Où avez-vous trouvé tout cela ? lui demanda-t-il, en faisant ruisseler dans sa main un collier de perles et des diamants magnifiques.
 
— Dans le talon d’une de ces chaussures, répondit le brigadier. J’ai eu la curiosité d’ouvrir le paquet que notre prisonnière avait laissé au poste. J’allais ranger ces bottines avec les différents objets que nous classons dans notre petit musée de pièces à conviction, sans y attacher plus d’importance qu’il ne convenait, quand je crus m’apercevoir que la chaussure gauche était plus lourde que l’autre. Elles appartenaient pourtant toutes deux à la même paire.
 
Ici, le brigadier prit un petit air avantageux.
 
— Il faut vous dire, messieurs, que, sans vouloir me donner des gants et poser au génie, je suis un vieux malin. Je connais tous les trucs dont se servent les malfaiteurs pour mettre à l’abri les produits de leurs vols. Ainsi, c’est moi qui ai découvert le coup du charbonnier. Vous rappelez-vous, ce cambrioleur qui était monté chez mistress Bay, après avoir ligoté {{Mme|Mouillet}}, la gouvernante française, et qui reprenait tranquillement l’escalier en portant sur son dos un sac de charbon, au mi-
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/135]]==
<section begin="s1"/>lieu duquel on trouva des diamants gros… gros… attendez… comme…
 
- Comme du charbon ! C’en est, d’ailleurs, dit Max Lamar, en souriant avec indulgence devant le petit accès de vanité du brave policeman. Continuez…
 
— Alors, j’ai voulu voir dans le soulier. Je l’ai tourné et retourné. Rien. Je me dis : « Le mieux, c’est de couper le talon en deux pour voir si, des fois, il n’y aurait rien dedans. » Et, comme je tenais la chaussure pour y introduire mon couteau, voilà que le talon se déplace un peu. Je force le mouvement, et le truc se dévisse, découvrant, dans le creux, les bijoux que je vous apporte. C’est-il bien travaillé, monsieur Lamar ?
 
Max Lamar, qui examinait attentivement la chaussure, répondit :
 
— C’est très bien ! Tous mes compliments ! Je n’en aurais pas fait autant.
 
- Oh ! monsieur Lamar, vous voulez rire, fit le brigadier modestement.
 
— Mais, pas du tout. J’aurais dû me méfier, moi aussi, de certaines chaussures semblablement truquées que l’autre jour j’ai eu entre les mains, chez le cordonnier Sam Smiling.
 
Max se mordit la langue et s’arrêta, craignant d’en avoir trop dit.
 
Mais au nom de Sam Smiling, un léger cri jaillit des lèvres de Clara Skinner qui, presque aussitôt, porta la main à sa bouche comme pour étouffer sa voix.
 
— Ça y est ! s’écria Max. Elle s’est trahie! Elle est bien la complice de Sam Smiling !… Brigadier, emmenez cette femme avec votre policeman. Emprisonnez-la et mettez-la au secret le plus absolu. Quant à nous, mon cher Randolph, nous n’avons pas un instant à perdre.
 
Il avait aperçu le téléphone.
 
— Demandez d’urgence trois hommes. Cela suffira. Il ne faut pas trop éveiller l’attention
 
Randolph Allen communiqua immédiatement des ordres à son bureau.
 
— C’est pour aller où ? Que comptez-vous faire ? demanda-t-il à Max.
 
— Prendre le chef de la bande dans son repaire, tout simplement !
 
Et se frottant les mains, il dit, avec une certaine satisfaction et en se parlant à lui-même :
 
— Ah ! ah ! monsieur Sam Eagen; on vous a surnommé le « souriant». Eh bien ! moi, je vous garantis que vous ne sourirez pas toujours !
 
 
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{{t4|{{sc|Le siège du fort Smiling}}|XXI}}
 
 
 
Plus d’une heure s’était écoulée depuis que Clara Skinner avait téléphoné à Sam Smiling pour le prévenir de son arrivée.
 
Le cordonnier, ne voyant venir personne, commençait à s’inquiéter.
 
- Clara aurait-elle été victime d’un accident ? Aurait-elle été suivie et arrêtée par la police ?
 
Cette dernière hypothèse fit sourire le vieux bandit :
 
— Elle est trop forte pour se laisser pincer. Voilà plus de vingt fois qu’elle passe au travers.
 
…Et cependant… Cependant, il suffit d’une erreur, d’un mauvais hasard… et les mailles du filet se ferment…
 
Sam, après s’être promené de long en large dans sa boutique, en proie à une inquiétude croissante, se dirigea avec précaution vers la porte de sa boutique.
 
Dehors, Tom Dunn faisait le guet en sifflotant paresseusement.
 
Quand il vit que Sam Smiling regardait dans la rue, il s’approcha négligemment et, comme il passait devant la porte, il pénétra de côté dans la boutique, pareil à une ombre qui s’évanouit.
 
- Eh bien ! Tom Dunn, rien ?
 
- Rien !
 
- C’est incompréhensible.<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/136]]==
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- Vous devriez téléphoner à Clara.
 
- Tu es fou, mon pauvre Tom ! Imagine-toi que la police, par une incroyable fatalité, ait pénétré chez elle et que je trouve au bout du fil… Max Lamar, par exemple !
 
- Vous reconnaîtriez bien sa voix.
 
— Le téléphone, a dit un grand écrivain, a été donné à l’homme pour déguiser sa parole. Il suffirait que mon correspondant d’occasion prit une voix de femme pour que, sans le vouloir, je mange le morceau.
 
- Vous ? Un vieux renard !…
 
— Tu l’as dit, un vieux renard ! Je prends de l’âge et je ne me sens plus en possession de mes anciens moyens. Je serai bientôt bon, moi aussi, à collectionner des insectes, comme cet imbécile de Bénédict.
 
- Pensez-vous !… Vous vous faites des idées, parce que ça n’a pas l’air de marcher comme on le voudrait… Moi, je vous dis que ça a réussi à Surfton…
 
— C’est vrai… j’ai tort. Mais, vois-tu, mon cher Tom, il me vient de fâcheux pressentiments. Quelque chose me dit que ce Lamar, et même cette Florence Travis, avec toute sa philanthropie, vont m’être funestes…
 
Sam, subitement, se frappa le front.
 
- Est-ce que, par hasard, Clara aurait oublié d’effacer le Cercle Rouge ? Tu vois ça d’ici… Clara traversant les rues avec son sac de voyage et cet indice inscrit sur sa main !
 
Tom Dunn éclata de rire.
 
- Vous déraillez, mon vieux Sam ! N’ayez donc pas peur ! Tout va s’arranger. Je retourne à mon poste d’observation.
 
Tom Dunn sortit et reprit sa faction, tandis que Sam Smiling s’asseyait devant son établi et feignait de travailler ; mais son esprit était loin du brodequin qu’il décousait.
 
Il n’y avait pas un quart d’heure que Tom Dunn avait recommencé à faire le guet que deux hommes apparurent au tournant de la rue.
 
C’étaient Max Lamar et l’inspecteur de la police.
 
Leur système d’enveloppement avait été ingénieusement combiné. Tandis que tous deux s’avançaient vers la boutique, les deux autres policiers mis à la disposition du docteur faisaient le tour par la rue sur laquelle donnaient les terrains vagues où s’ouvrait la seconde sortie. Il semblait bien que les bandits, dans de telles conditions, ne pussent pas s’échapper.
 
Les policiers avaient compté sans la prodigieuse habileté du redoutable coquin qu’était Sam Smiling.
 
Max Lamar, en réalité, n’avait pas repéré les lieux comme il aurait pu le faire, s’il en avait eu le temps. Depuis quelques jours seulement, ses soupçons se portaient sur le cordonnier, et nous avons vu qu’à sa dernière visite à la boutique du recéleur, il avait été en proie à de nombreuses hésitations. Il avait même tenu dans sa main une chaussure munie d’un talon-cachette, sans que sa perspicacité eût poussé la recherche jusqu’au bout.
 
Aussi peu renseigné qu’il l’était, comment aurait-il pu connaître l’existence de la seconde boutique que Sam avait louée à côté de la sienne ? Comment aurait-il pu soupçonner le réduit caché par le casier du fond ?
 
Max Lamar allait apprendre tout cela à ses dépens.
 
Dès que Tom Dunn aperçut le docteur et le policier, il opéra comme nous l’avons vu faire une première fois et pénétra, rapide et furtif, dans la boutique.
 
Sam Smiling, qui avait en face de son établi une glace habilement disposée pour refléter l’aspect de la rue, était déjà debout.
 
— Attention, vieux, dit Tom Dunn, voici Max Lamar qui arrive !
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Sam Smiling haussa les épaules.
 
- Je ne t’ai pas attendu pour reconnaître Max Lamar ! Et il n’y a pas un instant à perdre. Car je suppose que, cette fois, il ne vient pas, comme l’autre jour, me faire une visite de courtoisie. Aide-moi à fermer et à barricader.
 
Tous deux placèrent contre la porte une lourde table et deux bancs, ce qui, avec la serrure constituait une défense provisoire solide.
 
- Avant d’avoir démoli ce premier rempart, ces messieurs auront de quoi s’amuser ! dit Sam, d’un ton goguenard.
 
Et, prenant un veston et un chapeau accrochés au mur, il ajouta :
 
— Maintenant, déguisons-nous en courant d’air !
 
Il ouvrit la cachette, pénétra avec Tom dans le réduit, et tous deux se mirent en devoir d’utiliser l’issue si habilement dissimulée.
 
Du dehors, par la porte vitrée, Max Lamar et son compagnon avaient pu voir s’agiter les deux complices. À coups de poing, ils brisèrent les barreaux, mais ils eurent beau faire jouer le loquet, en passant la main à l’intérieur, l’huis ne céda point. Ils furent obligés de l’enfoncer à coups d’épaule.
 
Cet effort dura deux ou trois minutes, et lorsqu’enfin ils purent pénétrer dans la boutique, ils eurent le vif déplaisir de constater qu’ils arrivaient juste à temps pour apercevoir la silhouette épaisse de Sam Smiling en train de disparaître par l’issue secrète.
 
C’était à recommencer.
 
Chercher le secret de la cachette était bien risqué. Le temps était précieux et mieux valait avoir recours à la manière forte.
 
Saisissant un des bancs que Sam avait disposés derrière la porte, le compagnon de Max Lamar se mit en devoir, en se servant de ce meuble comme d’un bélier, d’enfoncer la cloison à l’endroit où paraissait se trouver la cachette. Sous les coups répétés du policeman, qui était un véritable colosse, les rayons du casier volèrent en éclats.
 
Mais tout cela était encore bien long, et Max Lamar, dans la boutique, bouillait d’impatience.
 
— Pourvu, pensait-il, que mes deux hommes aient pu, de l’autre côté, cueillir les deux bandits, ou tout au moins Sam Smiling !
 
Et pendant que le policier achevait la destruction qu’il avait commencée, Max, repris par son besoin d’investigation, faisait une rapide enquête parmi les objets contenus dans la boutique.
 
Il prit au hasard une bottine dans un tas de vieilles chaussures qui se trouvaient sous l’établi du cordonnier et se mit en devoir de dévisser le talon. Ce dernier, en effet, était mobile et permit à Max de constater que le système était identique à celui qu’il avait saisi chez Clara Skinner.
 
— Vous voyez, s’écria-t-il, en brandissant le talon qui était creux, mais vide, vers le policier, voilà la preuve indiscutable que le cordonnier Sam Smiling est le complice de cette femme, et que, grâce à ces deux coquins, nous pourrons connaître l’énigme du Cercle Rouge.
 
— Well ! Very well ! répondit sans se retourner le gigantesque policeman qui, semblable à quelque héros légendaire des
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époques fabuleuses donnait contre la cloison d’immenses coups de bélier qui finissaient par avoir raison de cette dernière. En attendant, nos gaillards sont en train de filer !
 
Et, lâchant le banc, à demi brisé, dont il venait de se servir avec tant de vigueur, il introduisit sa tête et ses épaules par l’ouverture qu’il venait de pratiquer dans la porte même du réduit. Et, faisant jouer en dedans la targette qui la fermait, il put l’ouvrir toute grande.
 
Max Lamar se précipita dans le réduit.
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Pendant ce temps, que s’était-il passé de l’autre côté du décor, si l’on peut parler ainsi ?
 
Derrière la maison de Sam Smiling se trouvait une vieille palissade qui courait le long d’une allée intérieure qu’elle séparait de terrains vagues. Au milieu de cette palissade, il y avait une sorte de portillon qui pouvait livrer passage aux personnes habitant la maison, notamment les boutiques dont une issue étroite et sombre donnait sur cette allée.
 
C’est ce portillon que surveillaient avec soin les deux policiers que Max Lamar avait envoyés pour cueillir Sam Smiling, si, par hasard, il échappait à une première surprise.
 
À travers les planches disjointes, les deux hommes observaient tout ce qui se passait dans l’allée.
 
À peine, d’ailleurs, étaient-ils à leur poste, qu’ils aperçurent un homme qui, sortant de l’arrière-boutique, qu’on pouvait présumer être celle de Sam, se dirigeait rapidement vers le petit portillon.
 
Les deux policiers se placèrent de chaque côté et, au moment où l’homme franchissait l’ouverture, ils le happèrent avec la plus extrême facilité.
 
Cette capture ne faisait pas honneur à la perspicacité de Tom Dunn, car c’était lui.
 
Le gredin avait sans doute un nombre respectable de comptes à régler avec dame justice. Or, sans trop s’occuper de Sam, il venait de filer, dans le désir très compréhensible de ne pas être mêlé à une aventure qui commençait à mal tourner.
 
« Chacun pour soi », pensait-il.
 
Mauvais calcul en l’occurrence. Bien qu’il se débattît comme un beau diable, en protestant qu’il y avait erreur, qu’il était un simple passant, entré là par hasard et curiosité, et qu’il ne comprenait pas quel délit il pouvait bien avoir commis, les deux inspecteurs, insensibles à toute explication, se contentèrent de passer un solide cabriolet aux poignets du jeune drôle.
 
Et, tandis que l’un d’eux faisait bonne garde auprès de leur capture, l’autre reprit, à travers les planches disjointes de la palissade, la surveillance un instant abandonnée.
 
Il s’écoula plus d’un quart d’heure avant que l’attention du guetteur pût être enfin récompensée par un résultat.
 
Mais ce résultat n’était pas celui qu’il était en droit d’attendre.
 
Les coups terribles que lei policier, à l’intérieur de la maison, portait avec le banc contre les rayons de la boutique, et qui retentissaient jusqu’au dehors, venaient à peine de cesser qu’un homme plein de plâtre et de poussière tomba de l’arrière-boutique dans l’allée et se précipita vers le portillon; suivi d’un autre homme à peine moins poussiéreux.
 
L’inspecteur, qui faisait le guet, allait cueillir à leur tour les deux nouveaux venus, quand il reconnut Max Lamar et son compagnon.
 
C’était eux qui avaient fini, à grand’peine, par trouver l’issue dérobée qui donnait dans l’allée.
 
- Où sont-ils ? demanda Lamar à l’inspecteur.
 
— Qui ?
 
- Les deux hommes, parbleu !
 
— Il y en avait donc deux ?
 
— Certes. Sam Smiling et son complice.
 
— Nous en tenons un, fit l’inspecteur,en montrant Tom Dunn, assis sur une borne et gardé à vue par l’autre policeman.
 
Max Lamar eut un cri de rage :
 
- Ce n’est pas celui que nous cherchons !
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Ce n’est pas Sam Smiling ! Vous n’avez vu sortir que cet homme ?
 
- Lui seulement, répondit l’inspecteur, a moins que l’autre ne se soit éclipsé pendant que nous nous assurions de celui-ci. En tout cas, il n’est pas passé par le portillon. Nous n’avons pas bougé d’ici.
 
- Alors, dit Max Lamar, il doit être resté dans la maison. Il suffit d’un de vous pour conduire le prisonnier au poste. Ne le perdez pas de vue. Vous deux, suivez-moi.
 
Et Max Lamar, avec les deux policemen, revint dans l’allée.
 
Là, il examina soigneusement toutes les maisons.
 
- Tiens, tiens ! dit-il tour à coup, voilà une arrière-boutique qui me paraît suspecte. Il désignait ainsi une porte fermée qui se trouvait voisine de celle de Sam Smiling.
 
Disons tout de suite que cette porte était celle de la deuxième boutique que le cordonnier avait louée et qui, par une communication secrète donnait dans le réduit que nous connaissons.
 
Qu’avait fait Sam Smiling ?
 
Lorsqu’il se fut aperçu, au bruit de la lutte, que Tom Dunn venait d’être happé par les policiers au seuil même du portillon, il s’était bien gardé de suivre le même chemin. Profitant de la minute précise où la surveillance du guetteur s’était relâchée, il avait ouvert la porte de la seconde arrière-boutique et pénétré dans cette dernière, où se trouvaient rassemblés les produits de ses vols.
 
Là il s’empressa de remplir ses poches de tout ce qu’il avait mis de côté, bijoux, valeurs, argent. Cette occupation dura environ trois minutes. Pendant ce temps, les bruits d’enfoncement de la cloison, dans l’autre boutique, arrivaient jusqu’à lui.
 
— Tape toujours, disait-il. C’est solide.
 
Tout à coup les bruits cessèrent. Sam supposa que Max Lamar avait forcé l’issue.
 
- Il est temps de déguerpir, pensa-t-il.
 
Ayant jeté un dernier coup d’œil autour de lui pour s’assurer qu’il n’oubliait rien, il ouvrit doucement la porto secrète qui donnait dans son magasin.
 
— Par là, je pourrai filer, puisqu’ils sont tous maintenant do l’autre côté de la maison.
 
Il était temps.
 
Au moment où Sam passait dans sa propre boutique, la porte du fond volait en éclats, et Max Lamar, suivi de ses deux policemen, faisait irruption dans la pièce.
 
Sans laisser à Sam le temps de refermer la porte secrète, il s’engagea derrière lui impétueusement.
 
Mais il poussa tout à coup un juron formidable.
 
Il venait de se jeter contre une table que le cordonnier avait mise en travers du passage.
 
D’un geste rapide, il se débarrassa de l’obstacle, et, bien qu’il eût le genou droit sérieusement contusionné, il partit comme une flèche derrière Sam Smiling, qui s’était déjà engagé dans la rue.
 
Alors, une poursuite fantastique commença.
 
Le cordonnier, bien que corpulent et plus âgé que Max, avait conservé une vigueur étonnante et une souplesse que lui aurait certainement enviée le plus robuste jeune homme.
 
Il détalait comme un cerf à travers les rues.
 
Max Lamar n’était pas non plus un homme à s’essouffler rapidement. Rompu à tous les exercices physiques et sachant, grâce à ses connaissances anatomiques, disposer harmonieusement du potentiel de tous ses organes, il allait d’un mouvement rythmique, mais sur, et, peu à peu, il rattrapait l’avance qu’avait sur lui Sam Smiling.
 
Quant aux deux policiers ils étaient bien loin en arrière.
 
Aucun passant ne pouvait se mettre au travers de cette poursuite, qui avait lieu dans des terrains vagues et des voies peu fréquentées.
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Sam Smiling courait droit dans la direction de la gare de marchandises qui se trouvait à un mille de là. Il franchissait des jardins potagers qui s’étendaient dans cette partie de la plaine et c’est, à peine si un cultivateur isolé leva la tête pour assister à cette course éperdue.
 
Lamar ne semblait pas se fatiguer ; il se rapprochait peu à peu. Encore quelques minutes et le cordonnier recéleur ne pourrait lui échapper.
 
Mais, tout à coup, il perdit sa trace. Sam Smiling. qui venait d’atteindre la voie ferrée, obliqua brusquement à gauche et s’éclipsa derrière la maisonnette d’une garde-barrière.
 
Était-ce un nouveau siège à recommencer ? Max Lamar, perplexe, s’arrêta quelques secondes.
 
Il eut tort. À ce moment un train de marchandises démarrait lentement de la gare voisine. Déjà la machine avait dépassé le passage à niveau.
 
- Une silhouette surgit de la maison de la garde-barrière et bondit vers le convoi.
 
C’était Sam Smiling qui avait immédiatement compris le secours inespéré que loi apportait cet événement imprévu.
 
Sautant légèrement sur le marchepied d’un wagon do bestiaux, il essaya d’en faire jouer la porte à coulisse. Mais il ne put y parvenir.
 
Un bœuf énorme et puissamment encorné passa sa tête par l’ouverture poussant un énorme mugissement.
 
Il n’y avait pas de temps à perdre. Sam empoigna à pleines mains les cornes de l’animal, fit un rétablissement prodigieux, et, par-dessus la tête de la bête, pénétra dans le wagon.
 
À vingt-cinq pas, Mai Lamar, qui accourait, lança une terrible imprécation, car le convoi avait pris un peu de vitesse et accélérait sa marche.
 
Quand le docteur atteignit la voie, le wagon de queue venait de passer juste à sa hauteur et le train filait à une allure si rapide, maintenant, que toute tentative pour te rejoindre paraissait inutile.
 
 
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{{t4|{{sc|Où l’amour se précise}}|XXII}}
 
 
 
Pendant que ces événements se déroulaient loin d’elle, Florence Travis, sous la véranda qui dominait la mer, respirait à longs traits l’air pur du matin, et son corps souple, à travers la soie d’un kimono léger, recevait la caresse du soleil.
 
Au retour du bal, elle s’était couchée, mais n’avait pu trouver le sommeil. Les incidents de cette nuit mouvementée agitaient encore son esprit.
 
Outre le vol de son pendentif, bijou auquel elle tenait beaucoup, et l’agression dont la pauvre Mary avait été victime, une autre pensée la troublait jusqu’au plus profond de l’âme.<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/141]]==
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Elle s’en défendait, mais en vain. Elle pensait à Max Lamar. L’image du docteur se présentait à chaque instant devant ses yeux.
 
— Je l’aime… et tout me sépare de lui.
 
Cette idée lui faisait mal. Elle sentait bien que Max se laissait, lui aussi, entraîner sur la pente d’un sentiment très naturel, mais qui se changerait peut-être en mépris le jour où il apprendrait que l’objet de son amour était la fille de Jim Barden, le fou, le criminel marqué de la tare héréditaire.
 
— Oh! ce Cercle Rouge, affreux stigmate, pourquoi ne puis-je en abolir le retour !
 
Et, comme elle se désespérait à ce point que des larmes jaillissaient de ses yeux, voici que l’horrible cercle se mit à transparaître peu à peu sous la peau diaphane de sa main. Il prit une teinte plus rouge que le sang et qu’avivait encore la lumière crue du soleil qui montait au-dessus de l’horizon.
 
Florence Travis se leva, en proie à une inexprimable agitation. La bonne gouvernante Mary entrait à ce moment précis sous la véranda.
 
— Qu’avez-vous, Flossie? demanda-t-elle avec inquiétude.
 
— Rien, ma bonne Mary. Je désire sortir un peu. Il faut que je sorte.
 
— Comme cela, en kimono ?
 
— Bah ! avec mon béret et une ceinture, sur la plage, personne ne remarquera que ma toilette du matin est un peu plus négligée que de coutume. D’ailleurs, je vais à la poste et je reviens.
 
— À la poste ? interrogea Mary. Est-ce pour porter une lettre ? J’irai.
 
— Non, Mary, répondit Florence, de plus en plus surexcitée, c’est pour un télégramme que je désire envoyer moi-même.
 
— Alors, je vous accompagne, dit avec vivacité Mary, qui venait d’apercevoir le Cercle Rouge sur la main de Florence.
 
— Mais non, mais non… ma chère Mary, tu t’inquiètes à tort… Je sais pourquoi, ajouta-t-elle en montrant sa main. Mais, vois, cette chose affreuse pâlit, s’efface. Dans quelques instants, elle se sera évanouie…
 
Et, la voix altérée :
 
— Oh ! si cela pouvait s’évanouir à tout jamais !
 
— Pauvre petite Flossie que j’aime, dit la fidèle Mary en étreignant tendrement la jeune fille. Qui sait ? qui sait si la science, un jour, ne trouvera pas le moyen de vous soustraire à cette terrible hérédité.
 
— La science ! Il n’y a qu’un homme de science que je crois capable de réaliser ce prodige. Et c’est le seul auquel je ne m’adresserai jamais !
 
— Je sais. je comprends. Alors, vous devriez avoir peur de lui et ne le revoir jamais !
 
— Oh ! cela est encore impossible. Quelque chose est entre nous qui nous lie à son insu. C’est ce mystère même qu’il recherche partout, alors qu’il est si près de lui. Si je cesse de le voir, comment pourrais-je connaître ce qu’il se propose de faire et le détourner à temps de la bonne piste, de ma propre piste ? Pour qu’il ne me soupçonne jamais, il faut que je demeure sa collaboratrice.
 
Et brusquement :
 
— D’ailleurs, c’est à lui que je veux envoyer ce télégramme.
 
— À quel sujet ? Ayez confiance en moi, Flossie !
 
La jeune fille hésita un instant.
 
- Eh bien ! soit ! accompagne-moi.
 
Toutes deux se dirigèrent vers le bureau de poste.
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Contrairement à ce que croyait Florence, sa tenue originale attira tous les regards, mais bien plus sous une forme sympathique que par simple curiosité.
 
Sous son béret blanc, sa jolie figure semblait lumineuse. Lumineuse de l’éclat de ses beaux yeux, dans lesquels il semblait que fût resté encore un peu de l’azur des flots contemplés le matin. Sa taille exquise, enfermée dans une ceinture de peau mince et large, avait la souplesse d’une liane sous la pression du vent. Et ses petits pieds dans les souliers de toile, bondissaient sur le sable, qu’ils semblaient effleurer à peine.
 
Les jeunes gens la regardaient avec un respectueux désir. On la savait riche, indépendante. C’était à la fois, un parti merveilleux et la certitude d’un bonheur complet. Les femmes, même, n’en semblaient point jalouses, tant elle désarmait l’envie par sa sereine beauté.
 
Elle rendit négligemment les nombreux saluts qu’on lui adressait de toutes parts et pénétra dans le bureau, suivie de Mary.
 
Sortant de son sac à main un stylographe, elle écrivit ce télégramme:
 
{{g|« Docteur Lamar, Sreat Street 216.|4}}
 
» Toujours impatiente d’avoir des nouvelles du Cercle Rouge; je serais heureuse de savoir si vous avez pu retrouver mon pendentif.
 
{{d|» Florence Travis. »|4|sc}}
 
 
 
Elle remit la dépêche à la télégraphiste, paya et sortit.
 
Mary, qui avait lu par-dessus son épaule, était de plus en plus effarée:
 
— Passe encore que vous lui parliez de votre pendentif. Mais pourquoi, ma chère Flossie, confiez-vous à la poste des phrases aussi compromettantes que la première ? Pourquoi parler ainsi du Cercle Rouge ?
 
Florence sourit.
 
- Cela ne pourrait être compromettant pour moi que vis-à-vis du docteur Lamar. Or, je t’ai déjà dit, ma bonne Mary, que je suis la collaboratrice de ce dernier. N’est-il pas naturel que je m’intéresse à une œuvre qui nous est commune ?
 
— Pourtant, j’ai peur que tout cela ne finisse mal.
 
— Écoute Mary, dit Florence avec gravité, as-tu remarqué que chaque fois que je suis sous l’influence du Cercle Rouge j’entreprends toujours une bonne action ? Seuls les moyens sont parfois répréhensibles. Le but, lui, est toujours excellent
 
Et précisant sa pensée :
 
— Donc, de deux choses l’une : ou le docteur Lamar découvre le mystère dont je m’enveloppe, et dans ce cas, en toute conscience, que pourra-t-il me reprocher ? Ou bien, il ignorera toujours mon secret, et alors, grâce à cette énergie nouvelle qui est en moi et qui sera dirigée par lui vers le bien, je pourrai lui être utile dans les enquêtes qu’il aura à poursuivre. Et je t’avoue que cette seconde perspective, puisque je ne saurais espérer mieux, m’enchanterait. Je serais si heureuse d’être utile au docteur Lamar.
 
Mary, toujours sombre, ne répondit rien.
 
— Va. rentre à la maison, ma bonne amie, et dis à maman que je ne déjeunerai pas. Ce que j’ai pris ce matin me suffit. Je vais vers la mer demander à l’immensité bleue de la joie pour mes yeux et du calme pour mon cœur.
 
Et Florence, quittant sa gouvernante, s’éloigna vers les rochers en songeant :
 
— Recevra-t-il mon télégramme ? Où est-il ? Que fait-il maintenant ?
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/143]]==
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Que faisait pendant ce temps Max Lamar ?
 
Il cherchait le moyen de rattraper le train de marchandises, qui, si élégamment, avait filé sous son nez, emportant avec lui Sam Smiling, l’objet de sa poursuite.
 
Reprenant sa course vers la gare, Lamar pénétra dans les bureaux de la petite vitesse, présenta sa carte au sous-chef et demanda l’autorisation de téléphoner d’urgence, Cette autorisation lui fut très aimablement accordée. Il entra tout de suite en communication avec Randolph Allen.
 
— Allo ! Envoyez-moi d’urgence à la gare des marchandises une quarante chevaux, avec un maître chauffeur et un inspecteur choisi. Sam Smiling vient de m’échapper dans des conditions qu’il serait trop long de vous expliquer ici. Je tiens sa piste et j’espère bien le pincer, à condition de faire vite.
 
Cinq minutes après, une automobile de course conduite par le meilleur mécanicien de l’administration de la police, arrivait à toute vitesse au rendez-vous indiqué.
 
Max Lamar sauta dedans.
 
— Suivez la route de Surfton, dit-il au chauffeur.
 
Le sous-chef de gare lui avait appris, en effet, que le train de marchandises prenait cette direction et qu’il devait même avoir un assez long arrêt à la station balnéaire, où vient de se dérouler une partie de ce récit.
 
— Et vivement ! Il faut arriver à Surfton avant le train de marchandises, qui a sur nous dix minutes d’avance.
 
Et Max Lamar, tandis que le chauffeur partait à toute allure, s’installa à côté de l’inspecteur.
 
- Tiens, c’est vous, Smithson ?
 
- Mais oui, monsieur Lamar.
 
- Tant mieux, mon brave. Et alors, rien de nouveau ?
 
— Non, monsieur Lamar. Ou plutôt si. Un télégramme que votre valet de chambre est venu apporter au bureau.
 
C’était la dépêche que Florence Travis avait adressée le matin même.
 
En la lisant, Max tressaillit de joie.
 
— Flossie ! Flossie ! murmura-t-il. Vous pensez donc à moi, ma chère Flossie ?…
 
Il avait, contrairement à tous les usages, distrait le pendentif de la masse des bijoux qui avaient été saisis après l’arrestation de Clara Skinner, et il songeait au plaisir de Florence lorsqu’il lui remettrait le précieux joyau.
 
L’auto filait un train d’enfer. Bien que la route ne suivît point exactement la ligne de la voie ferrée et qu’elle fût même plus longue que cette dernière, Max avait l’impression que du terrain était gagné de minute en minute.
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En effet, à un brusque détour, le train de marchandises apparut Nettement handicapé, il fut atteint, puis dépassé sans effort.
 
Mais un incident se produisit, stupide, inéluctable. La route coupait la voie, à un mille environ de la gare de Surfton.
 
L’auto, sans la virtuosité du chauffeur, se serait infailliblement brisée contre la barrière fermée du passage à niveau.
 
Max Lamar, furieux, se mit à interpeller la garde-barrière, qui, impassible, se tenait debout son petit drapeau rouge à la main, accomplissant comme un rite sacré les devoirs de sa charge.
 
Le train était encore à une assez bonne distance du passage à niveau. Si la porta se fût ouverte à ce moment, l’auto avait largement le temps de traverser.
 
— Ouvrez ! Ouvrez ! cria Max.
 
Pour un peu, il aurait ajouté : « Au nom de la loi ! »
 
Mais la garde-barrière ne parut même pas l’entendre. Aucun argument n’avait prise sur elle. Son visage, figé dans une résolution têtue, était empreint de cette inflexibilité que confère le respect de la consigne.
 
Le train passa majestueusement devant les trois voyageurs impuissants, ralentissant même un peu sa vitesse, comme s’il eût voulu les narguer.
 
La garde-barrière, une fois le train passé, vient rouvrir avec indifférence les portes, et l’auto repartit frénétiquement.
 
— Écoutez-moi, Smithson, fit Max à l’inspecteur, voilà le signalement exact du bandit que nous poursuivons. Je vais vous descendre à la gare de Surfton, où vous serez probablement arrivé cinq minutes après le train. Ce dernier ne sera pas encore reparti. Observez bien son départ. Si notre bonhomme n’y remonte pas, c’est qu’il a l’intention de séjourner à Surfton. C’est enfantin, n’est-ce pas ? Dans le premier cas, vous l’arrêtez au moment où il reprend place dans le convoi. Dans le second, vous n’aurez pas de peine à retrouver sa piste. Surfton n’est pas grand. Dieu merci, et je connais votre habileté.
 
— Vous êtes bien indulgent, monsieur Lamar, dit Smithson, qui passait en effet pour un fin limier.
 
— Pas du tout, je vous rends justice. Je me connais en hommes. Dès que vous aurez repris Sam Smiling en filature, faites-le moi savoir par n’importe quel moyen.
 
— Où vous ferai-je tenir le renseignement ?
 
- Chez {{Mme|Travis}}. Tout le monde connaît sa villa. C’est entendu ?
 
- À vos ordres, monsieur Lamar… Seulement…
 
— Seulement ?
 
— Puis-je vous poser une question, monsieur Lamar ?
 
— Certes.
 
— Pourquoi ne venez-vous pas avec moi? Le train est en gare. On décharge les marchandises destinées Surfton. Nous avons tout le temps d’opérer, et, à deux, n’est-ce pas, c’est toujours préférable…
 
Max Lamar eut un geste d’impatience.
 
— Faites ce que je vous dis de faire. J’ai mon plan, et cela ne regarde que moi. Dépêchez-vous et n’oubliez pas : la villa de {{Mme|Travis}}, sur la plage.
 
L’inspecteur descendit et Max Lamar s’en alla de son côté.
 
Au fond, Max n’avait pas d’autre plan que de revoir Florence le plus tôt possible, au risque de perdre la trace de Sam Smiling. À ce moment, rien ne comptait pour lui que Florence. Il sentait comme
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une force mystérieuse qui l’attirait invinciblement vers elle.
 
« Je m’étonne, pensait-il en se dirigeant Vers la villa de {{Mme|Travis}}, d’une telle attraction. Moi, si fort, si maître de moi ! Il semble que je subis une influence surnaturelle et même un peu morbide. Oui, morbide !… Mon Dieu ! que je suis bête ! Les médecins cherchent toujours aux choses les plus simples les causes les plus troublantes. La conclusion de tout cela, c’est que je suis amoureux et que, ne l’ayant jamais été, je me trouve en présence d’un fait nouveau dont je m’étonne comme un enfant. »
 
Il arriva devant la grille de la villa. La porte étant entr’ouverte, il pénétra familièrement dans le jardin, contourna la maison et se trouva sur la terrasse qui surplombait la mer.
 
{{Mme|Travis}}, dans un rocking chair, brodait, ayant à ses côtés Mary qui lui tenait compagnie et disait justement :
 
— Déjà six heures, et Flossie qui ne rentre pas !
 
En apercevant Max Lamar, l’excellente dame tendit sa main avec affection et bonne humeur. Le docteur lui était extrêmement sympathique.
 
— Je suis très heureuse de vous voir revenu, dit-elle. Vous êtes si occupé qu’on ne peut jamais vous garder même un jour, et c’est bien dommage. Quand vous voudrez vous reposer de vos nombreux travaux, n’oubliez pas, cher docteur, que ma maison est la vôtre.
 
— Je vous remercie sincèrement, madame, dit Max, très ému, en portant à ses lèvres la main de {{Mme|Travis}}. Qui sait si, comme vous le dites si bien, je ne viendrai pas un jour demander à la brise bienfaisante de la mer une cure justifiée ?
 
— Alors, ce jour-là. c’est entendu. docteur ?
 
— De grand cœur, madame. Mais, ajouta-t-il en plaçant sa main droite en visière au-dessus de ses yeux, n’est-ce point {{Mlle|Florence}} que j’aperçois là-bas, sautant à travers les rochers ?
 
— Elle-même ! Ah ! ne m’en parlez pas ! Depuis quelque temps, surtout depuis qu’elle est ici, il m’est impossible de la garder auprès de moi un instant. Tenez, elle n’est pas rentrée pour déjeuner ce matin. Elle préfère courir comme une chèvre échappée. Elle n’écoute aucun conseil.
 
— Aucun, affirma Mary. Elle n’en fait qu’à sa tête !
 
— C’est de son âge. chère madame, et d’ailleurs {{Mlle|Florence}} est une nature essentiellement indépendante…
 
- Beaucoup trop, docteur, beaucoup trop! Ah ! vous devriez bien lui donner quelques avis. Vous êtes médecin et peut-être sauriez-vous découvrir le secret de cette extrême nervosité.
 
— J’en doute, madame.
 
- Pourquoi donc ? Elle vous aime beaucoup, docteur. Elle a en vous la plus absolue confiance. Tenez, elle vous a aperçu. Elle vient. Allez donc au-devant d’elle et, en chemin, chapitrez-la un peu !
 
Flossie, dont la vue était merveilleusement perçante, avait, en effet, de loin, reconnu le docteur Lamar sur la terrasse, et cette apparition avait suffi à faire évanouir en elle la détermination qu’elle avait prise de passer la journée au dehors.
 
Elle avait même pris sa course et fait plus de la moitié du chemin qui la séparait de Max, lequel avançait plus posément.
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— Bonjour, docteur, dit Florence, les yeux brillants de joie. Comme vous êtes bon d’être accouru si vite. Vous avez reçu mon télégramme tout de suite ?
 
— Mais oui, chère mademoiselle, au moment même où je montais en auto pour venir ici.
 
— Ce n’est donc pas ma dépêche qui a déterminé votre départ, dit Florence, d’un ton fâché.
 
— Non, je dois vous l’avouer. Mais, corrigea-t-il, je serais probablement venu sans que vous m’ayez appelé… et venu exprès pour vous !
 
— Oh ! comme vous êtes gentil, docteur. Voulez-vous m’offrir votre bras. J’ai envie de rentrer, maintenant.
 
Et s’appuyant affectueusement sur le docteur, elle prit son pas, tout en bavardant.
 
— J’ai une bonne nouvelle à vous apprendre mademoiselle : j’ai retrouvé votre pendentif.
 
— Oh ! Quel bonheur ! Et comment ?
 
- Je vous raconterai tout cela plus tard. J’ai le bijou sur moi et je vais vous le remettre.
 
- Non. non, docteur, pas tout de suite !
 
Et capricieuse :
 
- Vous le placerez vous-même autour de mon cou, tout à l’heure quand nous serons rentrés.
 
— Très volontiers… avec joie, dit Lamar en la regardant de toute sa tendresse
 
Florence baissa les yeux, et changeant de ton :
 
- À propos… le Cercle Rouge… quelles nouvelles ?
 
— Pas fameuses ! J’ai essuyé tous les échecs possibles.
 
Le couple arrivait dans la villa.
 
— Faisons le tour de la terrasse. Je ne veux pas revoir maman. Elle me gronderait encore de mon escapade… Pauvre chère maman… Ce que je la tourmente… Suivez-moi, docteur.
 
Florence et Max pénétrèrent dans le salon-bibliothèque et tous deux s’assirent sur un canapé.
 
— Vous disiez que vos recherches avaient été infructueuses, cher docteur ?
 
— Pas précisément, miss Flossie. Nous avons arrêté et convaincu du vol la femme de cette, nuit, une nommée Clara Skinner. Mais devinez un peu quel est le complice de cette aventurière ? Sam Smiling, le cordonnier, votre protégé ! Avouez que vous faites un très mauvais placement de vos bienfaits !
 
- Sam Smiling, un malfaiteur ? Qui l’aurait cru ? dit Flossie avec stupéfaction.
 
— Et un malfaiteur des plus redoutables, un chef de bande d’une habileté consommée, dont la capture sera difficile et périlleuse. Il m’a semé, c’est le mot, dans des conditions peu ordinaires. Mais j’ai quelques raisons de le croire ici.
 
- Ici ?
 
— Ici-même, à Surfton.
 
Et Max Lamar conta à Florence toutes les péripéties de la poursuite à laquelle il s’était livré.
 
— Et vous restez ici pendant ce temps-là ? Mais il faut se hâter, il faut retrouver la piste de cet homme. Je vous accompagne !
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Max Lamar interrompit, d’un ton calme :
 
- Un inspecteur est sur ses traces. Cet inspecteur sait que je suis chez vous et doit me prévenir dès que ce sera utile… D’ailleurs ma présence ici se justifie…
 
— Par quoi ?
 
— Par le désir de vous revoir… oui, de vous revoir pour vous remettre le bijou retrouvé…
 
Et, dépliant le papier dans lequel il avait enfermé le pendentif, il prit le bijou et le tendit à Florence.
 
Cette dernière eut un regard plein de tendresse et de ravissement.
 
— Rappelez-vous, dit-elle, ce que je vous ai demandé tout à l’heure.
 
Et d’un geste adorable, se penchant vers Max, elle lui tendit sa nuque.
 
Lamar, tremblant un peu, grisé par le charme de Florence, eut quelque hésitation. Il attacha maladroitement la chaîne autour du cou de la jeune fille. Au moment où il scellait le fermoir, il éprouva comme une défaillance, et Florence sentit sous ses boucles légères une haleine tiède qui lui sembla se transformer en un frôlement.
 
Elle se redressa.
 
— Merci, docteur. C’est très bien.
 
Elle se tenait toute droite, rigide, les yeux un peu exorbités, en proie à une sorte d’influence magnétique. Il lui semblait que le Cercle Rouge, ce Cercle Rouge maudit qui rôdait autour d’eux, même pendant cette heure exquise, allait apparaître sur sa main. Une force extérieure et qui venait certainement de Lamar semblait lutter pourtant contre la fatalité héréditaire qui grandissait en elle.
 
Laquelle serait victorieuse ?
 
Il est à croire que l’influence de Lamar n’était pas encore assez puissante sur la jeune fille, car elle sentit peu à peu, malgré toutes les résistances, monter à sa main l’horrible stigmate.
 
Elle fut prise d’une terreur affreuse.
 
Si Max Lamar allait s’apercevoir…
 
Elle avait la sensation que le Cercle, sur sa main qu’elle cherchait à cacher, s’agrandissait, rougissait, éclatant, impossible a dissimuler.
 
La sonnerie du téléphone retentit à ce moment.
 
Max Lamar, encore sous l’impression du charme souverain qu’il venait de goûter, sursauta, rappelé à la réalité.
 
— Ne vous dérangez pas. C’est sûrement pour moi, dit-il.
 
Florence, une fois de plus, était sauvée.
 
— À tout à l’heure, fit-elle en se retirant…
 
Max Lamar, ayant décroché le récepteur, écoutait.
 
— Allo ! C’est vous, Smithson ? Bien ! Qu’y a-t-il ?… Vous avez retrouvé la piste de Sam Smiling ? Parfait ! Où êtes-vous ? Birmingham Bar ? Seul ? Comment ? avec lui ?… À la table voisine… Mais c’est admirable… Est-ce bien sûr ?… Bien sûr ?… Que dites-vous ?… Allo !… Il se lève… Il part ?… Ne le lâchez pas, morbleu !… Je vais dans votre direction. Bon courage… Allo !… À tout à l’heure…
 
Max Lamar prit son chapeau. Il n’y avait pas un instant à perdre !
 
Il sortit rapidement de la villa.
 
Ses idées étant redevenues très claires, il se sentait prêt à l’action. Son plan était simple. Surfton n’avait qu’une grande rue qui conduisait à la plage en venant de la gare. Il y avait peu de chance pour que Sam retournât vers cette dernière. En se postant du côté de la falaise, au contraire, on pouvait espérer pincer le malfaiteur, si toutefois Smithson n’y avait pas encore réussi.
 
Max fit un léger détour par la droite pour rejoindre le Birmingham Bar, d’où il repartirait vers la direction supposée.
 
Le jour tombait rapidement.
 
Les lumières de l’établissement n’éclairaient plus, lorsqu’il y arriva, qu’une salle vide.
 
— Partis ! Je le savais… Remontons
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maintenant et soyons prêt à tout événement.
 
Il avait à peine fait un demi-mille qu’une ombre, que la nuit rendait gigantesque, dévala vers lui avec une vitesse foudroyante.
 
Il n’eut pas le temps de se garer et faillit être renversé par un homme qui semblait véritablement affolé.
 
- Monsieur Lamar !
 
- Smithson ! Vous ! Qu’y a-t-il ? Que signifie ?
 
— Ah ! monsieur Lamar, c’est bien simple, dit l’inspecteur d’une voix étranglée. Figurez-vous qu’en sortant du bar…
 
— Au fait, au fait ! dit Max Lamar qui s’impatientait.
 
— Eh bien ! j’y suis… mon bonhomme, qui m’avait reconnu, se mit tout à coup à détaler comme un zèbre. Je pars {{corr|derrrière|derrière}} lui. Je cours bien, vous savez, monsieur Lamar. En cinq minutes, je suis sur son dos. Je l’empoigne au collet au moment où il se dérobait derrière un rocher. Mais le gaillard est solide. Nous roulons tous les deux à terre. C’est la lutte avec alternatives. Au moment où je vais le maîtriser, le bandit passe la main dans mon dos et sort mon revolver de son étui. Il le braque sur moi. Je me relève d’un bond. Il continue à diriger le canon vers ma figure, en me criant : « Au large, et tout de suite, où je fais feu ! »
 
- Et alors ?
 
— Et alors, que voulez-vous… Désarmé, je ne pouvais que risquer une mort inutile. J’ai rebroussé chemin, poursuivi à mon tour par ce maudit Smiling, qui m’a presque reconduit jusqu’ici sous la menace de mon propre revolver…
 
- Jusqu’ici ? Alors, il n’est pas loin, dit Max Lamar. En avant !
 
Et il ajouta :
 
- Il a votre revolver, moi, j’ai le mien. Nous sommes de jeu.
 
Les deux hommes repartirent dans la direction prise par Sam Smiling.
 
Ce dernier était beaucoup moins éloigné que Max ne le supposait, car, au bout d’une centaine de pas, des coups de feu retentirent.
 
Lamar entendit une balle siffler à son oreille.
 
Un second projectile atteignit à la cuisse Smithson, qui tomba.
 
C’est alors que Lamar déchargea à son tour les six coups de son revolver dans la direction de Sam Smiling, qui venait de se démasquer et qui fuyait vers la falaise avec l’infatigable vitesse que nous lui connaissons.
 
Max Lamar n’hésita pas. Laissant le pauvre Smithson, qui n’était pas grièvement blessé, mais qui néanmoins ne pouvait bouger, il s’élança à la poursuite du bandit.
 
— Tu ne trouveras probablement pas de train de marchandises, cette fois, dit-il entre ses dents. Et je finirai bien par t’atteindre !
 
Et comme une flèche, il s’enfonça dans la nuit.
{{Séparateur de points|25}}
Pendant ce temps, Florence Travis, revenue vers sa chambre, prenait un déshabillé d’intérieur, s’accoudait à une table, l’air pensif, et rêvait.
 
Il lui semblait que Max était là tout près d’elle, qu’il savait tout et que, pourtant, il lui disait d’une voix passionnée :
 
— Je vous aime… quand même !… Rien ne peut nous séparer. Flossie… Je vous aime !…
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{{t3|{{sc|'''Chasse à l’homme'''}}|{{uc|Épisode 8}}}}
{{t4|{{sc|Au-dessus de l’abîme}}|XXIII}}
 
 
 
Pendant que Smithson, la cuisse fracassée par la balle de Sam Smiling, se lamentait de ne pouvoir soutenir dans sa poursuite le docteur Lamar, ce dernier, rassemblant toute son énergie et bien décidé à en finir, pourchassait le receleur, qui fuyait vers la falaise.
 
Max, à la course, était nettement supérieur à Sam Smiling. Il gagnait du terrain à chaque minute et, sur une ligne de crête, l’issue de la poursuite n’eût fait aucun doute. Malheureusement, le terrain était parsemé de nombreux rochers, dont les anfractuosités permettaient à Sam de disparaître brusquement aux yeux de Max Lamar.
 
Qui sait si, dans une de ces anfractuosité ne se trouvait pas quelque retraite habilement dissimulée où le vieux bandit pouvait s’éclipser soudainement ? 1
 
Max Lamar, les dents serrées, les coudes près du corps, avançait en foulées puissantes et se rapprochait visiblement quand, tout à au détour d’un rocher, il se trouva en présence d’un être bizarre, vêtu de guenilles sordides, la tête broussailleuse et les joues tapissées d’une barbe inculte, ressemblant moins à du poil qu’à de vieilles algues desséchées.
 
Appuyé sur un bâton noueux, cet être étrange, qui ne semblait appartenir qu’à peine à l’espèce humaine, se tenait immobile contre le rocher, les yeux un peu égarés, encore pleins de l’étonnement d’un spectacle entrevu.
 
Max avait vaguement entendu parler d’un individu mystérieux qu’on appelait l’Ermite de la Falaise. Ce personnage, qui passait pour un dévoyé, rejeté par la société, et peut-être en délicatesse avec elle, rendait de menus services aux pêcheurs de la côte et recevait d’eux les secours nécessaires à sa misérable existence.
 
Lamar ne douta pas un instant qu’il fût en présence de l’Ermite de la Falaise ; en toute autre circonstance, sa curiosité l’eût poussé à un interrogatoire intéressant. Mais le temps n’était pas aux conversations.
 
S’étant à peine arrêté pour reprendre baleine, il demanda à l’homme :
 
— Par où est-il passé ? Vous l’avez vu ?
 
L’homme hésita un instant. Puis. ayant longuement fixé dans les yeux le docteur, il sembla se décider.
 
Et soudain, étendant la main droite vers le sommet de la falaise, il dit en étouffant sa voix :
 
— C’est par là… Mais prenez garde ! La falaise, derrière cette ligne de rochers, est à pic. Plus de deux cents pieds de hauteur.
 
Max Lamar haussa les épaules.
 
- Qu’importe… Merci tout de même !
 
Et il repartit de son pas souple et rapide.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/150]]==
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L’Ermite n’avait pas menti. À peine Lamar avait-il fait cinq cents pas qu’il atteignit une plate-forme vaste et dénudée dominant l’Océan.
 
Sur cette plate-forme se détachait la silhouette de Sam Smiling. Celui-ci avait pris une mauvaise direction et se trouvait ainsi enfermé pour ainsi dire sur ce plateau, n’ayant d’autre issue, pour revenir sur ses pas, que le chemin par lequel arrivait Max Lamar.
 
Partout ailleurs, autour de lui, des escarpements d’une hauteur vertigineuse ! La falaise formait, à cet endroit, une sorte de promontoire à pic au-dessus des roches battues par l’Océan.
 
C’est là que devait se décider le sort de la lutte engagée entre le vieux bandit et le médecin légiste.
 
Il n’y avait plus à reculer ni pour l’un ni pour l’autre.
 
Sam Smiling le comprit en voyant Max Lamar déboucher sur le plateau.
 
Tel un sanglier traqué, il attendit.
 
Les jambes à demi ployées, un couteau dans la main, les yeux étincelants dans sa face contractée par la terreur et par la haine, il était prêt à vendre chèrement sa vie.
 
Max Lamar aurait pu l’abattre à bout portant. Mais il tenait à saisir vivant l’homme qu’il imaginait en possession du grand secret. D’autre part, bien que les ménagements ne fussent guère de mise avec un criminel aussi dangereux que Sam Smiling, il voulait, en homme de sport, laisser à l’adversaire sa chance de salut.
 
— À nous deux, s’écria-t-il en bondissant.
 
De la main gauche, il écarta la lame dirigée vers lui, et, de l’autre, il saisit le receleur à la gorge.
 
Mais il avait affaire à un être d’une vigueur exceptionnelle.
 
Tandis que les muscles énormes de son cou saillaient, contractés contre l’étreinte qui le jugulait, Sam, dont le couteau avait roulé au loin, empoigna le docteur aux flancs, et, par une pression qui devenait de plus en plus douloureuse, il l’obligea à desserrer la tenaille qui l’étouffait.
 
Ce fut le corps à corps.
 
Les deux hommes, farouchement embrassés, cherchaient mutuellement à se réduire à l’impuissance. Leurs os craquaient sous les étreintes sauvages. Leurs respirations mêlées se confondaient en un ahanement pareil au soufflet d’une forge.
 
Le résultat fut un moment indécis.
 
Tout à coup, dans un effort suprême, Max Lamar souleva Sam Smiling, et, le rejetant sur les reins, il le plaqua contre le sol, tout en étant entraîné avec lui.
 
Mais l’envergure de son geste avait été trop large et, sous cette poussée nouvelle, les deux corps enlacés venaient de s’engager sur la partie déclive du promontoire.
 
Tous deux, irrésistiblement, roulaient dans l’abîme.
 
Au milieu de leur combat farouche, ils le comprirent et cherchèrent à se dégager.
 
La fatalité voulut que le premier des deux hommes qui arriva sur le bord de la falaise fût précisément Max Lamar.
 
D’un coup de reins désespéré. Sam Smiling se rejeta en arrière, incrustant ses ongles aux interstices du rocher.
 
Le docteur alors, ayant perdu tout point d’appui, roula vers l’abîme, et, au rebord escarpé, disparut.
 
Quant à Sam, si miraculeusement sauvé,
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/151]]==
il se releva, plus tremblant qu’une feuille et, les yeux hagards, trébuchant, reprit le chemin qui l’avait amené et se perdit dans la nuit.
 
La falaise, sur son escarpement abrupt, était couverte par endroits d’une végétation rude. Le vent apportait quelquefois un peu d’humus qui, retenu dans les interstices, permettait à quelques genêts d’accrocher aux pentes leurs touffes épaisses.
 
Que de fois au bas de la falaise les enfants n’avaient-ils pas regardé d’un œil d’envie ces belles fleurs d’or qui jetaient sur le roc dénudé une couleur si vivante !
 
Qui sait même si quelque amoureux héroïque, emporté par sa passion, n’avait pas cherché, au péril de sa vie, à cueillir quelque bouquet de la plante inaccessible pour satisfaire un caprice d’une femme ?
 
Max Lamar, en roulant dans l’abîme, entrevit en un éclair la mort affreuse et inévitable. Mais si forte était la nature énergique de cet homme qu’il ne perdit pas une seconde son sang-froid ni son courage. Il resta lucide et, sans frémir, attendit le choc qui allait le briser.
 
Mais la chute fut plus brève encore qu’il ne le supposait, car une seconde à peine s’était écoulée qu’il éprouva une secousse violente, mais très supportable, comme s’il tombait sur un tas de fagots.
 
Instinctivement, il allongea les mains et s’accrocha à un appui qui lui parut assez solide, bien que doué d’une certaine élasticité.
 
Il ouvrit les yeux qu’il avait involontairement fermés. Il reconnut qu’il s’était cramponné à une touffe de genêts qui, au flanc de la falaise, avait arrêté sa chute,
 
La lune qui se levait à l’horizon lui permit d’examiner sa situation.
 
Elle était, hélas ! très précaire. Au-dessus de lui; la falaise surplombait, à environ dix pieds, inaccessible. Au-dessous, c’étaient les rochers noirs, aigus, farouches, que l’écume des vagues couvrait et découvrait tour à tour. Et pas une anfractuosité. Rien. La verticale implacablement lisse.
 
Ah ! pourquoi ce miracle venait-il de se produire, puisque rien ne pouvait conjurer le sort ?
 
Se voir mourir… Se voir mourir en pleine force, en pleine jeunesse ! Se dire : « Je suis vivant tout entier, en pleine {{corr|posssession|possession}} de mon activité physique et morale. Et, dans quelques minutes, quand cette branche, instable aura cessé de m’accorda son fugitif soutien, je ne serai plus qu’un amas d’os brisés et de chairs tuméfiées, un objet d’horreur et sur lequel personne ne pourra mettre un nom !… »
 
Lamar, nous l’avons vu, était un homme vraiment courageux. Mais la situation était trop affreuse. Sa volonté parut faiblir, un moment et une larme vint à ses yeux.
 
- Flossie, Flossie, murmurait-il.
 
Il prononçait ce nom comme on prononce une invocation. Dans son esprit vacillant, ces deux syllabes lui semblaient avoir des propriétés énergiques capables de susciter quelque intervention miraculeuse.
 
— Flossie, Flossie, répétait-il… Flossie, c’est encore vous que je regrette le plus… Ma chère Flossie !…
 
Soudain le bruit d’une lutte éclata au dessus de sa tête.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/152]]==
<nowiki />
 
Max Lamar suspendu sur l’abîme eut l’intuition de ce qui se passait au-dessus de lui, sur le bord de la falaise.
 
Il imagina Sam Smiling reprenant le sentier et rencontrant l’Ermite au croisement des chemins. Sam, pris de peur, avait dû revenir sur ses pas, et l’Ermite, un brave homme sans doute, soupçonnant qu’un crime venait d’être commis, n’avait pas hésité à poursuivre l’homme qui redescendait seul de la falaise.
 
Ce que Lamar entrevoyait ainsi en un éclair était la vérité.
 
Au-dessus de lui avait lieu une lutte analogue à celle qu’il venait de soutenir quelques instants auparavant.
 
Sam était terriblement fatigué. Cependant, il n’en portait pas moins de rudes coups au nouvel adversaire qui venait si courageusement de l’assaillir. Mais ce dernier prenait visiblement le dessus, quand un cri déchirant se fit entendre.
 
Ce cri semblait monter de la mer et le vent l’apportait par-dessus la falaise comme quelque chose d’immense et de surhumain.
 
L’Ermite, au milieu du combat qu’il soutenait, eut une hésitation produite par la surprise. Cela lui coûta cher, car Sam Smiling lui ayant décroché un magistral coup de poing se dégagea et reprit sa course vers le sentier, dans l’ombre duquel il disparut.
 
Étourdi par le coup qu’il venait de recevoir, l’Ermite ne songea pas sur-le-champ à le poursuivre. D’ailleurs, une préoccupation plus immédiate était de répondre aux appels de détresse qui redoublaient, déchirant le silence.
 
L’Ermite. se penchant avec précaution, au-dessus de la falaise, distingua au-dessous de lui une forme humaine cramponnée désespérément à une branche de genêts.
 
— Courage, tenez bon, cria-t-il, je viens à votre secours.
 
Max Lamar, qui s’épuisait visiblement, dit d’une voix étranglée :
 
— Hâtez-vous, car je sens la branche se rompre sous mon poids.
 
L’Ermite, ayant détaché la corde qui ceignait ses reins, la jeta au malheureux, après en avoir solidement entouré son poing droit.
 
Max se crut sauvé. En voyant descendre la corde, il s’apprêta à la saisir, dès qu’elle passerait à sa portée.
 
Mais ce fut comme une malédiction. La corde, trop courte, se balançait au-dessus de sa tête.
 
Tous les efforts qu’il faisait pour l’atteindre ne faisaient que déraciner davantage la plante, à laquelle il se cramponnait.
 
Une sueur froide lui parcourait le corps. Allait-il, si près du salut, défaillir et tomber ?
 
— Courage ! lui criait l’Ermite qui, ayant remonté la corde, joignait à cette dernière la misérable veste, dont il venait de se dépouiller.
 
Max ne l’entendait plus. Un bourdonne-
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/153]]==
ment venait d’envahir ses oreilles. Sa vue se troublait. Un vertige mortel s’emparait de lui. Une seconde encore et il lâchait la branche qui, d’ailleurs, ne lui était plus que d’un précaire secours.
 
À ce moment, il sentit comme un pan d’étoffe qui lui balayait le visage.
 
Un dernier sursaut de l’instinct de conservation lui fit saisir avec les dents cet objet, qui n’était autre qu’une manche de la veste de l’Ermite ; puis, en un dernier sursaut d’énergie, il s’y agrippa de la main gauche…
 
 
 
Quand Max Lamar reprit nettement conscience, il aperçut au-dessus de lui une face hirsute, éclairée par deux yeux étincelants. Une main rude lui frottait les tempes avec du whisky qui coulait goutte à goutte d’une gourde de cuir.
 
Il se souvint.
 
— Merci, dit-il, merci.
 
— Ça va mieux ? demanda l’homme.
 
— Oui, mieux. Voulez-vous m’aider à me remettre debout ?
 
— Volontiers, dit l’Ermite.
 
Mais Max Lamar avait trop présumé de ses forces. Une fois debout il dut, pour ne pas tomber, s’appuyer lourdement sur l’épaule de son sauveur.
 
Ensemble, ils firent ainsi quelques pas et rejoignirent le sentier.
 
- Voulez-vous me ramener à l’hôtel Surfton, mon ami ? dit Lamar d’une voix encore faible.
 
L’homme eut un tressaillement.
 
— C’est que, vous savez, moi, je ne tiens pas beaucoup à descendre à la ville.
 
— Est-ce ma tenue qui vous fait peur ? reprit Max en souriant et après avoir jeté un coup d’œil sur ses vêtements déchirés et ses mains pleines de sang.
 
— Oh ! ma foi, non. Voyez la mienne… Mais j’ai mes raisons…
 
— Alors, vous allez me laisser ainsi dans la nuit, après m’avoir sauvé ? Allons, mon brave, accompagnez-moi en me soutenant de votre mieux. Personne ne vous verra à cette heure.
 
L’homme hésita un instant.
 
Puis, avec un haussement des épaules qui signifiait : « Après tout, pourquoi pas ? » il prit la direction de Surfton après avoir passé son bras autour de la taille de Max Lamar.
 
Il était fort tard quand les deux hommes arrivèrent à l’hôtel. Le concierge de nuit, à moitié sommeillant, ne les remarqua pas.
 
— Accompagnez-moi, dit Max Lamar à son sauveur.
 
Une fois dans son appartement, le docteur s’installa dans un fauteuil, et s’adressant à l’Ermite :
 
— Je ne vous demande pas votre nom, mon ami ; vous avez peut-être des raisons de le tenir secret et je n’ai pas le droit de rien exiger de vous après le grand service que vous venez de me rendre. Je suis à jamais votre débiteur.
 
— N’en parlons plus, dit l’homme. Je vais remonter tranquillement vers mon refuge. En attendant que vous vous fassiez panser demain matin, reposez-vous.
 
— Mais je ne veux pas vous laisser partir ainsi.
 
— Oh ! vous ne pouvez rien faire pour moi, monsieur Lamar, dit le vagabond. Alors…
 
— Qui vous a dit mon nom ?
 
— Je… je vous ai vu plusieurs fois, répondit l’Ermite évasivement.
 
— Eh bien ! si vous, ne voulez rien accepter, prenez toujours ma carte, sur laquelle je vais écrire quelques mots.
 
Voici ce que Max écrivit :
 
« ''Je n’oublierai pas l’aide que vous m’avez donnée. Si jamais vous avez besoin de moi, comptez sur mon assistance.'' »
 
L’homme prit la carte, balbutia quelques remerciements et partit.
 
Où ai-je vu cet homme-là ? se deman-
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/154]]==
<section begin="s1"/>dait Lamar. Ce n’est pas sûrement un inconnu pour moi…
 
Il ne se livra pas à de longues réflexions. Les événements terribles qu’il venait de traverser l’avaient rompu et il s’empressa de chercher le repos dans un sommeil réparateur.
 
Le lendemain matin, quand il s’éveilla, à part une assez forte courbature, il ne se ressentait pas trop de sa chute. Il s’habilla vivement et s’empressa de téléphoner pour avoir des nouvelles de Florence.
 
Ce fut Yama qui lui répondit :
 
« {{Mlle|Travis}} prend son bain en ce moment sur la plage. »
 
Max Lamar sortit aussitôt et se dirigea vers le bord de la mer.
 
Quelques minutes après, il était assis entre Florence et la gouvernante Mary, sur le bord d’un rocher.
 
— Comment se fait-il, docteur, que votre main droite soit bandée et votre lèvre inférieure coupée ? demanda Florence avec une inquiétude visible. Que s’est-il passé ? Racontez-moi vite…
 
— Oh ! ce n’est rien, dit Lamar dédaigneusement. Ce n’est qu’un petit souvenir que m’a laissé le bandit qui a nom Sam Smiling.
 
- Mais encore comment cela est-il arrivé ?
 
Brièvement, Max, sur un ton qu’il s’efforçait de rendre plaisant, lui conta son histoire. Et, en terminant son récit, il ajouta :
 
— Hier, quand ce vagabond m’a ramené chez moi, j’étais si désemparé que je l’ai laissé partir sans le remercier comme j’aurais dû le faire.
 
Comme il disait ces mots, une voix derrière lui se fit entendre.
 
— Pardon, monsieur Lamar, de vous déranger, mais comme on nous a dit à l’hôtel que vous étiez sur la plage…
 
Max se retourna et reconnut deux inspecteurs de police avec lesquels il avait déjà fait campagne.
 
— Tiens ! Boyle et Jacob ? Qu’y a-t-il donc ?
 
— Désolés de vous déranger, monsieur Lamar, mais nous venons vous demander un renseignement de la part du chef.
 
- De Randolph Allen ?
 
- Oui, monsieur Lamar, et voici les instructions que nous avons.
 
Max ouvrit le pli qu’on lui tendait et lut :
 
« ''Je vous charge d’arrêter Charles Gordon, l’avocat de la Coopérative Farwell, qui est accusé de détournements des fonds de garantie de cette société. Il parait que cet inculpé se cache dans les rochers de Surfton, où il vit en ermite. Priez le docteur Lamar de vous prêter aide et assistance s’il le peut.''
 
{{d|» {{sc|Randolph Allen}}, ''chef de la police''. »|4}}
 
 
 
 
 
<section end="s1"/>
<section begin="s2"/><nowiki />
 
 
{{t4|{{sc|La cabane en flammes}}|XXIV}}
 
 
 
En lisant les instructions d’Allen, Max Lamar fronça le sourcil.
 
— Ça va bien, je vais vous rejoindre dans un moment, dit-il aux détectives, qui s’éloignèrent de quelques pas.
 
— Qu’avez-vous ? demanda Florence, qui s’alarmait… Vous êtes soucieux, tourmenté… Parlez, je vous en prie… Qu’y a-t-il ?
 
— Une chose pénible, mademoiselle… Les circonstances me mettent en présence d’un acte que je ne veux pas… que je ne peux pas accomplir. Et cependant…
 
— Je vous en supplie, expliquez-vous !…
 
— Eh bien, j’ai mission d’arrêter cet homme, cet ermite à qui je dois la vie.
 
— Mais c’est impossible, s’écria Florence, révoltée.
 
— N’est-ce pas ? C’est votre sentiment… Mais alors…<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/155]]==
<nowiki />
 
Lamar resta songeur un moment et reprit à demi-voix :
 
— Je me rappelle. Je l’ai connu jadis… Mais qui diable aurait pu supposer que sous les pauvres loques de ce vagabond hirsute et lamentable se cachait ce Gordon, si brillant autrefois, si élégant et qui donnait des soirées auxquelles assistait la haute société.
 
Florence Travis suivait avidement les paroles de Max.
 
— Ainsi vous l’avez connu ?
 
— Très bien ! J’étais même parfaitement au courant de son dernier avatar. Il était avocat conseil de la Société coopérative Farwell. Entraîné par le luxe, et incapable de résister à son goût pour la dépense, d’autre part généreux et charitable, il ne put, malgré ses honoraires très élevés, soutenir longtemps le train de vie dans lequel il s’était imprudemment engagé. C’est l’histoire de beaucoup de gens intelligents et bons, mais faibles. Il ne résista pas à la tentation de puiser, pour boucher certains trous, dans les fonds qui lui avaient été confiéS. Peu à peu tout l’argent fondit dans ses mains. En vain, il fit appel à ceux qu’il avait si souvent obligés. La reconnaissance est un fardeau bien lourd. Tous ses amis d’un moment l’abandonnèrent. Alors, sur le point d’être arrêté, il prit la fuite et vint, comme nous venons de l’apprendre, se réfugier dans les anfractuosités de la falaise de Surfton.
 
— Quelle vie effroyable ! dit Mary.
 
— Donc au fond, ce n’est pas un mauvais homme ? demanda Florence Travis.
 
— Lui ? au contraire ! Il me l’a prouvé d’ailleurs en risquant sa vie pour me sauver.
 
— Alors, vous n’aurez pas le courage de l’arrêter ? dit Florence…
 
— Ah ! certes non ! répondit Max, et je regrette même de ne pouvoir le sauver à mon tour. Mais j’ai une position officielle et la loi est la loi… Je suis assermenté…
 
— Mais moi, je ne le suis pas ! s’écria Florence avec vivacité.
 
Une sorte de fièvre avait animé son visage. Elle sentit soudain remonter en elle la fatale hérédité et, sur sa main appuyée au rocher, le Cercle Rouge peu à peu apparaissait.
 
Elle n’y prenait pas garde.
 
Mais la prudence de Mary n’était jamais en défaut. La gouvernante détacha rapidement la mantille qui recouvrait sa tête et furtivement l’étendit sur la main de Florence.
 
La jeune fille, insistait de toutes ses forces auprès de Max Lamar.
 
— Docteur, laissez-moi me substituer à vous ! Cet homme vous a sauvé la vie. Je veux me charger de payer votre dette. De cette manière vous serez quitte avec lui sans avoir entaché votre honneur professionnel.
 
— Comment vous y prendrez-vous ? C’est une folie que vous allez tenter là !
 
— Laissez-moi faire, dit Florence en souriant, quelque chose me dit que je réussirai. J’ai confiance en mon étoile !
 
— Et moi aussi, répondit Max Lamar,
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/156]]==
gagné à son tour par une telle assurance. Allez, c’est une" bonne action. Mais soyez prudente…
 
Les deux détectives s’étaient rapprochée.
 
— Nous attendons vos ordres, monsieur Lamar.
 
Max parut hésiter.
 
- C’est très ennuyeux, dit-il, que vous soyez chargés de cette affaire. Moi, je comptais vous employer contre Sam Smiling, qui a failli m’assassiner cette nuit. Gordon ne se doute de rien, il restera dans ses rochers, s’y croyant à l’abri. Remettons à plus tard son arrestation. Occupons-nous d’abord de Sam. Voilà une capture qui en vaut la peine !
 
— Nous avons des menottes pour l’avocat Gordon et non pour le cordonnier Sam Smiling, aujourd’hui, répondit Jacob. Les ordres du chef sont formels. Gordon d’abord, l’autre ensuite.
 
Max Lamar n’insista pas.
 
— Mais savez-vous exactement où est la retraite de Gordon ?
 
— Parfaitement, dit Boyles, nous avons sa photographie et celle de la cabane où il s’est réfugié.
 
Pendant qu’il montrait les documents à Max Lamar, Florence Travis, d’un coup d’œil furtif, les regardait également.
 
— Voilà qui me sera très utile, pensa-t-elle. Je sais maintenant tout ce qu’il me fallait savoir.
 
Et, laissant là Mary et le groupe des trois hommes, qui discutaient encore, elle prit sa course vers la falaise.
 
Instinctivement, elle suivit le,chemin par lequel étaient passés les acteurs du terrible drame de la nuit précédente.
 
— Arriverai-je avant les deux détectives ? se demandait-elle. Ah ! quelle joie si je pouvais sauver cet homme qui a sauvé Max…
 
Elle grimpait, toujours de plus en plus alerte.
 
Parvenue à la pointe d’un rocher, elle se retourna et aperçut les deux policiers qui, conduits par un jeune guide, s’avançaient dans sa direction.
 
— Il n’y a pas un instant à perdre !
 
Elle reprit sa course et, après de nombreux détours, elle arriva en face d’une cabane fermée qui semblait déserte.
 
— C’est bien cette masure, pensa-t-elle, que j’ai vue tout à l’heure, représentée sur la photographie.
 
Elle essaya d’ouvrir la porte qui résista.
 
Faisant alors le tour de la cabane, elle se rendit compte que la fenêtre de derrière, très basse, était entrebâillée.
 
Sans hésitation, elle l’escalada et se trouva dans une petite pièce dont le seul ameublement consistait en un grabat misérable et une table boiteuse sur laquelle une lampe était posée…
 
Il n’y avait personne dans cette pièce.
 
Elle franchit alors une petite porte qui communiquait avec une autre pièce étroite et sombre.
 
Comme elle y pénétrait, un homme se dressa devant elle. Elle le reconnut aussitôt.
 
— Monsieur Gordon, s’écria-t-elle avant même qu’il eût ouvert la bouche, la police vous cherche. Elle est à deux pas.
 
La figure de Gordon exprima un indicible effroi.
 
— Hâtez-vous de fuir ! Je viens vous donner ce conseil de la part de l’homme que vous avez sauvé cette nuit ! continua Florence très vite.
 
— Lui !
 
— Lui-même ! Mais ne perdez pas un instant. Sautez par la fenêtre. Sauvez-vous à travers les rochers. Pendant ce temps, je retiendrai les policiers ici jusqu’à ce que vous soyez en sûreté. Allez ! allez ! je vous en conjure !
 
Florence avait saisi Gordon par le bras et l’entraînait vers la fenêtre.
 
À ce moment, des coups violents ébranlèrent la porte.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/157]]==
<nowiki />
 
— Au nom de la loi! Ouvrez !
 
Gordon n’hésita plus. Il se pencha, baisa la main de miss Travis et, s’élançant par la fenêtre, s’enfuit comme une bête traquée à travers les rochers.
 
Les coups redoublèrent. On enfonçait la porte.
 
Florence prit une boîte d’allumettes qui traînait sur la table et alluma la petite lampe.
 
Au même moment, la porte sauta et les deux policiers s’élancèrent dans la première pièce. Là ils s’arrêtèrent surpris, l’espace d’une seconde.
 
Devant eux, la porte de la chambre était légèrement entr’ouverte et, dans l’entrebâillement, une main blanche de femme apparut.
 
Cette main tenait une lampe allumée, de laquelle s’échappait une fumée inquiétante.
 
Et une voix s’écria :
 
— Si vous faites un pas de plus, je mets le feu à la cabane.
 
La main s’allongeait, agitant vivement la lampe.
 
Et sur cette main effilée et très blanche, un cercle rouge, intensément rouge, se dessinait :
 
Jacob et Boyles poussèrent un cri :
 
— Le Cercle Rouge !
 
Leur hésitation fut courte. Ils s’avancèrent résolument.
 
Mais alors la main tendue projeta violemment sur le sol la lampe qui éclata, en dégageant un nuage de fumée infecte, épaisse et noire qui emplit les deux pièces. Jacob recula à demi asphyxié.
 
Une lueur s’éleva, des flammes crépitèrent et en quelques minutes la cabane fut la proie d’un incendie dévorant.
 
Pendant ce temps, mettant à profit le nuage opaque et suffocant qui s’épaississait dans la cabane, Florence prit la fuite.
{{Séparateur de points|25}}
Sur la plage, Max Lamar, toujours assis à côté de Mary, causait avec celle-ci de banalités, mais une sourde préoccupation les absorbait tous deux.
 
Une voix légère se fit entendre.
 
- Docteur !
 
Max se retourna. Il se trouvait en présence de Florence, qui s’avançait, souriante et calme.
 
— Eh bien ! ça y est, dit-elle en se penchant à l’oreille de Max. Je crois qu’il est sauvé. Mais sa cabane est en flammes. Voyez plutôt.
 
Et, du geste, elle montra le panache de fumée qui s’élevait dans les rochers.
 
Max se dressa :
 
— Allons-y. Il faut que je me rende compte de ce que sont devenus Jacob et Boyles.
 
Max et Florence coururent vers le lieu de l’incendie. Une foule de baigneurs s’y trouvaient déjà.
 
Au devant d’eux s’avançaient les deux détectives, Boyles soutenant Jacob, encore suffoqué par la fumée qu’il avait respirée.
 
Max Lamar s’informa aussitôt.
 
- Ah ! nous l’avons échappé belle, dit Boyles.
 
— Vous n’êtes pas allé dans cette fournaise rechercher votre homme ? dit Max en feignant l’étonnement.
 
— Ma foi, quand nous sommes entrés cela ne flambait pas encore. Nous avons enfoncé une première porte. Puis, comme nous allions en renverser une seconde, une main de femme apparut dans l’entrebâillement, une main qui jeta une lampe par terre. Vous voyez d’ici quelle explosion… et quelle fumée !…
 
- Une femme ?
 
— Sûrement, il n’y a qu’une femme pour avoir la main aussi blanche…
 
- Et sur cette main, interrompit Jacob qui reprenait ses sens, il y avait… il avait…
 
- Un cercle rouge, acheva Boyles.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/158]]==
<section begin="s1"/><nowiki />
 
Lamar fut bouleversé par ce que venait de dire l’agent Boyles.
 
— Un cercle rouge, sur une main de femme ? Entendez-vous cela, mademoiselle ? dit-il à Florence qui s’avançait.
 
Avec une indifférence admirablement jouée, Florence répondit :
 
— Ah ! tiens ! une main de femme, voilà qui est curieux… avec le Cercle Rouge?…
 
Elle baissa les yeux, regarda sa main et, la voyant, parfaitement nette et blanche, elle la porta nonchalamment à son pendentif, pour bien la soumettre ainsi à l’examen de Max Lamar.
 
Mais un doute terrible avait envahi ce dernier, doute auquel, malgré tous ses efforts, il ne pouvait plus se soustraire.
 
N’osant reprendre la conversation, de peur de laisser malgré lui éclater ses soupçons, il eut recours à une séparation brusque.
 
— Il faut que je revienne immédiatement à la ville. J’ai besoin de conférer avec Randolph Allen au sujet de tous ces événements. Je vais chercher à attraper le train de midi. Au revoir, mademoiselle, acheva-t-il d’un ton un peu froid.
 
— Au revoir, dit Florence, avec une moue attristée qui simulait l’innocence à merveille, au revoir et à très bientôt. Donnez-nous des nouvelles.
 
Max Lamar ayant pris congé se dirigea vers la station tandis que Florence regagnait sa villa. Une inquiétude cruelle crispait son visage, et, à voix basse, elle murmura :
 
- Cette fois, cette fois… j’ai bien peur qu’il ne devine l’affreuse vérité.
 
 
<section end="s1"/>
<section begin="s2"/><nowiki />
 
 
{{t4|{{sc|Le chantage}}|XXV}}
 
 
 
Depuis trente heures, Smiling n’avait pas mangé.
 
Après avoir précipité du haut de la falaise Max Lamar, puis s’être débarrassé de l’adversaire infiniment moins redoutable qu’avait été pour lui Gordon, il erra tout le reste de la nuit à travers les rochers et finalement se réfugia dans une espèce de grotte qui servait d’abri aux pêcheurs contre l’orage.
 
Ayant trouvé là de vieux filets hors d’usage, il s’étendit dessus et s’endormit profondément.
 
Quand il s’éveilla, il faisait grand jour et un rayon de soleil tombait obliquement dans la grotte.
 
Sam Smiling, épuisé par les violents efforts qu’il avait fournis la veille et par la dureté de sa couche, se dressa lentement. Debout, il considéra ses vêtements, que la lutte avait mis en lambeaux. Son visage et ses mains avaient été meurtris et déchirés, son œil droit, enflé et tuméfié, le faisait vivement souffrir et une balafre, qu’il sentait encore sanguinolente sous ses doigts, lui sillonnait la joue. Dans cet état, il ne manquerait pas, s’il se montrait, d’attirer<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/159]]==
sur lui l’attention publique et, en particulier, celle des agents lancés à ses trousses.
 
Cependant, la faim le tenaillait. Il se hasarda à quitter son abri et, de rocher en rocher, il gagna la plage. Au loin, il aperçut la gare des marchandises, où il avait débarqué le matin.
 
— Si je pouvais y arriver sans être vu, pensa-t-il, je trouverais peut-être encore un wagon hospitalier… Et puis, dans une gare, on découvre toujours quelque colis de victuailles…
 
Tout en faisant ces réflexions, il s’avançait jusqu’en dehors de la dernière ligne des rochers.
 
Mais il se rejeta brusquement en arrière.
 
Il venait d’apercevoir les deux détectives lancés à la poursuite de l’avocat Gordon.
 
Sam les connaissait bien.
 
— Jacob et Boyles, s’écria-t-il avec effroi. Ils viennent pour moi, c’est sûr.
 
Précipitamment, il reprit, le chemin de la grotte, où il résolut de rester jusqu’au soir, malgré les tortures affreuses de la faim qui le tenaillait avec une acuité grandissante.
 
Hagard, étreignant des deux mains sa poitrine, comme pour comprimer les crampes affreuses qui lui traversaient l’estomac, il se laissa tomber sur une pierre. Il essaya de mâcher du varech et quelques morceaux de cuir coupés à sa ceinture. Il pensait, sans pouvoir s’en défendre, à de grands repas plantureux.
 
Souffrant atrocement, isolé ; dans la société par ses crimes, traqué comme une bête farouche, pour lui le châtiment commençait.
 
Soudain, au milieu de la torpeur pleine de vertiges qui commençait à s’appesantir sur lui, son oreille fut frappée par un bruit insolite et l’odeur, âcre d’une fumée qui semblait toute proche.
 
C’était quelques minutes après que Florence eut mis le feu à la cabane de l’Ermite.
 
Sam risqua un coup d’œil hors de la grotte, assez à temps pour voir, dans l’étroit sentier, dévaler à toute vitesse un homme recouvert de haillons. Il ne douta point que ce fût l’inconnu qui l’avait attaqué au courant de la précédente nuit.
 
Gordon (c’était lui, en effet) se dirigeait vers la route qui faisait le tour de la plage.
 
Sam Smiling, furtivement, grimpa jusqu’à la pointe d’un roc et le suivit des yeux.
 
Un camion automobile passait sur la route. Gordon, avec une souplesse inimaginable, s’accrocha derrière ce véhicule et disparut avec lui.
 
— Voilà une chose à laquelle je n’avais pas pensé, songea Sam Smiling.
 
Il allait réintégrer la grotte, mais il en fut empêché par la foule, qui accourait de tous côtés pour voir brûler la masure. Celle-ci, laide et sordide, déparait le paysage et sa destruction n’était regrettée de personne.
 
En tremblant un peu, Sam se mêla aux curieux. Il prêta l’oreille aux colloques entrepris par les spectateurs. Des lambeaux de. phrases parvenaient à son oreille. Il s’agissait de lampe, de bras de femme, de cercle rouge sur une main…
 
Sam Smiling s’étonna.
 
— Le Cercle Rouge ici… Encore! Et quelle femme peut avoir un tel stigmate ? Je le saurai. Il faut que je le sache. C’est donc vrai que le mystérieux signe de Jim Barden n’est pas mort avec lui ?
 
Tout à coup, il tressaillit, croyant qu’il était pris.
 
En effet, Jacob et Boyles redescendaient
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vers la plage, le premier soutenu par l’autre, et passaient précisément par le chemin conduisant à la grotte.
 
Sam retourna précipitamment dans sa retraite.
 
Le flot des curieux s’écoulait peu à peu. Bientôt, toute la région rocheuse retomba dans le silence.
 
Sam Smiling subissait d’indicibles tortures. Il allait et venait comme un loup, au fond de la grotte ? Pourrait-il attendre le soir ?
 
Soudain, n’y tenant plus et oubliant toute prudence, il sortit et dirigea ses pas vers le groupe de villas qui, à l’est de la plage, dominait l’Océan.
 
— Tant pis si me fais surprendre, marmonnait-il entre ses dents. Celui qui voudra ma peau la paiera… Je vais filer derrière ces villas. En me glissant par une allée de service, je trouverai bien à voler des aliments dans quelque cuisine.
{{Astérisme|150%}}
À ce moment, Florence Travis regagnait sa demeure, après avoir quitté Max Lamar.
 
Au-devant d’elle, inquiètes toutes deux, {{Mme|Travis}} et Mary s’avançaient.
 
— D’où viens-tu, Flossie ? Tu as couru là-bas… pour voir cet incendie ? Flossie, Flossie, c’est mettre mon inquiétude à de trop rudes et trop fréquentes épreuves.
 
Florence aimait sincèrement {{Mme|Travis}}, plus encore peut-être, ou tout au moins d’une affection plus grave et plus réfléchie, depuis qu’elle savait que les liens du sang, ne les unissaient pas.
 
Elle lui passa les bras autour du cou.
 
- Maman, chérie, je t’en conjure, n’aie pas de souci, pour moi. Quelle imprudence me reproches-tu ? Non, non, maman, ne crains rien. Je sais si bien que tu serais très malheureuse s’il m’arrivait la moindre chose… Alors, je suis sage, très sage…
 
Vaincue par cette tendresse, du geste et de la voix, {{Mme|Travis}} se rasséréna peu à peu, et, tout en remontant vers la villa, elle donna à la conversation un tour plus calme.
 
— Le docteur Max Lamar a donc quitte Surfton ? dit-elle. Quel gentil garçon ! Et quelle activité dévorante !
 
— Ah ! celui-là n’est pas un savant de cabinet, répondit Florence avec animation. C’est un homme d’action, un vivant, l’expression la plus haute d’énergie physique et morale que je connaisse.
 
— Mon Dieu ! comme tu en parles avec feu ! dit {{Mme|Travis}}, d’un ton d’ironie souriante.
 
— Je parle de lui, dit Florence, comme on doit parler de quelqu’un que l’on tient en très haute estime… et pour qui même — je n’ai pas honte de l’avouer — j’éprouve la plus sincère affection. C’est un homme.
 
— Il m’est difficile de ne pas t’approuver, ma chérie. J’apprécie infiniment le docteur. Cependant, ce qui te frappe chez lui, n’est-ce pas le côté mystérieux des recherches qu’il entreprend et ton âme ne vagabonde-t-elle pas un peu dans l’inconnu ?
 
— C’est vrai aussi, confessa Florence.
 
Et ingénument elle ajouta :
 
- Il me semble pourtant que je m’intéresserais moins aux entreprises du docteur, si c’était un autre qui les eût engagées.
 
Elle mentait en partie, sachant bien qu’elle suivait avec intérêt cette affaire du Cercle Rouge, surtout parce qu’elle en était la principale et secrète héroïne. Cependant ce qui était vrai dans son affirmation, c’était l’attrait tout particulier que la personne même du docteur Lamar exerçait sur elle.
 
{{Mme|Travis}} hochait la tête en souriant.
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Florence, que {{Mme|Travis}} regardait en souriant, poursuivit, toute animée :
 
- Depuis que je connais Max Lamar, il m’intéresse tellement par ses travaux qu’il me semble avoir avec lui partie liée. De toutes mes forces je voudrais l’aider à aboutir dans ses recherches. Je voudrais qu’il réussit enfin à pénétrer cette énigme terrible du Cercle Rouge.
 
Cette phrase étrange par quoi s’exprimait un désir de sincérité et de clarté si grand qu’elle ne songeait plus à sa sécurité personnelle, elle la répéta avec une véhémence croissante.
 
- Oui, je voudrais cela… je voudrais qu’il déchiffrât l’énigme effroyable. Et cela sera… Il le faut… Il le faut…
 
Elle s’animait de plus en plus. Une chaleur montait à son front, et ses yeux brillaient d’une flamme ardente.
 
Tout en elle s’exaltait à l’idée de l’action future, et, soudain, elle sentit monter la fièvre héréditaire.
 
Sur sa main, qu’elle venait de projeter avec force pour mieux préciser sa pensée, s’inscrivait le cercle fatal, plus rouge, plus vif que jamais.
 
Elle rejeta vivement ses deux bras derrière son dos, avant que {{Mme|Travis}}, qui n’observait que son visage, eût pu s’apercevoir du phénomène redoutable.
 
Mais ce que la bonne dame ne put voir, quelqu’un derrière elle s’en rendit compte.
 
C’était Sam Smiling.
 
À pas feutrés, il s’était avancé à proximité du groupe des trois femmes, qui ne se doutaient point de sa présence.
 
Ignorant si Florence Travis avait été mise au courant de ses dernières aventures, il avait résolu de lui parler et de faire encore une fois appel à son inépuisable bonté.
 
Que risquait-il, après tout ?
 
Si Florence était avertie de ses crimes, il n’aurait qu’à fuir et le ferait sans peine.
 
Si, au contraire, elle l’accueillait généreusement, c’était le salut immédiat, la protection assurée pour quelques heures.
 
C’est au moment où il allait s’approcher qu’il aperçut le Cercle Rouge sur la main que la jeune fille avait rejetée en arrière.
 
La clarté du soleil semblait aviver encore la marque pourpre.
 
Il s’arrêta net, stupéfait.
 
— Le… le Cercle Rouge… Florence Travis a… le Cercle Rouge.
 
Il demeura quelques minutes cloué sur place. Puis, résolument, il s’avança.
 
- Pardon, miss Travis, me reconnaissez-vous ?
 
Florence fit un bond, comme si elle eût aperçu un reptile. Elle se souvenait du drame de la falaise et que le bandit avait failli tuer Max Lamar.
 
— Oui, certes, je vous reconnais… je ne vous reconnais que trop. Que voulez-vous ? dit-elle d’une voix brève.
 
— Oh ! peu de chose. Une minute d’entretien, seul, avec vous.
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— Vous êtes fou !
 
{{Mme|Travis}} voulut s’interposer.
 
— Viens, Florence, laisse-là cet individu. Il me fait peur !
 
Mais, résolue soudain, Florence repoussa affectueusement la bonne dame en lui disant :
 
— Laissez-moi, maman… je n’ai rien à craindre. Je veux parler à cet homme… Venez, dit-elle à Sam, en s’éloignant de quelques pas.
 
Elle avait pensé que, peut-être, elle serait utile à la cause de Max Lamar, en faisant adroitement parler le receleur. Et cette raison-là lui donnait toutes les audaces.
 
- Vous savez, dit-elle sévèrement, que je devrais vous faire arrêter.
 
Sam Smiling eut un ricanement.
 
— Oh ! Oh ! comme vous y allez, ma belle enfant ! Me faire arrêter ?
 
— Certes, je n’ignore plus rien de votre existence.
 
— Alors, dénoncez-moi, ma petite. Seulement, je vous préviens qu’on ne m’arrêtera pas seul.
 
— Et qui donc avec vous ?
 
— Qui ? Florence Travis, tout simplement.
 
— Que dites-vous ? s’écria Florence en pâlissant soudain.
 
- Oh ! rien… rien… Seulement, voilà… je n’ai pas mangé depuis deux jours bientôt. Alors, j’ai pensé que la fille du Cercle Rouge, — vous m’entendez bien ? — la fille du Cercle Rouge voudrait bien nourrir et protéger ce brave Sam Smiling, sinon.
 
Florence Travis crut voir autour d’elle tourner tout ce qui l’environnait… Elle défaillit, saisie d’une folle terreur, et balbutia :
 
— Que dites-vous ? Que signifient ces paroles… ces menaces ?…
 
- Ce ne sont pas des menaces. J’expose une situation… que vous connaissez comme moi…
 
— Je ne comprends pas… Vous dites des choses que je ne comprends pas…
 
Sam Smiling eut un sourire affreux.
 
— Vous voulez m’obliger à préciser ?
 
Et, brusquement, saisissant la main de Florence :
 
— Regardez !
 
Le Cercle Rouge avait pâli et semblait s’effacer. Mais les traces en étaient encore si visibles que Florence comprit l’impossibilité de toute négation.
 
— Lâchez-moi, vous me faites mal ! Et puis que voulez-vous de moi ? De l’argent ?
 
Sam remua la tête négativement.
 
- De l’argent, j’en ai.
 
- Alors, que voulez-vous ?
 
— De quoi manger d’abord, et ensuite un abri, un abri pour quelque temps… un abri pour toujours.
 
Florence se redressa avec hauteur.
 
— Cela, jamais ! Sauver un bandit comme vous, jamais !
 
— Alors, je vous perdrai avec moi !
 
— Allons donc ! À qui irez-vous raconter votre histoire ? Personne ne vous croira.
 
— On ne me croira pas d’abord. Mais la police est curieuse, vous savez!… Une fois qu’on lui a dit les choses elle s’en occupe. Après tout ce qui s’est passé, en vérifiant les coïncidences, on finira par avoir des doutes. On les précisera. Vous ne pourrez pas refuser d’être mise en observation… et alors…
 
Florence se tordait les bras sans répondre.
 
— Allons ! allons ! ne vous désolez pas, dit Sam Smiling d’un ton narquois et protecteur. Tout peut très bien s’arranger. Sauvez-moi, cachez-moi. Vous serez la dernière personne que l’on soupçonnera d’a-
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voir participé à ma disparition. Voyons, c’est bien compris ?
 
Florence sentit que toute résistance était vaine.
 
— Eh bien ! soit, dit-elle. Restez caché jusqu’à la nuit. Puis venez au garage de la villa. Vous y trouverez à manger et nous aviserons ensuite.
 
Sam Smiling s’inclina avec un respect affecté.
 
— Votre parole vaut un écrit, dit-il. Vous avez toujours été généreuse envers votre pauvre ami Sam. Je vous en remercie, mademoiselle.
 
Ayant salué, il se retira et regagna les rochers.
 
Florence, en proie à la plus vive agitation, rejoignit sa mère et Mary.
 
— Qu’as-tu, ma chérie ? tu es toute pâle. Que t’a dit cet homme ? demanda {{Mme|Travis}}. Parle !
 
Florence, se dominant de son mieux, prit un air enjoué.
 
— Ce n’est rien, absolument rien. Ce malheureux n’avait pas mangé depuis deux jours et, tandis que je le secourais d’une aumône, il me racontait ses peines.
 
{{Mme|Travis}} accepta l’explication :
 
- Tu es trop sensible, ma chère petite. Il ne te faudrait pas ce genre d’émotion.
 
Mary, elle, gardait le silence, comprenant bien que Florence ne disait pas la vérité.
 
« Je saurai bien ce qui s’est passé », se disait-elle, pendant que toutes les trois regagnaient la villa.
 
Aussitôt arrivée, Florence, sous le prétexte de changer de vêtement, monta dans sa chambre.
 
Une fois seule, elle se jeta dans un fauteuil et, le visage dans ses mains, se prit, à sangloter comme une enfant.
 
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémissait-elle, C’est trop de choses contre moi… Le poids est trop lourd. En quoi suis-je coupable ? Est-ce ma faute si l’apparence du mal est en moi ?
 
Ses pleurs s’arrêtèrent soudain. Une émotion nouvelle s’était emparée de tout son être. Elle oubliait sa propre sécurité pour ne songer qu’à celui qui tenait maintenant toute la place dans son cœur.
 
L’image de Max Lamar était devant ses yeux.
 
Quelle affreuse situation ! Qu’allait dire le docteur, quand il saurait ?…
 
Elle lisait mieux maintenant au fond d’elle-même. Et l’aveu qu’elle n’avait jamais osé se faire lui échappait violemment, en présence du terrible danger qui la menaçait.
 
— Car je l’aime ! Oui, je l’aime follement. Toute ma vie lui appartient. Ah ! le cruel amour ! Avoir espéré devenir un jour la compagne de cœur et d’énergie d’un homme comme lui et tomber de ce rêve, tomber dans quel abîme d’horreur et de déshonneur !…
 
Elle se reprit à pleurer amèrement.
 
— Il vaudrait mieux que je fusse morte. Comme cela, il ne saurait pas… il ne saurait jamais que je suis… Oh ! mon Dieu !… la fille de Jim Barden, le forçat… Je vivrais dans son souvenir… Pourtant, c’eût été si doux de vivre près de lui !
 
L’idée brusque lui vint d’en finir, d’aller du haut de la falaise se jeter dans la mer.
 
— Oui, dans la mer… Je choisirai, pour disparaître à jamais l’endroit même où, cette nuit, il a failli mourir…
 
Elle se leva, résolue, et s’enveloppa d’un manteau. Une dernière fois, elle regarda autour d’elle, et elle se regarda elle-même dans un miroir…
 
À ce moment, on frappa discrètement à la porte de la chambre et, aussitôt, Mary entra.
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D’un coup d’œil, la gouvernante comprit que quelque chose de terrible était survenu.
 
— Flossie ! Flossie ! Qu’y a-t-il ? Où allez-vous ?
 
Elle barrait la porte à la jeune fille.
 
— Laisse-moi, Mary, il faut que je sorte. Il le faut.
 
— Non, vous ne sortirez pas, s’écria Mary, avant de m’avoir dit ce que vous allez faire ! Je vous en conjure, Flossie, parlez, qu’est-il arrivé ?
 
Les nerfs déjà trop détendus de Florence ne résistèrent plus. Elle se rejeta dans le fauteuil en proie à une nouvelle crise de sanglots. Mary s’agenouilla devant elle.
 
— Allons, ma chérie, ma petite Flossie, mon enfant, ayez confiance en votre vieille Mary qui vous aime. Dites-moi tout.
 
Florence alors, éperdue, à bout de forces, parla fiévreusement. Elle raconta à Mary l’entrevue qu’elle venait d’avoir avec Sam Smiling et les menaces de ce dernier.
 
— La situation est sans issue, tu le vois bien.
 
Mary, d’abord atterrée, se ressaisit.
 
Sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre enjoué et moqueur, elle déclara :
 
— Quoi ! c’est vous, l’intrépide Florence Travis, qui vous laissez ainsi aller au découragement ? Voyons, mon enfant, calmez-vous, tout peut s’arranger.
 
— C’est facile à dire. Mais comment penses-tu qu’on puisse se débarrasser de Sam Smiling ?
 
- Et pourquoi s’en débarrasser ? dit Mary. Faisons comme il le demande, en attendant mieux. Plus tard, l’heure du châtiment sonnera pour lui.
 
Et elle ajouta :
 
— Aujourd’hui, protégeons-le. C’est notre intérêt. Je vais tout préparer dans le garage afin qu’il y trouve un abri. Je viens ensuite vous rejoindre.
 
Puis, quittant la chambre, elle dit avec fermeté :
 
— Et pour l’amour de nous tous, ressaisissez-vous, ma chère Flossie.
 
 
{{t4|{{sc|La malle à surprise}}|XXVI}}
 
 
 
Quand Mary revint, Florence avait séché ses larmes, rafraîchi son visage et, de tout son courage, réagi contre l’horreur et la détresse qui l’avaient d’abord accablée.
 
La situation, si tragique fût-elle, devait être envisagé en face. Et, à tout prendre, était-elle désespérée ?
 
Un homme connaissait le secret de Florence. Mais cet homme avait un puissant
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intérêt à se cacher lui-même, à éviter d’attirer l’attention. Une dénonciation le perdrait irrémédiablement. Donc, il garderait le silence jusqu’à la dernière extrémité.
 
Maintenant, qu’exigeait cet homme ? Un refuge et du pain, du moins pour le moment.
 
Florence lui accorderait l’un et l’autre, tant qu’elle pourrait exercer sur lui une surveillance efficace. Le jour où le bandit voudrait recommencer ses exploits, elle saurait bien l’en empêcher par tous les moyens possibles. Tout ce qu’elle avait entrepris jusqu’ici pour faire triompher ce qu’elle trouvait juste, pour défendre le bien contre le mal, ne l’avait-elle pas réussi ? Pourquoi ne triompherait-elle pas de Sam Smiling comme des autres ? Et si elle devait succomber dans cette lutte redoutable, si son secret fatal finissait par être rendu public, au moins serait-elle courageuse jusqu’au bout. Et qui sait si alors Max Lamar, touché, comprenant la fatalité qui pesait sur sa vie, ne lui serait pas indulgent.
 
À ce moment, l’image de celui qu’elle aimait envahit l’âme de Florence Travis. Mais elle eut un frisson. Ces rêves étaient fous. La réalité horrible était qu’un bandit la tenait à sa merci et pouvait d’un mot la déshonorer à jamais…
 
Une voix interrompit brusquement sa rêverie. C’était Mary qui venait d’entrer.
 
— Allons ! ma petite Flossie, il faut descendre dîner, disait la gouvernante… Voyons, du courage…
 
— J’en ai ! j’en ai plus que jamais, dit Florence avec une animation fébrile. As-tu fait ce qu’il fallait ?
 
— Oui. J’ai entr’ouvert la porte du garage et j’ai préparé moi-même à la cuisine quelques provisions dans un panier que je lui descendrai à la nuit.
 
— Je t’accompagnerai, dit résolument Florence.
 
Mary hésita.
 
— Si vous voulez, ma chérie, dit-elle enfin. Après tout, il vaut mieux que vous parliez vous-même à cet homme…
 
Elles descendirent dans la salle à manger, où les attendait {{Mme|Travis}}.
 
En vain, cette dernière chercha-t-elle sur le visage de Florence les traces du trouble qu’elle avait manifesté en la quittant. La jeune fille semblait transformée, gaie, vivante. Elle fut, au cours du repas, charmante d’esprit et de bonne humeur.
 
{{Mme|Travis}} en était ravie.
 
— Quelle petite fille fantasque tu fais, ma Florence. Enfin, j’aime mieux te voir ainsi joyeuse et insouciante. Le pli qui tout à l’heure barrait ton front m’avait tant inquiétée.
 
— Ah ! chère petite maman, que tu es bonne ! Chasse toute inquiétude à mon sujet. Nous serons toujours heureuses.
 
À cet instant, Mary esquissa un signe. Florence se leva.
 
— Je vais y faire un tour avec Mary, dit elle. Te retrouverai-je ici, maman ?
 
— Je ne le pense pas, répondit {{Mme|Travis}}. Je suis tellement fatiguée que je désire aller me coucher tout de suite.
 
- À demain donc maman, dit Florence en tendant son front.
 
— À demain, ma petite Flossie, dit {{Mme|Travis}} en l’embrassant.
{{Séparateur de points|25}}
Depuis une heure au moins, Sam Smiling, ayant pénétré par la porte entrebâillée, attendait dans un coin obscur du garage.
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La faim atroce qui lui tordait les entrailles l’affolait, des vertiges constants l’hallucinaient et sa prodigieuse vigueur commençait à fléchir.
 
À cette heure, il se fût livré pour un morceau de pain.
 
Il murmurait entre ses dents :
 
— Pourvu qu’elle ne se soit pas jouée de moi ! Ah ! si c’est cela, malheur à elle, je la perdrai. Je la perdrai, dussé-je me perdre moi-même!
 
Un rayon de lumière filtra brusquement dans le fond du garage. Par une petite porte de dégagement, deux silhouettes se glissèrent. C’étaient Florence et Mary. La première tenait une lampe électrique dont elle dirigeait la lueur vers l’entrée ; la seconde portait un panier.
 
Sam Smiling, impatient, s’avança.
 
Mary, sans mot dire, lui tendit le papier qu’il lui arracha presque des mains.
 
Alors ce fut un spectacle que les deux femmes ne devaient jamais oublier,
 
Sam s’était jeté sur les victuailles contenues dans le panier comme une bête que la faim affole. Au hasard, il engloutissait à bouchées énormes, avec une avidité affreuse, éperdue. Les os de volaille craquaient sous ses dents, et ses joues déformées par les morceaux trop gros augmentaient son apparence bestiale. La première fringale apaisée il prit une bouteille de vin, en brisa le goulot et la vida d’un trait.
 
En un quart d’heure tout fut englouti. Il ne restait dans le panier absolument rien, pas une miette.
 
Quand il eut achevé ce repas gigantesque, l’homme passa sa manche sur sa bouche d’un air satisfait.
 
— Et maintenant, dit-il avec son sourire narquois où perçait une menace, où pensez-vous me faire coucher ?
 
Révoltée par ce ton impudent, Florence Travis répondit :
 
— Pas ici, en tout cas. Vous reviendrez demain ou un autre jour, mais pour l’instant vous allez retourner dans vos rochers.
 
Sam, serrant les poings, ricana :
 
- Vous vous moquez de moi ? Je ne m’en irai pas !
 
Et il se dirigea vers la porte afin de la verrouiller.
 
Mais, prompte comme l’éclair, Florence l’avait suivi et, comme il arrivait sur le seuil, elle poussa de toutes ses forces le bandit, étourdi par le vin et la nourriture, et lui faisant perdre J’équilibre le jeta dehors.
 
Après quoi, elle referma solidement la porte.
 
Peindre la rage de Sam serait impossible. Un instant, il pensa se ruer sur la porte pour l’enfoncer. Mais il réfléchit qu’un esclandre serait fâcheux pour lui.
 
- Je reviendrai demain matin, gronda-t-il.
 
II gagna à pas lents sa retraite dans les rochers et s’endormit au fond de la grotte, l’âme pleine de pensées de haine et de désirs de vengeance.
 
Dès que le soleil parut, il sortit à pas furtifs, décidé cette fois à brusquer les événements.
 
Il se dirigea droit vers la villa de {{Mme|Travis}}, en fit le tour et, s’étant engagé dans l’allée de service, vint se tapir au pied d’une fenêtre ouverte par laquelle on pouvait observer ce qui se passait à l’intérieur.
 
De temps à autre, il se redressait et risquait un regard furtif.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/167]]==
<nowiki />
 
Dans l’office, Yama, fredonnant un air de son pays, était en train de frotter méthodiquement l’argenterie et les couteaux qu’il rangeait ensuite dans leurs écrins. Et, à mesure, il plaçait ceux-ci dans une valise de cuir. Des paquets déjà ficelés étaient autour de lui.
 
— Oh, oh ! se dit Sam Smiling, voilà qui sent le départ. Est-ce que Miss Barden aurait l’intention de me fausser compagnie ?
 
Son attention redoubla.
 
Tandis que Yama achevait sa besogne, Florence, suivie de Mary, entra dans l’office.
 
Toutes deux étaient en costume de voyage.
 
- Yama ! dit Florence, nous partons tout de suite. Vous resterez aujourd’hui encore pour achever d’emballer le linge et l’argenterie. Voici la clef de la grande malle, vous savez bien, la plus grande. Vous ferez le nécessaire pour la faire parvenir à la ville par le chemin de fer.
 
Yama, respectueusement, s’inclina, et sortit derrière Florence et Mary.
 
Sam Smiling, qui avait tout entendu, réfléchit quelques instants, puis parut prendre une détermination soudaine.
 
Il enjamba la fenêtre et pénétra dans la maison.
 
Pendant ce temps, {{Mme|Travis}}, Florence et Mary montaient dans l’auto qui les attendait devant la porte.
 
Yama ferma la portière, salua ces dames et la voiture partit à fond de train.
 
Resté seul, le domestique obéit aux ordres de sa maîtresse.
 
Il monta dans les combles de la villa, pénétra dans la mansarde où l’on plaçait les bagages et se mit en devoir de préparer la grande malle.
 
Comme il se penchait, une main robuste s’abattit sur son épaule et le fit pirouetter.
 
Il se trouvait en face d’un homme au visage souriant et bonasse, mais dont les yeux luisaient d’une flamme menaçante, et qui tenait dans sa main droite un long couteau.
 
— Eh bien ! jeune homme, nous faisons nos malles ?
 
Yama, ahuri, tremblait de tous ses membres.
 
— Qu’est-ce que nous avons mis dans cette grande machine-là ? Voyons un peu.
 
Le domestique voulut protester.
 
— On fait des manières ! dit Sam d’un ton goguenard en brandissant l’arme redoutable. Faut pas de ça, mon petit ! Allons, vidons un peu le contenu de cette malle, allons ! dépêchons ! ou bien gare !
 
Effrayé, Yama obéit.
 
Il débarrassa la malle de tous les effets qui s’y trouvaient entassés.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/168]]==
<nowiki />
 
— Et maintenant, dit Sam, nous allons voir si l’on est bien là-dedans. Voyons… en y mettant ce coussin…
 
Et il s’introduisit dans la malle, qui était immense et le contenait facilement.
 
— Écoute-moi bien, mon petit bonhomme, continua-t-il d’une voix basse et menaçante. Tu vas refermer cette malle et faire venir les commissionnaires qui doivent la transporter à la gare pour sa destination. Mais ne t’imagine pas, parce que j’y serai enfermé, que j’y sois prisonnier ! Avec cette lame-là, je crève le couvercle au premier bruit suspect et je te larde comme un poulet, toi comme tous ceux qui voudraient m’embêter. Allons, boucle, et gare à toi si tu bronches !
 
Yama était tellement terrorisé qu’il n’eut pas un instant l’idée de tirer parti de la situation en allant chercher la police. Il obéit machinalement à Sam Smiling, dont l’apparition soudaine et les affreuses menaces lui avaient fait perdre la tête.
 
- Deux portefaix prirent l’énorme colis, le portèrent à la gare, où il fut dirigé vers la ville par le premier-train.
 
 
 
Le lendemain, à Blanc-Castel, la maison de {{Mme|Travis}}, au réveil, reprenait son train accoutumé.
 
Florence voulut, dès son arrivée, faire quelques emplettes.
 
-Veux-tu m’accompagner, maman ? demanda-t-elle à {{Mme|Travis}}.
 
— Très volontiers, répondit cette dernière.
 
Les deux femmes sortirent, après que Florence eut prié Mary de s’occuper du déballage des malles et des colis.
 
Mary ne perdit pas un instant. Elle monta dans la chambre de la jeune fille et se dirigea, les clefs à la main, vers la grande malle que l’on venait d’apporter.
 
À ce moment, Yama qui l’avait suivie, s’approcha en faisant des gestes désordonnés. Tout tremblant, il bredouillait de confuses explications, et sa mimique semblait dire à Mary : n’ouvrez pas !
 
Mary ne comprenant rien aux contorsions, inexplicables pour elle, du domestique japonais, passa outre et, sans hésitation, ouvrit la malle toute grande.
 
Ce fut un coup de théâtre.
 
Sam Smiling, son couteau à la main, venait de surgir brusquement comme un diable d’une boîte. Il sauta hors de la malle et fit quelques pas dans la chambre.
 
— Il fait bon se dérouiller un peu les jambes, dit-il avec ce sourire faussement bon enfant qui était sinistre pour qui le connaissait bien.
 
Yama s’était enfui. Mary, les yeux agrandis par la stupeur et l’effroi, avait reculé jusqu’au fond de la pièce.
 
— C’est vous ! Encore vous ! bégaya-t-elle.
 
- C’est moi-même… pour vous servir.
 
Il esquissa une révérence.
 
— Vous aviez cru vous débarrasser de moi. Vous verrez que ce n’est pas si facile que ça ! Je connais le secret de votre maîtresse et vous me protégerez, de gré ou de force.
 
Il ajouta durement.
 
— Et puis, c’est assez plaisanté comme ça ! Cachez-moi tout de suite et cachez-moi bien !
 
Il devenait menaçant.
 
— Suivez-moi, dit Mary, résignée.
 
Elle conduisit le bandit à travers des corridors jusqu’à la porte donnant sur l’escalier conduisant aux mansardes.
 
— Montez, dit-elle. Il y a quatre pièces
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/169]]==
là-haut. Choisissez vous-même votre refuge.
 
Sam s’engagea dans l’escalier, pendant que Mary fermait à clef la porte de communication.
{{Séparateur de points|25}}
Dès son arrivée à la ville, Max Lamar s’était rendu chez Randolph Allen, qui avait été tenu téléphoniquement au courant de tout ce qui s’était passé à Surfton.
 
— En somme, dit le chef de police sans se départir de son flegme imperturbable, nous n’avons abouti à rien.
 
Max Lamar prit un air ennuyé :
 
— Voilà le tort qu’il y a de vouloir courir deux lièvres à la fois ! Quelle idée d’avoir engagé vos hommes, sur les traces de Gordon ! Il n’y avait là rien d’urgent. Vous avez réussi a lui donner l’éveil, et maintenant il a filé.
 
— Ce n’est pas absolument sûr, dit Randolph Allen. Mes hommes l’ont vu descendre d’un camion auquel il s’était vraisemblablement accroché sur la route. Ils l’ont suivi jusqu’à un dépôt de bois, où il a réussi à se dissimuler. Ils ont mis un factionnaire à la porte du chantier. Il sera difficile au sieur Gordon de s’échapper… Surtout, si vous voulez bien nous favoriser de vos conseils, mon cher ami…
 
— N’y comptez pas trop, dit Max Lamar évasivement, il m’est impossible de mener parallèlement deux enquêtes. Je vous laisse votre Gordon. Moi, je m’occupe uniquement du Cercle Rouge, et Dieu sait si cette affaire compliquée et énigmatique absorbe tout mon temps !… Au revoir, mou cher ami !
 
Et Max prit congé du chef de police. Il éprouvait le besoin, après tant d’événements étranges, de retrouver son home et de s’y ressaisir dans l’atmosphère qui lui était familière.
 
Chez lui, après avoir procédé à une toilette complète et réparé ses forces par un repas rapide, il songea au sommeil, bien qu’il fit grand jour.
 
Mais le sommeil s’obstina à le fuir.
 
Tant de pensées s’agitaient dans son cerveau qu’il fut obligé de se lever au bout d’une heure, d’ouvrir sa fenêtre pour avoir de l’air et de se promener de long en large dans la chambre, afin de calmer son agitation. Il était en proie à une terrible perplexité et ses pensées se succédaient avec une rapidité fantasmagorique.
 
Soudain, il eut comme une vision.
 
Un cercle rouge, d’un rouge incandescent, lui apparut et, dans l’intérieur de ce cercle, trois images s’encadrèrent successivement.
 
La tête de Sam Smiling, sinistre et narquoise.
 
La physionomie encore vague et énigmatique de l’avocat Gordon.
 
Enfin le profil charmant et non moins mystérieux de Florence Travis, qui semblait l’attirer vers lui, invinciblement.
 
D’un geste de la main passée sur son front il chassa cette dernière vision qui l’obsédait, le subjuguait, le torturait…
 
Puis, s’étant habillé de nouveau, il prit son chapeau et sortit.
 
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/170]]==
 
 
{{t3|{{sc|'''La situation se tend'''}}|{{uc|Épisode 9}}}}
{{t4|{{sc|La coopérative Farwell}}|XXVII}}
 
 
 
{{Mme|Travis}} et Florence étaient sorties ensemble pour faire quelques achats ; c’était le lendemain de leur retour de la campagne et elles se dirigeaient vers les magasins de nouveautés en devisant gaiement de choses indifférentes.
 
Mais bientôt Florence ne prêta plus qu’une oreille distraite aux propos de {{Mme|Travis}}. La jeune fille venait d’être saisie par une émotion soudaine et impérieuse. L’image de Max Lamar avait surgi dans sa pensée et s’y imposait despotiquement. Il était parti si inopinément de Surfton, sur une impression très certainement fâcheuse… Florence, avec toute la véhémence de sa nature spontanée et impulsive, fut prise tout à coup de l’irrésistible désir de savoir immédiatement à quoi s’en tenir. Pour cela, il lui fallait voir le docteur afin de se rendre compte par elle-même de ce qu’il pensait.
 
Elle était inquiète. Elle voulait savoir.
 
— Écoute, maman; dit-elle à {{Mme|Travis}}, veux-tu faire seule nos achats à toutes les deux ? J’ai une course urgente…
 
— Oh ! Florence ! fit {{Mme|Travis}} interloquée, voilà encore un de tes caprices ! Vraiment, je ne suis pas contente. Je me réjouissais de cette sortie avec toi, et tu veux déjà m’abandonner.
 
Florence, devant cette déception de {{Mme|Travis}}, hésita et faillit renoncer à son projet.
 
Mais l’image de Max Lamar, implacablement, se dressait dans sa mémoire. Son inquiétude, en même temps, devenait d’une acuité douloureuse. Elle n’y put résister.
 
— Tu n’as pas besoin de moi, petite mère. Voici la liste des emplettes que je comptais faire. Tu sauras t’y prendre mieux que moi !
 
Une voiture passait. Elle l’arrêta et y fit monter {{Mme|Travis}}, avant que l’excellente femme ait pu esquisser un geste de protestation.
 
La jeune fille donna l’adresse du premier magasin où elles devaient aller.
 
— Sois sans inquiétude, maman. Je rentrerai de bonne heure, dit-elle à la vieille dame, et la voiture s’éloigna.
 
D’un pas rapide, Florence gagna le bureau de Max Lamar.
 
Ce dernier était absent..
 
— Je l’attendrai, dit-elle au secrétaire qui, avec empressement, l’avait fait entrer dans le cabinet de travail du docteur.
 
Elle s’installa dans un fauteuil.
 
Rien de particulier n’attira son attention, si ce n’est, sur le bureau, une paire de menottes de détective, petit bijou de précision, en acier robuste, avec fermeture infrangible, — les mêmes menottes dont le docteur avait menacé Clara Skinner, au moment de l’arrestation de l’aventurière.
 
Florence les prit machinalement et en fit jouer plusieurs fois le mécanisme.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/171]]==
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— On vous prend le poignet, on tord, on ferme ! Crac ! Ça y est !…
 
On frappait à la porte. Elle reposa vivement les menottes sur la table.
 
C’était le secrétaire.
 
— Je dois m’absenter quelques instants, dit-il, vous voudrez bien m’excuser si je vous laisse seule dans les bureaux, mademoiselle. Mais je sais que le docteur a toujours dit que vous pouviez vous considérer ici comme chez vous.
 
- Le docteur est un homme très aimable, répondit en souriant Florence.
 
Le secrétaire sortit.
 
Restée seule, la jeune fille se plongea de nouveau dans un abîme de perplexités.
 
Qu’allait-elle dire à Max Lamar, quand elle le verrait ?
 
Pouvait-elle conserver encore le masque qui voilait sa véritable personnalité morale ? Ne risquait-elle pas, au jour, prochain sans doute, où tout se découvrirait, de perdre à jamais l’estime et l’affection de cet homme qu’elle plaçait au-dessus de tous dans son cœur ?
 
Ne vaudrait-il pas mieux, au contraire, tout lui avouer franchement, comme déjà elle en avait eu l’idée confuse ? En devançant ainsi la catastrophe inévitable par une confession loyale, ne gagnerait-elle pas sa pitié, son intérêt? Ne lui en saurait-il pas gré ? Il était médecin. Ne saurait-il pas, lui qui avait guéri tant d’infortunes, la guérir, elle qu’il aimait, elle le savait, d’un amour chaque jour grandissant? N’était-il pas le seul être au monde qui pût la libérer de l’affreuse fatalité qui faisait d’elle, si jeune et si vivante, l’esclave d’un secret de honte et de misère ? Oui, oui, mieux valait tout lui dire : c’était là le salut.
 
La résolution de Florence était bien prise, et si, à ce moment, la porte qui s’ouvrit soudain, eût livré passage à Max Lamar, la jeune fille eût parlé.
 
Mais, dans l’encadrement de la porte, ce fut un autre homme qui parut.
 
Florence ne put retenir un cri de surprise.
 
En face d’elle se tenait l’avocat Gordon, toujours aussi misérablement vêtu, et qui, ayant échappé aux policiers qui le poursuivaient, venait en désespoir de cause demander aide et protection à Max Lamar.
 
— Il me doit la vie, pensait-il. Je vais mettre la mienne à sa merci.
 
Gordon, en apercevant Florence, ne fut pas moins étonné qu’elle.
 
— Veuillez m’excuser, mademoiselle, dit-il d’une voix douce et avec un geste où la distinction se retrouvait sous les guenilles lamentables du vagabond. N’ayant trouvé personne dans l’antichambre, je me suis permis de pénétrer jusqu’ici.
 
Il attachait sur Florence un regard empreint de gratitude, et il reprit :
 
— Mais je bénis le hasard qui me remet en présence de celle à qui je dois ma liberté. Il me semble que dès maintenant l’infortune qui m’accable va cesser.
 
— Vous n’avez pas à me remercier, monsieur Gordon, dit Florence d’un ton de sympathie. Si je vous ai rendu le service dont vous parlez, je l’ai fait surtout à cause du docteur Max Lamar, à qui vous aviez sauvé la vie la nuit précédente et qui était dans l’impossibilité de vous être utile à son tour comme il l’eût désiré.
 
Gordon hocha la tête.
 
— Il se peut, mademoiselle, que l’intérêt pour mon infortunée personne n’ait pas été la cause directe de l’acte sauveur que vous avez accompli. Mais cet acte n’en demeure pas moins ce qu’il est, et ma reconnaissance va droit à vous. Comment pourrais-je jamais vous la témoigner ?
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Florence, conquise par un langage aussi délicat et oubliant tout à fait la situation et l’accoutrement de son interlocuteur, lui dit, en l’invitant à s’asseoir :
 
— Me témoigner votre reconnaissance ? C’est bien simple. Prenez un fauteuil et racontez-moi votre histoire, monsieur Gordon. Je serais curieuse de connaître les péripéties qui vous ont amené où vous en êtes, car je suis convaincue que vous êtes une victime et non pas un coupable.
 
— Auriez-vous le don de la divination, mademoiselle ? dit Gordon, les yeux humides de larmes et la voix tremblante. Merci de votre bienveillante et juste intuition. Cela m’encourage à tout vous dire. Vous pourrez me juger par le récit sincère que vous allez entendre.
 
— Voulez-vous attendre un instant ? dit Florence, que sa prudence n’abandonnait pas.
 
Elle alla fermer à double tour la porte qui donnait vers l’antichambre.
 
— Ainsi vous êtes en sécurité. Allez, monsieur Gordon, je vous écoute.
 
Gordon, sans fausse contrainte, s’assit dans le fauteuil que lui avait désigné Florence, et commença d’une voix calme et posée.
 
— Vous n’ignorez pas, mademoiselle, l’existence de la Coopérative Farwell. Elle est connue dans l’Amérique entière et ses produits sont exportés aux quatre coins du monde. Quand le père Farwell mourut, il créa, par des dispositions testamentaires spéciales, une situation privilégiée aux ouvriers qui l’avaient aidé à édifier son immense fortune. C’était un homme bon, juste et libéral. Ancien ouvrier, il portait aux travailleurs, ses collaborateurs obscurs, un intérêt quasi paternel. Il décida qu’un quart de tous les bénéfices réalisés par ses successeurs irait au personnel de ses usines, formé en coopérative, et que chaque employé toucherait une part qui serait proportionnée à ses années de service et à l’importance de ses fonctions.
 
» Tout maTcha bien pendant cinq ans. Le personnel était composé de braves gens, reconnaissants du geste qu’avait eu le défunt, et jamais la moindre discussion ne s’éleva dans les règlements de comptes.
 
» J’avais été chargé de ce règlement par une clause spéciale du testament du père Farwell, dont j’étais l’avocat, et qui, de son vivant, me témoignait autant de confiance que d’amitié.
 
» Les héritiers et nouveaux propriétaires de l’entreprise étaient les deux fils du défunt. L’aîné, John, vivant portrait du père, était un bûcheur et une nature exceptionnellement droite et juste. Le plus jeune, Silas, au contraire, était un homme sans conscience, d’une cupidité sordide, malgré son ambitieuse vanité, et qui ne connaissait d’autre droit ni d’autre loi que son intérêt personnel.
 
» Tant que John vécut, la Coopérative Farwell — ainsi l’appelait-on depuis la transformation de la maison — conserva et développa même sa prospérité. Silas, tenu, autant que possible, à l’écart par son frère, qui ne le connaissait que trop, se contentait de diriger le service des expéditions, qui lui avait été confié, et de se livrer à des spéculation de bourse qui n’étaient pas toujours avouables.
 
» Mais bientôt le rôle effacé qu’il jouait dans les affaires ne lui suffit plus et il réclama un partage égal de l’autorité. En même temps, il tenta de pousser son frère dans des opérations d’argent de telle nature que John, qui était l’intégrité même, ne lui cacha pas son indignation.
 
» L’ère des discussions graves commença entre les deux frères, mais prit fin brusquement par la mort soudaine de John.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/173]]==
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Gordon continua :
 
» On parla beaucoup de ce décès, que des circonstances mystérieuses avaient entouré et que la robuste santé de John Farwell ne pouvait faire prévoir. Certains esprits malveillants allèrent jusqu’à prononcer le mot d’empoisonnement et à soupçonner Silas de n’être pas étranger à cette mort singulière. Mais l’accusation se présentait si grave qu’on eut peur de s’y arrêter. L’oubli se fit.
 
» Silas resta donc seul directeur de la Coopérative Farwell. Ce fut alors le commencement de la décadence pour la maison, car Silas, d’une part, se refusait aux dépenses les plus utiles et, d’autre part, engageait à la Bourse des sommes énormes. En outre, sa détestable réputation personnelle, sa brutalité et son âpreté sauvage détachaient de lui ses meilleurs correspondants. Mais si forte était la constitution merveilleuse de l’affaire, que celle-ci résistait à toutes les causes de désordre et de ruine.
 
» Pourtant, des spéculations malheureuses causèrent des trous énormes, qu’il fallut combler sans délai.
 
» C’est ainsi qu’un jour, après une semaine de pertes considérables, Silas n’hésita pas à mettre la main sur le dividende trimestriel qui devait être distribué au personnel de la coopérative.
 
» M’étant présenté pour encaisser, au nom des ouvriers, il me répondit par une fin de non-recevoir assez dure, déclarant qu’il en avait assez d’être exploité ainsi et que le personnel pouvait bien attendre.
 
» — Ces messieurs deviennent trop exigeants, me dit-il. Il a plu à mon père, dans un moment de folie, de les enrichir sottement à mes dépens. J’entends bien demeurer seul juge de la situation et ne leur faire l’aumône, pour répondre au vœu de mon père, qu’à mon gré et sous mon seul contrôle. »
 
» En vain, je lui représentai que les dispositions testamentaires du père Farwell n’étaient pas un simple vœu mais constituaient bel et bien un droit pour les bénéficiaires, et qu’il ne pouvait parler d’aumône volontaire, il m’envoya promener grossièrement.
 
» Je me rendis alors auprès des ouvriers et je les priai de patienter, prétextant que les comptes du trimestre n’étaient pas encore terminés. Ces braves gens s’inclinèrent, sans protester.
 
» Mais comme le temps passait et que l’argent ne venait toujours pas, ils finirent par concevoir des craintes que vint m’exprimer une délégation. Je réussis encore à leur persuader qu’il fallait attendre.
 
» Enfin, d’atermoiements en tergiversations, j’en étais arrivé à ne plus savoir que répondre à leurs réclamations réitérées, lorsque, un beau jour, une véritable révolte éclata dans les ateliers.
 
» Je me rendis auprès des ouvriers.
 
» Leur patience était à bout. Forts de leurs droits, et surexcités par la rancune qu’ils avaient vouée à Silas Farwell, qui était le plus dur, le plus insolent et le plus impitoyable des patrons, tandis que son père et son frère en avaient été les meilleurs, ils prirent une résolution énergique dont je ne pus ni les détourner ni même les blâmer.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/174]]==
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» Comme ils avaient en moi la plus grande confiance, ils me chargèrent de porter un ultimatum à Silas Farwell. Cet ultimatum était court et précis. Dans les quarante-huit heures, le personnel exigeait une reconnaissance de dette de Farwell, sans quoi c’était la cessation immédiate du travail.
 
» En conscience, je ne pouvais, je le répète, donner tort à ces hommes, qui réclamaient strictement le fruit de leur travail qui leur était dû. Je me décidai donc à accepter la mission dont ils me chargeaient et je me présentai le même jour au bureau de Silas Farwell.
 
» Contre mon attente, il me reçut avec toute la bonne grâce dont il était capable. J’ai su, plus tard, qu’il avait eu connaissance du mouvement qui s’était produit à l’usine et qu’il comprenait le danger.
 
» — Bonjour, Gordon, me dit-il. Je suis sûr que vous venez me demander encore l’argent dû au personnel. Je m’y attendais et j’allais précisément vous faire appeler pour vous remettre une reconnaissance de la somme due, avec promesse de paiement dans le mois. Asseyez-vous une minute. »
 
» Je vous avoue que j’éprouvai un immense soulagement devant cette heureuse solution que je n’espérais pas.
 
» Combien grande était ma naïveté ! Elle m’étonne encore et, je vous l’avoue, m’humilie, chez moi, homme de loi, rompu, comme je l’étais, aux affaires les plus compliquées.
 
» Silas ouvrit un des tiroirs de son bureau et en sortit une feuille toute préparée. Il me la présenta tout en la tenant par la partie supérieure.
 
» — Voulez-vous voir si nous sommes d’accord, » me dit-il,
 
» Je lus :
 
{{c|Avis aux Employés et Ouvriers de la Coopérative Farwell|sc}}
 
''Comme suite à l’entretien qu’il a eu avec l’avocat Gordon, {{M.|Silas Farwell}} reconnaît devoir aux employés et ouvriers de la Coopérative Farwell la somme de {{unité|75000|dollars}}, montant de leur part trimestrielle de bénéfices. Cette somme sera payée fin courant.''
 
{{g|''Lu et {{corr|aprouvé|approuvé}}'' :|4}}
{{g|Silas Farwell.|4|sc}}
 
» Si je n’avais pas été placé à contre-jour et si j’avais saisi la feuille à deux mains au lieu de la tenir par la partie inférieure, je me serais aperçu que l’épaisseur du papier n’était pas la même partout. Mais ce papier était quadrillé et rien à mes regards ne semblait rompre la disposition géométrique des lignes.
 
» Silas Farwell avait eu, comme vous le verrez, une idée d’une canaillerie diabolique et à la fois puérilement maladroite, car sa manœuvre aurait dû échouer quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Je rougis encore d’y avoir été pris…
 
» — C’est bien ainsi ? me demanda Silas.
 
» — Parfait, répondis-je.
 
» — Alors, signez à droite de mon nom avec la mention : « Lu et approuvé ».
 
» Je fis comme il le désirait.
 
» À peine avais-je apposé ma signature sur le papier qu’il me l’arracha des mains, bien plus qu’il ne me le reprit.
 
» Cette hâte fébrile m’inquiéta.
 
» J’observai alors tous ses mouvements à la dérobée.
 
» Il me tournait le dos et ce qu’il faisait me parut suspect.
 
» Je me penchai pour mieux voir ses gestes. Je le vis enlever la partie supérieure du papier qui masquait une seconde feuille, portant un texte différent du premier. Seules, les deux signatures demeuraient sur le document primitivement dissimulé sous l’autre.
 
» J’eus une sorte d’éblouissement, j’entrevis quelque machination infâme et, me précipitant auprès de Farwell, je lui demandai des explications.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/175]]==
<nowiki />
 
» Se voyant découvert, il fit preuve d’un cynisme inimaginable.
 
» — Et après? dit-il d’un ton narquois. Je fais ce que je crois devoir faire. Ah ! ah ! monsieur l’avocat, vous avez voulu me faire marcher. Vous vous êtes mis du côté de la canaille qui me dépouillait de mon héritage ! Eh bien, c’est moi qui vous tiens maintenant ! »
 
» Et déployant à distance le papier que je venais de signer, il me jeta ces mots :
 
» — Regardez et lisez bien ! »
 
» Les lignes dansaient devant mes yeux. Je déchiffrai pourtant ceci :
 
''Je soussigné, Gordon, avocat-conseil, chargé des intérêts des Employés de la Coopérative Farwell, reconnais avoir reçu la somme de {{unité|75000|dollars}}, montant de la part des bénéfices du dernier trimestre, revenant à ses employés.''
 
{|
|-
|''Lu et approuvé :''
|''Lu et approuvé,''
|-
|{{sc|Silas Farwell.}}
|{{sc|C. GORDON.}}
|}
 
 
 
» Devant cette infamie inconcevable, je perdis la tête. Je devins fou de rage. Je sautai sur Silas d’un bond et lui saisis la gorge à deux mains, comme avec des tenailles.
 
» Mais il m’avait prévenu et, avant mon agression, son doigt avait pressé le bouton d’une sonnerie.
 
» Des employés se précipitèrent dans la pièce.
 
» Ils durent se mettre à quatre pour me faire lâcher prise. J’avais terrassé Silas Farwell, mon genou lui écrasait la poitrine, et je l’étranglais littéralement.
 
» Quand on l’arracha de mes mains, il était dans un état lamentable. La face convulsée, les yeux exorbités, les vêtements en lambeaux, c’est à peine s’il put articuler quelques mots :
 
» — Cet homme… a voulu… me voler… m’assassiner… » bégaya-t-il.
 
» Deux policiers, qu’on était allé chercher en hâte, me mirent la main au collet et m’emmenèrent sans tarder à la station de police, malgré mes protestations.
 
» Fort heureusement, j’étais connu grâce à ma profession, et le brigadier, auquel j’avais autrefois rendu quelques services, voulut bien m’autoriser à me rendre chez moi, sous la conduite des deux agents qui m’avaient arrêté, afin que je pusse me munir de linge et de vêtements.
 
» Mon but était de prendre la fuite, je vous l’avoue en toute franchise. Qui croirait mon histoire ? Le misérable avait tendu son piège avec tant d’adresse que, puisque j’avais eu la bêtise de m’y laisser prendre, je ne pouvais plus en sortir. Rembourser l’argent m’était également impossible, même si je l’avais voulu, mes ressources, quoique sûres et abondantes, consistant seulement dans le produit de mes honoraires. Où aurais-je trouvé {{unité|75000|dollars}} ?
 
» Mieux valait disparaître. Le temps m’apporterait peut-être le moyen de me justifier.
 
» Je réussis à m’enfuir plus facilement que je ne l’aurais supposé. Je m’y pris d’une façon très simple.
 
» Quand je fus dans mon bureau, après avoir pris quelques papiers que je mis dans la poche intérieure de mon veston, j’offris des cigares aux deux détectives. Pendant qu’ils les allumaient, je m’emparai d’un énorme presse-papier en fonte et je le jetai violemment contre la vitre de la porte.
 
» ÀA ce bruit, qui leur sembla venir de l’extérieur, les deux hommes, instinctivement, se précipitèrent vers la sortie.
 
» Aussi prompt que l’éclair, j’ouvris la fenêtre et je sautai sur l’échelle d’incendie qui courait du haut en bas du mur de la maison.
 
» À peine en avais-je gravi quelques échelons que déjà les policiers revenus de leur surprise, étaient à mes trousses.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/176]]==
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» Alors, poursuivit Gordon, je grimpai de barreau en barreau, haletant, jetant de temps à autre un coup d’œil au-dessous de moi pour juger de la distance qui me séparait de ceux qui me donnaient la chasse. J’arrivai au toit et me hissai sur le chéneau. Là, ayant trouvé quelques vieux pots-de fleurs, je m’en servis comme de projectiles et les jetai à la tête des deux hommes, retardant ainsi leur poursuite.
 
» De maison en maison, au risque de me rompre le cou cent fois, je courus.
 
» Je parvins au toit d’un immeuble formant une sorte de terrasse. À son extrémité, il y avait un vitrail qui donnait dans un atelier de peintre. Je le soulevai et je sautai à l’intérieur de la pièce.
 
» Le propriétaire était absent. Je ne perdis pas une minute. Courant vers la porte, qui, heureusement, n’était fermée qu’au loquet, je m’engageai dans l’escalier et je gagnai ainsi la rue.
 
» Les policiers avaient perdu ma trace.
 
» Je décidai de quitter la ville. En deux étapes, je parvins à Surfton. J’avais sur moi un peu d’argent. Cela me permit d’acheter quelques provisions, et je vins chercher un refuge dans les rochers de la falaise. Une cabane abandonnée me servit d’abri, et je vécus tant bien que mal en rendant de petits services aux pêcheurs, mais plus misérable et plus désespéré chaque jour… »
 
Gordon s’arrêta un instant et passa la main sur son front.
 
— C’est dans cette cabane, mademoiselle, que vous m’avez trouvé et sauvé à votre tour.
 
Florence, vivement intéressée par le récit de l’avocat, qui avait ajouté quelques mots pour expliquer sa visite à Max Lamar resta un instant songeuse.
 
Allait-elle donner suite à son projet primitif et attendre Max Lamar pour lui avouer son secret terrible ?
 
Ne devait-elle pas surseoir à cette décision et, reprenant le fil de ses périlleuses aventuras, chercher à sauver tout à fait le malheureux Gordon pour qui elle ressentait, avec la vivacité de sa nature généreuse, une ardente pitié ?
 
C’est à ce dernier-parti qu’elle s’arrêta.
 
Toute son ardeur combative se réveillait. Jetant les yeux sur sa main qu’elle avait posée sur le bureau de Lamar auprès du cabriolet, elle y vit se dessiner peu à peu la marque fatale.
 
— Allons, se dit-elle, résignée, tu ne saurais échapper à ta destinée, ma pauvre Flossie.
 
À ce moment, quelqu’un du dehors voulut ouvrir la porte. Celle-ci fermée, résista.
 
- Florence courut au fauteuil où Gordon, que l’émotion de son récit avait épuisé, était assis.
 
- Debout, chuchota-t-elle. Il faut encore lutter. Vous ne devez pas vous abandonner de la sorte. Je vais vous aider, d’abord à vous sauver, ensuite à vous réhabiliter.
 
Elle s’arrêta. La porte maintenant était, du dehors , violemment secouée. C’était le
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/177]]==
<section begin="s1"/>secrétaire de Lamar, qui ne comprenait rien à ce verrouillage inattendu.
 
Florence, de peur qu’il ne pénétrât par la porte du fond, alla donner également un tour de clef à cette dernière.
 
Précisément, le secrétaire y arrivait, ayant fait le tour par le couloir. Il chercha à introduire une clef dans la serrure, mais il rencontra une résistance causée par l’autre clef qui s’y trouvait à l’intérieur.
 
Florence et Gordon s’étaient plaqués contre le mur.
 
— Ne bougez pas, murmura Florence.
 
Tout à coup, le carreau de verre dépoli vola, en éclats sous le choc d’un coup de coude violent, et une main apparut, cherchant à atteindre la clef.
 
Prompte comme l’éclair, Florence sauta vers les menottes posées sur le bureau. Puis, saisissant la main qui, du dehors, tournait déjà la clef intérieure, elle entoura cette main du fin et souple bracelet d’acier, la fixant vigoureusement contre le bec de canne.
 
Et, faisant jouer la fermeture des menottes, elle emprisonna solidement le bras du malheureux secrétaire, qui se trouva, ainsi réduit à l’impuissance, le corps tout entier dans le couloir et le bras immobilisé dans l’intérieur du cabinet.
 
Gordon avait assisté avec stupéfaction à la manœuvre de Florence.
 
— Venez, lui dit à voix basse Florence.
 
Elle ouvrit l’autre porte et descendit rapidement dans la rue, suivie de l’avocat.
 
Florence arrêta une auto qui passait, donna un ordre au chauffeur et monta vivement avec Gordon dans la voiture, qui démarra en vitesse.
 
 
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<section begin="s2"/><nowiki />
 
 
{{t4|{{sc|Les deux cercles blancs}}|XXVIII}}
 
 
 
Max Lamar avait quitté sa demeure pour échapper à l’obsession qui le gagnait peu à peu et qui se traduisait, comme on l’a vu, par des hallucinations douloureuses.
 
Il hésitait. Irait-il trouver Randolph Allen, pour lui demander conseil ? Il y était peu enclin. Dans l’état d’esprit où il se trouvait, il préférait ne faire part à personne de ses doutes, de ses hésitations, craignant de ne pouvoir suffisamment dissimuler sa souffrance.
 
Cependant, si Max Lamar ne chercha point à joindre Randolph Allen, il ne chercha pas non plus à l’éviter.
 
Je vais passer une heure au club, se dit-il. Si je l’y rencontre, nous causerons. Sinon, j’aurai là une excellente occasion de lire les journaux, que je n’ai pas ouverts depuis deux jours.
 
Le salon de lecture était désert.
 
Max s’installa dans un fauteuil et, résolu à distraire sa pensée de ses préoccupations obsédantes, se plongea dans le ''Boston Evening'', qui publiait ce jour-là un article sensationnel de Gelett Burgess.
 
Il lisait depuis un quart d’heure lorsqu’il vit entrer dans le salon un personnage très connu, mais qui ne lui inspirait qu’une estime toute relative.
 
— Bonjour, docteur Lamar, dit l’arrivant.
 
— Bonjour, monsieur Silas Farwell.
 
- Je suis très heureux de vous rencontrer ici. J’avais l’intention de passer vous voir aujourd’hui même.
 
— Seriez-vous malade ?
 
- Pas du tout.
 
— Tant mieux ! fit le docteur, qui ajouta avec quelque ironie : Vous savez que je ne m’occupe que des maladies cérébrales et dans ce cas toujours à votre service.
 
- Vous avez le sarcasme agréable, dit Farwell. Mais non, ce n’est pas le docteur que je veux consulter. C’est… c’est… comment employer un mot qui ne vous froisserait pas.
 
— Allons, mon cher monsieur Farwell,<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/178]]==
appelez les choses par leur nom. Vous vouliez consulter le policier… le détective… le limier… Vous avez l’embarras du choix.
 
— Je vous remercie. Mettons que ce soit ça. Oui, je voulais avoir de vous quelques conseils sur une affaire…
 
- Je la connais.
 
— Vous la connaissez ?
 
— Absolument. Il s’agit, n’est-ce pas, du fameux avocat Gordon, qui partit en emportant les fonds destinés aux ouvriers de votre coopérative… du moins, c’est votre accusation contre lui, n’est-ce pas ?
 
— Oui, c’est mon accusation, et je la fonde sur d’indéniables preuves.
 
Max Lamar n’avait pas oublié la terrible aventure où il avait failli perdre la vie. Il n’avait pas oublié, non plus, que Gordon l’avait miraculeusement sauvé. Il lui en avait, du reste, témoigné implicitement sa reconnaissance, en refusant de prêter son concours à ceux qui avaient mission de l’arrêter à Surfton.
 
Il aurait aimé apprendre que l’auteur du geste courageux dont il avait bénéficié était victime de quelque erreur judiciaire, avait été enveloppé dans une ténébreuse machination. Cette hypothèse, il lui plaisait de s’y arrêter : Gordon innocent !
 
Max Lamar regardait Silas Farwell au fond des yeux et se demandait si le négociant, dont il connaissait le caractère peu recommandable et l’absence absolue de scrupules, n’était pas le vrai coupable.
 
— Vous dites que vous avez des preuves ? Des preuves certaines ?
 
- Autant que peuvent l’être des preuves écrites de la main même du coupable, répondit Silas Farwell. Ce sont là, je pense, les plus péremptoires.
 
- En effet, opina Max Lamar, à moins que… On a vu des accusations terribles établies sur des… erreurs, acheva-t-il en retenant le mot « faux », qui lui venait aux lèvres.
 
Silas protesta.
 
— Je vous affirme que les documents que j’ai en ma possession ne peuvent prêter au doute ni à l’erreur… D’ailleurs, je m’offre à vous les communiquer, séance tenante…
 
- Ici même ?
 
- J’ai dit séance tenante, c’est une manière de parler. Mais si vous voulez m’accompagner jusqu’à mes bureaux, je mettrai sous vos yeux les preuves irréfutables dont je viens de vous parler.
 
Max Lamar n’hésita pas. Il voulait être fixé sur le vrai caractère de Gordon.
 
— S’il est coupable, pensa-t-il, je m’abstiendrai de toute action personnelle contre lui. Ce sera une manière d’acquitter ma dette. Mais si j’entrevois en sa faveur la moindre présomption d’innocence, je mettrai tout en œuvre pour lui faire rendre justice.
 
— Je suis prêt à vous suivre, dit-il à Silas Farwell. Je ne serais pas fâché d’établir définitivement mon opinion sur le personnage.
 
— Et, si vous êtes convaincu, vous m’aiderez à le faire arrêter ?
 
— Pour cela, nous verrons. N’anticipons pas. Allons d’abord aux preuves.
 
Au moment où les deux hommes descendaient les marches du perron du club, une auto traversait la rue.
 
Brusquement à cinquante mètres plus loin, le véhicule stoppa. Une femme en descendit, du côté de la chaussée, elle dit quelques mots au chauffeur, qui remit la voiture en marche, et elle s’avança rapidement derrière Max Lamar et Silas Farwell, qui cheminaient sans se presser.
 
Les deux hommes arrivaient au seuil de la maison Farwell, quand une voix joyeuse se fit entendre.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/179]]==
<nowiki />
 
- Eh bien, docteur, dit Florence avec enjouement, vous passez devant vos amis sans les reconnaître ?
 
Max Lamar eut un coup au cœur en reconnaissant la voix qui lui parlait ; il se retourna et s’inclina devant la jeune fille.
 
Car c’était celle-ci qui venait de quitter l’auto dans laquelle, avec Gordon, elle était montée quelques minutes avant. Le fugitif, resté dans la voiture, devait attendre la jeune fille dans le parc public où le chauffeur avait reçu l’ordre de se rendre.
 
— Vous avez fait un bon voyage ? demanda Max Lamar. J’espère que {{Mme|Travis}} est également en bonne santé. Permettez-moi de vous présenter {{M.|Silas Farwell}}, le directeur de la Coopérative, dont vous avez certainement entendu parler.
 
- Pas plus tard qu’il y a un quart d’heure et dans les termes les plus éloquents, dit Florence Travis en saluant légèrement.
 
Silas Farwell crut devoir remercier la jeune fille de ce qu’il prenait pour un éloge.
 
— Oh ! ne me remerciez pas, dit celle-ci avec un sourire énigmatique. Tout ce que l’on m’a dit de vous n’est que l’expression de la vérité, j’en suis sûre !
 
Farwell, continuant à ne pas comprendre, sourit à son tour.
 
Max Lamar, le voyant si bien disposé, eut une idée soudaine.
 
- Verriez-vous un inconvénient, monsieur Farwell, demanda-t-il, à ce que {{Mlle|Travis}} vînt avec nous ? C’est une amie sûre qui veut bien s’intéresser à mes travaux. Elle m’a donné souvent de très précieux conseils et, dans votre affaire, je pense qu’elle pourra nous être utile.
 
— Très volontiers, déclara Silas Farwell avec empressement, car personne ne pouvait rester insensible à la grâce et à la beauté de Florence.
 
Florence alors demanda, avec une parfaite apparence de naïveté :
 
— De quelle affaire s’agit-il ?
 
— Voyons… Rappelez-vous, ma chère amie, à Surfton… cet ermite qui se cachait dans les rochers de la falaise… ce Gordon…
 
— Ah ! oui… oui… dit Florence d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre détaché… Je me rappelle… Un avocat qui aurait détourné les fonds qui lui avaient été confiés…
 
- C’est cela même, mademoiselle, dit Silas.
 
- Et {{M.|Farwell}} doit me donner à l’instant même les preuves de sa culpabilité.
 
Florence, en entendant ces mots, réprima un mouvement léger de satisfaction. Elle affecta même de l’indifférence. Et pourtant elle sentait bien qu’elle allait se trouver en présence d’une occasion unique. Quelque chose lui disait qu’elle allait pouvoir rendre à Gordon un service définitif.
 
— Je ne vois pas, dit-elle, en quoi cette affaire-là pourrait m’intéresser… Je veux bien vous accompagner, mais je ne veux pas me mêler de cette histoire. J’attendrai dans une autre pièce que vous ayez terminé. Je prierai alors le docteur Lamar
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de bien vouloir me reconduire chez moi.
 
— Avec plaisir, répondit Lamar, dont les yeux brillèrent de joie.
 
— Je vous précède, fit Silas Farwell.
 
Le bureau dans lequel il les fit entrer avec lui était d’un ameublement très sobre.
 
Dans l’antichambre, un dactylographe, assis devant une petite table, tapait des lettres sans lever la tête un instant.
 
— Je vais m’asseoir là et vous attendre, dit Florence Travis en montrant une banquette de cuir.
 
— Vous serez bien mal, mademoiselle, dit galamment Silas Farwell.
 
— Pas du tout… j’ai horreur des sièges trop confortables et je serai parfaitement ici.
 
Le dactylographe, ayant fini son travail, se leva à ce moment, rangea ses papiers, ferma sa machine et quitta le bureau.
 
Lamar et Farwell pénétrèrent dans le cabinet directorial.
 
Florence, alors, ne perdant pas une minute, enleva la machine à écrire demeurée sur la petite table et transporta cette dernière contre la porte, de communication que venaient de franchir les deux hommes.
 
Sur la table elle se hissa avec légèreté.
 
De là elle pouvait apercevoir par l’imposte, tout ce qui se faisait dans le bureau de Silas Farwell.
 
Jamais elle n’avait été aussi émue. Qu’allait-il se passer ? Qu’allait-elle apprendre ? Et, surtout, que serait-elle amenée à faire ?
 
Car c’était là l’étrange particularité de sa nature. Rien, dans l’enchaînement de ses actes, n’était prémédité. Tout obéissait à une impulsion brusque, tout se déclenchait inopinément. Et comme, jusqu’à ce jour, les décisions prises ainsi à l’improviste et sans réflexion avaient toujours triomphé de tous les obstacles et de tous les périls, elle avait une confiance aveugle ans les inspirations qui lui venaient de cette force inconnue qui était en elle et qui, pourtant, la torturait si cruellement.
 
Elle regardait de tous ses yeux.
 
Silas, ayant fait asseoir Max Lamar dans un fauteuil, ouvrit un coffre-fort et en sortit une liasse de papiers, d’où il tira une feuille rectangulaire, portant, en haut et à gauche, la firme de sa maison.
 
— Voilà l’affaire, dit-il à Max Lamar. Mettez-vous bien sous la lumière et regardez !
 
Il tenait le papier étalé à la hauteur même des yeux de son interlocuteur. De son observatoire, Florence le voyait aussi très nettement et n’en perdait pas une ligne.
 
D’ailleurs, comme pour renforcer le sens des mots, Silas crut bon d’en donner lecture à haute voix :
 
« ''Je soussigné C. Gordon, avocat-conseil chargé des intérêts des employés de la coopérative Farwell, reconnais avoir reçu la somme de {{unité|75000|dollars}}, montant de la part trimestrielle des bénéfices revenant à ses employés.''
 
{|
|-
|» ''Lu et approuvé :''
| ''Lu et approuvé :''
|-
|» {{sc|Silas Farwell.}}
|{{sc|C. Gordon.}} »
|}
 
 
 
Max Lamar, à cette lecture, fut saisi d’une grande perplexité.
 
Le papier lui semblait authentique. C’était un reçu en bonne et due forme.
 
Pourtant, il éprouva le besoin de demander des explications.
 
— En somme, dit-il à Silas Farwell, ce n’est là qu’un reçu. Où est la preuve qu’il ait détourné cet argent… si toutefois il l’a touché, ajouta-t-il avec une réticence soudaine.
 
— Parbleu ! s’il l’a touché ! déclara cyniquement Silas Farwell, c’est moi-même qui le lui ai remis.
 
Derrière l’imposte, Florence, serrant les poings, sentait monter en elle une sourde colère.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/181]]==
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Elle voyait bien que Gordon ne lui avait pas menti. Tous les dires de l’avocat se vérifiaient les uns après les autres.
 
Elle eut envie de briser les carreaux pour passer la tête par l’imposte et pour crier : « Menteur ! » au gredin qui abusait ainsi de la bonne foi de Max Lamar, après avoir indignement trompé le malheureux avocat.
 
Elle se contint, ayant eu soudain la brusque révélation du moyen par lequel elle pourrait dénouer la situation et punir le misérable, tout en sauvant la victime.
 
Farwell continuait :
 
— S’il n’avait pas détourné cet argent, pourquoi se serait-il enfui ? Réfléchissez, docteur, le doute n’est pas possible.
 
Max Lamar, écrasé par l’évidence, hochait la tête. Il aurait voulu qu’une lueur de justification éclairât la nuit accablante qui se faisait dans son esprit autour de l’homme auquel il devait l’existence.
 
Pendant ce temps, Florence Travis était descendue de son observatoire et avait remis doucement la table à sa place.
 
Ouvrant la porte de droite, elle inspecta minutieusement le corridor et le palier.
 
Personne.
 
Prenant son sac à main, elle le jeta dans un coin du palier et revint dans l’antichambre.
 
Elle entendait toujours, mais confusément, parler Max Lamar et Silas Farwell.
 
Arrachant alors le large peigne d’écaille qui retenait ses cheveux, elle les dénoua à demi, dégrafa le col de son corsage, en déchira même une manche, bref, se donna l’aspect d’une personne qui vient d’essuyer une agression violente.
 
Et tout y coup, renversant la table, bousculant les chaises, faisant dégringoler l’immense banquette, elle se mit à pousser des cris perçants, d’une voix altérée par l’effroi.
 
Les deux hommes, dans le bureau, eurent l’impression qu’une lutte terrible avait lieu à côté d’eux.
 
Ils allaient se précipiter au dehors quand la porte du cabinet s’ouvrit, et Florence, échevelée, les yeux dilatés, tous les traits de son joli visage crispés en une expression de terreur, vint tomber presque à leurs pieds, en disant :
 
— Là… un homme… c’est affreux… un homme est entré. Il m’a bousculée, frappée et s’est sauvé avec son sac. Courez, docteur, courez, monsieur, je vous en prie, rattrapez-le, il ne doit pas être loin !
 
Max avait relevé la jeune fille et la forçait de s’asseoir dans un fauteuil.
 
— Mais cet homme, comment est-il ? demanda Silas Farwell.
 
Florence, haletante, répondit, la gorge serrée :
 
— Grand… blond… je crois, un chapeau mou… un vêtement beige… je ne sais plus… je ne sais plus…
 
Et, se dressant :
 
— Mais qu’attendez-vous pour le poursuivre, pour lui reprendre mon sac, où j’avais mes bijoux, mes lettres ?
 
Max Lamar n’hésita plus.
 
— Ne perdons pas un instant, monsieur Farwell. Venez avec moi. Nous prendrons chacun un côté de la rue.
 
Silas, sans grand enthousiasme, mais ne pouvant hésiter, se décida et suivit le docteur.
 
À peine les deux hommes furent-ils dans le couloir que Florence se dressa.
 
À l’agitation factice, mais admirablement simulée, à laquelle elle venait de paraître en proie, succéda le calme parfait de la décision.
 
S’approchant du bureau de Farwell, où était resté le reçu de Charles Gordon, elle prit le document et le mit dans son corsage.
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Se dirigeant ensuite vers le coffre-fort sur lequel Silas avait laissé la clef, Florence l’ouvrit, fouilla dans les tiroirs et en retira plusieurs liasses de bank-notes qu’elle compta avec soin et qui rejoignirent dans son corsage le reçu frauduleux.
 
Ensuite, mue par une impression nouvelle, et sans s’expliquer elle-même pourquoi elle agissait ainsi, elle revint au bureau, prit deux feuilles blanches, les plia avec méthode et les découpa avec ses doigts de manière à former un cercle.
 
Ayant ouvert les deux feuilles de papier avec le même sang-froid, elle les sépara et obtint ainsi deux cercles égaux.
 
Elle en posa un, bien en évidence, sur le bureau, et, ayant inscrit au crayon rouge quelques lignes sur le second, elle le suspendit à la poignée du coffre-fort.
 
- Pas une minute elle ne songea que Max et Silas pouvaient revenir et la surprendre.
 
Elle agissait sans hâte, comme si la force qui la poussait l’eût rendue inconsciente du danger qu’elle courait d’être prise sur le fait.
 
Puis, revenant dans l’antichambre, elle se recoiffa devant la glace, répara le désordre de sa toilette, constata non sans satisfaction que le Cercle Rouge avait disparu entièrement de sa main, et, comme si rien ne s’était passé, s’asseyant sur la banquette après l’avoir redressée, elle attendit.
 
On eut dit que le destin avait soigneusement mesuré toutes les phases de cette aventure : à cet instant précis les deux hommes revenaient.
 
Max Lamar tendit à Florence son sac, qu’il venait de découvrir en repassant dans le couloir.
 
— Je viens de le ramasser dans un coin.
 
Votre agresseur l’y aura jeté sans doute. Je pense qu’il n’y manque rien.
 
- Et vous n’avez trouvé personne ?
 
- Personne ! Nous avons fait le tour de l’immeuble. Nous avons interrogé des gens qui stationnaient là depuis un quart d’heure. On n’a vit sortir âme qui vive de la maison.
 
» Le secrétaire de {{M.|Farwell}}, que nous avons croisé, comme il revenait, n’a également rien vu. Il est resté dehors pour exercer pendant quelque temps une surveillance qui, je le crains bien, ne donnera pas de résultat. D’ailleurs, le voici.
 
- Rien, absolument rien, dit le secrétaire en entrant.
 
Florence Travis se leva en simulant une grande lassitude.
 
— Je vous demande pardon, monsieur, dit-elle à Farwell, d’être la cause involontaire de tout ce désordre. Je vais prendre congé de vous.
 
Lamar essaya de retenir la jeune fille. Mais Florence, bien décidée à s’éloigner au plus vite, n’y voulut pas consentir.
 
— Ces émotions m’ont brisée, dit-elle. Je ne puis vous attendre. Il est préférable que je rentre à la maison.
 
Lamar n’insista pas et reconduisit la jeune fille jusqu’à la porte.
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Quand il rejoignit Silas Farwell, celui-ci, ayant allumé un cigare, arpentait de long en large son cabinet de travail.
 
— C’est tout de même bizarre, cette aventure-là, dit-il à Max Lamar.
 
Et tout à coup, ses regards tombèrent sur le cercle que Florence avait mis en évidence sur le bureau.
 
- Que veut dire ceci ?
 
Lamar avait pris le papier et le regardait, en proie à la plus vive stupéfaction.
 
Soudain, Silas Farwell poussa un cri.
 
- Le reçu ? Où est le reçu de Gordon ?
 
Fiévreusement, il fouillait partout et ne trouvait rien.
 
— Je l’ai peut-être remis dans mon coffre-fort.
 
II se dirigea vers le meuble et c’est alors qu’il aperçut un second cercle accroché à la poignée de la lourde porte d’acier.
 
Il s’en empara et lut ces mots écrits au crayon rouge :
 
« L’argent pris dans ce coffre sera remis à ses légitimes propriétaires par la dame au Cercle Rouge. »
 
Silas Farwell entra dans une colère terrible. Ses yeux injectés de sang lui sortaient de la tête.
 
- Le reçu Gordon… L’argent… C’est abominable !… Qui m’a volé ? cria-t-il. Ce ne peut être que cette femme… Il faut courir après cette femme.
 
Max Lamar, absolument abasourdi, n’avait pas pris garde aux paroles lancées par Silas dans le premier feu de sa fureur.
 
Mais quand il comprit le sens des derniers mots, il protesta :
 
— Que dites-vous ? Mais vous n’y songez pas! Soupçonner {{Mlle|Travis}}, une jeune fille du monde, riche dix fois comme vous ! Mais c’est de la démence ! Réfléchissez et calmez-vous ; quand vous aurez mis un peu d’ordre dans vos idées, vous verrez que cette supposition est absurde !
 
Mais il parlait ainsi contre sa pensée. Malgré lui, il devait se rendre à l’évidence. Quand il était sorti avec Silas Farwell, le reçu et l’argent étaient encore là. Si quelqu’un était venu en leur absence, Florence l’aurait vu, Florence en aurait parlé.
 
Alors ?
 
Max Lamar était envahi d’un doute terrible, doute qu’il sentait peu à peu se transformer en certitude, en certitude aveuglante, impitoyable.
 
— Et pourtant, non, non ! Elle ! Florence, coupable de cela ? Non ! C’est impossible !…
 
La sonnerie du téléphone retentit.
 
Il décrocha instinctivement le récepteur, comme s’il eût été dans son propre bureau.
 
C’était d’ailleurs bien à lui que s’adressait la communication. Son secrétaire demandait à lui parler.
 
— Allô ! C’est moi-même, le docteur Lamar… Ah ! on vous a répondu au club que j’étais ici ?… Bien… Alors ?…. Qu’est-ce que vous me racontez là ? Les deux portes fermées ?… Par qui ?… Non ?… Par {{Mlle|Travis}} ?… Vous déraisonnez… On vous a emprisonné la main?… Dans le cabriolet ?… Quel roman !… Et l’on vous a immobilisé contre la poignée de la porte ?… Mais qui ?… Voyons, mais qui ?… Une main à travers la vitre brisée ?… Et sur cette main une marque ?… Le Cercle Rouge ?
 
Max Lamar haletait. Les questions se pressaient sur ses lèvres.
 
- Mais, enfin, vous êtes sûr qu’il n’y avait pas d’autre personne dans le bureau ? Sûr ? Absolument sûr ? Vous m’affirmez qu’il n’y avait que miss Travis ? En feriez-vous le serment ?… Bien… bien…. merci.
 
Il raccrocha le récepteur d’une main
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/184]]==
<section begin="s1"/>tremblante. Ses tempes étaient inondées de sueur, et son sang battait dans ses artères à larges coups. Silas Farwell, qui, tout à sa colère, n’avait saisi que quelques mots au vol de cette conversation téléphonique, lui demanda :
 
— Avez-vous appris quelque chose ? Vous a-t-on donné des renseignements ?
 
Max Lamar, de plus en plus assombri, ne répondit pas.
 
Silas Farwell insista ?
 
— Pourquoi cet air bouleversé, alors ? Parlez ! Il me semble avoir entendu prononcer le nom de {{Mlle|Travis}}…
 
Max gardait toujours le silence.
 
— Mais oui, j’ai bien compris, continuait Silas, le nom de cette femme qui sort d’ici, de cette aventurière.
 
À ce mot, Max Lamar bondit :
 
- Je vous défends, entendez-vous, je vous défends, vous surtout, de prononcer une telle épithète en parlant de cette jeune fille, honorable entre toutes !
 
Silas Farwell recula devant le regard étincelant d’indignation de Max Lamar.
 
Ce dernier, s’étant calmé un peu, reprit d’une voix sourde :
 
— Ce que je viens d’entendre, monsieur Farwell, ne vous concerne pas. Il s’agit d’une affaire absolument personnelle.
 
- C’est possible, dit Silas Farwell, mais le vol dont je viens d’être victime est une affaire qui m’est personnelle à moi… Et ça ne se passera pas comme ça, je vous prie de le croire. Je vais à la police…
 
Il se dirigeait vers,la porte. Max Lamar l’arrêta par le bras.
 
— En ce qui vous regarde, lui dit-il d’une voix sourde, et dans votre propre intérêt, je vous engage à ne souffler mot de ceci à qui que ce soit avant que nous ayons trouvé la clef de ce mystère… Vous m’entendez… à qui que ce soit… c’est un avis que je vous donne… un ordre même si vous voulez… oui, un ordre absolu…
 
 
<section end="s1"/>
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{{t4|{{sc|Vers la réhabilitation}}|XXIX}}
 
 
 
Le chauffeur ainsi que le lui avait recommandé Florence Travis, avait conduit la voiture jusqu’au parc public et s’était arrêté dans l’allée déserte et ombragée que lui avait désigné la jeune fille.
 
Dans l’auto, Gordon attendait sans trop d’impatience, le retour de la jeune fille. Il avait l’impression que sa destinée entrait dans une phase nouvelle. La confiance qui se dégageait de Florence le gagnait et l’animait à son tour. Une aurore apparaissait, lointaine encore, dans la nuit de sa destin née bouleversée, et il lui semblait que tous ses malheurs allaient être finis.
 
Ah ! certes, en dehors même de toute pensée d’humanité, il était heureux d’avoir sauvé Max Lamar, car c’était bien depuis ce moment que la fortune avait cessé de lui être contraire. Il repassait dans sa mémoire tous les détails des événements précédents. Il revoyait sa cabane en flammes ; sa course éperdue sur la grande route, le camion auquel il s’était accroché, son retour à la ville, l’entrepôt de planches où il avait, si adroitement brûlé la politesse aux détectives qui le poursuivaient. Il revoyait, dans le bureau de Max Lamar, Florence, dont l’accueil avait été si bienveillant. Il revoyait son visage si beau, si vivant, si expressif, et qu’animait durant leur conversation un si généreux intérêt.
 
Il revoyait les incidents qui avaient accompagné leur fuite du bureau de Max Lamar.
 
Mais tout cela n’était-il point qu’un rêve ?
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/185]]==
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La dure réalité, un moment, ressaisit Gordon et il eut la vision précisé des dangers qu’il courait encore. Que pourrait pour lui cette jeune 1111e, quelle que fût sa bonne volonté ?
 
Pourtant Gordon secoua ce doute. L’espoir était plus fort que le raisonnement. Il se laissait maintenant aller à un optimisme instinctif et délicieux.
 
Le parc silencieux et parfumé s’étendait autour de lui. Toute la nature conspirait à l’apaisement de son âme agitée. Il renaissait, et c’est à peine si la joie, sourde qui s’élevait en lui était atténuée par le souci que lui causait le délabrement de sa toilette. Ses guenilles mêmes lui paraissaient moins guenilles. Il les regardait comme de vieilles amies, de chers compagnons de lutte qu’il allait certainement quitter bientôt.
 
— Eh ! bien, à quoi songez-vous donc, monsieur Gordon ? fit près de lui une voix claire.
 
C’était Florence. Le rêve du pauvre Gordon se précisait, devenait réalité en la personne de la jeune fille, qui, par la portière, lui tendait un papier…
 
Un papier qu’il connaissait bien, qu’il n’avait cessé de revoir à travers les cauchemars de son désespoir.
 
C’était le reçu des {{unité|75000|dollars}} que Silas FarWell lui avait fait frauduleusement signer.
 
— Prenez, disait Florence, ce document vous intéresse.
 
Gordon, d’une main tremblante, saisit le document que lui présentait Florence. Il le regarda, le retourna vingt fois. Pâle, haletant, il doutait de ses propres yeux.
 
Enfin, il allait pouvoir se disculper.
 
La machination de l’infâme Farwell s’écroulait. L’avocat Gordon, réhabilité, reprendrait sa place dans la société. Et la justice un peu tardive, qui lui rendrait l’honneur, saurait aussi châtier le gredin qui avait voulu causer sa perte.
 
La joie l’étouffait. Il ne pouvait articuler une parole et de grosses larmes de reconnaissance roulaient dans ses yeux.
 
Prenant avec dévotion la main de Florence, il y imprima un baiser respectueux et plein d’une gratitude infinie, presque superstitieuse.
 
La jeune fille sentit tomber sur sa main une larme tiède. Il lui sembla que cette larme effaçait toute la honte héréditaire du cercle maudit, ne laissant subsister que le bien que son influence lui avait fait faire.
 
À ce moment, Florence Travis était presque fière d’elle-même, de ce pouvoir, qui lui avait permis de sauver de la misère et de l’injustice quelques malheureux.
 
Et si Max Lamar avait alors paru, la
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/186]]==
jeune fille eût couru à sa rencontre pour lui révéler, non plus comme une confession humiliante, mais comme une justification définitive, le mystère qui pesait sur sa vie et qu’elle redoutait à cause de lui surtout.
 
Gordon avait enfoui dans la plus sûre de ses poches le papier sauveur et maintenant, revenu de son émotion, il voulait savoir comment s’était fait le miracle.
 
— Comment avez-vous réussi, si vite, à vous procurer ce document ? Par quelle magie ?
 
Florence, souriante, lui répondit :
 
— Il n’y a rien eu là de surnaturel, croyez-moi, monsieur Gordon. Mais ne me demandez pas quels moyens j’ai employés pour obtenir ce reçu qui vous avait été si lâchement extorqué. Ne m’en remerciez jamais et contentez-vous de l’accepter.
 
Puis, mettant la main dans son sac, elle en retira quelques-unes des bank-notes qu’elle avait prises dans le coffre-fort de Silas Farwell.
 
— Et je vous supplie, en outre, dit-elle, d’accepter sans façon cette petite avance. Cela représente exactement, selon ce que vous m’avez dit, la somme que Silas Farwell vous devait personnellement pour vos honoraires. Vous allez être obligé de pourvoir à des nécessités urgentes, ne fût-ce que celle de réparer un peu votre toilette.
 
De la main, Gordon repoussa les billets.
 
Mais Florence eut une moue fâchée.
 
— Vous ne pouvez pas refuser et vous me feriez trop de peine en me désobéissant. D’ailleurs, je vous le répète, cet argent est celui qui vous est dû…
 
C’était dit si gentiment, avec tant de bonne grâce, que Gordon comprit qu’il n’avait pas le droit de repousser cette offre. Et puis Florence Travis avait raison. Cette somme lui était due, et il en avait le plus impérieux besoin.
 
Il accepta donc les billets avec une satisfaction franche qui fit plaisir à la jeune fille.
 
- Il faut que je vous quitte, lui dit-elle. J’ai laissé, il y a quelques heures, ma mère qui doit être inquiète de moi. Permettez-moi d’aller la retrouver. J’espère bien vous revoir, d’ailleurs, monsieur Gordon, dès que vous aurez reconquis votre situation sociale, ce qui ne saurait tarder. Vous serez toujours le bienvenu à Blanc-Castel.
 
Et, légère, elle s’enfuit, après avoir adressé un dernier sourire à l’avocat.
 
Celui-ci la regarda, s’éloigner. Ses yeux, longuement fixés sur elle, semblaient vouloir conserver en eux, indélébilement, son image exquise.
 
Gordon, ensuite, appela du geste le chauffeur qui se trouvait à quelque distance dans l’allée.
 
Il accourut, l’avocat lui tendit un billet de banque.
 
— Voilà pour que vous me fassiez de la monnaie en ville, mon brave. Soyez assez bon pour remettre la voiture en marche.
 
Mais un incident très inattendu se produisit.
 
Par une allée latérale déboucha soudain un des détectives qui avaient mission de rechercher Gordon.
 
Il venait d’apercevoir l’avocat remettant la bank-note au chauffeur, et, reconnaissant immédiatement l’homme qu’il était chargé d’arrêter, il se précipita vers l’auto.
 
Gordon le vit et le reconnut aussi.
 
Se sachant toujours sous le coup d’un
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mandat d’amener et présumé coupable, il préféra ne pas se laisser appréhender.
 
Évidemment, son innocence serait maintenant démontrée. Mais il valait mieux que les démarches pour aboutir à ce résultat fussent faites par lui-même en pleine possession de sa liberté, et surtout après qu’il eût détruit le fatal reçu.
 
Ces réflexions eurent la durée d’un éclair.
 
Sautant en bas de la voiture, dont le chauffeur venait de mettre le moteur en marche, il monta sur le siège, empoigna le volant, débraya vivement, et, comme le policier arrivait pour le saisir, il fit démarrer brusquement l’auto.
 
Le détective et le chauffeur furent renversés, sans éprouver d’ailleurs aucun mal.
 
Ils se relevèrent aussitôt, mais la voiture était déjà loin.
 
Gordon fit le tour du parc, en prenant des allées de traverse, pour déjouer toute tentative de poursuite.
 
Il revint ainsi presque au point de départ. Avisant alors un espace désert, il stoppa, sauta hors de la voiture, qu’il abandonna, et gagna à pied la sortie.
 
Il était temps. Le policeman et le chauffeur, ayant erré au hasard, arrivaient deux minutes après. Ils se jetèrent aussitôt dans la voiture et reprirent leur course à travers le parc, avec le très faible espoir de remettre la main sur le fugitif.
 
Celui-ci, qui marchait très vite, gagna l’un des faubourgs de la ville. C’était un assez misérable quartier, presque entièrement composé de baraques en bois. Dans une cour extérieure, un homme préparait un feu de vieilles planches, sous une marmite suspendue à un trépied.
 
Gordon l’observa quelques instants. L’homme s’éloigna, allant sans doute chercher quelque ustensile.
 
Le feu flambait joyeusement.
 
Gordon tira de sa poche le fameux reçu que Florence lui avait remis.
 
Il jeta le papier dans la flamme crépitante, qui le dévora en quelques instants.
 
Et Gordon s’en fut, en marche vers l’œuvre commencée de sa réhabilitation.
{{Séparateur de points|25}}
En quittant les bureaux de Silas Farwell, Max Lamar résolut de se rendre immédiatement à Blanc-Castel.
 
Son esprit était agité, comme on l’a vu, par les soupçons les plus terribles et les plus justifiés.
 
Toutes les hypothèses maintenant, ainsi que tous les raisonnements, tendaient impitoyablement vers la même conclusion :
 
Florence Travis était la mystérieuse femme que marquait le Cercle Rouge.
 
Comment en douter, surtout après les deux événements capitaux survenus coup sur coup durant cette journée, et que corroboraient encore les incidents de la falaise de Surfton, lorsque Gordon avait fui ?
 
Florence, certitude irréfutable, était entrée seule dans le bureau de Max pendant son absence. Son secrétaire lui-même l’y avait introduite. Personne1 autre qu’elle n’y avait pénétré…
 
Oui, mais le secrétaire s’était absenté quelques instants. Florence ne pouvait-elle pas être partie pendant ce laps de temps ? Et alors la femme au Cercle Rouge n’aurait-elle pas pu survenir ?…
 
Explication invraisemblable. Max Lamar le comprenait lui-même !…
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- Mais Max Lamar s’accrochait à toutes les hypothèses qui pourraient servir de prétexte à une justification de celle qu’il aimait, et il essayait de se persuader que celle-là était inadmissible : une autre femme venue après le départ de Florence.
 
Cependant, il fallait alors expliquer de la même manière le vol, chez Farwell, de l’argent et du reçu Gordon.
 
Il fallait admettre donc que la femme au Cercle Rouge, après l’incident qui s’était passé dans son bureau, à lui, était venue chez Silas Farwell, et que, là également, elle avait accompli ses vols sans être inquiétée par la présence de Florence Travis.
 
Non. L’erreur n’était pas possible. Florence Travis et la femme au Cercle Rouge ne faisaient qu’une seule et même personne.
 
Mais le docteur Lamar n’avait pas plus tôt formulé cette certitude, appuyée par sa raison, que son cœur, aussitôt, la repoussait, éperdument.
 
Florence coupable ! Tout en lui se révoltait contre cette idée !
 
Bouleversé, il ne savait plus que penser.
 
Une fièvre ardente le brûlait et, comme il arrivait dans les jardins qui entouraient Blanc-Cas tel, il s’assit sur un banc pour essayer de retrouver un peu de calme.
 
Peu à peu, en effet, il se domina et son imagination, délivrée des vaines et douloureuses hypothèses, ne sut plus que se complaire à l’évocation de celle qu’il aimait.
 
Il ne se doutait pas que Florence, depuis un moment, se trouvait à deux pas de lui, derrière un massif, et l’observait.
 
La jeune fille pensait avec juste raison que Lamar était venu dans le but de l’interroger et, ne se sentant pas la force d’affronter alors cette entrevue, elle décida de s’éloigner.
 
Max Lamar, dont la songerie avait pris fin, se dirigea vers Blanc-Castel.
 
Yama vint lui ouvrir la porte.
 
— Mademoiselle Florence ? demanda Lamar.
 
— Mademoiselle était là, il n’y a encore qu’un instant, répondit le Japonais. Elle vient de sortir. Monsieur veut-il l’attendre ?
 
À ce moment, {{Mme|Travis}} passait dans l’antichambre. Elle témoigna au docteur la plus grande joie de le revoir.
 
— Mais oui, docteur, je vous en prie, entrez un instant dans le petit salon. Florence ne tardera pas à revenir.
 
Max Lamar accepta. Il lui semblait bon et, réconfortant d’avoir, à cette heure agitée, une conversation paisible avec cette excellente femme.
 
Il la regardait longuement, tout en conversant avec elle.
 
Comment supposer que cette personne, à la figure calme et souriante, sous ses cheveux blancs, que cette vieille dame, si pleine de sentiments affectueux et charitables, si équilibrée, si normale en un mot, pût être la mère de la trop célèbre inconnue au Cercle Rouge ?
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C’était inadmissible.
 
Tous les raisonnements qui s’étaient imposés si cruellement à lui quelques instants auparavant, Max les repoussait.
 
Oui, Florence était bien la Florence qu’il aimait, qu’il estimait, et, si elle fût entrée à cet instant, il lui aurait peut-être demandé pardon, comme une fois déjà, de l’injure qu’il lui avait faite en la soupçonnant.
 
Mais Florence n’arrivait pas, et cela pour la raison qu’elle ne voulait pas revenir avant que Max Lamar fût parti.
 
Force fut bien au docteur de prendre congé de {{Mme|Travis}}. Cette dernière, qui l’aimait beaucoup, lui fit promettre de revenir bientôt, et Max Lamar se retira.
 
Cinq minutes après, Florence rentrait.
 
- Elle feignit l’étonnement et manifesta même un vif regret en apprenant que le docteur était venu.
 
Puis elle gagna son appartement et passa dans son petit boudoir. Là elle retira de son corsage la liasse de banknotes qu’elle avait prise chez Silas Farwell.
 
Elle compta {{unité|75000|dollars}}.
 
— Il ne me reste plus maintenant, murmura-t-elle, qu’à remettre aux employés de la coopérative Farwell ce qui leur revient légitimement.
 
Un bruit de pas se fit entendre dans la chambre.
 
Vivement, Florence, glissa les billets de banque dans un tiroir.
 
C’était Mary, qui portait à la main une assiette vide.
 
— Que fais-tu avec cette assiette, ma bonne Mary, demanda Florence.
 
La gouvernante était à bout de force, elle n’eut pas le courage de se taire. Au reste, Florence devrait tôt ou tard apprendre la présence du bandit à BlancCastel.
 
- Florence mon enfant murmura-t-elle, nous sommes plus que jamais en péril…
 
Florence, intriguée, ouvrit de grands yeux.
 
— Voilà : cette assiette contenait la nourriture que je viens de porter à Sam Smiling.
 
— À Sam Smiling ? Mais où est-il ?
 
— Ici.
 
— Mais, voyons, que dis-tu ? explique-toi.
 
La pauvre Mary, bouleversée, raconta d’une voix entrecoupée à la jeune fille l’arrivée de Sam dans la fameuse malle confiée aux soins de Yama.
 
— Il nous a terrorisés tous les deux, ma pauvre enfant. Il m’a menacée, si je ne lui donnais asile et nourriture, de révéler votre terrible secret. Je l’ai caché là-haut dans une mansarde. Je tremble à chaque instant de le voir brusquement apparaître à la porte du salon. Cette pauvre {{Mme|Travis}} en mourrait sur le coup.
 
Florence était très pâle, mais elle fit un suprême effort pour dominer son angoisse.
 
— Tant qu’il consentira à rester tranquille, tout ira bien, pensa-t-elle. Mais qui sait où s’arrêteront les exigences de ce bandit ?
 
Elle sentit frémir en elle tous ses instincts combatifs. Il fallait en finir avec cet homme abominable.
 
Florence, machinalement, se déganta. Mais, en enlevant le gant de sa main droite, elle aperçut le Cercle Rouge qui se dessinait sur celle-ci avec une intensité vive.
 
Elle remit son gant et se leva.
 
— Mary, dit-elle résolument, conduis-moi à la cachette de Sam Smiling.
 
— Oh ! Florence, vous voulez le voir ? Vous me faites peur !
 
— Et pourquoi ? Je veux simplement essayer de trouver des arguments pour le persuader de partir. Accompagne-moi. À deux, nous serons plus fortes.
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Les deux femmes montèrent par l’escalier qui conduisait aux combles.
 
Au bruit des pas qu’il avait entendus, Sam Smiling sortit d’une mansarde et se trouva en présence de Florence Travis.
 
Si grand était le prestige de la jeune fille que Sam ne put s’empêcher d’ôter respectueusement son bonnet.
 
— Eh bien, lui dit Florence, surmontant son dégoût pour prendre un ton naturel, il paraît que vous ne voulez pas être raisonnable ?
 
Le bandit eut un sourire narquois.
 
— Mais si, mais si, mademoiselle. Aussi raisonnable que vous. Car je pense bien que nous sommes tout à fait d’accord.
 
- D’accord sur quoi ?
 
- Mais sur ceci : vous me donnez le vivre et le couvert, et vous vous arrangerez en outre pour me protéger contre la justice, ce qui est essentiel. Moyennant quoi, je consens à ne jamais révéler le secret que vous savez !
 
- Et qui vous croira, même si vous parlez !
 
L’homme haussa les épaules.
 
— Ne recommençons pas l’explication, hein ? On me croira toujours avec des preuves comme celle-ci.
 
Et se précipitant sur Florence, il lui arracha violemment le gant qui recouvrait sa main droite, où le Cercle Rouge laissait encore une trace très visible.
 
Et Sam ajouta d’un ton menaçant :
 
- Je vous tiens en mon pouvoir, fille de Jim-Cercle Rouge.
 
Florence, lui arrachant sa main, s’était rejetée en arrière.
 
- À combien estimez-vous le prix de votre silence ? Je vous donnerai de l’argent, beaucoup d’argent. Vous pourrez fuir, quitter la ville, quitter l’Amérique même si vous voulez.
 
— De l’argent ! De l’argent ! gronda-t-il. Plus tard, nous verrons et je n’ai pas dit mon dernier mot. Mais aujourd’hui ce qui m’importe, c’est ma sécurité. Je vous en charge… Prenez-en soin… ou gare !
 
Florence frissonna d’une colère qu’elle ne put maîtriser.
 
— Misérable ! lui cria-t-elle. Vous n’aurez rien de moi ! Faites ce qui vous plaira. Allez dire à qui vous voudrez que Florence Travis est la fille de Jim Barden, et qu’elle est marquée du Cercle maudit. Vos révélations ne me font pas peur et…
 
Une voix monta d’en bas :
 
— Florence !
 
C’était {{Mme|Travis}} qui, étonnée de l’absence de sa fille et de Mary, avait ouvert la porte de l’escalier, en entendant les voix qui, confusément, venaient jusqu’à elle.
 
Florence, sans un mot, saisit Mary par la main, l’entraîna au dehors et rejeta sur le bandit, qui ricanait, la porte de la mansarde.
 
Puis, suivie de la gouvernante, la jeune fille descendit rapidement.
 
{{Mme|Travis}} l’attendait au bas de l’escalier.
 
— Mais que faisiez-vous là-haut, toutes les deux ? demanda la bonne dame.
 
— Rien de particulier, maman chérie.
 
Nous étions, Mary et moi, en train d’examiner de vieilles robes.
 
Florence avait fait un violent effort pour répondre d’un ton calme et enjoué, mais elle frémissait encore d’indignation et de colère… Et aussi, sans qu’elle consentît à se l’avouer, Florence avait peur…
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{{t3|{{sc|'''La vengeance de Sam Smiling'''}}|{{uc|Épisode 10}}}}
{{t4|{{sc|La restitution}}|XXX}}
 
 
 
Les paroles de Sam Smiling avaient produit sur Florence, malgré toute la force d’âme de celle-ci, une impression de terreur insurmontable.
 
Elle n’était pas absolument certaine que l’abominable bandit ne mettrait pas à exécution ses menaces, quitte à se perdre lui-même. Florence était obligée, en tout cas, de le ménager, en attendant de trouver le moyen de s’en débarrasser, et cette protection qu’elle devait accorder à un être qui lui faisait horreur et qu’elle méprisait révoltait la fière jeune fille.
 
Florence dormit peu et mal cette nuit-là. L’idée que le bandit était dans l’habitation lui était affreusement pénible. Il lui semblait que toute la maison en était déshonorée à jamais. Elle songeait à la stupeur, à l’affolement, à l’épouvante de {{Mme|Travis}}, au cas où cette dernière découvrirait la présence du misérable.
 
Très tard, le sommeil gagna la jeune fille, mais un sommeil traversé par de douloureux cauchemars. Elle voyait Blanc-Castel devenant le théâtre d’horribles scènes de violence, elle voyait Max Lamar aux prises avec Sam Smiling, Mary affolée et {{Mme|Travis}} évanouie. Elle voyait arriver tous les personnages du drame que la fatalité héréditaire, qui pesait sur elle, lui faisait vivre depuis quelque temps : Randolph Allen, Gordon, Silas Farwell, Bauman, Ted Drew. tous survenaient soudain, paraissant et disparaissant avec le caprice du rêve. Une nuée de policiers s’abattait sur la maison ; ils perquisitionnaient, interrogeaient Florence, la harcelant de questions, lui saisissant la main pour y voir la marque fatale que, maintenant, elle ne pouvait plus cacher et qui brillait comme une flamme rouge et dévorante jaillissant jusqu’au ciel.
 
Elle poussa un cri et ouvrit les yeux.
 
L’aube commençait à poindre et les lueurs blanchâtres du jour naissant ne faisaient qu’à peine pâlir la lumière du plafonnier électrique qu’elle avait laissé brûler par mégarde.
 
Elle l’éteignit, se leva vivement, passa un peignoir et ouvrit la fenêtre toute grande.
 
À larges bouffées, l’air entra avec l’odeur des fleurs fraîches et le chant des oiseaux.
 
Florence aspira la vie matinale de la nature et secoua les cauchemars nocturnes. En quelques minutes elle eut recouvré le parfait équilibre de ses facultés. Sa pensée redevint claire et sa vision nette.
 
— Il faut, se dit-elle, que j’aille ce matin même remettre aux ouvriers de la Coopérative Farwell l’argent que leur directeur retenait frauduleusement.
 
Elle sonna,et ce fut Mary qui parut, car, maintenant, la fidèle gouvernante s’occupait exclusivement de son enfant chérie.
 
— Ma chère Mary, il faut donner immédiatement des ordres à l’écurie pour que Trilby soit sellé et qu’on me l’amène devant la grille. Toi, tu vas m’aider à revêtir mon costume de cheval.
 
Mary ne fit pas un mouvement.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/192]]==
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-— Eh bien, qu’attends-tu ? A quoi rêves- tu ? lui demanda Florence, avec une pointe légère d’impatience.
 
La gouvernante joignit les mains.
 
— Ma chère Flossie ! Mais qu’allez-vous faire encore ? Vous savez que de grands dangers vous menacent. Je vous en conjure, soyez prudente !
 
- Ne l’ai-je pas toujours été ?
 
- Mon enfant, ne raillez pas. Voyez le résultat de vos folles entreprises. Nous sommes obligées de loger et de nourrir ici un malfaiteur ; il est là, dans cette maison, chez {{Mme|Travis}}. Quand vous restez ici, cela me rassure à demi, mais vous allez partir maintenant… à cheval… c’est-à-dire loin peut-être… Qu’allez-vous faire ?
 
Florence sourit mystérieusement.
 
— Je ne puis te le dire. Sache seulement que la démarche que je vais entreprendre est impérieusement commandée par le devoir le plus sacré. Allons, aide-moi, je t’en prie, à m’habiller rapidement.
 
Avec un soupir résigné, Mary, qui savait combien il était inutile de vouloir s’opposer aux volontés de Florence, obéit. Elle alla donner les ordres de la jeune fille et revint aider celle-ci à revêtir son costume de cheval.
 
Avec une grande redingote beige qui formait jupe, un chapeau rond, une coiffure en catogan, une culotte de sport et des bottes vernies, miss Travis était vraiment délicieuse, et ce vêtement un peu viril convenait admirablement au caractère décidé et énergique de sa beauté.
 
- Au revoir, Mary, dit-elle en embrassant la gouvernante. Avant midi, je serai de retour.
 
Elle sortit, descendit les marches du perron en fouettant l’air cavalièrement de sa cravache, et trouva devant la grille un groom qui retenait à grand’peine un splendide alezan brûlé.
 
- Bonjour Trilby, dit Flossie en caressant l’encolure du fringant animal, qui avait henni de joie en apercevant sa maîtresse. Nous allons faire un grand tour tous les deux. Vous serez sage ?
 
Le groom tendit l’étrier à la jeune fille, qui se mit en selle avec une agilité gracieuse qu’eût enviée le meilleur écuyer.
 
Elle pressa légèrement les flancs du cheval, qui partit au trot.
 
Avant de tourner dans l’allée principale, elle se retourna vers Blanc-Castel et aperçut Mary qui, de la fenêtre, agitait son mouchoir en signe d’adieu.
 
Elle lui répondit en faisant tournoyer sa cravache.
 
Si elle avait levé plus haut la tête et regardé vers le grenier, elle eût aperçu, encadré dans un œil de bœuf, un visage qu’elle connaissait trop et dont les yeux perçants n’avaient pas perdu un détail de cette scène de départ. C’était Sam Smiling qui, pour occuper les loisirs de sa réclusion, avait installé là un observatoire.
 
Florence, enivrée par la brise parfumée du matin, poussa sa monture, qui prit le galop.
 
Elle parvint rapidement au faubourg industriel de la ville, traversa des rues noires, emplies de la fumée des usines et du bruit des lourdes machines, et arriva en vue d’une vaste cité ouvrière qui occupait un espace de terrain considérable. Au-dessus de cette cité, en lettres hautes de cinq pieds et soutenues par des tiges de fer, on lisait cette inscription :
 
{{c|'''''COOPERATIVE FARWELL'''''}}
 
Devant la porte d’entrée principale un grand nombre d’hommes se groupaient pleins d’animation et discutaient à haute voix.
 
L’heure du travail avait pourtant depuis longtemps sonné. Que faisaient là ces ouvriers, dont la foule s’accroissait de minute en minute ?
 
Florence Travis parut s’en douter.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/193]]==
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Elle mit Trilby au pas et longea doucement la muraille qui formait avec la porté un angle très large, dans lequel elle se dissimula.
 
Elle voyait et entendait tout.
 
La discussion entre les ouvriers était bruyante et, chacun voulant donner son avis, ils parlaient tous à la fois.
 
Il semblait même que l’entente dût s’établir difficilement, quand soudain déboucha sur la route un grand diable à longue moustache, coiffé d’un chapeau de feutre mou, et dont l’arrivée provoqua un enthousiasme général.
 
— Watson ! Voilà Watson !
 
— Un discours !
 
— Oui, tout de suite. On va t’expliquer…
 
Watson fit un geste circulaire :
 
— De la place ! Écartez-vous ! Je suis au courant. Ce serait dommage que je ne sois pas au courant depuis six mois que ça dure.
 
Et, grimpant sur une des deux bornes charretières qui encadraient la porte, il commença d’une voix puissante au milieu d’un silence parfait, soudain établi.
 
— C’est très simple. Depuis longtemps, nous réclamons à Silas Farwell, notre directeur, le montant d’un versement que nous n’avons jamais touché et dont il se prétend dégagé, sous prétexte que cet argent a été détourné par l’avocat Gordon. Moi, je n’ai jamais cru un mot de cette histoire-là. Gordon était l’avocat du père Farwell sur ses vieux jours. C’est lui qui a poussé ce dernier à créer, par testament, en faveur de ses ouvriers, un système de participation aux bénéfices. C’est lui qui a réglé les dispositions du contrat. Il a été notre conseil, toujours fidèle et dévoué. On ne me persuadera jamais que Gordon, l’ami des ouvriers, ait cherché ensuite à les dépouiller. Gordon doit être la victime d’une canaille que vous connaissez comme moi. Qu’en pensez-vous, camarades ?
 
— Parfaitement. Il a raison ! Gordon est innocent ! À bas Farwell !
 
Les interpellations s’entre-croisaient. Watson continua :
 
- Silas Farwell, au contraire, n’a jamais accepté de bon cœur la généreuse décision que son père avait prise. Et, d’ailleurs, c’est un individu que la cupidité entraîne, dans les plus louches histoires. Il mène notre entreprise à la ruine en jouant à la Bourse. Il a besoin d’une leçon. Nous nous chargerons de la lui donner.
 
— Bravo ! Bravo !
 
— Il n’est pas nécessaire de réitérer nos demandes. Il ne nous paiera pas plus cette fois que les autres. C’est un individu sur lequel les paroles justes ne produisent aucune influence. Il n’y a que la peur qui puisse l’amener à nous donner notre dû. Cet argent qu’il a volé à nous, à nos femmes et à nos enfants, nous l’avions gagné à la sueur de notre front. Nous voulons cet argent ! Ai-je raison, camarades ?
 
— Oui ! oui ! Nous en avons assez d’attendre !… Allons le trouver. Il paiera ou sinon…
 
— Oui, allons le trouver, dit Watson en descendant de sa borne et en faisant un geste menaçant.
 
Le tumulte redoubla, mais tout à coup on entendit retentir les sabots d’un cheval et une voix de femme retentit, dominant le vacarme.
 
— Attention, criait-elle.
 
Tous s’écartèrent. Au milieu d’eux, une jeune écuyère, montée sur un cheval en plein galop, traversa la route comme un éclair. Elle jeta, aux pieds de t l’orateur improvisé, une large enveloppe jaune et disparut sous un nuage de poussière.
 
Les ouvriers restèrent ahuris.
 
Watson, se baissant, ramassa l’enveloppe.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/194]]==
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Watson lut à haute voix la suscription de renveloppe qu’il venait de ramasser.
 
{{c|Pour les ouvriers de la Coopérative Farwell|sc}}
 
- Il faut l’ouvrir, crièrent certains.
 
- C’est peut-être un piège, déclarèrent d’autres.
 
- Ça ne coûte rien de regarder, dit Watson.
 
Et il fit sauter les cachets de l’enveloppe.
 
Un flot de billets de banque s’en échappa que l’ouvrier retint à grand’peine. À ces billets était jointe une lettre dont il donna lecture d’une voix que l’émotion faisait trembler.
 
{{c|''Aux ouvriers de la coopérative Farwell :''}}
 
''Voici les bénéfices qui vous reviennent et que vous réclamez avec raison. Répartissez-les entre vous. Ils sont votre propriété. {{M.|Silas Farwell en est quitte avec vous.''
 
{{d|La Dame au Cercle Rouge.|4|sc}}
 
 
 
Une immense clameur montant vers le ciel succéda à une explicable stupéfaction.
 
Ces braves gens étaient heureux de cette mystérieuse intervention, qui leur restituait le fruit de leur labeur.
 
Watson était remonté sur sa borne.
 
— Mes chers amis, nous ferons cet après-midi le partage de cette somme qui nous parvient si miraculeusement. En attendant, je vous demande d’acclamer l’inconnue à qui nous devons cette restitution.
 
Un tonnerre de hourras lui répondit.
 
Cette rumeur énorme qui montait de la route parvint aux oreilles de Silas Farwell, qui. dans les bureaux de l’usine, attendait, non sans inquiétude, la rentrée de son personnel.
 
Connaissant les intentions peu bienveillantes des ouvriers à son égard, il n’avait pas osé se montrer pendant la discussion, qu’il avait suivie, anxieusement posté derrière les carreaux d’une fenêtre.
 
Les derniers cris arrivés jusqu’à lui lui semblèrent empreints d’enthousiasme. Les visages s’étaient détendus et, de loin, lui paraissaient joyeux. Ce changement brusque l’intrigua. Il voulut se rendre compte de ce qui se passait et sortit sans hésitation.
 
Ayant descendu les degrés du perron, il se dirigea vers le groupe des ouvriers.
 
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Qu’attendez-vous pour entrer ?
 
Sans mot dire, Watson prit dans sa poche la précieuse enveloppe, et retira soigneusement les billets et tendit la lettre à Silas Farwell.
 
Il faut renoncer à peindre la fureur de l’industriel. Non seulement il avait été volé, mais, par-dessus le marché, il était joué. Cet argent qui, la veille, lui avait été dérobé, était, par une voie inconnue, retourné à ceux qui y avaient droit.
 
Le voleur — ou plutôt la voleuse, car son opinion n’avait pas varié au sujet de Florence — connaissait donc bien d’un bout à l’autre l’histoire de Gordon et de la
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/195]]==
coopérative. Ah ! le coup était réussi. On lui avait repris le papier extorqué à l’avocat, on lui avait dérobé son argent dans son coffre et, enfin, on lui infligeait cette humiliation de l’obliger à rendre, sans le vouloir, à leurs légitimes propriétaires, les sommes que seul il avait détournées.
 
Il recevait un double choc : l’un frappait sa cupidité, l’autre son amour-propre.
 
— Qui vous a remis cette lettre ? demanda-t-il à Watson d’une voix étranglée par la rage.
 
Celui-ci, très poliment, répondit :
 
— C’est une jeune femme qui est passée à cheval. Elle nous a jeté cette lettre sans s’arrêter… Nous pensions, Monsieur le directeur, ajouta-t-il, sans qu’on pût voir s’il raillait ou non, que c’était vous qui l’aviez chargée de cette mission de justice.
 
Silas se mordit les lèvres.
 
— Vous dites une jeune écuyère ?
 
— Jeune et jolie. Elle a disparu au galop, mais nous espérons qu’elle a entendu nos acclamations de reconnaissance, répondit Watson, appuyé par les murmures approbateurs de ses camarades.
 
Farwell s’agitait, en proie à une fureur qu’il ne pouvait dissimuler entièrement ni laisser éclater.
 
S’étant brusquement détourné, il s’éloigna de quelques pas dans la direction de la ville. Tout à coup, il aperçut à peu de distance un agent de la police montée qui avait mis pied à terre et causait familièrement avec un contremaître d’usine.
 
Farwell le rejoignit, se fit connaître et en quelques mots le mit au courant de ce qui s’était passé.
 
Le policeman, qui considérait Silas Farwell comme un personnage très important, n’hésita pas. Il enfourcha son cheval et partit au galop suivant les empreintes du cheval de Florence, qui étaient nettement marquées sur le sable.
 
Lorsque Florence, après une course rapide, jugea qu’elle s’était suffisamment éloignée de l’usine Farwell, elle remit Trilby au petit trot et s’en alla tout doucement, heureuse d’avoir réussi et d’avoir procuré un peu de joie et de bien-être inattendu aux braves ouvriers de la coopérative.
 
C’était l’excuse et l’explication de ses actes de la veille. L’avenir lui apparaissait maintenant sous de moins sombres couleurs.
 
Si Max Lamar venait un jour à tout connaître, et Florence avait le pressentiment que cela ne pouvait tarder bien longtemps, qu’aurait-il, en somme, à lui reprocher ? Des irrégularités dans le choix de ses moyens, des illégalités même ? Mais tout cela n’était-il pas justifié par l’intention qui l’avait fait agir et par les résultats obtenus ? Rien que depuis la veille, elle avait sauvé l’honneur d’un homme victime de la plus infâme machination et restitué à des travailleurs, dignes de tout intérêt, l’argent qu’on leur avait dérobé.
 
Pourtant le visage de la jeune fille se crispa en une expression de souffrance et d’amertume. Elle songeait à l’affreux secret de sa naissance, elle songeait à l’héritage de honte et d’horreur qui opprimait sa vie, qui la marquait si affreusement de ce signe abominable.
 
En serait-elle jamais délivrée ? Aurait-elle jamais le droit de partager l’existence de l’homme qu’elle aimait, alors même que celui-ci le lui proposerait ?
 
Elle n’osait plus croire à un bonheur possible, tant que le stigmate maudit mettrait sur sa main l’horrible preuve de la fatalité qui la dominait.
 
Cependant, une émotion vive s’emparait d’elle, une joie confuse et irraisonnée
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/196]]==
<section begin="s1"/>éveillait un espoir en son cœur. Un pressentiment étrange l’avertissait qu’elle allait atteindre à l’heure la plus grave de sa vie, et elle espérait. Elle sentait toutes les forces de son être tendues vers la guérison, vers la délivrance.
 
Le pas d’un cheval, derrière elle, la tira brusquement de sa rêverie.
 
Elle se retourna et aperçut un policeman à cheval qui accourait au galop.
 
Florence, instinctivement, éperonna Trilby, qui bondit en avant.
 
Une poursuite folle commença.
 
Mais le policier, avait l’avance de la vitesse acquise et sa monture était exceptionnellement rapide.
 
Florence comprit qu’elle allait être rejointe.
 
Alors, arrêtant brusquement son cheval, qui se cabra, elle le rejeta sur le côté et, comme le policeman, emporté par son élan, passait devant elle, elle lui cingla la main d’un vigoureux coup de cravache.
 
L’homme, avec un cri de douleur, lâcha les rênes. Sa monture, surprise, tomba sur les genoux, et le cavalier, désarçonné, passant par-dessus la tète de la bête, alla rouler sur un tas de sable qui amortit sa chute et où il resta étourdi, mais sans blessure.
 
Pendant que des gens s’amassaient sur le lieu de l’accident, Florence repartit à fond de train et disparut bientôt au lointain de la route.
 
 
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{{t4|{{sc|Le corps à corps}}|XXXI}}
 
 
 
Max Lamar, n’ayant pu rencontrer Florence à Blanc-Castel. était rentré chez lui, absorbé par des préoccupations cruelles. Il ne renonçait pas à interroger la jeune fille. Et le lendemain tous ses soupçons s’étaient multipliés, précisés, se transformant inexorablement en certitude, au moins en ce qui concernait le vol commis chez Silas Farwell dont personne autre que Florence ne pouvait être accusé.
 
Pourquoi avait-elle dérobé le reçu de Gordon et l’argent du coffre-fort ? Elle devait avoir pour cela des raisons pressantes et mystérieuses. Car il n’était pas possible qu’elle eût agi par intérêt, étant donnés la fortune et le caractère de la jeune fille. Non, il fallait qu’il y eût un lien entre le vol de l’argent et celui du reçu. Une clarté se faisait peu à peu dans l’esprit de Max. La gratitude de Florence envers Gordon, qui lui avait sauvé la vie, à lui, n’avait-elle pas entraîné la jeune fille, dont il connaissait la nature ardente et enthousiaste, jusqu’aux plus aventureuses entreprises ?
 
Max Lamar entrevoyait ainsi peu à peu la vérité et alors s’imposait à lui, plus grave que jamais, le problème du Cercla Rouge.
 
De déduction en déduction, le médecin légiste en arrivait à voir fatalement la main de Florence dans tous les événements qui s étaient déroulés depuis quelques jours.
 
— À tout prix, se dit-il, il faut que je connaisse la vérité. Et c’est aujourd’hui, je le pressens, que je saurai.
 
Tout en se livrant à ses réflexions, il se dirigeait à petits pas vers Blanc-Castel. Il franchit la grille du jardin. La première personne qu’il rencontra fut Yama. Le domestique japonais lui sembla complètement bouleversé.
 
— Qu’y a-t-il, mon brave Yama ? demanda-t-il avec intérêt, car tout, à Blanc-Castel, lui paraissait singulier et significatif.
 
— Rien, monsieur Lamar, fit l’autre en grimaçant.
 
— Cependant. cette figure terrifiée… Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?<section end="s2"/>
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<nowiki />
 
- Mais il ne m’est rien arrivé, je vous le jure, monsieur la docteur, balbutia Yama.
 
Si le pauvre Yama n’avait pas été dominé par une folie épouvante, il aurait pu dire au docteur que Sam Smiling, auquel il était allé, sur l’ordre de Mary, porter de nouvelles provisions, venait par méchanceté pure, pour le seul plaisir de terroriser un être inoffensif, de le menacer d’un couteau en proférant les plus affreuses menaces.
 
Max Lamar regarda le Japonais d’un air de doute.
 
— Si tu dis la vérité, tu es un cas pathologique assez curieux, lui dit-il. Tu présentes les signes de l’émotion la plus violente sans la ressentir.
 
Tout en parlant, le docteur avait levé la tête vers la maison, et son regard s’arrêta sur une des petites fenêtres des mansardes.
 
Il tressaillit, saisi de stupeur. À travers la fenêtre il avait aperçu le profil d’un homme en train de boire du vin à même une bouteille, de l’air le plus tranquille du monde.
 
— Ah çà !… mais… on dirait Sam Smiling ! s’écria le médecin légiste, doutant du témoignage de ses sens, tellement sa découverte lui semblait invraisemblable.
 
À ce moment, Florence rentrait à Blanc-Castel. Descendant do son cheval qu’elle confiait au groom, qui l’avait vu venir, elle entra dans le jardin.
 
De loin, elle aperçut Max Lamar, qui parlait à Yama.
 
Elle eut une seconde d’hésitation, puis s’avança résolument.
 
— Bonjour, docteur, dit-elle d’un air enjoué en tendant la main à Max Lamar. Qu’avez-vous donc ? Vous avez l’air tout ému.
 
Lamar, serrant distraitement la main de Florence, lui dit sans quitter du regard le faite de la maison.
 
— Mon émotion se comprend, mademoiselle. Savez-vous ce que je viens de voir ? Sam Smiling à la fenêtre de votre grenier.
 
Florence éclata de rire.
 
— Sam Smiling ici ! Ah ! docteur, cela c’est de la fantaisie ! Sam Smiling ! Mais comment voulez-vous que, ce misérable soit à Blanc-Castel ?
 
— Je l’ignore, dit Max, et vous aussi, peut-être. Mais je n’ai pas d’hallucination. Je l’ai vu comme je vous vois.
 
Florence eut un sourire ambigu.
 
— Eh ! mon Dieu, docteur, vous ne me voyez peut-être pas telle que je suis en réalité.
 
Lamar lui jeta un regard de doute.
 
- Peut-être, murmura-t-il, mais si je ne vous connais pas tout à fait, je sais, du moins, vous reconnaître… Enfin, reprit-il, ce qui est certain, c’est que Sam Smiling est là-haut…
 
Florence insista.
 
— Mais voyons, docteur, c’est impossible.
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<nowiki />
 
- Eh bien, soit ! admettons que je puisse me tromper ; mais cela ne va pas m’empêcher de visiter toute, la maison. C’est mon premier devoir. Il s’agit de votre propre sauvegarde.
 
Florence comprit que Max Lamar n’en démordrait pas.
 
Elle le suivit donc dans l’antichambre, où il déposa son chapeau. À ce moment, {{Mme|Travis}} entrait dans la pièce. Max Lamar, l’ayant salué, lui dit, sans y mettre le moindre ménagement :
 
— Madame, un bandit s’est introduit dans votre maison et s’y cache. Le souci de votre sécurité m’oblige à fouiller partout pour le découvrir. Vous voudrez bien m’excuser si je me hâte d’accomplir ce devoir, mais je dois vous préserver du terrible péril qu’est pour tout le monde ici la présence de ce misérable.
 
La bonne {{Mme|Travis}}, à cette nouvelle, se montra atterrée. Elle sentit ses jambes se dérober sous elle.
 
— Un bandit !… à Blanc-Castel !… balbutia-t-elle… C’est horrible !…
 
On dut l’aider à s’asseoir sur un fauteuil et lui faire respirer des sels.
 
— Emmenez {{Mme|Travis}}, dit le docteur à Mary, qui venait d’entrer. Rassurez-la le plus possible. D’ailleurs, je serai prudent…
 
Il se dirigea, suivi de Florence, vers l’escalier conduisant à l’étage supérieur, qu’ils visitèrent entièrement sans oublier la chambre et le boudoir de la jeune fille où Max regarda minutieusement derrière toutes les tentures.
 
Vingt fois Florence, au cours de cette perquisition, fut sur le point de tout avouer à Max Lamar. C’était là une occasion propice qui imposait la confiance. La jeune fille se sentait perdue, et pourtant elle résistait à son désir de tout dire. Quand elle était loin du docteur elle prenait des résolutions énergiques. Dès qu’elle était devant lui, elle demeurait sans force, pleine de doute, de timidité et d’appréhension.
 
Cette appréhension était accrue ce jour-là par l’attitude de Lamar.
 
Celui-ci, dans le feu de l’action, n’avait plus cet air d’admiration et de tendresse contenue auquel Florence était habituée.
 
Il ne pensait qu’à son devoir et ses yeux ne se reposaient pas sur elle, caressants et protecteurs comme d’ordinaire.
 
Aujourd’hui il la glaçait.
 
Il poursuivait son enquête.
 
- Rien… je m’y attendais puisque c’est à une des fenêtres des combles que j’ai vu le bandit. Mais j’ai voulu visiter tout en conscience. De cette façon nous sommes sûrs qu’il n’est pas descendu.
 
Ils revinrent à la galerie et s’engagèrent dans l’escalier dérobé qui accédait aux combles.
 
Dans sa retraite, Sam Smiling ne se doutait de rien.
 
Tout en riant intérieurement de la frayeur qu’il avait faite au pauvre Yama, il continuait à manger et à boire en toute tranquillité.
 
Soudain, il lui sembla entendre du bruit dans le couloir.
 
Il dressa l’oreille et posa sa bouteille. Le bruit s’étant accentué, il se précipita vers la porte qu’il entrebâilla légèrement.
 
Une voix arriva jusque lui.
 
— Il ne me reste plus maintenant qu’à fouiller les mansardes.
 
Sam, en entendant cette voix, fit un pas en arrière et devint blême.
 
— Cette voix ?… Ce n’est pas possible… Lui… ? Mais non… Si je ne l’avais pas précipité du haut de la falaise, je jure-
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rais que c’est Max Lamar… En tout cas, on perquisitionne.
 
Il entr’ouvrit à peine la porte, espérant se glisser au dehors sans être vu. Mais il la referma brusquement en retenant une exclamation de stupeur et de rage.
 
Il venait d’apercevoir le seul homme qu’il eût jamais redouté, celui qu’il croyait avoir fait périr : Max Lamar.
 
— Lui… c’est lui ! Vivant ! Je ne l’ai pas tué !
 
Il courut vers la lucarne, pensant peut-être pouvoir descendre le long du mur dans le jardin.
 
Son espoir fut déçu. La muraille était absolument lisse. Pas un chéneau. pas une corniche, rien qui pût permettre de s’accrocher et de risquer la descente.
 
Et, juste au-dessous de lui, la grande marquise vitrée de la porte d’entrée mettait un danger de plus.
 
Il revint vers la porte de la mansarde. Il retint son souffle et écouta.
 
Max Lamar voulait entrer dans la petite pièce, mais Florence, qui se sentait perdue et cherchait à retarder l’instant fatal, lui fit remarquer qu’ils avaient négligé de fermer en bas la porte donnant dans la galerie. Ils redescendirent. Comme ils arrivaient à cette porte, un pas retentit dans la galerie. Max Lamar y passa, suivi de Florence. C’était Mary qui arrivait. La gouvernante, ayant laissé {{Mme|Travis}} au salon, se hâtait pour secourir Florence, qu’elle sentait en danger.
 
Pendant que le docteur redescendait, Sam Smiling entr’ouvrit de nouveau le battant, se glissa au dehors comme un chat, descendit l’escalier, et poussa la porte donnant dans la galerie. Il vit Lamar qui lui tournait le dos. Le bandit, faisant impérieusement signe à Florence, qui le regardait, les yeux agrandis par l’horreur, de ne pas bouger et de garder le silence, se glissa vers le médecin légiste en brandissant son couteau. Une seconde de plus, c’en était fait de Max Lamar.
 
Mais Florence, prompte comme l’éclair, s’élança et poussa de côté le docteur à l’instant même où la terrible lame allait le frapper.
 
Max Lamar, d’un bond, avait fait face à son antagoniste.
 
Les deux hommes se trouvaient de nouveau en présence, et, sans un mot, ils se ruèrent l’un sur l’autre et s’empoignèrent.
 
Un corps à corps terrible se produisit alors.
 
Malgré son âge, Sam Smiling était doué d’une vigueur athlétique. Bien que ses fatigues et ses privations l’eussent légèrement affaibli, il se défendait avec succès contre Max Lamar. Celui-ci, rompu à tous les sports, avait appris la lutte scientifiquement et connaissait les secrets du jiu-jitsu, mais il les employait en vain.
 
Rien n’avait prise sur Sam Smiling, qui, arc-bouté sur ses jambes robustes, semblait rivé au sol. Sa poitrine puissante ahanait comme un soufflet de forge et, dans des efforts herculéens, plusieurs fois il souleva de terre Max Lamar, plus léger que lui, et faillit le terrasser. Mais son adversaire, souple, robuste et adroit, sut à chaque reprise échapper à cette étreinte, qui semblait devoir lui briser les reins.
 
Du salon, où elle se tenait, {{Mme|Travis}} entendit le tumulte de la lutte et, dominant son effroi, elle quitta sa retraite et monta, en tremblant, l’escalier. Elle craignait qu’il ne fût arrivé quelque chose à sa fille, et son amour maternel l’emportait sur sa terreur.
 
Elle suivit le couloir et arriva dans la galerie au moment le plus tragique du combat.
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Dans un coin de la galerie, Florence et Mary s’étaient réfugiées et, de leurs yeux dilatés, suivaient avec épouvante les péripéties de la lutte mortelle engagée entre Max Lamar et Sam Smiling.
 
{{Mme|Travis}}, malgré sa terreur, conserva un peu de sang-froid et se précipita au téléphone pour avertir la police.
 
— Allo ! Allo ! C’est {{Mme|Travis}} qui téléphone. Dépêchez-vous de venir arrêter Sam Smiling, qui se trouve à Blanc-Castel… Le docteur Lamar est aux prises avec lui… Ne perdez pas un instant.
 
Dans la galerie, les deux hommes s’affrontaient toujours, mais chacun avait lâché prise et, ramassé sur lui-même, regardait l’autre avec une attention aiguë, prêt à bondir pour un nouveau corps-à-corps.
 
Sam Smiling avait repris, son couteau, qu’il avait laissé tomber au commencement de la lutte.
 
De son côté, Max Lamar, rapidement, sortît son revolver qu’il braqua soudain sur le bandit.
 
Mais ce dernier, avec une agilité foudroyante, fit un saut de côté et, se jetant tête baissée sur son adversaire, lui fît tomber l’arme des mains et le saisit de nouveau à la ceinture.
 
Max Lamar, du pied, cherchait à repousser le revolver tombé sur le parquet et dont Sam, lui, tentait de s’emparer.
 
La situation était grave pour le docteur.
 
En effet, en un effort suprême, Sam Smiling le souleva à deux pieds du sol et brutalement le plaqua sur le plancher.
 
Puis, saisissant le revolver qui se trouvait à portée de sa main, il le braqua sur son adversaire, qui, péniblement, se redressait sur un genou.
 
À ce moment Florence, restée jusque-là immobile, pâle et comme pétrifiée par l’horreur, s’élança impétueusement en avant et, d’un violent coup de cravache appliqué sur la main du bandit, elle détourna la mort qui menaçait Lamar. La balle du revolver dévia et blessa seulement à la main le médecin légiste. Celui-ci, en un sursaut de farouche énergie, se dressa et, saisissant sur une console une énorme potiche, il la lança de toutes ses forces à la tête de Sam Smiling.
 
Atteint en plein front par le projectile, le bandit s’écroula.
 
Max Lamar n’eut pas de peine à lui passer le cabriolet, dont il était muni.
 
Mais ce geste fait, il chancela à son tour, épuisé, défaillant, et n’eut que le temps de s’appuyer au mur pour ne pas tomber.
 
Florence et {{Mme|Travis}} s’empressèrent autour de lui, tandis que Mary descendait à la hâte chercher une carafe d’eau, des médicaments et quelques compresses.
 
Max Lamar était blanc comme un linge et près de s’évanouir. Il se raidissait cependant faisant appel à toute son énergie.
 
Florence lui ayant adressé la parole, il la regarda d’un air sombre.
 
— Vous voyez que j’avais raison,, lui dit- il d’une voix haletante et sourde.
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Mary remontait. Avec mille précautions, elle fit à Max Lamar un pansement provisoire après avoir soigneusement lavé sa blessure. Celle-ci ne paraissait pas grave. La balle avait pénétré entre le pouce et l’index et n’avait touché aucun muscle essentiel.
 
Florence, bouleversée, retenait ses larmes avec peine. Elle avait craint que Max n’eût été tué, et cette simple pensée l’affolait de douleur et de remords, car n’eût-ce pas été un peu de sa faute ?… N’aurait-elle pas dû, au risque de se perdre, mettre Lamar au courant de la présence du bandit ? Et, en réfléchissant, une stupeur saisit la jeune fille. Comment n’avait-elle pas plus tôt essayé de porter secours à Max Lamar ? Comment n’avait-elle pas trouvé le courage de l’assister dans sa lutte contre le bandit ? Pourquoi était-elle restée ainsi inactive, léthargique, terrifiée, alors que celui qu’elle aimait jouait sa vie pour la défendre ? Où était cette intrépidité qui dans des situations infiniment moins graves s’était manifestée en elle ?…
 
Mais un incident coupa court aux réflexions intimes de la jeune fille. Les policemen, que {{Mme|Travis}} avait demandés par téléphone, arrivaient.
 
Max Lamar leur montra Sam Smiling toujours étendu évanoui sur le plancher.
 
— Voilà l’homme que l’on recherche depuis quelques jours, leur dit-il. Emportez-le à l’hôpital, mais, bien que je le croie sérieusement blessé, surveillez-le sans relâche. Le coquin a la vie dure et il est capable de toutes les ruses…
 
Et Lamar ajouta :
 
— Vous direz à {{M.|Randolph Allen}} qu’il n’ait à mon égard aucune crainte. Ma blessure est insignifiante.
 
Les deux policemen chargèrent Sam Smiling sur un brancard et l’emportèrent.
 
Alors se tournant vers Florence, Max Lamar lui dit d’une voix grave :
 
— Mademoiselle Travis, il faut maintenant que je vous pose quelques questions. Et pour cela je désire que nous soyons seuls.
 
Florence répondit, avec un sourire un peu forcé :
 
— Comme vous voudrez, docteur. Préférez-vous descendre au petit salon ? Le pourrez-vous ?
 
Sa voix tremblait un peu, malgré ses efforts. Elle comprenait que, dans quelques minutes, tout allait se dénouer implacablement. C’était le moment de la révélation redoutable qui la faisait défaillir de honte, malgré tous les raisonnements par quoi elle avait essayé pour elle-même d’en pallier l’horreur.
 
Elle appela {{Mme|Travis}} et Mary, et toutes les trois aidèrent Max Lamar à descendre.
 
En passant devant sa chambre, Florence y pénétra, après avoir dit au blessé :
 
— Je vous rejoins dans cinq minutes, docteur. Le temps de changer de toilette.
 
Une fois seule, elle ne put retenir les larmes qui l’étouffaient ; mais bientôt elle se domina, elle ne voulait pas, au moins, paraître lâche.
 
Rapidement, la jeune fille revêtit une robe gris clair, dont le corsage en soie souple, largement échancré, était garni de dentelles à l’encolure et formait casaque par-dessus la jupe. Celle-ci, très ample, retombait en tunique au-dessus d’une autre jupe de même étoffe que le corsage.
 
Suprême coquetterie ! Elle voulait être belle au moment où tout son rêve allait s’écrouler. Elle voulait être belle encore une fois pour celui qu’elle aimait, même s’il devait à jamais se détourner d’elle !
 
Elle descendit, et, dans le petit salon, elle trouva Max Lamar assis dans une bergère et entouré de Mary et de {{Mme|Travis}}, qui lui donnaient leurs soins.
 
En apercevant Florence, il releva péni-
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/202]]==
<section begin="s1"/>blement la tête. Une grande impression de tristesse était peinte sur son visage.
 
D’une voix assourdie, il s’adressa à {{Mme|Travis}} :
 
— Madame, voulez-vous être assez bonne pour me laisser seul quelques instants avec {{Mlle|Florence}} ? Il faut que je lui parle en particulier.
 
{{Mme|Travis}} et Mary se retirèrent, sans mot dire, oppressées par une cruelle inquiétude.
 
 
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{{t4|{{sc|La révélation}}|XXXII}}
 
 
 
Devant Max Lamar, Florence se tenait debout, immobile et muette, dans une attitude qui exprimait des sentiments bien étranges chez elle, mais qu’elle ne pouvait déguiser : la crainte et la résignation.
 
Elle savait bien que le moment était irrémédiablement venu où celui qu’elle aimait devait apprendre l’horrible vérité, et dans une folle angoisse, dans une honte affreuse, toute sa pensée s’en allait désemparée.
 
Pourtant, quand ses yeux furtivement se fixaient sur Max Lamar, il lui semblait que c’était auprès de lui qu’elle trouverait le secours et le salut auxquels elle aspirait et que lui, au moins, saurait la comprendre, avoir pitié d’elle et peut-être la sauver.
 
Max Lamar, secouant avec effort son abattement, se redressa légèrement dans son fauteuil et regarda Florence avec des yeux dont il essayait de bannir toute autre expression que la froideur et la politesse. Il lui dit, d’une voix lente et ferme :
 
— Mademoiselle, il m’est pénible de vous poser cette question, mais il le faut : Savez-vous qui est la jeune fille qui porte le stigmate du Cercle Rouge ?
 
Il avait appuyé sur les mots : « jeune fille », pour bien lui faire comprendre qu’il s’agissait d’elle et qu’il savait. Au reste, comment aurait-il pu douter ?
 
Florence ne répondit pas. Elle se sentait défaillir dans une affolante détresse. Elle eût voulu parler, s’affranchir, en criant son secret, de la contrainte qui la torturait, et elle ne trouvait pas ses mots, sa voix s’étranglait dans sa gorge, mais son silence même était un aveu.
 
Le mystère qui pesait sur ces deux êtres et les enveloppait depuis si longtemps paraissait alors se déchirer, et la vérité, cruelle, mais moins affreuse que le doute et le mensonge, s’échangea silencieusement entre eux. Seulement, dans un geste qu’il ne put retenir et où la pitié l’emportait, Max Lamar saisit la main de la jeune fille. Et voici que l’aveu, cet aveu que les lèvres de Florence retenaient malgré elle, éclata, silencieux, mais implacable, sur cette main charmante que tenait le docteur Lamar.
 
Sur la peau blanche, encore plus blanche depuis que tout le sang de la jeune fille affluait à son cœur, qui battait à grands coups, un anneau circulaire irrégulier, d’abord à peine rose, puis plus vif, plus éclatant, parut : le Cercle Rouge…
 
Max Lamar savait déjà le fatal secret, mais quand la révélation s’en fit ainsi sous ses yeux mêmes, il ne put retenir un mouvement d’horreur, un cri douloureux.
 
- Oh ! Flossie ! Flossie !
 
La jeune fille, à cette voix, réveillée de sa torpeur, jeta à son tour les yeux sur sa main, que le docteur, avait laissé retomber. Elle tressaillit et pâlit. Et, soudain, tout son désespoir éclata en un cri de souffrance, de révolte et d’horreur.
 
— Eh bien, oui, oui, c’est moi ; mais suis-je vraiment coupable ? Suis-je responsable de l’affreuse fatalité qui m’entraîne, et n’en suis-je pas la première victime ?
 
Sa voix sombra dans un sanglot éperdu.<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/203]]==
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Un combat terrible se livra alors dans l’âme de Max Lamar. Partirait-il brusquement, laissant à sa douleur, à ses angoisses, à ses remords, celle qui depuis trois mois emplissait toute sa pensée ? Aurait-il ce courage, sans un mot d’explication, sans un geste de consolation, de la quitter ?… Le pourrait-il ?
 
Florence, toujours sanglotante, avait enfoui la tête dans ses mains, et des spasmes convulsifs secouaient ses épaules.
 
Max Lamar, sans la regarder, se leva et fit quelques pas vers la porte, mais il s’arrêta. Son cœur bondissait vers elle d’amour et de pitié. Il oubliait la colère qu’il avait éprouvée en apprenant que depuis des semaines il était joué. Il voyait pleurer celle qu’il aimait… Celle pour qui maintenant il cherchait des excusa, dans la fatalité d’une tare morbide qu’il devinait, n’était-elle pas une malade ? et son devoir à lui médecin n’était-il pas de la soigner ?
 
Il devait lui arracher son secret tout entier. Il y était doublement intéressé. Parce qu’il l’aimait, d’abord, et ensuite parce que, malgré tout, sa curiosité d’homme de science persistait en lui, doublant celle moins noble, mais dont il ne pouvait se défendre, de l’enquêteur en face d’une énigme à demi résolue.
 
Florence, d’un geste mécanique, avait enfin essuyé ses yeux et encore haletante, debout, la main appuyée au dossier du siège, elle dirigeait vers Max Lamar un regard désespéré et qui implorait pitié.
 
Max, revenu sur ses pas, s’avança vers elle. Il la regarda un instant sans parler et, enfin, d’une voix sourde, tremblante d’angoisse :
 
— Vous, Florence, vous… la femme au Cercle Rouge… Vous… la jeune fille que j’aimais… oui, que j’aimais de toutes les forces de mon âme… Vous… Oh ! Florence, pourquoi vous êtes-vous jouée de moi ?
 
Florence Travis, devant ces reproches, où éclataient tant d’amour et une douleur si poignante, tendit vers Max des mains qu’elle tordait.
 
— Pardonnez-moi… pardonnez-moi… Je suis si profondément malheureuse. L’avenir m’apparaît comme un gouffre. Dites-moi seulement que vous me pardonnez !
 
Mais Max Lamar, d’un geste brusque, la repoussa.
 
— Pourquoi m’avez-vous trompé ?… Pourquoi vous êtes-vous jouée de moi?… Je suis votre victime, comme les autres, et vous vous moquez de moi comme vous vous moquez des autres… Le crime est en vous, comme cette marque héréditaire qui vous a été léguée par je ne sais quel mystère… Ah ! je comprends, je comprends, cria-t-il tout à coup. Vous cachiez Sam Smiling, qui savait votre secret, et Sam Smiling avait connu Jim Barden, Jim-Cercle Rouge, et vous êtes la fille…
 
— Oh ! vous êtes cruel, inutilement cruel ! interrompit Florence avec une plainte de désespoir… Si vous savez, si vous devinez l’affreux secret, épargnez-moi de
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/204]]==
vous l’entendre dire… Mais si vous savez, votre conscience ne vous dit-elle donc pas que je ne suis pas responsable de cette impulsivité qu’un atavisme effroyable a mise en moi ?… Est-ce ma faute, si le Cercle Rouge, cette tare implacable, remonte sur ma main à des heures maudites et lance toutes les forces de mon être vers des buts de folie ? Et croyez-vous que je n’aie jamais cherché à résister ? Ah ! si vous connaissiez les combats qui se livraient en moi chaque fois que je me sentais sous la puissance de l’impulsion héréditaire…
 
Florence s’animait de plus en plus, et Max Lamar, silencieux, maintenant écoutait.
 
— Et qui sait même, poursuivit-elle, si ce n’est pas grâce à ces luttes intérieures que je suis arrivée à diriger vers le bien cette influence qui, chez d’autres, avait été si redoutable, si criminelle. Car, maintenant que vous connaissez mon secret, je puis bien vous le dire, si vous ne vous en êtes déjà rendu compte, tout ce qu’a fait cette main maudite, marquée du Cercle Rouge, a été inspiré par le désir de venir en aide aux malheureux et de châtier les crimes que la loi n’atteint pas… Les moyens que j’employais étaient condamnables ; c’était la revanche de l’esprit maudit qui était en moi… Mais, aurais-je réussi avec d’autres moyens ? Rappelez-vous Bauman, enrichi de la misère de tout un quartier, et à qui j’ai arraché quelques victimes. Rappelez-vous Ted Drew, prêt a vendre à l’étranger le secret peut-être des victoires futures. Rappelez-vous, enfin, ce misérable Silas Farwell, plus lâche, plus cupide, plus fourbe encore que les autres, et sa victime à qui je me suis intéressée, parce que Gordon vous avait sauvé la vie, à vous… à vous…
 
Sa voix se brisa dans les larmes, mais elle fit un effort, un suprême effort, dompta son émotion, et reprit avec plus d’assurance :
 
— Écoutez-moi encore. J’ai commencé maintenant et je dois aller jusqu’au bout. Il me faut tout vous dire…
 
Elle parut se recueillir et reprit d’une voix affermie :
 
— Une pensée me soutenait dans ces entreprises hasardeuses… et me rendait plus forte. Cette pensée, c’était la vôtre… Vous m’entendez bien, Max ? la vôtre ! Vous m’avez dit tout à l’heure que vous m’aimiez. Or, moi aussi je vous aime, je vous aime de toute mon âme, avec le meilleur de moi-même. Dans ma pensée, vous êtes présent, toujours présent, et chaque fois que j’agis, je me dis : « Comment, s’il savait, me jugerait-il ? Eh bien, je vous le jure, c’est votre pensée constante dans ma pensée qui bien souvent m’a permis de faire certains actes de justice que la Justice n’eût pas pu entreprendre. Vous-même vous eussiez été empêché de les accomplir par ce soin constant de la légalité qui vous domine… qui vous domine justement, et qu’on ne doit jamais transgresser… mes souffrances, ma vie maintenant brisée, me l’ont appris cruellement… Mais n’est-ce pas, par exemple, parce que vous ne pouviez sauver Gordon que j’ai entrepris, moi, de le sauver ?
 
Max Lamar, sombre et absorbé, écoutait, mais il ne répondait pas.
 
— Et je suis bien sûre, continua Florence, qu’à certaines heures, alors que vos soupçons à mon endroit se développaient, se précisaient, s’affirmaient, je suis bien sûre que vous deviez vous dire : « Si c’est elle qui s’est rendue coupable de ces actes condamnables, mais qui, tous, ont un but louable, ne dois-je pas l’absoudre, puisqu’elle a réussi à redresser les torts et à sauver les innocents ? Ne dois-je pas l’absoudre au nom des victimes qu’elle a
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secourues, en punissant les oppresseurs et les bandits que la loi ne peut châtier? » Oui, tout cela, je le sais, vous l’avez pensé, dit tout haut peut-être, car votre âme, Max, est noble et généreuse, car vous êtes l’homme le plus loyal, le plus digne du nom d’homme que j’aie jamais rencontré. C’est pour cela que moi, Florence Travis, riche, honorée, indépendante, gâtée par la société tout entière, recherchée par tous, j’ai refusé tous les partis, j’ai laissé mon cœur aller vers vous sans hésitation, sans réflexion, sans m’en rendre compte… aussi naturellement que je respirais.
 
Elle passa la main sur son front, dans un geste, d’indicible souffrance, et dit encore :
 
— Soyez persuadé aussi que mon amour était désintéressé et sans espoir. Je savais que nous étions à jamais séparés, je savais que je devais me contenter d’être une amie pour vous, une grande amie, une collaboratrice dévouée jusqu’au sacrifice, une sœur…
 
L’accent de la jeune fille était si douloureux, si poignant, que Max sentit des larmes qui montaient à ses yeux. Il voulut parler, mais avant qu’il eût prononcé un seul mot, Florence avait repris, haletante un peu de tant d’émotion qui la brisait :
 
— Je vous ai dit tout cela parce que, sans votre désir de tout connaître, sans cette obligation où vous vous êtes cru de me juger, vous n’auriez jamais rien su de mes pensées secrètes. Le destin seul a tout fait. J’en suis une fois de plus la victime. J’irai désormais où la fatalité qui est en moi me conduira. Mais ce pardon que je vous demandais tout à l’heure, à présent, je ne vous le demande plus. Il me diminuerait encore à mes yeux et aux vôtres. Ne me répondez pas ; j’achève. Vous avez le droit, maintenant, de me considérer comme une étrangère, mieux, comme une coupable. Oubliez ce que je viens de vous dire, poussée par le désir que vous, au moins, ne me méconnaissiez pas. Reprenez votre œuvre de justice selon la justice, accusez-moi, dénoncez-moi. Le jour où l’on instruira le procès de la femme au Cercle Rouge, j’espère que votre témoignage ne m’accablera pas et qu’il se trouvera des juges pour comprendre que mes fautes sont atténuées par l’intention qui me les a fait commettre et sont atténuées aussi par l’hérédité qui m’accable… Et quand j’aurai rendu compte de mes actions à la justice, quand j’aurai ensuite subi la peine, qui me frappera si l’on me condamne, je chercherai quelque contrée lointaine où, isolant ma folie, mon malheur et ma honte, je ne trouverai plus l’occasion d’exercer le terrible pouvoir qui est en moi. Je ne vivrai plus alors qu’avec mes souvenirs, c’est-à-dire avec un souvenir… que vous ne pouvez m’arracher.
 
L’émotion l’accablait peu à peu. Des larmes, irrésistiblement, jaillirent de ses yeux. Elle couvrit son visage de ses mains et, éperdue, se laissa tomber dans le fauteuil, en proie au plus violent désespoir.
 
Max Lamar, durant cette longue confession, était passé par toutes les phases de la douleur et de l’angoisse. L’aveu qu’il venait d’entendre était pour lui une révélation. Il comprenait que Florence avait dit vrai, et la jeune fille, à ses yeux, devenait maintenant l’image même de la générosité, du courage, de la bonté et du malheur immérité. Elle s’idéalisait magnifiquement et il se désespérait de l’avoir jugée si vite et si mal, si impitoyablement. Il se trouvait maintenant indigne d’elle et un repentir immense le torturait.
 
Comme un fou, il se précipita aux genoux de la jeune fille.
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— Florence, Florence, ne pleurez plus, supplia Max Lamar. C’est moi, maintenant, qui vous demande pardon, pardon à deux genoux. Je vous ai mal comprise, mal jugée, indigne que je suis de vous apprécier. Séchez vos larmes. Ah ! comment pourrais-je expier jamais ma conduite ? Quelle preuve pourrais-je vous donner de mon amour et de mon repentir ? Mon âme est déchirée. Pardonnez-moi. Florence. Je vous admire, je vous aime. Personne à mes yeux n’est au-dessus de vous. Et c’est humblement, mais avec tout mon amour, que je vous demande : « Voulez-vous être ma femme ? »
 
La jeune fille secoua la tête, et elle eut un geste très doux comme pour éloigner d’elle un présent qui lui semblait trop beau.
 
— Être votre femme, jamais ! Non, jamais ! Notre union est impossible. Je ne serai jamais, votre femme tant que j’aurai cette souillure dans ma vie, termina-t-elle d’une voix sourde en regardant sa main qui, maintenant, était libérée de l’horrible stigmate.
 
— Et pourquoi Florence, pourquoi ? cria Max. Qui saura jamais cela ? Votre secret demeurera notre secret… et nous l’oublierons vite avec le bonheur…
 
— Oui, le bonheur… murmura Florence rêveuse… Mais non, non, c’est impossible, reprit-elle en relevant les yeux. C’est impossible, je vous le répète. Cette fatalité qui pèse sur moi me poursuivra toujours. Serez-vous à toute minute auprès de moi pour m’empêcher d’agir quand je serai soumise à l’irrésistible influence qui m’entraînera, et même le pourriez-vous ?
 
— Oui, je le pourrai. Par la science et par la foi qui nous animera nous lutterons ensemble contre le retour du danger. Nous anéantirons les traces de cette hérédité néfaste, mais qui n’a pas su pourtant vous rendre mauvaise. Je vous promets que, grâce à nos efforts communs, la marque maudite ne reparaîtra plus sur cette main, sur cette main que je vous supplie de m’accorder, Flossie, à moi qui vous aime tant…
 
Florence, défaillante d’émoi, de douleur et d’amour, fit un effort suprême et, se contraignant à rester calme, elle se leva et retirant sa main que Max Lamar avait prise dans les siennes :
 
— Non, dit-elle fermement, je refuse. Je vous remercie de m’avoir fait entendre de telles paroles, elles ne quitteront jamais ma mémoire, elles m’aideront à supporter toutes les épreuves. Mais ce que vous me demandez est impossible. Je sens que rien ne pourra vaincre l’influence terrible que je porte en moi. Rien ! et j’aimerais mieux mourir que de vous faire participer à ma honte et à ma misère. Gardez mon souvenir, comme je garderai le vôtre. Adieu !
 
Et, lentement, elle se dirigea vers la porte qui venait de s’entr’ouvrir pour laisser entrer Mary.
 
La gouvernante était pâle et bouleversée. Elle avait compris la scène qui venait de se terminer sous ses yeux. Elle tendit
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/207]]==
<section begin="s1"/>ses bras ouverts à Florence, qui s’y jeta en pleurant.
 
— Florence, ma chère Florence, murmura la gouvernante, appuyez-vous sur votre vieille amie. Mon enfant, je vous admire, vous êtes la plus généreuse, la plus noble des femmes.
 
Max Lamar, accablé sur son siège, ne releva pas la tête, qu’il avait enfouie dans ses mains.
 
Les deux femmes sortirent, appuyées l’une sur l’autre. Au bruit de la porte qui se fermait, Max Lamar tressaillit. Il lui semblait que tout le bonheur de sa vie venait de le quitter et l’existence lui apparut soudain misérable et sans intérêt. Il se redressa et lentement sortit à son tour, les épaules courbées, comme écrasé par le poids de sa douleur.
 
 
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{{t4|{{sc|Une journée de Randolph Allen bien remplie}}|XXXIII}}
 
 
 
Quand il eut livré aux flammes le reçu frauduleux, mais si compromettant, que lui avait rendu Florence Travis, l’avocat Gordon prit la décision de faire immédiatement peau neuve et de se créer, en attendant sa réhabilitation complète, une personnalité à l’abri de laquelle il pût demeurer tranquillement et agir librement. Pour ne pas donner l’éveil à la police, qui chercherait sûrement à retrouver sa trace, il résolut d’éviter pendant quelques jours les grands quartiers et de rester dans le faubourg populeux où le hasard de sa fuite l’avait conduit.
 
Son premier soin fut d’acheter des vêtements.
 
Chez un revendeur assez louche d’aspect, mais très bien fourni, il se procura un costume modeste et convenable, un chapeau, des chaussures et du linge. Le boutiquier trouva bien un peu étrange ce client dépenaillé qui payait avec une banknote et sans marchander. Mais comme son bénéfice était appréciable, que les scrupules ne l’étouffaient guère et qu’il n’avait pas coutume de demander aux acheteurs souvent interlopes à qui il avait affaire d’où provenaient leurs ressources, il s’abstint de questions et de commentaires.
 
Non loin du fripier se trouvait un barbier, dont l’échoppe ne rappelait que de fort loin les luxueux lavatories des grandes avenues. Pour quelques sous, il se fit couper les cheveux et tailler la barbe.
 
Prétendre que Gordon, après ces diverses transformations, ressemblait à un arbitre des élégances, serait vraiment exagéré. Mais il avait beaucoup de distinction naturelle et une certaine allure, d’homme bien élevé qu’il retrouva en se vêtant de façon convenable et qui attira sur lui l’attention.
 
Plusieurs policemen le regardèrent même avec une insistance d’où le soupçon n’était pas exclu. C’était une figure qu’on n’avait jamais vue dans le faubourg et qui contrastait avec la population courante.
 
D’où venait-il ? Que faisait-il ?
 
À la taverne, où il se fit servir une grillade et une pinte d’ale, il fut l’objet de réflexions curieuses qui l’inquiétèrent dans son dessein de passer inaperçu.
 
« Décidément, pensa-t-il, il est difficile de ne pas être remarqué… »
 
Ce fut bien autre chose quand il voulut, le soir, chercher son gîte. Dans les hôtels bon marché, où il alla se présenter, on lui répondit que toutes les chambres étaient occupées.
 
Et ce n’est que fort tard qu’il finit enfin — ayant usé d’un moyen qu’il trouvait ridicule, c’est-à-dire enfonçant son chapeau jusqu’aux yeux et en relevant sur ses oreilles le col de son veston comme s’il voulait cacher un linge douteux — par trouver un matelas dans un méchant cabinet.
 
Au cours de la nuit, il réfléchit.
 
Retourner dans les quartiers du centre,<section end="s2"/>
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il était décidé à s’en abstenir. Qu’y serait-il allé faire ? Son appartement, son cabinet de travail devaient être mis sous scellés et gardés. Renouer des relations avec ses anciens amis, il n’y fallait pas songer. C’était risquer une arrestation. Rester dans le quartier excentrique où il venait d’élire domicile lui semblait également fort dangereux. On finirait par lui demander ses papiers. Chercher du travail, c’était encore chimérique. Avocat éloquent et jurisconsulte éminent, il ne pouvait faire autre chose que des travaux ayant trait à sa profession, et trouver un emploi serait extrêmement difficile sinon impossible. La police s’inquiéterait de ses démarches successives et ne manquerait pas de mettre la main sur lui.
 
La situation lui paraissait à peu près sans issue quand tout à coup une solution s’offrit à son esprit comme étant la seule logique et la seule raisonnable.
 
Puisque les preuves qu’on avait contre lui étaient anéanties sans retour, pourquoi n’irait-il pas franchement se constituer prisonnier ?
 
Il en serait quitte pour s’expliquer. Le pis qui pût lui arriver c’était de faire quelques semaines de prévention en attendant de passer en jugement. Il risquait même la chance, en usant de ses connaissances de la procédure, d’obtenir sa mise en liberté provisoire.
 
Tout bien pesé et examiné, il s’arrêta à ce dernier projet.
 
S’étant levé de bonne heure, il fit une toilette aussi soignée que le lui permettaient ses moyens présents et, sans hésiter davantage, il se rendit au Bureau central de police.
 
Randolph Allen était précisément en conversation avec Boyles, un des détectives chargés de rechercher l’avocat, quand on lui annonça que ce dernier demandait à lui parler.
 
Le chef de police, malgré l’indifférence dont il se cuirassait, éprouva intérieurement un vif étonnement, mais il n’en laissa rien paraître sur son visage imperturbable.
 
— Vous voyez, dit-il tranquillement au détective, les délinquants, c’est comme la fortune : il vaut souvent mieux les attendre chez soi que de courir après.
 
— Et Dieu sait si celui-là nous a fait trotter, répondit Boyles en riant.
 
— Faites entrer {{M.|Gordon}}, dit Randolph Allen au policeman de service qu’il venait de sonner.
 
Avec beaucoup d’aisance, le chapeau à la main, le sourire sur les lèvres, Gordon entra dans le bureau du chef de police comme s’il eût pénétré dans un salon, en visiteur.
 
Il prit le premier la parole.
 
— Je sais, monsieur le chef de police, que rien ne vous étonne. Aussi ne chercherai-je pas à vous expliquer comment je me trouve ici, alors que le souci de ma sécurité me commanderait, pensez-vous, d’être ailleurs. Mais, si je ne vous dis pas comment, je vais toujours vous dire pourquoi.
 
- Je vous écoute, dit Allen, placide.
 
- Je suis ici en vertu de ce sentiment assez naturel qui pousse les innocents à ne pas vouloir demeurer hors la loi. J’ai eu tort de ne pas croire en l’infaillibilité de la justice et de mettre l’espace entre elle et moi. Or, cette situation est intolérable. J’aime, en outre, la considération de mes pairs et l’estime publique. Pour recouvrer tout cela, j’ai donc résolu de venir me confier à vous et de vous dire : « Je suis parfaitement innocent du crime que l’on m’impute. Je n’ai jamais volé personne comme on l’a prétendu avec une injustice qui sera reconnue, je vous l’affirme. Je viens chercher la protection de la loi et je compte obtenir une ordonnance de non-lieu. »
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- Il me semble, monsieur Gordon, dit Randolph Allen, que vous allez un peu vite. Avant de demander à être lavé de l’accusation portée contre vous, il faudrait apporter des preuves de votre innocence.
 
— Mon Dieu ! monsieur le chef de police, dit Gordon en prenant un siège, permettez que le prévenu passe un instant la parole au jurisconsulte et que celui-ci vous dise que c’est à la justice à fournir les preuves de sa culpabilité et non au prévenu de donner les preuves de son innocence.
 
— Vous prétendez alors…
 
- …Qu’il est impossible à celui qui m’accuse d’appuyer de la moindre preuve ses affirmations.
 
- Alors, pourquoi vous êtes-vous enfui ?
 
- Ma foi, cette question m’embarrasse un peu, je vous l’avoue. J’ai agi précipitamment. Je conviens que j’avais peur. Un homme d’esprit, un Français, dont je ne me rappelle plus le nom, a dit que si on l’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame… vous savez le reste…
 
— Vous avez la conscience tranquille ?
 
— Oui, absolument tranquille. En voulez-vous une preuve ? Téléphonez donc à {{M.|Silas Farwell}}, qui a porté plainte contre moi, et demandez-lui d’apporter ici les preuves de son accusation.
 
- Je veux bien, dit Randolph Allen. Je suis curieux d’éclaircir cette affaire.
 
Il décrocha l’appareil.
 
— Allo ! Monsieur Silas Farwell ? J’ai dans mon cabinet l’avocat Gordon, qui est venu se mettre à ma disposition et qui prétend que l’accusation formulée par vous contre lui n’est pas fondée… Hein ? Vous affirmez encore ?… On vous a volé ces preuves ? C’est regrettable… Bien, je vais prier {{M.|Gordon}} de rester ici jusqu’à votre arrivée…
 
Et, se retournant vers l’avocat :
 
- {{M.|Farwell}} renouvelle ses accusations: Il prétend qu’on lui a dérobé un reçu signé de vous et qui constitue une preuve indiscutable. Il demande que je vous garde jusqu’à son arrivée. Ce n’est peut-être pas très légal, cette confrontation, mais…
 
- J’y consens volontiers, déclara Gordon. Je vous avertis, cependant, que j’aurai grand’peine à conserver mon sang-froid devant cette canaille.
 
Un quart d’heure s’étant écoulé, on annonça Silas Farwell.
 
Quand celui-ci pénétra dans le cabinet, Gordon, à la vue de son calomniateur, ne put se maîtriser. Il bondit de son siège et s’élança sur Farwell.
 
— Bandit ! Misérable ! cria-t-il d’une, voix sifflante en le saisissant à la gorge.
 
Randolph Allen et le détective eurent le plus grand mal à lui faire lâcher prise.
 
- Vous avez tort, monsieur Gordon, dit sévèrement Allen, et vous vous mettez dans un mauvais cas.
 
- Je le sais bien, monsieur le chef de police, répondit l’avocat qui tremblait de colère, mais, décidément, je ne puis me contenir quand je vois ce misérable !
 
Il fit un mouvement pour se jeter de nouveau sur Farwell, mais le détective, lui saisissant les bras, le contraignit à l’immobilité.
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Le chef de police se tourna vers Silas Farwell :
 
— Vous ne m’apportez pas la preuve de la culpabilité de Gordon. Je n’ai pas le droit de le retenir.
 
— Mais, pourtant, déclara Silas, qui réparait à grand mal le désordre de sa toilette que, Gordon avait fort bouleversée par son attaque soudaine, j’affirme que cet homme est coupable. La preuve… je l’avais… Hier, on l’a volée dans mon bureau.
 
— Quand vous la retrouverez, dit Randolph Allen, nous le ferons arrêter de nouveau. Vous voyez qu’il ne cherche pas à s’enfuir, puisqu’il est venu de lui-même. Pour le moment, je vous le répète, je ne puis que lui rendre la liberté.
 
Et se tournant vers Gordon :
 
— Vous êtes libre, monsieur. Ne vous étonnez pas toutefois d’apercevoir parfois derrière vous une ombre qui ne sera pas la vôtre. J’ai le droit de m’assurer de certains détails de votre existence.
 
— À votre aise, monsieur Allen, dit Gordon en souriant.
 
Il prit son chapeau et se retira, non sans avoir lancé à Silas Farwell un regard plein de menaces. Après le départ de Gordon, Randolph Allen pria Farwell de l’excuser s’il était obligé de régler certains détails de son service.
 
Il sonna deux fois. Un secrétaire parut.
 
— Qu’a-t-on fait du sieur Sam Smiling, arrêté à Blanc-Castel ? demanda le chef de police.
 
— On l’a conduit à l’hôpital, répondit le secrétaire. Il était dans un état pitoyable. Je ne crois même pas qu’il en réchappe. Le médecin-chef nous a téléphoné que sa blessure est grave et qu’il interdit qu’on l’approche.
 
— C’est fâcheux. Son interrogatoire eût été utile. C’est un bandit qui doit en savoir long sur bien des affaires.
 
La sonnerie du téléphone retentit.
 
— Allo ? L’hôpital 27 ? Oui… moi-même… Il va mieux ? Il parle ? Il demande à me voir ? Hein ?… Vous dites ?…
 
Randolph Allen, le récepteur collé à l’oreille, semblait écouter avec une extrême attention, et, chose inouïe, une ombre d’émotion passa sur son visage.
 
— Allo… C’est entendu. Je pars. Dites-lui que dans dix minutes je serai au chevet de son lit pour entendre ses révélations.
 
Le chef de police se leva et, s’adressant à Silas Farwell :
 
— Vous m’excuserez. Je n’ai pas un instant à perdre. Sam Smiling, qui est grièvement blessé, a déclaré à l’infirmier qu’il connaissait le secret du Cercle Rouge et qu’il était prêt à me le révéler. Il demande à me voir sans retard.
 
— Puis-je vous accompagner ? dit Silas Farwell. Je suis directement intéressé à cette affaire du Cercle Rouge.
 
- Comment cela ?
 
— Mais oui… La preuve dont je vous parlais tout à l’heure était contenue dans un document qui m’a été volé par la dame au Cercle Rouge, selon la signature qu’elle m’a laissée elle-même. Si Sam Smiling parle, nous saurons bien découvrir ma voleuse, dont je soupçonne déjà fortement l’identité.
 
— Eh bien, accompagnez-moi.
 
Les deux hommes sortirent, montèrent en auto et, cinq minutes après, pénétrèrent dans l’hôpital 29.
 
Ils furent reçus par un interne et la surveillante de service.
 
— Eh bien ? Notre homme, comment va-t-il ? Un peu mieux ?
 
— Pas fort, répondit l’interne ; pas encore très fort. Enfin, il demande avec insistance à vous voir et, pour le moment, il est en pleine connaissance.
 
Randolph Allen et Farwell suivirent l’interne et l’infirmière, et tous les quatre entrèrent dans la petite chambre où se trouvait Sam Smiling.
 
Ce dernier, la tête entourée de linges, était étendu dans un lit de fer et restait
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parfaitement immobile, mais quand il entendit le bruit des pas, il fixa sur les arrivants des yeux qui s’animèrent à la vue du chef de police.
 
Randolph Allen s’approcha de son chevet.
 
- Alors, ça ne va pas, Smiling ? Il faut réagir un peu, mon garçon.
 
Le bandit répondit par un grognement sourd. Le chef de police reprit :
 
— Vous avez demandé à me voir ? Vous avez, parait-il, des révélations à me faire au sujet du Cercle Rouge. Je les attends.
 
Sam Smiling essaya, sans succès de se redresser. Un infirmier vint à son aide.
 
— Approchez-vous, dit le bandit au chef de police.
 
Celui-ci s’assit à côté du lit.
 
— Attention, commença Sam d’une voix rauque, écoutez bien. Je crois que je n’en ai plus pour longtemps, et, avant, je veux dire ce que je sais. On m’a trahi, il faut que ça se paye. Alors, je connais le secret du Cercle Rouge. Il y a une seule personne qui en est marquée et qui a tout fait, les vols et tout. C’est une femme.
 
— Oui, nous le savions.
 
— Cette femme, c’est la fille de Jim Barden. On n’en sait rien. On la croit la fille d’une dame riche, mais ce n’est pas vrai. J’ai connu sa vraie mère, la femme de Jim Barden. Elle est morte il y a vingt ans, mais sa fille lui ressemble, sa fille qui est marquée du Cercle Rouge.
 
Il s’interrompit, haletant.
 
— Et qui est cette femme ? demanda Randolph Allen, qui craignait que les forces de Sam ne vinssent à l’abandonner avant qu’il eût complété sa révélation.
 
— Cherchez. C’est une devinette, dit Sam en esquissant un de ses anciens sourires narquois. Vous ne trouvez pas? Je vais vous aider… C’est Florence Travis.
 
— Hein ? dit Allen, qui fit un bond de surprise et dont le visage, pour la première fois et sans doute pour la dernière fois de sa vie, exprima la stupeur.
 
- Oui, dit Sam Smiling, c’est elle. Arrêtez-la, mettez-la en observation. Tôt ou tard le Cercle Rouge paraîtra sur sa main. Je l’ai vu de mes yeux… Faites une enquête, tout se tient, tout concorde… C’est elle… Elle m’a trahi, je me venge, acheva-t-il d’une voix qui faiblissait.
 
Et, épuisé par l’effort qu’il avait fait pour assouvir sa haine, il ferma les yeux.
 
— Soignez-le bien, recommanda en s’éloignant le chef de police ; il serait fâcheux qu’un tel bandit échappât au jugement.
 
Il sortit de l’hôpital, suivi de Farwell.
 
— Eh bien ! demanda-t-il à ce dernier, que pensez-vous de cette révélation ?
 
— Elle ne m’étonne aucunement, répondit Silas. Je m’y attendais. J’étais sûr que la femme au Cercle Rouge et miss Florence Travis n’étaient qu’une seule et même personne.
 
Et il ajouta en ricanant :
 
— Je voudrais voir la figure de {{M.|Lamar}} quand il apprendra cette nouvelle. Lorsque je lui ai fait part de mes soupçons, il s’est mis en colère et m’a presque injurié.
 
 
 
Max Lamar, nous l’avons vu, connaissait déjà le redoutable secret de Florence.
 
À la même heure où Farwell et Randolph Allen quittaient l’hôpital, le médecin légiste rentrait chez lui en proie à la douleur la plus déchirante. Tout le rêve de sa via s’était effondré d’un seul coup. Il resta quelques instants prostré sur un siège de son cabinet de travail, souffrant tellement qu’il arrivait à peine à enchaîner ses idées.
 
Enfin, cependant, son visage parut se rasséréner un peu, comme sous l’influence d’une résolution prise.
 
Ayant mis de l’ordre dans sa toilette, il sortit.
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{{t3|{{sc|'''La Dame au Cercle Rouge'''}}|{{uc|Épisode 11}}}}
{{t4|{{sc|La fin d’un bandit}}|XXXIV}}
 
 
 
Sam Smiling, on le sait, était un simulateur de première force. Il l’avait prouvé lors de ses premiers démêlés avec la justice, et, au cours de la scène de l’hôpital, il venait, une fois encore, de jouer, avec une habileté consommée, le rôle qu’il s’était fixé. Les médecins, les infirmiers et Randolph Allen avaient été persuadés qu’il était à toute extrémité. Il avait su donner à ses révélations l’apparence de la confession solennelle d’un homme qui se sait perdu et qui parle en toute franchise. Ce faisant, il avait persuadé à tout le monde que la gravité de son état le rendait incapable d’accomplir le plus faible effort physique.
 
Tout risque d’évasion de sa part semblant ainsi avoir été écarté, on ne laissa dans sa chambre qu’un seul gardien.
 
Celui-ci, quoique rigoureux observateur de la consigne, crut pouvoir se relâcher un peu de sa surveillance vis-à-vis d’un homme aussi grièvement atteint.
 
Aussi n’eut-il pas la moindre hésitation à se conformer au désir que lui exprima Sam Smiling, qui l’appela d’un geste las et lui dit d’une voix éteinte :
 
— J’aurais besoin d’un autre oreiller. J’ai la tête trop basse et j’étouffe. Voulez-vous voir s’il n’y en a pas un dans le cabinet à côté ?
 
Sans méfiance; le gardien ouvrit la porte de la petite pièce voisine pour y chercher l’oreiller demanda par le malade.
 
À peine avait-il pénétré dans le cabinet que Sam Smiling, se coulant rapidement au bas de son lit, sauta sur la porte qu’il ferma à double tour, emprisonnant ainsi son gardien.
 
Ce dernier, étant de la sorte pris au piège, se mit à frapper et à appeler de toutes ses forces.
 
— Tu peux toujours faire du raffut, mon bonhomme, murmura Sam, tout en passant un pantalon. La porte est solide : tu ne l’enfonceras pas.
 
Mais les cris du policier donnèrent l’éveil et le docteur, un interne et l’infirmière accoururent précipitamment.
 
Comme ils ouvraient la porte de la salle, Smiling, qui, derrière le battant, se tenait aux aguets, se rua sur eux, les bouscula violemment et les rejeta dans le corridor, où il se trouva avec eux. Alors, apercevant sur une tablette un appareil téléphonique portatif, il s’en saisit et se mit à le faire tournoyer au-dessus de sa tête, comme il eût fait d’une massue.
 
- Ah ! le bandit, s’écria l’interne, en cherchant à éviter les coups. Quelle comédie nous a-t-il jouée ?
 
Et, courageusement, il s’élança sur le furieux pour le maîtriser.
 
Smiling était sur ses gardes. Il fit un saut de côté et asséna avec l’appareil téléphonique un coup violent sur la tète de l’interne, qui, étourdi, tomba sur le plancher.
 
Mais alors Sam se trouva tout à coup en présence d’un nouvel adversaire : l’infirmière s’était glissée dans la salle et avait
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délivré le gardien, qui accourait sur le théâtre de la lutte. Acculé au mur, Sam Smiling l’attendit de pied ferme et, au moment où le gardien arrivait sur lui, d’un formidable coup de tête au creux de l’estomac il l’envoya rouler à dix pas.
 
Cependant il avait en même temps laissé l’appareil téléphonique s’échapper de sa main. Le médecin ramassa l’instrument et, comme le bandit se ruait sur lui pour l’attaquer à son tour, il le frappa de toutes ses forces au milieu du front.
 
Sam Smiling chancela et recula, cherchant un point d’appui pour ne pas tomber. Derrière lui était une des larges fenêtres du corridor qui donnaient sur la rue, et le bandit, croyant rencontrer le mur, ne trouva que le vide. Il n’eut pas la force de se rejeter en avant. Un vertige le prit, et basculant par-dessus le rebord de la fenêtre, avec un cri étouffé, il tomba.
 
Son corps tournoya dans le vide et, de la hauteur des quatre étages, vint s’écraser sur le trottoir.
 
Au même instant, dans la rue, un homme arrivait qui fut le témoin de ce drame rapide.
 
C’était Max Lamar qui, obsédé par la découverte qu’il avait faite au sujet du Cercle Rouge, se rendait à l’hôpital pour y interroger le blessé.
 
Le médecin légiste se précipita vers le corps qu’il venait de voir s’abattre, à quelques mètres de lui, et qui, maintenant, gisait inanimé, la face contre terre.
 
Max Lamar, penché sur lui, ne put retenir une exclamation de stupéfaction en reconnaissant Sam Smiling.
 
À ce moment, ayant dégringolé quatre à quatre les escaliers, arrivaient le médecin et le gardien suivis de loin par l’interne, que l’infirmière avait fait revenir à lui et qu’elle soutenait par le bras.
 
Le médecin de l’hôpital examina un instant le corps par acquit de conscience.
 
- Il est mort, dit-il enfin.
 
— Il serait difficile qu’il en fût autrement, après une chute pareille, murmura Max Lamar. Le misérable a enfin trouvé le châtiment de ses crimes, ajouta-t-il tout haut.
 
Pendant que le médecin chef donnait des ordres pour qu’on allât chercher un brancard afin d’enlever le cadavre, Max Lamar prit à part le gardien et lui demanda des détails sur l’événement.
 
Le brave fonctionnaire, tout contusionné encore du coup de tête que Smiling lui avait porté en pleine poitrine, ne respirait qu’avec une certaine difficulté, et c’est d’une voix entrecoupée qu’il commença son récit :
 
— Qui aurait dit, monsieur Lamar, que ce gaillard-là avait conservé tant de vigueur ? Il avait l’air de ne plus avoir que le souffle, et je croyais qu’il allait mourir entre chaque mot pendant qu’il jouait la comédie du repentir et de la confession.
 
— Comment ? Quelle confession ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
 
— Eh bien, je parle de l’aveu, de l’accusation, des révélations, appelez-moi ça comme vous l’entendrez, monsieur Lamar. J’aurais voulu que vous fussiez là, vous vous seriez peut-être aperçu qu’il nous montait le cou avec sa faiblesse, tandis que {{M.|Randolph Allen}} n’y a vu que du feu, sans vouloir le critiquer.
 
— Randolph Allen ? Smiling a parlé à Randolph Allen ?
 
— Parfaitement, et même qu’avec {{M.|Allen}} il y avait {{M.|Silas Farwell}}, vous savez bien, le gros industriel.
 
Max Lamar pâlit. Il avait eu l’intuition soudaine que Sam Smiling, avant de mourir, s’était livré à une épouvantable vengeance.
 
- Et qu’a-t-il dit à ces messieurs ?
 
- C’est lui qui avait exprimé le désir de les voir. Il prétendait connaître le secret et le nom de la femme au Cercle Rouge…
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- Eh bien ? demanda Lamar en tremblant.
 
— Il leur a raconté une histoire vraiment extraordinaire, une histoire à n’y pas croire.
 
— Mais encore, qu’a-t-il dit ?
 
— Oh ! des bêtises. Il avait le délire, sûr et certain.
 
— Mais non, il n’avait pas le délire, s’écria Max Lamar avec véhémence. Vous-même venez de me dire, et vous en avez eu la preuve, qu’il jouait la comédie à ce moment-là. Parlez. Qu’a-t-il dit ?
 
— Mon Dieu, monsieur Lamar, puisque vous tenez tant à le savoir. Mais ça m’ennuie tout de même, vu qu’il a accusé une demoiselle de vos amies, à qui vous paraissez porter de l’intérêt, et puis, enfin, c’est des blagues… sûrement… Enfin, il a dit que la personne au Cercle Rouge, c’était…
 
- C’était… ?
 
- {{Mlle|Florence Travis}}.
 
Max Lamar ne s’attendait pas à entendre un autre nom. Cependant, il reçut un choc affreux. Il eut un éblouissement de détresse et d’horreur, et il lui fallut toute sa force pour ne pas tomber.
 
Ainsi, tout espoir était perdu. Le secret terrible qu’il avait voulu étouffer était divulgué.
 
Par amour pour Florence, par pitié pour {{Mme|Travis}}, il avait cru pouvoir réussir à en empêcher la révélation publique. Personne n’aurait connu l’affreux mystère que la jeune fille et lui. Certain que rien ne serait su, il aurait alors tenté une cure physique et morale qui eût abouti peut-être à la guérison complète. Et alors, le mal héréditaire enfin dominé et vaincu, toute trace de cette aventure anéantie, il aurait pu réaliser le rêve si cher qu’il avait caressé : épouser cette jeune fille à l’âme si belle et si noble, malgré la fatalité qui pesait sur elle, et dont, à force d’énergie et d’amour, il eût triomphé définitivement.
 
Tout s’écroulait. Le scandale allait éclater, effroyable. Max Lamar, le front baissé, les lèvres tremblantes, souffrait atrocement, pour elle d’abord, pour lui ensuite.
 
Cependant, le gardien reprit son récit :
 
— Il avait un tel accent de sincérité, ce coquin-là, qu’on n’aurait jamais cru que c’était une frime. Il simulait la faiblesse et l’épuisement. Nous nous y sommes tous laissé prendre. Et même j’ai trouvé ça ridicule quand on m’a donné la consigne de le surveiller. Eh bien, il m’a joliment arrangé. D’abord, il s’est débarrassé de moi en m’envoyant chercher un oreiller, et en m’enfermant. Et puis il a failli me tuer d’un coup de tête. On aurait dit une catapulte. J’en ai encore de la difficulté à reprendre mon souffle.
 
Max Lamar n’écoutait pas le bavardage du gardien. Il cherchait à reprendre son sang-froid, à envisager avec calme et fermeté la situation, à découvrir une lueur de possible espoir dans l’ombre épaisse qui l’enveloppait, mais un mouvement près de lui attira son attention et lui fit relever la tête. Le brancard était arrivé, et on y déposait, pour l’emporter, le corps du bandit, tandis que des policemen maintenaient à distance la foule qui s’était amassée.
 
Max Lamar se dirigea vers le médecin chef et l’interne. Il prit congé d’eux. Puis il jeta un dernier regard sur le brancard où était la dépouille de Sam Smiling.
 
- Peu d’hommes ont fait autant de mal que cet homme, murmura-t-il.
 
Et, plus bas encore, pour lui-même, il ajouta :
 
- Aucun homme ne m’a fait autant de mal.
 
Et en disant cela, il ne pensait pas aux tentatives d’assassinat au cours desquelles il avait failli périr.
 
Puis Max Lamar s’éloigna d’un pas rapide.
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{{t4|{{sc|L’arrestation de Florence Travis}}|XXXV}}
 
 
 
Après la révélation que lui avait faite Sam Smiling, le chef de police Randolph Allen se trouva fort perplexe. Il ne savait trop quelle décision prendre, et, en s’éloignant de l’hôpital, il restait silencieux, pendant que Silas Farwell, qui l’accompagnait toujours, insistait auprès de lui pour que l’arrestation de Florence Travis fût opérée sans retard.
 
- En somme, monsieur Allen, je suis plaignant, répétait-il, avec obstination. J’accuse formellement {{Mlle|Travis}} de m’avoir volé des papiers et de l’argent. Vous ne devez pas trouver étonnant que je donne, mon avis dans une affaire qui m’intéresse, et mon avis est qu’on doit arrêter ma voleuse,
 
— Donnez un avis, soit, monsieur Farwell, mais pas des ordres. Je veux bien, dès aujourd’hui, vous confronter avec {{Mlle|Travis}}, mais seulement à titre d’enquête d’instruction préalable. Il m’est difficile de croire à la culpabilité d’une jeune fille de la haute société d’après les seules allégations d’un malfaiteur comme Sam Smiling.
 
— Je ne trouve pas suffisante la mesure que vous adoptez, monsieur le chef de police. Les exploits accomplis par {{Mlle|Travis}}, avec la maîtrise que vous savez, permettent de supposer qu’elle saurait se soustraire aux recherches de vos agents si on lui en laissait le loisir. Qui sait même si, soupçonnant le danger qui la menace, elle n’a pas quitté sa demeure de Blanc-Castel ?
 
— J’en doute, fit Randolph Allen. Cependant, il y a un moyen bien simple de nous en assurer. Je vous propose de venir avec moi chez {{Mlle|Travis}}. Mais, je vous le répète, il ne s’agit là que d’un commencement d’enquête, d’une confrontation discrète, en un mot d’une simple opération de police sans précision spéciale, et non d’un interrogatoire en règle ou d’une arrestation possible.
 
- Si vous croyez…
 
- J’entends aujourd’hui aller voir Mlle Florence Travis comme une personne susceptible de me renseigner et non comme une accusée, Par la suite, nous verrons.
 
— Soit, vous êtes le maître de prendre telles décisions qui vous semblent répondre à votre devoir… Moi, j’aurais été plus expéditif…
 
Le ton impératif que prenait Silgis Farwell déplaisait singulièrement à Randolph Allen. Il regarda l’industriel de travers.
 
— Cela suffit, monsieur Farwell, dit-il sèchement. Je sais ce que j’ai à faire.
 
Farwell aussitôt s’excusa, mais le chef de police, d’un geste, coupa court aux explications. Les deux hommes, en silence, continuèrent leur route.
 
La pensée de Randolph Allen se porta sur Max Lamar. Le chef de police avait depuis quelque temps constaté que le médecin légiste, très emballé au début sur cette mystérieuse affaire, ne semblait plus
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être à la hauteur de sa tâche. Les extraordinaires qualités qui avaient fait sa réputation paraissaient lui faire maintenant défaut. Son énergie se brisait par instants, semblait-il, et sa perspicacité s’émoussait. Il avait raté toutes les pistes sauf celle de Clara Skinner.
 
À quoi fallait-il attribuer cela ? Randolph Allen, qui était loin pourtant d’être un fin psychologue, s’était bien aperçu de la place que tenait Florence Travis dans l’esprit et dans le cœur de Lamar. C’était, il n’en doutait pas, l’amour qui troublait ainsi les brillantes facultés du docteur. Si, en outre, la jeune fille était coupable, comme l’affirmait Sam Smiling, il lui était facile d’user de son influence sur Max Lamar pour le détourner, à son insu. du but chaque fois qu’il s’en approchait.
 
Ce raisonnement avait une valeur très grande aux yeux de Randolph Allen. Il en tirait une quasi-certitude de la culpabilité de Florence Travis. En tout cas, il en concluait que Max Lamar n’était plus en possession de ses moyens professionnels et que c’était à lui, Randolph Allen, qu’appartenait maintenant le soin de mener à bien cette sensationnelle affaire.
 
Pour cela, il fallait user de beaucoup de précautions et non procéder, comme le voulait Farwell, par décisions brutales, dont le scandale serait irrémédiable.
 
- Vous comprenez bien, monsieur Silas Farwell, dit tout à coup Randolph Allen, pendant que tous deux faisaient route vers Blanc-Castel, vous comprenez bien que si nous agissons sans ménagements à l’égard de {{Mlle|Florence Travis}}, nous n’obtiendrons rien. C’est une jeune fille du monde, très riche, et pour qui la question d’intérêt dans tout cela ne se pose pas. C’est un fait. Elle tient une place enviable dans la plus haute société de la ville. L’opinion publique ne se contenterait pas de présomptions vagues, vous voudrez bien l’admettre avec moi. Il lui suffira de crier au scandale, de se plaindre d’une erreur judiciaire pour que, pendant quelques jours, nous nous trouvions désemparés, hésitants, qui sait, peut-être même entravés par des ordres venus de très haut. Une maladresse compromettrait ma situation et compromettrait l’affaire car ensuite, lorsque nous voudrions demander la mise en observation de la jeune fille, il serait trop tard. Sa fortune lui aurait permis de mettre l’Océan entre elle et nous et d’aller poursuivre sur un autre continent le cours d’une existence qui lui sera partout agréable et facile.
 
Silas Farwell ne put s’empêcher de reconnaître la justesse de ces paroles.
 
— Dieu me garde, monsieur le chef de police, de vouloir substituer ma modeste manière de voir à votre solide jugement… fondé sur des capacités auxquelles, ajouta-t-il avec une légère pointe d’ironie dont Allen ne s’aperçut point, tout le monde rend le plus sincère hommage. Je pense maintenant que vous avez raison. Faites donc comme vous l’entendrez. J’y souscris. Mais je vous prie de faire appel à mon concours dès que celui-ci vous paraîtra nécessaire.
 
— C’est entendu, répondit Randolph Allen. Ce concours, je le juge utile, puisque je vous prie de m’accompagner chez {{Mlle|Travis}}.
 
Pendant qu’ils se dirigeaient vers Blanc-Castel, {{Mme|Travis}}, Florence et Mary, assises dans le jardin, sur un large canapé d’osier, en face de la pièce d’eau, causaient avec animation.
 
Un malaise semblait peser sur elles.
 
— Vraiment, disait {{Mme|Travis}}, c’est là une effroyable aventure… J’en suis encore profondément émue. Tout ce qui touche au crime m’inspire une horreur violente où
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la pitié ne trouve nulle place… Quand je t’ai permis, Florence, d’exercer ta charité envers ce misérable, justement condamné, j’ai été trop faible. On trouve assez de pauvres parmi les honnêtes gens… En tout cas une jeune fille ne doit pas s’occuper d’autres infortunes, de celles qui sont douteuses et provoquées par les pires fautes… Je suis aujourd’hui cruellement punie d’avoir cédé à tes volontés déraisonnables.
 
- Mais. ma chère maman, fit Florence d’une voix mal assurée, il n’y a pas de quoi s’émouvoir à ce point…
 
- Comment, pas de quoi s’émouvoir ? s’écria la bonne darne, qui se départit un instant de sa placidité coutumière. Mais, ma pauvre Flossie, tu perds la raison. On introduit chez moi, en cachette, un bandit redoutable, on l’y loge, on l’y nourrit, car c’est ainsi, tu ne le nieras point… les preuves sont là… et je ne devrais pas m’émouvoir… Notre vie, notre sécurité sont à la merci d’un assassin caché sous notre toit, et je dois trouver cela tout naturel !
 
— Non, sans doute, mais cet homme paraissait si sincèrement repentant, il était si misérable, essaya de dire Mary pour venir en aide à Florence.
 
— Non, Mary. je n’admets pas ces explications, et je m’étonne que vous, en qui j’avais toute confiance, vous ne m’ayez pas avertie… Repentant… un bandit de cette sorte ? Il l’a bien prouvé en essayant d’assassiner le docteur Lamar qui nous a débarrassées de lui au péril de sa vie. Avec votre folle compassion et votre imprudente dissimulation, vous avez failli faire tuer le meilleur et le plus brave des hommes par un monstre sanguinaire. C’est cela que vous appelez la pitié ? Sacrifier l’innocent au coupable, le bon au méchant ?
 
— Mais je ne pouvais pas prévoir ce qui se passerait, commença Florence bouleversée. Je croyais, que Sam Smiling était un innocent hors la loi qui ne pouvait se sentir en sûreté dans n’importe quel refuge. Il mourait littéralement de faim et je…
 
Interrompant Florence, Yama parut, précédant Randolph Allen et Silas Farwell.
 
La jeune fille sentit une terreur secrète l’envahir. Que venait faire à Blanc-Castel le chef de police, accompagné de l’industriel ? Florence ne s’en doutait que trop. Pourtant, en un suprême sursaut d’énergie, elle raffermit sa volonté défaillante que glaçait une peur aiguë qu’elle n’avait encore jamais connue.
 
Elle eut la force de sourire avec enjouement et de tendre la main à Randolph Allen.
 
Celui-ci garda quelques instants cette main dans les siennes pour mieux l’examiner. Mais nulle marque suspecte n’apparaissait sur son épiderme délicat, transparent comme la nacre. Il la laissa retomber et jeta à Silas Farwell un regard qui semblait dire :
 
« Il n’y a rien, vous le voyez vous-même… »
 
— Vous nous excuserez, mademoiselle Travis, prononça alors Randolph Allen, d’être venus en quelque sorte sans nous faire annoncer. Mais !e temps nous pressait. Nous sommes dans l’obligation de vous demander quelques explications sur l’affaire du Cercle Rouge.
 
- Ma foi, je n’en sais guère plus que vous n’en savez vous-même, répondit Florence. Le docteur Lamar vous a mis au courant des incidents de son enquête. Mais, cependant, je suis à votre disposition.
 
- C’est que, au contraire, vous en savez beaucoup plus que vous ne voulez bien le dire… du moins à ce que prétend Sam Smiling, dit le chef de police, en plantant ses regards dans les yeux de Florence,
 
- Sam Smiling ? balbutia-t-elle.
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Randolph Allen insista :
 
— Mais oui, Sam Smiling, l’homme que vous avez imprudemment hébergé dans votre propre demeure. Il affirme que vous êtes très au courant du rôle joué par la dame au Cercle Rouge et que vous connaissez celle-ci…
 
— Moi ? Je connais ?…
 
— Vous-même. C’est ce qu’il affirme. Voici, d’autre part, {{M.|Silas Farwell}}, qui se plaint d’un vol qui aurait été commis chez lui par cette femme…
 
— Eh ! monsieur, que m’importe ce qui se passe dans la maison Farwell, répondit Florence avec hauteur. Vous n’allez pas insinuer, je pense, que je connais la voleuse de monsieur ? À moins, ajouta-t-elle avec une audace désespérée, que vous n’osiez prétendre que cette femme et moi ne sommes qu’une seule et même personne.
 
À ces mots, Mary demeura confondue de stupeur et {{Mme|Travis}}, stupéfaite, crut que Florence perdait la raison.
 
Randolph Allen, démonté par cette assurance, hésitait à poursuivre.
 
Seul Silas Farwell gardait son sang-froid. Regardant Florence en face, il lui demanda, sur un ton tranchant :
 
— Pourriez-vous alors, mademoiselle, m’expliquer pourquoi un vol a été commis dans mon cabinet pendant que vous vous y trouviez, vous seule, à l’exclusion de toute autre personne ?
 
Florence, arrivée au paroxysme de la tension nerveuse, voulut répondre, ordonner à Farwell de sortir de chez elle, mais une contraction nerveuse lui serra la gorge et, oubliant toute prudence, bien qu’elle sentit monter en elle la terrible influence héréditaire, elle étendit la main droite pour montrer la porte à l’industriel.
 
Tous les regards étaient fixés sur elle.
 
Un cri partit à la fois de la poitrine des quatre assistants :
 
— Le Cercle Rouge !
 
La marque fatale sur la main blanche de Florence Travis inscrivait en son anneau écarlate, la preuve éclatante, la preuve flagrante, la preuve indéniable de sa culpabilité.
 
Il y eut un instant de stupeur. Personne ne bougea. Plus un seul mot ne fut prononcé, chacun des assistants semblant interdit, sans force pour exécuter l’acte qu’il aurait dû accomplir. On ne voulait pas croire. On doutait, malgré l’évidence. Le Cercle Rouge sur la main de Florence Travis ! Elle-même, en cette minute épouvantablement tragique, paraissait indécise et confondue, comme si rien ne l’avait préparée à l’effroyable vision.
 
Pourtant, le Cercle Rouge était là ! Sous les yeux de tous il posait son énigme insoluble. Cercle maudit… marque affreuse surgie des ténèbres de l’instinct, transmise d’âge en âge, de bandit à bandit, et venant à travers une suite exécrable de gueux, de forbans, de criminels et de fous, qui roulaient au cours des siècles comme les anneaux d’une chaîne do misère et de honte, venant, ironie monstrueuse, iniquité détes-
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table, souiller la main de cette vierge, pure entre les plus pures !
 
L’hésitation de tous devant un tel spectacle eût persisté quelques secondes de plus que, peut-être, Florence, s’affermissant dans un nouveau dessein, eût pris la résolution intrépide de tenir tête à l’orage et d’accepter toutes les conséquences d’un aveu public. Elle y pensait. Elle s’habituait à cette idée qui convenait à sa vaillance et à la noblesse de son âme.
 
Mais Randolph Allen fit un geste. Il avança d’un pas. Menace intolérable ! Avant même qu’elle eût le temps de réfléchir, les forces mauvaises du passé la contraignirent une fois de plus à l’aventure. L’instinct de la lutte, le sentiment atavique de la révolte jaillirent une fois de plus en elle, suscitant un brusque sursaut d’énergie indomptable, et elle s’enfuit soudain, elle s’enfuit éperdument vers la maison.
 
Mary, la première, s’élança à sa suite et la rattrapa à la porte du vestibule, pendant que Silas Farwell et Randolph Allen, qui accouraient aussi, n’étaient encore qu’à une certaine distance. Quant à {{Mme|Travis}}, éperdue, affolée, elle était restée sur place.
 
Florence pénétra dans la maison dont Mary referma la porte, et les deux femmes, toujours courant, arrivèrent à l’appartement de la jeune fille.
 
Florence s’y enferma, tandis que la fidèle gouvernante restait dans le corridor, résolue à empêcher qui que ce fût d’approcher de l’enfant qu’elle avait élevée, qu’elle chérissait par-dessus tout.
 
Florence, très aimée de tout son entourage avait suscité un autre dévouement.
 
Yama, le domestique japonais, accouru au bruit des voix, s’était rendu compte obscurément que sa maîtresse était menacée par un danger quelconque.
 
Et ce fut lui que trouva, en travers de la porte d’entrée, le chef de police. Le courageux Yama, les bras étendus, voulut l’empêcher de pénétrer dans la maison. Le policier le saisit au collet, mais Yama qui, comme tous ses concitoyens, avait quelque pratique du jiu-jitsu, réussit à tenir en échec un certain temps le robuste Randolph Allen. Néanmoins, la lutte, dont l’issue n’était pas douteuse, ne dura guère. Yama, enlevé du sol par la poigne vigoureuse du chef de police, fut jeté par lui au milieu d’un massif de rhododendrons qui ornait la pelouse et où il s’abattit sans se faire aucun mal.
 
Randolph Allen entra dans Blanc-Castel.
 
Il allait s’engager dans l’escalier quand, sur les premières marches, il fut arrêté par Mary qui, farouche, prête à tout pour sauver la jeune fille, s’était emparée d’un lourd tabouret qu’elle brandissait au-dessus de sa tête.
 
Parlementer n’était pas de saison. Randolph Allen se ramassa sur lui-même et s’élança dans l’escalier. Mary, de toutes ses forces, lança le tabouret qu’il arrêta à la volée. Et comme la gouvernante voulait lui barrer le passage, il la saisit par la taille, la déposa au bas des marches et remonta l’escalier.
 
Mais une fois dans le corridor du premier étage, il fut pris d’une hésitation. Il avait en face de lui plusieurs portes. Laquelle devait-il choisir ?
 
Comme il restait ainsi, perplexe, Mary, qui était remontée, passa devant lui, rapide comme un éclair, et pénétra dans la chambre dont elle referma précipitamment la porte, qu’elle barricada en y adossant un énorme fauteuil dans lequel elle s’assit les pieds arc-boutés contre un meuble.
 
Elle offrait ainsi une résistance sérieuse à l’assaillant.
 
Le chef de police faisait des efforts considérables pour renverser cet obstacle, mais il ne put y parvenir.
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Pendant que se passaient ces événements, Florence, dans sa chambre, se demandait, tremblante et éperdue, comment elle pourrait échapper à ceux qui la poursuivaient.
 
Elle regarda sa main. Le Cercle Rouge y imprimait toujours son anneau écarlate.
 
Elle sentait que, cette fois, toute son énergie l’abandonnait, et, une seconde encore, elle eut le désir d’aller d’elle-même se livrer, mais soudain ses yeux tombèrent sur la fenêtre. Comment n’y avait-elle pas déjà songé ? C’était la seule issue. C’était son dernier espoir de salut. La fenêtre donnait sur un autre côté du jardin, et par là, sans doute, elle pourrait fuir.
 
Grimpant sur le rebord de la fenêtre, Florence s’engagea sur l’échelle fleurie conduisant au jardin.
 
Si elle réussissait, si personne ne l’arrêtait dans sa fuite, elle pouvait atteindre l’écurie et sauter sur son cheval. Ensuite elle verrait…
 
Pour le moment, elle n’avait qu’un désir, aigu, affolé, presque inconscient et instinctif : fuir… fuir ces hommes qui voulaient s’emparer d’elle.
 
Elle avait compté sans Silas Farwell.
 
Celui-ci, après avoir vu Allen disparaître dans la maison, à la suite de la fugitive, avait, avec sang-froid, examiné rapidement la situation.
 
— À quoi bon, se dit-il, m’engager dans la maison à la suite de Randolph Allen ? Il n’a pas besoin de moi pour arrêter une jeune fille. Non, ce que j’ai de mieux à faire, c’est de rechercher s’il n’existe pas une seconde issue qui pourrait permettre à la fugitive de nous échapper.
 
Mettant en pratique ce raisonnement logique, il fit le tour de la maison et, ayant découvert une porte de service, il s’y plaça en faction, l’oreille aux aguets, pour entendre ce qui se passait à l’intérieur.
 
- Elle est encore dans la maison, murmura-t-il en percevant les bruits de la lutte. Cette fois-ci, nous la tenons.
 
Un bruit léger de branches froissées lui fit tourner la tête.
 
Il resta immobile, retenant son haleine, devant le spectacle inattendu qui s’offrait à lui.
 
Par l’échelle fleurie, Florence Travis descendait.
 
Elle descendait légère et furtive, avec mille précautions et regardant partout autour d’elle, partout, sauf au pied de l’échelle.
 
Quand elle atteignit le dernier échelon, elle sauta légèrement à terre.
 
Hélas ! un piège l’attendait, qui se referma sur elle. Ce piège, c’était les deux bras tendus de Silas Farwell, qui la saisirent solidement.
 
Folle de peur et de rage, Florence, désespérément, se débattit, tentant de rompre l’étreinte qui la maintenait captive. Mais Silas Farwell, bien qu’elle le frappât de toutes ses forces, ne lâcha pas prise.
 
— Je vous en prie, mademoiselle, dit-il avec calme, ne m’obligez pas à être brutal. C’est en vain que vous chercheriez à voua dégager. Je vous tiens. Vous ne m’échapperez pas.
 
De la fenêtre, une voix appela.
 
C’était Randolph Allen. Ayant redoublé ses efforts, il était parvenu à forcer la porte de la chambre, malgré l’obstacle qui lui était opposé. D’un dernier coup d’épaule, il avait renversé le fauteuil et, bousculant Mary, s’était jeté dans la pièce.
 
La pièce était vide.
 
En quelques pas il fut à la fenêtre et, penché sur la barre d’appui, il put apercevoir Silas Farwell, tenant solidement sa proie.
 
— Ne la lâchez pas ! s’écria-t-il. Je descends.
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Suivi de Mary, qui sanglotait, il descendit l’escalier quatre à quatre, et se trouva en face de {{Mme|Travis}} qui, muette et pâle, regardait, sans paraître le voir, Yama sortant encore tout étourdi du massif de rhododendrons.
 
C’est à ce moment que parut Max Lamar qui, on le sait, accourait à Blanc-Castel, avec l’intuition vague de ce qui s’y passait.
 
- Je suis ravi de votre présence, mon cher ami, lui dit Randolph Allen. Je crois que nous touchons au but de nos efforts. Vous me rendrez cette justice que, cette fois, je ne suis pas resté inactif.
 
— Expliquez-vous, dit Max Lamar, qui tremblait comme dans un accès de fièvre.
 
- Suivez-moi et vous aurez, ''de visu'', toutes les explications désirables.
 
Les deux hommes, rapidement, firent le tour de la maison. {{Mme|Travis}} et Mary les accompagnèrent. Yama resta devant le perron, se frictionnant et s’époussetant.
 
Derrière la maison, la scène n’avait pas changé.
 
Silas Farwell maintenait toujours solidement Florence qui, prête à s’évanouir, ne se débattait plus.
 
Cette vue mit Max Lamar hors de lui. Il eut toutes les peines du monde à ne pas se jeter sur l’industriel.
 
- Pourquoi vous êtes-vous permis d’appréhender {{Mlle|Travis}} ? demanda-t-il en s’approchant d’un air menaçant.
 
Randolph Allen, intervenant, se plaça entre les deux hommes et fit signe à Farwell de lâcher prise.
 
Ce dernier n’obéit qu’à regret.
 
Le chef de police, prenant alors doucement par le poignet Florence défaillante, la plaça au centre du groupe formé par les assistants.
 
— Regardez, dit-il à Max Lamar.
 
Sur la main de la jeune fille, le cercle maudit traçait encore son rouge anneau, pâlissant, mais distinct, preuve irréfutable…
 
Max Lamar devint très pâle. Un instant, il faillit révéler son secret et dire :
 
— Je le savais…
 
Mais il garda le silence.
 
Mary, folle de douleur, se tordait les mains.
 
Tout à coup, {{Mme|Travis}}, d’une démarche automatique, s’avança, blanche comme une morte.
 
Elle fixa sur Florence des yeux hagards. De sa bouche, qui s’ouvrait convulsivement, aucune parole ne put sortir.
 
ÀA cette vue, la jeune fille, terrifiée, tendit ses bras vers sa mère dans un mouvement de supplication poignante, désespérée, comme une enfant que la douleur affole et qui demande secours.
 
Mais sur la main de Florence, encore, toujours, {{Mme|Travis}} vit le Cercle Rouge.
 
Elle repoussa d’un geste d’horreur inexprimable la suppliante. Et les paroles, enfin, jaillirent de ses lèvres :
 
— Vous, ma fille, vous, la voleuse au Cercle Rouge. Non, non, vous n’êtes pas
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/222]]==
<section begin="s1"/>ma fille… Je le sais, je le sens, j’en suis sûre. Jamais ma fille n’eût commis cela !
 
— Maman !
 
— Ne me donnez plus ce nom… Vous n’êtes pas ma fille… J’en suis sûre, maintenant… Je sais qui fut votre père… Je vous ai entendu parler de ces affreuses choses avec Mary… Je n’y avais pas pris garde… Je n’avais pas compris… .Comment aurais-je pu comprendre ?… vous étiez ma fille, vous étiez tout au monde pour moi !…
 
Mais je sais que vous avez usurpé auprès de moi une place qui n’était pas la vôtre. Je sais que, volontairement, sciemment, vous m’avez trompée !…
 
— Ayez pitié de moi, gémit Florence.
 
- Jamais ! jamais !… Je ne vous connais plus.
 
Et, lentement, inflexiblement, la vieille dame, d’un pas raide et mécanique, se retira vers le fond du jardin, appuyée sur Yama, qui s’était approché.
 
Florence, la tête baissée, semblait à présent résignée. Ses beaux yeux même, devenus ternes, n’avaient pas de larmes.
 
- Flossie, ma chérie, mon enfant bien aimée, murmura la fidèle Mary en lui prenant la main.
 
Mais le chef de police, à ce moment, se tourna vers Max Lamar, lui frappa sur l’épaule, et, désignant Florence Travis :
 
— Docteur Lamar, c’est à vous que revient l’honneur d’arrêter la dame au Cercle Rouge. Vous pourrez, mieux que nous, lui adoucir l’épreuve, ajouta-t-il tout bas, emporté par la pitié que, malgré son indifférence professionnelle, il éprouvait pour la jeune fille.
 
Max Lamar se sentait près de devenir fou, mais il n’eut pas un mouvement de révolte.
 
Doucement, très doucement, il prit Florence par le bras, et, celle-ci, tressaillant à peine, passivement le suivit.
 
Mary, secouée par les larmes, supplia Randolph Allen.
 
- Laissez-moi partir avec elle !
 
Le chef de la police acquiesça de la tête et tous deux suivirent Florence et Max Lamar. Silas Farwell fermait la marche.
 
Dans l’automobile qui les attendait à la porte et qu’avait commandée Randolph, en prévision de l’événement, les deux femmes, nu-tête, prirent place en face des deux hommes. Silas Farwell s’assit à côté du chauffeur.
 
Et tandis que la voiture démarrait, on entendit, venant du jardin, un bruit monotone, spasmodique, déchirant.
 
C’était {{Mme|Travis}} qui sanglotait, accablée de chagrin et maintenant solitaire…
 
 
<section end="s1"/>
<section begin="s2"/><nowiki />
 
 
{{t4|{{sc|Volonté et destinée}}|XXXVI}}
 
 
 
Quelques jours après les dramatiques événements qui avaient abouti à la découverte du mystère du Cercle Rouge, dans un modeste logement, au troisième étage d’une maison simple et tranquille, deux femmes s’entretenaient tristement.
 
C’étaient Florence et sa gouvernante Mary.
 
Grâce à la protection de Max Lamar, la jeune fille avait obtenu la mise en liberté provisoire, sous caution.
 
La chose ne s’était pas faite sans difficultés.
 
Silas Farwell qui avait porté plainte contre {{Mlle|Travis}}, était implacable et accumulait démarches sur démarches pour s’opposer à cette faveur. Max Lamar avait vaincu tous les obstacles. L’amitié de Randolph Allen lui fut précieuse en cette circonstance. Le chef de police n’avait, on le sait, que fort peu d’estime pour Silas Farwell. D’autre part, il ressentait une sincère affection pour Max Lamar, et ne pouvait se défendre d’éprouver pour Florence une profonde pitié. Son action toute puissante leva les dernières difficultés.
 
Florence Travis se vit donc épargner la honte, d’être enfermée avec des prison-<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/223]]==
nières de droit commun. Elle recouvra sa liberté le soir même de son arrestation.
 
Mais où aller ? {{Mme|Travis}} l’avait chassée de sa demeure et de son cœur. Florence n’éprouvait pas pour la vieille dame le moindre ressentiment. Elle comprenait trop son chagrin, son horreur, sa détresse, et l’effroyable amertume de voir sa vie brisée. Avec le temps, peut-être, l’oubli viendrait panser un peu sa plaie. Mais, de toutes façons, Florence fût morte plutôt que de venir demander sa place au foyer dont on l’avait bannie.
 
La fidèle Mary, qui n’avait pas quitté la jeune fille, se dépensa sans compter pour trouver à cette situation une solution provisoire. Elle découvrit dans un quartier retiré un appartement meublé très modeste qu’elle loua sur-le-champ. Les deux femmes s’y installèrent.
 
— Pour le reste, ne vous occupez de rien, ma chérie, dit la fidèle gouvernante. Vous êtes toujours mon enfant et, moi, je ne vous abandonnerai jamais, vous le savez.
 
— Oh ! tu es bonne, Mary, tu es bonne… Sans toi, que deviendrais-je ? Il ne me reste plus que toi sur terre…
 
— Mais, que dites-vous, Flossie ? Oubliez-vous tous ceux pour qui vous avez risqué votre réputation et votre liberté, tous ceux pour lesquels vous souffrez tout ce que vous souffrez maintenant ? Il n’y a pas, au monde, que des ingrats et des égoïstes, soyez-en sûre, mon enfant. Quelque chose me dit que ceux qui reçurent de vous tant de bienfaits sauront vous témoigner leur reconnaissance. Tenez, croyez-vous que l’avocat Gordon, par exemple, oubliera que vous lui avez sauvé l’honneur et la vie ?
 
— Peut-être, en effet…
 
- Et, sans même parler d’eux tous, n’avez-vous pas le meilleur des amis ?
 
— Max Lamar ?… Oh ! celui-là, oui. Vraiment, j’étais ingrate. Que n’a-t-il pas fait pour moi ? Il s’est presque compromis pour me défendre. Tout le monde sait qu’il avait fait de moi sa collaboratrice. De là à le soupçonner de complicité, il n’y a qu’un pas que franchiront tôt ou tard tous les envieux qui ne peuvent lui pardonner son mérite… Oui, je sais tout ce qu’il est pour moi. Mais…
 
— …Mais quoi encore ? demanda Mary.
 
- Mais il est une chose contre laquelle sa science et son amitié demeureront impuissantes. Tu me comprends, Mary ?… Même si je suis sauvée de l’opprobre d’une condamnation, à quoi me servira ma liberté ? Ma liberté sans lui, sans lui que j’aime ?…
 
Mary se rapprocha de Florence.
 
— Mon enfant, ne parlez pas ainsi… Le docteur Lamar vous a demandé votre main. À ce moment, il connaissait votre secret. Il vous savait coupable. Pourquoi voulez-vous que ses sentiments aient changé ? Au contraire, plus il vous saura malheureuse, plus il aura le désir de vous protéger. Et, tôt ou tard, vous épouserez le docteur Lamar…
 
- L’épouser ? Non, jamais, jamais, entends-tu bien ? J’aimerais mieux mourir. Voyons, ma pauvre Mary, ton affection pour moi te rend complètement aveugle. Réfléchis seulement une minute. Tu voudrais que je devinsse la femme du docteur Max Lamar en continuant à porter le poids de l’hérédité terrible qui me courbe sous une loi fatale et qui me marque comme on marquait les forçats ? Tu voudrais que j’apportasse en dot à cet homme, juste, honorable et généreux, les risques terribles de rechutes perpétuelles ? Qui te dit que demain, sous l’influence inéluctable du Cercle Rouge, je ne retomberai pas dans mes fautes passées ?… Je dis « mes fautes », pour parler comme tous… disons plutôt « mes aventures… » Pourrai-je me retenir sur la pente où je serai invinciblement entraînée ?
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/224]]==
<nowiki />
 
— Il faut l’espérer, ma chère Florence. Il faut en être sûre, dit la gouvernante. Si vous m’aviez écoutée, vous n’eussiez pas accompli ces actes.
 
— C’est vrai… mais je ne pouvais pas t’écouter. Une force me poussait plus puissante que ma volonté. Mais tu reconnaîtras que je n’en ai jamais mal usé, que je m’en suis servi toujours pour le bien.
 
— C’est précisément cela que le docteur Lamar a compris. C’est parce qu’il a deviné que le fond de votre nature était la bonté, la générosité, l’enthousiasme, qu’il n’a pas hésité à vous offrir son nom, sachant ce que vous aviez fait. Quand, vous serez, sa compagne, vous l’écouterez. Il triomphera de la malédiction qui vous accable.
 
— Hélas ! je ne puis le croire… Non, ma pauvre Mary, c’est un rêve auquel je dois renoncer et qu’il serait charitable à toi de ne pas encourager. La fille de Jim Barden ne peut pas être la femme de Max Lamar. Comprends-tu bien ce que cela veut dire : la fille de Jim Barden ?… De même.que mon père m’a transmis cet affreux héritage, de même je le transmettrai à mes enfants, qui seront les siens, les nôtres… Non, non, cette pensée me paraît monstrueuse, et je ne veux plus l’éveiller. Le Cercle Rouge doit mourir avec moi…
 
— Mais qui vous dit que cette influence doive être éternelle ? reprit Mary avec ténacité. Vous ne lui avez été soumise que très tard, en somme… Qui sait si votre volonté n’a pas temporairement été faussée, affaiblie par moments, surexcitée à d’autres ? Et ne pourrait-on pas, dans ce cas, la guérir ? Le jour où, redevenue normale, elle ne serait plus sujette à ces à-coups irréguliers qui la détraquent, peut-être l’influence du Cercle Rouge disparaîtrait-elle à jamais… Je ne suis qu’une pauvre femme ignorante… Mais j’ai tant réfléchi sur votre cas !… Vous êtes une malade, une malade qu’on peut, qu’on doit guérir. Voilà.
 
Florence avait écouté les dernières paroles de Mary avec grande attention.
 
— Peut-être as-tu raison, murmura-telle enfin… Ma chère Mary, quelle amie tu es !… Quelle consolation dans ma détresse que de me sentir enveloppée par toute ton affection ! Oui, tu as sans doute raison. Oui, j’exercerai ma volonté à combattre le mal qui est en moi. Oh ! j’y ai maintes fois songé. Mais, malgré tout, je suis la moins forte. Ah ! si une influence extérieure m’était venue en aide, avait renforcé cette volonté qui s’égare et fléchit, peut-être eussé-je triomphé…
 
Mary sourit sans mot dire. À part soi, elle pensait :
 
« Je le connais, celui qui sera le grand guérisseur. Son œuvre se réalisera. »
 
Par la fenêtre, Florence laissait ses regards errer vers le ciel gris où couraient des nuages aux formes changeantes, qui, tour à tour, se précipitaient en groupes harmonieux ou se disloquaient sous le souffle de bourrasques.
 
— Voilà l’image de ma vie, se dit Florence. Des oppositions brusques, des contrastes… et une force extérieure et aveugle qui m’entraîne vers une destinée inconnue… Mary, laisse-moi seule quelques instants. J’ai besoin de repos et de réflexion.
 
La gouvernante se retira.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/225]]==
<nowiki />
 
Une fois seule dans sa chambre, la jeune fille donna libre cours à ses pensées. Tant d’impressions et de sensations s’agitaient en elle depuis quelques jours qu’elle éprouvait le besoin de mettre un peu d’ordre dans ses idées bouleversées. Et puis, ne devait-on pas songer à l’avenir ?
 
Quoi qu’elle en eût dit, toute énergie n’était pas morte en elle. Il lui faudrait, d’ailleurs, en avoir au jour prochain du procès retentissant dont tous les journaux parlaient déjà. Elle aurait à subir des interrogatoires et des confrontations. Il fallait qu’elle fît le choix d’un avocat. Tout cela demandait de la décision, du courage et de la présence d’esprit. Elle comptait beaucoup sur la protection occulte de Max Lamar. Elle était sûre qu’il ne l’abandonnerait pas…
 
Tandis qu’elle se livrait à ses pensées, la fatigue qui, peu à peu, s’appesantissait sur elle, engourdit sa volonté. La tête renversée sur le dossier de son fauteuil ; elle s’assoupit.
 
Alors la préoccupation obsédante qui ne lui laissait pas une seconde de répit dans la veille se poursuivit dominatrice pendant le demi-sommeil où la jeune fille avait glissé.
 
Et Florence eut un rêve étrange.
 
Son père, Jim Barden, lui apparut, avec la même intensité que s’il eût été vivant.
 
Il s’approcha et se courba vers la main de sa fille, posée sur le bras du fauteuil.
 
Sur cette main, le Cercle Rouge s’inscrivit, puis s’effaça.
 
L’ombre de Jim Barden alors se redressa. La jeune fille vit remuer ses lèvres et, sans entendre le son de ses paroles, elle en comprit le sens :
 
— Ma fille, puisque ta pensée depuis quelques jours s’est tournée vers moi, je veux à mon tour venir à toi. Je souffre de te sentir malheureuse par ma faute et je ne connaîtrai pas de repos tant que tu seras marquée de cet affreux stigmate du Cercle Rouge. Mais tu possèdes en toi-même le pouvoir de te guérir à jamais. Il te suffit de vouloir. Jadis, quelquefois, j’ai réussi moi-même à lutter contre l’influence maudite. Si je n’y suis pas toujours parvenu, c’est que j’étais un être farouche, malheureux et violent. Toi, ma fille, qui as eu le bonheur de recevoir cette éducation qui me manquait, de vivre dans la joie et la paix, tu dois triompher, et ce sera par l’action de ta volonté, de ta volonté qui, seule, saura vaincre la destinée mauvaise…
 
L’apparition s’évanouit progressivement.
 
Oppressée, brûlante de fièvre, Florence Travis se dressa, et, poussant un grand cri, tomba à terre sans connaissance.
 
À ce cri, deux personnes accoururent : Mary et Max Lamar. Ce dernier, venu pour voir Florence, causait avec la gouvernante, dans le petit salon, en attendant que la jeune fille se réveillât et le reçût.
 
Quand il aperçut Florence étendue sur le plancher, il s’empressa de la relever dans ses bras robustes. Il y parvint facilement, le corps de Florence se trouvant dans un état de raideur presque cataleptique. Il la maintint debout, priant Mary de la soutenir aux épaules.
 
D’un coup d’œil, le docteur avait compris quel parti il pouvait tirer de l’état d’hypnose où se trouvait la jeune fille.
 
Prenant la main de Florence, et concentrant sur elle toutes les forces de sa volonté, il lui dit à voix haute :
 
— Je veux que passe en vous toute l’énergie qui est en moi, afin que vous puissiez lutter contre la fatalité qui vous étreint et que vous en triomphiez à jamais.
 
Florence eut un tressaillement de tout son être et peu à peu ses membres s’assouplirent.
 
Alors, il lui dit tout bas :
 
- Je t’aime, Florence. Prends toute la force dans mon amour et dans ton amour. L’amour est la grande puissance. Avec l’amour, rien n’est impossible. Avec l’amour, tu redeviendras maîtresse de ta destinée. Aie confiance. Tu seras victorieuse.
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/226]]==
<section begin="s1"/><nowiki />
 
Et il ajouta, en lui soufflant sur les paupières :
 
— Maintenant, éveille-toi, ma chérie. Éveille-toi de ton long cauchemar. C’est ta vraie vie qui commence, ta vie de bonheur et de sécurité.
 
Florence ouvrit les yeux, regarda Max Lamar, lui sourit, puis, vaincue par la fatigue, elle referma les yeux presque aussitôt, mais, cette fois, sous l’influence d’un sommeil naturel et réparateur.
 
— Couchez-la, dit le docteur Lamar à Mary. Veillez bien sur elle. Je reviendrai avant ce soir.
 
 
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<section begin="s2"/><nowiki />
 
 
{{t4|{{sc|Gordon a son heure}}|XXXVII}}
 
 
 
L’avocat Gordon avait repris son ancienne existence, sans toutefois se livrer à ses occupations professionnelles.
 
Le barreau de la ville, malgré l’intervention de ses membres les plus influents, n’avait pu l’admettre de nouveau. Il aurait fallu que Gordon apportât des preuves, de sa non-culpabilité. Une plainte avait été déposée contre lui. Il devait se justifier.
 
Malgré cela, tous ses confrères, individuellement, lui avaient rendu leur estime. Son passé avait été irréprochable jusqu’au jour de cette malheureuse affaire de la Coopérative Farwell, et tous ceux à qui Gordon était sympathique espéraient secrètement qu’un fait nouveau lui rendrait l’honneur en confondant celui qui l’accusait.
 
Silas Farwell, en effet, était cordialement détesté et peu de gens ajoutaient foi à cette histoire de l’argent reçu par l’avocat.
 
En attendant sa réhabilitation définitive, Gordon avait été accueilli de nouveau au club dont il était autrefois le familier et dont faisaient partie Lamar, Randolph Allen et Silas Farwell. Ce dernier s’était abstenu d’y venir depuis quelque temps, prétextant des occupations absorbantes, mais craignant en réalité d’y retrouver Gordon, lequel lui inspirait une juste terreur, où le remords n’entrait pour rien, car Farwell ignorait ce sentiment.
 
L’avocat apprit par les journaux du soir l’arrestation de Florence Travis.
 
Comme il lisait, tranquillement assis dans un fauteuil, au club, le ''Boston Evening'', ses regards furent frappés par une manchette en capitales grasses. Il lut ceci :
 
{{c|''L’identité de la dame au Cercle Rouge vient d’être révélée !''}}
 
{{c|''Arrestation de miss Florence Travis''}}
 
''Une nouvelle sensationnelle nous parvient. La mystérieuse dame au Cercle Rouge vient enfin d’être arrêtée. C’est une jeune fille du monde, appartenant à la plus haute société : miss Florence Travis…''
 
Cette lecture frappa Gordon d’un choc en plein cœur. Il dut relire pour s’assurer qu’il n’était pas victime d’une hallucination.
 
— C’est stupéfiant, murmura-t-il. Florence Travis… La dame au Cercle Rouge…
 
Il poursuivit la lecture de l’article et connut tous les détails de l’arrestation.
 
Il resta perplexe. Il lui était impossible d’admettre que Florence Travis fût une criminelle. La reconnaissance qu’il lui avait vouée était si grande que rien au monde n’aurait pu l’en persuader.
 
— Elle m’a sauvé la vie à Surfton, sa dit-il. Elle m’a sauvé l’honneur en même temps qu’elle risquait sa propre sécurité. Comment concilier ces actions courageuses et désintéressées avec l’hypothèse de faux et de vols commis par cette jeune fille ?<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/227]]==
<nowiki />
 
Gordon, tout animé par l’étrangeté du problème, discutait avec lui-même à demi-voix :
 
— Car enfin, si Florence Travis est vraiment l’auteur de tous les actes dont on l’accuse, je me demande dans quel but elle aurait agi. Par intérêt ? Jamais ! Elle est trop riche. Par perversité ? Il ne faut pas la connaître pour penser ainsi. D’ailleurs, tous ses actes ont eu des résultats justes et utiles. C’est à n’y rien comprendre.
 
Pendant qu’il réfléchissait avec une attention profonde, et que les pensées les plus contradictoires traversaient son cerveau, un homme entra, portant un journal qu’il lisait avec la plus grande attention.
 
C’était un multi-millionnaire bien connu, nommé Philéas Ponsow. Très intelligent, très actif et très avisé, il avait autrefois été l’employé du père Farwell, qui l’avait apprécié selon ses mérites et lui avait prêté les fonds nécessaires à l’installation d’une grosse affaire de pêcheries. Grâce à mon travail, à sa rondeur, à sa connaissance de la question dont il s’occupait, il avait acquis une fortune considérable. On le surnommait le roi du Hareng, car il était ,véritablement le maître du marché.
 
Ayant aperçu Gordon, qu’il tenait en grande estime et à la culpabilité de qui il n’avait jamais cru, il lui tendit cordialement la main.
 
— Eh bien, mon cher ami, dit Ponsow, vous connaissez la nouvelle ? L’arrestation de miss Florence Travis. Voilà qui est sensationnel. Si sensationnel que je n’y comprends rien. Et ce que je me demande aussi c’est ce que Silas Farwell vient faire dans cette histoire. Il a assisté et coopéré à l’arrestation de miss Travis. De quoi se mêle-t-il ?
 
— Il s’est mêlé souvent de bien des choses dans lesquelles il n’aurait pas dû intervenir, dit Gordon en hochant la tête.
 
- Je sais, mon cher ami. Nous connaissons tous votre histoire.
 
— Non, monsieur Ponsow, vous ne la connaissez pas tout entière, et, sachant votre sympathie pour moi, je vais vous en faire la confidence complète, certain que mon secret sera bien gardé. Vous apprendrez ainsi comment il se fait que Silas Farwell ait pris une part active à l’affaire du Cercle Rouge et comment je m’y trouve moi-même indirectement mêlé.
 
Gordon fit alors à Philéas Ponsow le récit qu’il avait déjà fait à Florence Travis.
 
- Ah ! la canaille ! s’écria Ponsow. D’ailleurs, rien ne m’étonne de Silas Farwell.
 
Gordon poursuivit :
 
- Ce n’est pas tout. Le reçu, le fameux reçu que Silas Farwell m’avait extorqué, lui a été repris avec autant de courage que d’adresse. Devinez par qui ? Par Florence Travis elle-même qui me l’a rendu.
 
— Vous l’avez fait disparaître ?
 
— Je l’ai brûle, et j’en ai dispersé les cendres au vent. C’est de la sorte que je vais me trouver mêlé de près à cette cause célèbre. Mais ce n’est pas comme témoin que je voudrais paraître à ce procès. C’est comme avocat. Je voudrais, à mon tour,
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/228]]==
prendre la défense de {{Mlle|Travis}}… Hélas ! cette joie me sera probablement refusée. Vous savez que, par l’application d’un règlement sévère, mais formel, j’ai été rayé du barreau, et que je ne pourrai en faire de nouveau partie que si je peux me laver de l’accusation que Silas Farwell a portée contre moi.
 
— Et qui vous en empêche ?
 
- Mais, je n’ai aucun moyen…
 
- Et si je vous les fournis, moi, ces moyens ?
 
- Vous ? Comment cela ?
 
- Écoutez-moi une minute. Je vais vous prouver mon amitié. Je ne devrais peut-être pas m’occuper de cette affaire. Mais, en somme, il s’agit de confondre un bandit, au profit d’un honnête homme.
 
- Je vous écoute, dit Gordon, très ému.
 
— Avant d’acquérir la situation que je possède, avant d’être, comme on dit, le roi du Hareng, je n’étais qu’un employé de la maison Farwell, vous le savez. J’ai connu John et Silas lorsqu’ils étaient tout jeunes. Silas détestait son frère, qui était travailleur, loyal et bon. John avait percé à jour le caractère faux et cupide de Silas, et maintes fois il lui adressa les plus vifs reproches.
 
» Silas n’osait trop ouvertement manifester sa rancune, mais, chaque jour, il détestait davantage son frère. Le père Farwell, qui connaissait les qualités de son fils aîné, avait en lui la plus entière confiance, tandis qu’il tenait systématiquement Silas éloigné des affaires.
 
» Ce dernier en conçut un amer ressentiment. Fut-il poussé par ce sentiment à concevoir un crime, je ne l’affirme pas. Mais voici ce que je sais :
 
» Un jour que les deux frères, après le déjeuner, prenaient le café dans le parc attenant à l’usine, Silas Farwell profita d’une courte absence de son frère aîné pour verser dans le verre de ce dernier le contenu d’une petite bouteille verte.
 
» Je passais justement dans une allée voisine et je surpris ce geste. À tout hasard, je m’approchai, je pris la tasse et, tout en regardant fixement Silas Farwell, je répandis sur le sol le café qu’elle contenait.
 
» — Qu’est-ce que vous faites donc ? me demanda-t-il. Vous jetez le café de John, dans lequel je viens de verser des gouttes qu’on lui ordonne pour les crampes d’estomac ! »
 
» Était-ce de l’impudence ou de l’innocence ? Sur le moment, je penchai vers cette seconde hypothèse. Depuis, j’ai eu des doutes, les plus graves, mais maintenant encore aucune certitude ne me permet de formuler une accusation précise. C’est un crime si effroyable qu’il paraît impossible.
 
» Vous savez que dix ans plus tard, après la mort du père Farwell, John, à son tour, mourut mystérieusement. Les médecins parlèrent d’apoplexie séreuse, mais les circonstances du décès étaient assez étranges pour qu’on fît un semblant d’enquête. On constata qu’une petite fiole verte avait disparu d’une pharmacie portative. Mais on n’attacha guère d’importance à ce détail et l’enquête fut bientôt abandonnée. Je ne peux, je vous le répète, tirer aucune conclusion précise des faits que je viens de vous raconter… Cependant, je vous donne un conseil : Quand vous verrez Silas Farwell, demandez-lui donc ce qu’est devenue la bouteille verte.
 
Gordon se leva et serra la main de Ponsow.
 
— Merci. Vous me donnez là peut-être les moyens de me justifier par un aveu arraché à Silas. Je pourrai donc défendre ma bienfaitrice, la faire sortir de prison.
 
— Mais elle n’y est pas… Vous n’avez pas lu la dernière édition du ''Boston Evening'' ?
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/229]]==
<nowiki />
 
Et Ponsow tendit son journal à Gordon, qui lut :
 
''Dernière heure. — Nous apprenons que miss Travis, peu après son arrestation, a été mise en liberté provisoire et s’est retirée dans un petit appartement meublé avec sa fidèle gouvernante.''
{{Astérisme|150%}}
Grâce à l’intervention audacieuse et généreuse de Florence Travis les ouvriers de la Coopérative Farwell avaient pu se partager enfin l’argent dont ils avaient été si longtemps frustrés.
 
Ils ne surent pas d’abord le nom de celle qui leur avait si mystérieusement rendu leur bien. Elle était pour eux la dame au Cercle Rouge et, sans chercher à en apprendre plus long sur elle, ils la considéraient comme leur bienfaitrice et lui avaient voué la plus sincère et la plus enthousiaste reconnaissance. Le mystère qui enveloppait toute l’aventure lui donnait à leurs yeux plus d’importance encore. Les braves gens se rappelaient avec émotion la gracieuse silhouette de cette écuyère qui avait traversé leur groupe tumultueux pour jeter parmi eux la précieuse enveloppe contenant l’argent qu’on leur avait volé. Elle leur parut l’image même de la justice providentielle.
 
Leur stupéfaction fut grande lorsqu’ils apprirent l’arrestation de Florence Travis. Ainsi, c’était une jeune fille du monde, que sa situation mettait, bien au-dessus d’eux, qui s’était dévouée de la sorte, qui avait, pour leur venir en aide, risqué d’encourir toute la rigueur de la loi ?… Son intervention prit à leurs yeux un caractère nouveau de générosité admirable et d’intrépide bonté.
 
Mais leurs sentiments se doublèrent d’une violente colère lorsqu’ils surent quel rôle avait joué dans l’arrestation de la jeune fille leur patron, Silas Farwell.
 
Ce dernier, depuis la restitution forcée des soixante-quinze mille dollars, n’avait cessé de témoigner à son personnel le plus vif ressentiment. Il faisait peser sur tous, et notamment sur les meneurs qui avaient voulu fomenter la grève, le poids d’une autorité despotique et injuste. En outre, pour compenser la perte qu’il avait faite, il avait déclaré à ses ouvriers (sous le prétexte de constituer une caisse de retraite) qu’il retiendrait les sommes dues au dernier trimestre. Cette prétention avait soulevé les plus vives protestations.
 
La situation entre les ouvriers et le patron était donc des plus tendues lorsque éclata publiquement ce qu’on appela l’affaire du Cercle Rouge.
 
Les braves gens de la Coopérative n’hésitèrent pas une minute à prendre parti pour Florence Travis contre Silas Farwell.
 
Comme ils l’avaient déjà fait, ils organisèrent, à l’heure de la rentrée aux ateliers, un meeting dans la rue.
 
— Mes chers camarades, leur dit Watson, Silas Farwell continue à employer vis-à-vis de nous les plus mauvais procédés, il redouble d’autorité. Vous savez qu’il refuse encore de nous répartir les sommes qui nous sont dues. Cette situation ne peut durer.
 
- En outre, vous avez appris que {{Mlle|Florence Travis}}, la généreuse et courageuse jeune fille qui nous a restitué les soixante-quinze mille dollars dont on nous frustrait, a été arrêtée, sur la plainte de Silas Farwell. Il a osé se charger lui-même du rôle d’argousin… Nous devons à {{Mlle|Travis}} une éternelle reconnaissance. Le moment est venu de payer notre dette. Je vous propose de faire, dans les rues de la ville, une manifestation imposante en sa faveur…
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/230]]==
<nowiki />
 
Une clameur d’approbation s’éleva de la foule des ouvriers :
 
- Vive Florence Travis ! À bas Silas Farwell !
 
Watson, brandissant son chapeau, s’écria :
 
— Eh bien, suivez-moi.
 
Il prit la tête de la colonne, et tous les manifestants se dirigèrent vers le centre de la ville.
 
Silas Farwell, qui se trouvait au bureau du chef de police, apprit cette explosion de mécontentement de ses ouvriers.
 
Il monta dans une auto et se dirigea à toute vitesse vers l’usine pour mettre à l’abri ses livres de caisse, ses papiers et son argent, et pour prendre des précautions contre le pillage qu’il redoutait.
 
Mais le hasard lui fut contraire. La voiture tomba précisément sur la colonne des manifestants qui s’avançait compacte et menaçante.
 
Les ouvriers l’ayant reconnu entourèrent l’automobile en proférant des imprécations auxquelles Farwell répondit par des injures.
 
Watson monta sur le marchepied et saisit Farwell à la gorge, tandis que le chauffeur était jeté à bas de son siège.
 
— Laissez-moi, criait Farwell, dont l’arrogance avait soudain fait place à la terreur. Lâchez-moi ! Que me voulez-vous ? De l’argent ? Soit. Mais laissez-moi libre, je vais en chercher.
 
— C’est maintenant, c’est tout de suite qu’il faut s’exécuter, dit Watson, qui le secouait sans pitié.
 
D’autres mains menaçantes s’abattirent sur Silas et le tirèrent de la voiture brutalement. Il se vit en danger. Dans un effort désespéré, il tenta de se dégager. Sa cravate resta entre les mains de Watson. Une manche de son veston fut arrachée, mais, repoussant ses agresseurs et profitant d’un passage libre, il prit la fuite à toutes jambes.
 
Derrière lui, ses ouvriers, dont la colère, longtemps contenue, éclatait enfin, se lancèrent, ainsi qu’une meute en chasse.
 
Farwell courait comme un homme qui a peur pour sa peau. Vers quel refuge ? Il l’ignorait. Il fuyait, voilà tout, ne songeant qu’à distancer ces hommes, dont, à force d’injustice, il s’était fait des ennemis acharnés.
 
Tout à coup, il vit, devant lui, se dresser l’immeuble que son club occupait. C’était le salut.
 
Tandis que des policemen, accourus en hâte, cherchaient à refouler les manifestants, grossis d’une foule de spectateurs, Silas Farwell gravit avec une rapidité folle le perron du club que les agents barrèrent aussitôt.
 
Sans s’arrêter, il monta dans les salons du club et, haletant, les yeux hagards, les vêtements déchirés, il s’abattit dans un fauteuil que lui approchèrent quelques membres du club, accourus pour voir ce qui se passait.
 
Tout ce vacarme était parvenu aux oreilles de l’avocat Gordon, qui, dans le petit salon, réfléchissait à sa situation et au meilleur moyen à prendre pour se dis-
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culper définitivement d’une façon éclatante.
 
Gordon, au tumulte de la rue, se leva et, gagnant le hall de réception, vit Silas Farwell qui, écroulé dans son fauteuil, défaillait d’épouvante et tressaillait nerveusement en entendant les rumeurs du dehors.
 
À la vue de celui qui avait provoqué tous ses malheurs et tenté de le déshonorer, Gordon devint fou de rage.
 
Écartant les membres du club qui entouraient le fauteuil, il se rua sur Silas Farwell, l’empoigna au collet et, avec une force dont il n’eût pas semblé capable, le souleva comme une plume et le maintint devant lui.
 
— Monsieur Farwell, lui dit-il d’une voix ferme, haute et distincte, vous allez, à l’instant même, reconnaître publiquement que l’accusation que vous avez portée contre moi était fausse et mensongère.
 
Et comme Farwell, espérant qu’on allait le dégager, ne répondait pas :
 
— Si vous hésitez une seconde encore, continua Gordon, d’une voix où vibraient la colère et la résolution, je vous traîne jusqu’à la rue pour vous livrer au juste ressentiment de ceux que vous exploitez sans pitié depuis des années. Entendez-vous leurs cris de fureur et de haine ?… Je puis encore les apaiser, et moi seul, qui fus leur conseil, suis capable de le faire. Reconnaissez que vous m’avez faussement accusé ! Reconnaissez que je suis innocent du vol abominable que vous m’avez imputé !
 
Farwell, malgré sa terreur, garda un sombre silence.
 
— Si vous ne faites pas l’aveu que je réclame de vous et qui n’est que la vérité pure et simple, vous le savez, continua Gordon. prenez garde que je ne réclame, pour que l’on connaisse votre caractère tout entier, une enquête complète et sérieuse sur votre passé… Avez-vous oublié la fiole verte ?…
 
Gordon avait prononcé ces dernières paroles à voix basse. Il s’interrompit. Silas Farwell, les cheveux hérissés, le front en sueur, la face livide, avait reculé de deux pas.
 
— Taisez-vous, râla-t-il, haletant d’épouvante. Taises-vous. C’est faux… Je le jure… C’est faux…
 
Il fit un immense effort pour se reprendre et, d’une voix un peu affermie :
 
— Pourriez-vous réellement calmer la fureur de ces gens qui hurlent là dehors ? Me jurez-vous de le faire ?
 
— Oui, dit Gordon, je puis le faire et je le ferai. Allons, parlez…
 
Randolph Allen entrait à ce moment.
 
Il avait pu, grâce à son sang-froid et à l’énergie de ses hommes, arrêter, pour quelques instants, du moins, l’élan des manifestants. Il arriva dans le salon juste à temps pour entendre sortir l’aveu de la bouche de Silas Farwell :
 
— Monsieur Gordon, je reconnais que je vous ai faussement accusé.
 
Gordon, alors, inondé d’un flot de joie délirante, se tourna vers les assistants.
 
- Messieurs, et vous, monsieur le chef de police, je fais appel à votre témoignage et vous prie de bien vouloir enregistrer l’aveu que vient de faire {{M.|Silas Farwell}}.
 
Gordon, ensuite, s’approchant de la fenêtre, fit un signe aux ouvriers dont l’agitation ne se calmait pas.
 
— Retirez-vous, leur cria-t-il, vous aurez justice.
 
Gordon était populaire à la Coopérative Farwell. Les ouvriers, qu’il avait toujours défendus, n’avaient jamais cru, on le sait, à sa culpabilité. Ils soupçonnaient que Silas l’avait fait tomber dans quelque piège abominable, et ils lui avaient conservé toute leur confiance et toute leur estime.
 
- Retirons-nous, mes amis. cria Watson. Notre ami et défenseur, l’avocat Gordon, nous en prie. Il doit avoir de bonnes raisons pour cela. Écoutons-le. Obéissons.
 
Les manifestants approuvèrent, et la
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foule s’écoula dans les rues transversales.
 
Gordon ayant pris son chapeau quitta le club.
 
Dans le vestibule il rencontra Silas Farwell qui, en hâte, fuyait le Club dont on venait d’ailleurs de le rayer par acclamation.
 
- Vous triomphez, monsieur Gordon, siffla-t-il avec une rage haineuse en voyant l’avocat. Mais il y a quelqu’un qui paiera pour tout le monde. La dame au Cercle Rouge, {{Mlle|Travis}}, celle qui vous a si bien défendu, est coupable, elle, et n’échappera pas à la justice.
 
Gordon eut un moment de colère, mais Randolph Allen qui arrivait s’interposa.
 
— Mon cher monsieur Gordon, lui dit-il, vous avez obtenu satisfaction autant que vous pouviez le désirer. Laissez aller cet homme. Si la justice doit un jour lui demander compte de ses actes, elle saura le faire, soyez-en sûr.
 
— Vous avez raison et je vous remercie, monsieur Allen. Cet individu ne mérite plus que le mépris des honnêtes gens et n’a plus aucun pouvoir.
 
Silas Farwell s’était éclipsé. Gordon continua, en s’adressant à Randolph Allen:
 
- Voulez-vous prendre la peine de m’accompagner, monsieur Allen ?
 
- Où cela ?
 
- Au palais de justice, si vous n’êtes pas trop pressé, toutefois. Je désire entretenir le bâtonnier de ce qui vient de se passer.
 
Votre présence simplifiera grandement ma démarche.
 
Randolph Allen n’hésita pas. Il devait bien cette revanche à l’avocat Gordon. Il estimait avoir été injuste envers lui à diverses occasions, en attachant trop de crédit aux allégations de Silas Farwell.
 
— Mais très volontiers, dit-il. Je considère cela comme un devoir et un peu comme une réparation.
 
— Ne vous excusez pas, monsieur Allen, vous avez toujours été, au contraire, très bienveillant pour moi. Quand Farwell voulait vous obliger à me garder prisonnier, vous vous y êtes refusé. Je vous dois cette liberté qui m’a permis de mettre tout en œuvre pour obtenir ma justification définitive.
 
Les deux hommes arrivaient au palais de justice. Le bâtonnier se trouvait précisément dans la salle des Pas-Perdus. En apercevant Gordon, accompagné de Randolph Allen, il comprit qu’un fait nouveau s’était produit.
 
Il reçut les deux visiteurs avec la plus grande bienveillance et, quand Gordon lui eut exposé le but de leur visite, il parut s’en réjouir.
 
Gordon était, en effet, avant cette lamentable affaire, un avocat des plus estimés, et son absence avait privé le barreau d’un remarquable orateur doublé d’un homme de loi de première force.
 
Le bâtonnier, avec une parfaite bonne grâce, fit le tour de la salle avec Randolph Allen et Gordon, présentant ce dernier aux groupes d’avocats et d’hommes d’affaires, qui commentèrent favorablement la nouvelle de la réhabilitation de leur confrère.
 
Le bâtonnier lui promit que le conseil de l’Ordre, à sa prochaine réunion, donnerait à son cas la solution qu’il comportait.
 
— Vous serez de nouveau des nôtres. Et je souhaite que vous fassiez une brillante rentrée.
 
— J’en suis sûr, répondit Gordon. La première cause que je plaiderai sera un triomphe. C’est moi qui vous en réponds.
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{{t4|{{sc|La résolution de Florence}}|XXXVIII}}
 
 
 
Max Lamar avait quitté l’appartement de Florence Travis pour se mettre à la recherche de Gordon, auquel il voulait demander conseil sur la marche à suivre dans le procès du Cercle Rouge.
 
Il se dirigeait donc vers le club, où il croyait trouver l’avocat, lorsqu’à mi-chemin il le rencontra.
 
- Voilà un hasard heureux, dit l’avocat au docteur, je vous cherchais précisément.
 
— Et moi aussi, répondit Lamar, mais dites-moi d’abord ce dont il a agit pour vous.
 
— Je désirerais, dit Gordon, connaître l’adresse de {{Mlle|Travis}}. J’ai une bonne nouvelle me concernant à lui annoncer.
 
— Vous avez réussi à arracher à Silas Farwell l’aveu de son infâme calomnie ?
 
- Précisément, et vous devinez les conséquences de cet aveu : je suis du même coup réhabilité, et le bâtonnier de l’Ordre, que je quitte à l’instant, m’a donné l’assurance que j’allais être avant huit jours réintégré au barreau. Je pourrai donc de nouveau exercer ma profession d’avocat, et ma première pensée a été d’aller offrir mes services à celle qui m’a rendu l’honneur.
 
- Nul mieux que vous ne pourra la défendre. C’est un bonheur inespéré qu’il vous soit possible de le faire. Vous y mettrez tout votre talent…
 
- Et tout mon cœur.
 
— Je le sais, dit Lamar avec émotion. J’avais l’intention de faire appel à votre science juridique pour diriger la marche du procès. Mais maintenant que vous pouvez aussi vous charger de la plaidoirie, je considère que la cause de notre amie a fait un grand pas.
 
— Mais je compte bien que vous m’aiderez et me dirigerez complètement. Il faudra me dire tout ce que vous savez…
 
- Ce que je sais, hélas ! n’est pas fait pour nous rendre la besogne bien aisée ! Florence Travis tombe incontestablement sous le coup de la loi et j’ai grand’peur que, malgré tous nos efforts, la justice ne puisse l’absoudre entièrement.
 
— Pourquoi supposez-vous cela ?
 
— Il faut que vous sachiez que sur miss Florence Travis pèse une hérédité terrible qui la pousse par instants à accomplir des actes coupables de fait sinon d’intention. En même temps, sur la main de {{Mlle|Travis}} apparaît un stigmate qui est le signe extérieur de la crise : ce fameux Cercle Rouge dont on a tant parlé…
 
— Les journaux ont en effet signalé cela, mais ce n’est qu’un détail.
 
- C’est capital, reprit Lamar d’un air soucieux. Si Florence Travis est mise en observation, comme il est probable, il lui sera impossible de se soustraire à cette manifestation physique dont je parle. Les spécialistes chargés de sa surveillance s’en apercevront inévitablement et, dans ce cas, la charge du défenseur sera lourde, car, ou {{Mlle|Travis}} sera condamnée, non plus sur des présomptions, mais sur des preuves ma-
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térielles, ou bien elle sera enfermée dans une maison de santé pour être mise hors d’état de nuire. On la considérera comme une malade ou comme une coupable.
 
— Évidemment, c’est très grave.
 
— J’avais donc pensé à ceci. Il faut persuader à {{Mlle|Florence Travis}} de se soustraire par la fuite au sort affreux qui la menace. Elle a payé caution, donc sa conscience peut s’accommoder jusqu’à un certain point de cette solution.
 
- Mais le procès…
 
— Il aura lieu quand même. Vous emploierez tout votre talent pour que le tribunal rende un verdict atténué, mais par défaut. Pendant ce temps, je mettrai au service de notre amie ma science médicale, de façon à amener peu à peu sa guérison que j’espère obtenir. Rien n’est désespéré. Avec l’éducation de la volonté, on obtient des résultats considérables. C’est un problème de suggestion et d’autosuggestion.
 
- Et si elle guérit, en effet ?
 
— Eh bien, quand elle sera guérie, elle reviendra et demandera à être jugée de nouveau. Le tribunal, la sachant guérie, ne pourra pas demander son internement. Il appartiendra alors à votre éloquence de la faire acquitter.
 
- En résumé, il faut persuader à {{Mlle|Travis}} qu’elle doit s’enfuir, vous vous chargez de la guérison et…
 
— Et elle sera sauvée, car je ne sais à quoi elle serait poussée par son désespoir, si elle se voyait emprisonnée, dit Lamar en frémissant. Accompagnez-moi chez elle.
{{Astérisme|150%}}
Après un court sommeil, Florence Travis, tout à fait remise, causait avec Mary.
 
- Oh ! Mary, quel terrible songe je viens de faire, murmura-t-elle avec un frisson d’épouvante,
 
Elle lui raconta en détail le rêve où elle avait vu Jim Barden, et poursuivit :
 
— J’ai eu une peur affreuse, ma bonne Mary ; néanmoins, j’éprouve maintenant comme une sorte d’apaisement. Il me semble qu’au fond de moi-même a surgi une personnalité nouvelle. Je me sens capable de lutter avec avantage contre cette terrible influence qui domine ma vie…
 
On frappa à la porte. Mary alla ouvrir et introduisit Lamar et Gordon.
 
— Ma chère Florence, lui dit Max Lamar, je vous amène notre ami Gordon, ou plutôt maître Gordon, qui a repris, grâce à vous, sa place au barreau et qui demande à être votre défenseur.
 
— Je vous en supplie, mademoiselle, permettez-moi de vous témoigner ainsi, bien faiblement, ma reconnaissance, dit Gordon avec émotion.
 
Florence tendit la main à Gordon.
 
— Je vous remercie de votre démarche. C’est un grand bonheur pour moi que d’être assistée par le docteur Lamar et défendue par vous. J’accepte votre proposition. Je suis sûre que, grâce à vous, la justice me sera clémente.
 
— Ce n’est pas seulement de la clémence qu’il vous faut obtenir, ma chère amie, dit Max Lamar. Il faut que vous arriviez à être reconnue entièrement innocente et, pour cela, je vous prie de suivre le conseil que nous sommes venus vous apporter.
 
Et tout au long, il expliqua à Florence le projet qu’ils avaient arrêté.
 
{{Mlle|Travis}} écouta en silence. Quand il eut fini, elle prit la parole.
 
— Ainsi, docteur Lamar, c’est vous qui me proposez de prendre la fuite, comme une criminelle vulgaire ? Cela m’étonne, je vous assure, et jamais je ne pourrai me résoudre à vous obéir. Le scandale n’en serait que plus grand. Ce serait l’aveu de mes fautes, ce serait renoncer à tout espoir de justification, ce serait une lâcheté…
 
- Mais, nullement, reprit Max. Vous semblez ne m’avoir pas compris. Tout
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notre système de défense est étayé sur votre guérison. Cette guérison, soyez-en sûre, nous l’obtiendrons…
 
— J’en doute. Il me semble difficile d’empêcher le retour de cet abominable stigmate. Tenez, regardez plutôt…
 
Elle tendit la main sur laquelle paraissait en cet instant l’anneau écarlate.
 
— Je puis bien le montrer, maintenant. Vous voyez, il s’accentue. Pourtant, ajouta-t-elle, je reconnais que son influence est moins puissante. Sa présence ne s’accompagne pas comme d’ordinaire d’un désir violent et impérieux d’agir. Est-ce parce que je suis plus faible en ce moment-ci ?…
 
Max Lamar avait pris la main de Florence qu’il examinait avec attention.
 
— Je crois, dit-il, que les effets terribles du Cercle Rouge diminuent parce que la cause s’atténue elle-même. Voyez : la couleur en est d’un rouge moins vif. Cela tient à ce que, depuis quelques heures, je crois, votre volonté est plus équilibrée.
 
— Ma volonté… Ma volonté… Ah ! que ne puis-je m’en servir contre le retour de cette affreuse chose !…
 
— Écoutez-moi, Florence, dit Max Lamar, écoutez-moi et croyez-en la parole de celui qui vous aime. Il faut d’abord que je vous avoue loyalement ceci : tout à l’heure, vous trouvant évanouie, à cette même place, j’ai profité de votre sommeil pour vous suggérer l’idée d’une lutte plus opiniâtre et plus acharnée contre votre mal. Mais c’est un remède précaire, l’aide provisoire de ma force que je tentais d’ajouter à la vôtre. L’unique remède, et il est infaillible, c’est votre volonté à vous, et elle vous sauve déjà. Chez tous les êtres, il existe de ces tares douloureuses, qu’elles soient visibles ou non. Que ce soient des marques extérieures, ou des manies, ou des tics, ou de ces impulsions irraisonnées qu’on appelle, en psychologie médicale, des automatismes, elles échappent au contrôle de notre conscience, nous oppriment, nous diminuent, nous courbent sous leur joug despotique… jusqu’au jour où notre volonté, enfin libérée, enfin clairvoyante, se révolte et entreprend une lutte sans merci, une lutte de tous les instants. De ce jour, c’est fini. La tare peut durer encore. Le stigmate peut apparaître. N’importe. La victoire est acquise. L’instinct est vaincu. Ma Flossie, vous en êtes là. Quoi qu’il arrive et dussiez-vous voir encore sur votre main l’anneau rouge, virtuellement il ''n’existe plus''.
 
Florence avait écouté profondément. Elle affirma :
 
— Je vous crois, Max.
 
— Vous me croyez, Florence… et vous voulez ?
 
Elle répéta, avec une exaltation croissante :
 
—- Je veux ! je veux ! je veux !
 
Max Lamar regarda la chère petite main.
 
— Oh ! s’écria-t-il, tremblant d’espoir, voyez, Florence, votre énergie est la plus forte. Voyez ! la marque maudite s’efface et disparaît progressivement. Florence, elle est soumise à votre volonté !
 
Une flamme illumina le visage pâli de la jeune fille.
 
— Je veux ! je veux ! je veux ! murmura-t-elle, tendant toutes ses forces.
 
- Alors, laissez-vous convaincre, poursuivit Lamar ardemment, laissez-moi vous aider, vous soigner. En moins de six mois, je me fais fort d’avoir aboli l’influence héréditaire à laquelle vous sembliez condamnée à jamais. Mais, pour cela, il faut que vous soyez libre. Il faut fuir.
 
— Oui, oui, le docteur a raison, intervint Mary, qui était allée chercher dans la pièce voisine un manteau de voyage et une valise. Il faut partir, Florence. Je vous accompagnerai partout où vous irez.
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Mais Florence, redressée, toute vibrante, s’écria :
 
- Eh bien ! non, je ne partirai pas ! Rien ne pourra me convaincre. Je sens que je n’ai pas le droit de me soustraire à la justice. Si j’ai mal fait, qu’on me condamne et que j’expie. Si je suis innocente, qu’on m’acquitte ! Mary, emporte ces vêtements. cette valise dont je ne me servirai pas. Docteur Lamar, monsieur Gordon, je sais que vous ne m’abandonnerez pas et j’ai l’espérance très ferme que vous saurez, au grand jour de l’audience, faire rendre l’honneur et la liberté à celle qui fut marquée par le Cercle Rouge. Je dis bien : qui fut, car j’espère aussi que celle qui affrontera les juges ce jour-là sera une femme nouvelle.
 
Max Lamar garda le silence un long moment. Puis s’approchant de Florence :
 
- Vous ne redoutez rien ?
 
- Rien. Tout m’est indifférent. Je veux guérir.
 
— Alors, vous refusez de fuir ?
 
- Je refuse.
 
Il la regarda tendrement. Il avait les yeux mouillés de larmes. Puis il fléchit le genou devant elle et prononça :
 
— Vous êtes admirable, ma Flossie. Vous êtes la plus noble des femmes.
 
Elle hocha la tête et sourit encore.
 
— Cela m’est très facile, Max.
 
— Cela vous est très facile d’affronter de nouvelles épreuves, de risquer la prison ?
 
— Oui.
 
Et elle ajouta simplement :
 
— Je vous aime.
 
 
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{{t4|{{sc|La douleur d’une mère}}|XXXIX}}
 
 
 
On sait dans quelles circonstances mystérieuses et tragiques la fille de Jim Barden et le fils de {{Mme|Travis}}, au moment de leur naissance, avaient été substitués l’un à l’autre. Ni {{Mme|Travis}} ni Jim Barden n’avaient connu le fatal secret. Mary seule le savait, mais elle n’avait osé le divulguer à personne, jusqu’au jour où Florence, en qui avait éclaté l’hérédité funeste, l’avait obligée à lui en faire l’aveu.
 
{{Mme|Travis}}, donc, n’avait jamais douté, que Florence ne fût pas sa fille.
 
Il est facile de concevoir l’affreux écroulement qui se fit dans l’âme de la malheureuse femme quand elle apprit soudain que cette enfant, si tendrement chérie, n’était pas sa fille, mais celle d’un criminel, d’un demi-fou dont les tares héréditaires et les instincts violents revivaient dans la jeune fille. Il est facile d’imaginer ce que furent sa douleur et son horreur.
 
{{Mme|Travis}}, en effet, lorsqu’elle sut que Florence était la mystérieuse femme au Cercle Rouge, comprit aussitôt, du moins dans ses grandes lignes, toute l’étendue de l’abominable secret. Certaines confidences échangées entre Florence et Mary, et qu’elle avait entendues sans y prendre garde sur le moment, l’éclairaient. De plus, au temps jadis, alors que {{Mme|Travis}} accompagnait son mari au cours de ses expéditions aventureuses aux mines d’or,<section end="s2"/>
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elle avait bien connu Jim Barden et savait parfaitement à quoi s’en tenir sur l’étrange stigmate qui marquait la main de cet homme farouche. Par la suite, elle entendit souvent parler de lui. On sait qu’elle le vit à la geôle, le jour où il fut mis en liberté, où il repoussa brutalement la charité de Florence. Enfin, elle se souvint comment il périt si tragiquement avec Bob.
 
{{Mme|Travis}}, quand on parlait devant elle de la femme au Cercle Rouge et de ses exploits, ne pouvait donc douter qu’il ne s’agît d’une descendante directe de Jim Barden. Ce qui la déroutait, c’est la persuasion où elle était que Barden n’avait jamais eu qu’un seul enfant : Bob.
 
Et le jour où il lui fut révélé que la femme au Cercle Rouge était Florence elle-même, {{Mme|Travis}} ne put douter une seconde de l’affreuse réalité qui lui apparut soudain : Florence était la fille de Jim Barden. Et aussitôt se présenta à son esprit cette hypothèse qui était la plus vraisemblable : « Florence, fille de Jim Barden, a été substituée à mon enfant, — très probablement alors mon enfant a vécu comme étant celui de Jim Barden. » Cette conclusion s’imposait à elle avec une implacable logique et augmentait encore son angoisse. En même temps elle eût donné tout au monde pour connaître dans tous leurs détails les événements, tant passés que présents, qui l’accablaient. La pensée de Florence plus que tout la torturait. En vain elle avait essayé d’arracher de son cœur le souvenir de celle qu’elle avait cru sa fille, qu’elle avait élevée avec tant d’amour et d’orgueil. Florence n’était pas sa fille. {{Mme|Travis}} cherchait à bien se le persuader, elle se le répétait avec obstination pour justifier à ses propres yeux la décision sévère qu’elle avait prise. Peine perdue… L’image de Florence revenait sans cesse à son esprit. Elle la revoyait petite fille, puis jeune fille, si gaie, si jolie, si naïve, si bonne !… Et {{Mme|Travis}} se demandait comment elle avait eu le courage de la chasser… Mais aussitôt l’horrible vérité revenait obsédante, et que la vieille dame voyait sous des couleurs plus sombres encore que la réalité : Florence était la fille de Jim Barden. Florence était marquée du Cercle Rouge. Florence avait commis des actes coupables. Florence l’avait trompée et avait déshonoré son nom…
 
{{Mme|Travis}} était reprise d’une violente irritation, d’une indignation révoltée contre la jeune fille et contre Mary, sa complice. Elle refusa de recevoir cette dernière, qui se présenta à Blanc-Castel, et elle ne répondit pas à une lettre où la gouvernante lui faisait le récit détaillé des événements du passé, et lui demandait son appui pour Florence.
 
Mais {{Mme|Travis}} ne pouvait soutenir bien longtemps son attitude intransigeante, et son cœur, déchiré, penchait de plus en plus vers le pardon. À travers son habitation luxueuse qui lui semblait un morne désert depuis que la jeune fille ne l’animait plus, elle errait plus lasse, plus triste, plus accablée chaque jour.
 
Un après-midi, obligée de s’occuper de quelque affaire en retard, elle s’assit au petit bureau où, de coutume, elle écrivait. Elle commença une lettre, puis s’arrêta, songeuse, posa sa plume et, ouvrant un tiroir, en tira une photographie. C’était Florence. Longuement {{Mme|Travis}} la regarda.
 
Était-il possible que ce charmant visage fût celui d’une coupable ? Était-il vrai que ces grands yeux si doux, si purs, si tendres et si fiers fussent menteurs ?
 
Mais en ce moment, un sentiment nouveau la saisit, un sentiment cruel et amer qui lui tordit le cœur.
 
— Non, non, s’écria-t-elle en rejetant la photographie dans le tiroir, ce n’est pas à cette fille qui a trompé ma tendresse que doit aller mon amour maternel. Elle en est indigne. Elle a pris la place de celui qui
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était mon enfant, mon véritable enfant, et que cette substitution a conduit au malheur et à la mort… Car c’est lui, il n’y a aucun doute, c’est lui que Jim Barden a gardé et qu’il a fini par assassiner avant de se faire justice lui-même… Mon fils… Mon fils… il aurait vingt ans maintenant, il serait un homme, il serait mon appui, mon soutien, ma fierté, mon bonheur.
 
Un flot de larmes ruissela sur les joues de la pauvre femme. Elle pleurait sur ce fils qu’elle n’avait pas connu, dont elle ne savait rien, sinon qu’il avait péri d’une mort trafique.
 
Et, tout à coup, elle fut prise d’un ardent désir d’être renseignée avec exactitude : elle se dit que c’était son devoir et qu’un seul homme pouvait la renseigner, à qui elle oserait s’adresser : le docteur Lamar.
 
Sur-le-champ, elle se rendit chez lui. Lamar travaillait dans son bureau, où un secrétaire introduisit {{Mme|Travis}}.
 
— Excusez-moi, docteur, de vous interrompre dans vos travaux, dit-elle d’une voix qui tremblait, mais j’ai des questions urgentes et précises à vous poser. J’espère que vous voudrez bien y répondre.
 
— Je ferai tout ce qu’il me sera possible pour vous satisfaire, madame, répondit-il.
 
— Eh bien I!dites-moi tout ce que vous savez sur mon fils.
 
La vieille dame avait parlé vite et bas, et en même temps ses joues pâles s’étaient empourprées.
 
— Votre fils ? répéta Max Lamar, saisi d’étonnement.
 
— Oui, mon fils. Je veux savoir ce qu’il était comment il a vécu, s’il a bien souffert, ce pauvre enfant victime de la plus affreuse fatalité… si c’est vraiment la fatalité qui a voulu cette substitution affreuse, si ce n’est pas quelque calcul abominable qui n’a pu être mené à bien par le bandit qui l’a imaginé. Sur mon fils, pour qui j’ai été sans le vouloir une si mauvaise mère, je ne sais rien, rien… que sa mort, acheva-t-elle en se contraignant avec peine pour ne pas éclater en sanglots.
 
Max Lamar resta un moment silencieux. Il avait reçu la vieille dame avec la plus parfaite courtoisie, mais sans cette affectueuse sympathie qu’il lui témoignait naguère. Il jugeait sévèrement son attitude impitoyable à l’égard de Florence. Mais à entendre la voix brisée de {{Mme|Travis}}, à voir l’expression de son visage, il fut saisi d’une pitié infinie. Pourtant le sujet était pénible et il ne savait trop que répondre.
 
— Madame, dit-il enfin, je ne sais ce qu’est devenu votre fils…
 
— Non, non, ne dites pas cela, interrompit {{Mme|Travis}}. Je veux entendre la vérité, docteur Lamar. Vous savez aussi bien que moi que mon fils me fut enlevé pendant que j’étais sans connaissance et à l’heure même où mon mari était tué, qu’il a été emporté par l’horrible bandit qu’on appelait Jim Barden, et que marquait à la main ce stigmate de crime et de honte qui engendre le malheur autour de ceux qui le portent… Vous savez que Jim Barden, de bonne ou de mauvaise foi, l’appelait son fils, et vous savez qu’il l’a assassiné puisque vous avez assisté à cette scène affreuse… Docteur Lamar, dites-moi ce qu’était mon fils, parlez-moi de lui, dites-moi ce que vous savez, tout ce que vous savez ?…
 
Max Lamar secoua la tête sans répondre.
 
- Je vous en conjure, insista {{Mme|Travis}}. Vous ne pouvez repousser ma demande. Qu’est-ce qui vous arrête ? Je serai forte.
 
- Je vous en prie, dit Lamar d’une voix sourde, ne m’obligez pas à parler.
 
- Je le veux. au contraire, je l’exige.
 
- Vous le voulez ? vous l’exigez ? Eh bien, madame, voici ce qu’était celui que vous appelez votre fils.
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Max Lamar avait pris dans un tiroir une photographie qu’il tendit à {{Mme|Travis}}. Elle vit un adolescent à l’allure de rôdeur, à la face plombée, au regard faux et sournois sous la casquette trop enfoncée. Au coin de la lèvre que plissait un sourire nonchalant et cynique, une cigarette était collée. Sous la photographie, cette note :
 
« Bob Barden, dix-neuf ans, fils de Jim-Cercle Rouge. Affilié à la bande de Sam Smiling. A été déjà condamné pour vol de bicyclette. Impliqué dans le vol de la bijouterie Clarks. S’est offert comme indicateur. »
 
- Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura avec une indicible horreur {{Mme|Travis}}, prête à défaillir.
 
— Voici ce qu’était Bob Barden, continua Lamar. J’ajouterai que Jim Barden, qui était un malade plus encore qu’un coupable, a fait tous ses efforts pour le maintenir dans le bon chemin, mais les mauvais instincts du jeune homme l’emportèrent. Vous avez exigé la vérité, madame, vous la savez… Si vraiment les liens du sang vous unissent à ce malheureux, ce dont je doute pour ma part, il vous faut le chasser de votre souvenir. Il était indigne d’être votre fils.
 
Et le docteur Lamar ajouta d’un ton solennel :
 
— Votre véritable enfant, madame Travis, quoi que vous puissiez dire ou penser, celle qui est vraiment votre fille, celle que vous devez aimer, à qui vous devez pardonner, parce qu’elle est digne de pardon, de pitié et de tendresse, c’est Florence…
 
— Florence ? Florence Barden ? murmura la vieille dame avec une amère indignation.
 
— Non, Florence Travis ! celle qui passe pour votre fille, et qui, je vous l’affirme, est digne de l’être. Quand le temps aura apaisé votre colère légitime, vous la comprendrez, vous la jugerez mieux, vous l’excuserez…
 
- Jamais.
 
— Ne prononcez pas ce mot. Vous n’avez pas le droit de repousser Florence, aujourd’hui surtout qu’elle va comparaître devant ses juges. Elle a besoin de vous, de votre témoignage, de votre affection.
 
- Non, jamais, je le répète, jamais… Non seulement Florence n’est pas ma fille, mais elle n’a jamais mérité de l’être. Elle a su la vérité, elle ne me l’a pas dite. Elle m’a trompée sciemment, elle a jeté sur moi une ineffaçable honte, elle a brisé mon cœur et désespéré ma vieillesse. Je ne la reverrai jamais !…
 
Tremblante, {{Mme|Travis}}, sans ajouter un mot, sortit brusquement.
 
 
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{{t4|{{sc|Le jugement}}|XL}}
 
 
 
Le grand jour de l’audience était arrivé.
 
L’instruction n’avait pas été très longue. Florence avait avoué tous les faits qui lui étaient reprochés, évitant de fournir à ce moment-là des explications que son avocat saurait bien développer devant les juges.
 
Une foule considérable envahissait la salle. Le mystère du Cercle Rouge avait eu un retentissement formidable non seule-
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ment en Amérique, mais encore dans le monde entier, et des journaux européens avaient envoyé des correspondants spéciaux pour le procès sensationnel qui s’ouvrait.
 
Dans l’enceinte réservée au public se pressaient des personnalités connues et des gens du monde. Une foule de femmes élégantes, amenées par la plus vive curiosité, occupaient les premiers rangs, côte a côte avec des écrivains, des artistes et surtout beaucoup de médecins. Le Cercle Rouge suscitait dans les milieux scientifiques la plus vive curiosité.
 
Une-autre partie du public, plus simple, mais aussi plus sincèrement sympathique à l’accusée, était composée par les boutiquiers et les employés, victimes de l’usurier Bauman, et qui savaient gré à Florence Travis d’avoir, par son intervention, empêché celui-ci de les ruiner définitivement.
 
Le fond de la salle, enfin, était, comme toujours, occupé par des gens sans aveu que passionnent toutes les affaires criminelles et que celle-ci intéressait surtout à cause des comparses qui s’y trouvaient mêlés. On parlerait de Jim et de Bob Barden. On parlerait de Clara Skinner et de Tom Dunn, dont le procès suivi d’une sévère condamnation avait eu lieu le mois précédent. On parlerait surtout du fameux Sam Smiling dont, la mort tragique avait causé une profonde impression dans les bas-fonds de la ville.
 
Au banc de la défense se tenait Gordon, que l’on observait avec une curiosité vive, et dont la présence avait suscité un murmure de sympathie.
 
Sur un autre banc réservé, Max Lamar était assis à côté de Mary. Derrière eux se trouvaient Randolph Allen et quelques policiers en civil. Une armée de sténographes, d’huissiers, de gardiens, de comparses de toute espèce se pressait dans le prétoire.
 
Le bruit des conversations remplissait l’immense salle du tribunal, mais soudain un grand silence s’établit.
 
Le président et ses assesseurs faisaient leur entrée.
 
— Gardes, introduisez l’accusée, dit le président à haute voix.
 
Un mouvement de curiosité ardente se produisit et tous les regards se braquèrent sur Florence Travis, que l’on guidait vers le banc des accusés. Elle était simplement, mais élégamment vêtue. Plus jolie que jamais dans la pâleur qui donnait à sa beauté quelque chose de touchant, elle jeta autour d’elle le charmant regard de ses grands yeux si doux et si fiers, avec une assurance franche et simple qui souleva une rumeur sympathique que le président n’essaya pas de réprimer.
 
Puis, le jury étant installé, le président commença l’interrogatoire.
 
À toutes les questions, Florence répondit avec calme et sincérité. La dignité qu’elle sut garder, tout en observant, vis-à-vis du président, la plus grande déférence, obligea ce dernier à adoucir la rudesse des traditions judiciaires et il conduisit son interrogatoire avec une parfaite courtoisie.
 
Florence conservait tout son sang-froid. Elle ne se laissa pas troubler par certaines questions insidieuses. Elle rectifia des dates, précisa des points obscurs, mit en ordre quand il le fallut l’énumération des faits incriminés, et, en un mot, répondit au président avec autant d’habileté que celui-ci en mettait à l’interroger.
 
{{Me|Gordon}} au banc de la défense prenait des notes. Il était satisfait. Les débats débutaient bien.
 
L’interrogatoire ayant pris fin on passa à l’audition des témoins.
 
Le premier fut Max Lamar. Sa situation de médecin légiste donnait à sa déposition un poids considérable. De l’avis qu’il formulerait devait en grande partie dépendre la réponse faite par le tribunal à cette
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importante question : Florence Travis est-elle ou non responsable ?
 
Après avoir prêté serment, il se tourna de trois quarts, faisant en partie face au public afin d’en être mieux entendu.
 
Mais à peine avait-il pris la parole qu’il s’arrêta brusquement.
 
Dans la salle du tribunal, par la porte du fond, une femme venait d’entrer, une femme à cheveux blancs, vêtue de noir, au maintien grave, au visage pâle, aux yeux brillant d’un émoi fiévreux.
 
C’était {{Mme|Travis}}.
 
Florence, qui ne quittait pas Max Lamar des yeux, le vit regarder avec étonnement vers le fond de la salle. Elle suivit son regard et aperçut à son tour celle qui l’avait aimée d’un amour maternel et qu’elle-même n’avait jamais cessé de chérir filialement.
 
Florence tressaillit. Une profonde émotion anima ses joues, mouilla ses yeux, gonfla sa poitrine et elle tendit ses bras vers {{Mme|Travis}} sans pouvoir retenir ce cri d’enfant qui appelle à l’aide :
 
— Maman !
 
{{Mme|Travis}}, rapidement, fendit la foule, ouvrit la barrière et, se précipitant vers Florence, l’étreignit dans ses bras avec une tendresse éperdue. Puis elle se retourna vers les juges et, frémissante, haletante, ses mains tendues nerveusement, elle s’écria:
 
— Elle est ma fille, ma vraie fille, et elle est toute ma vie. Rendez-la moi ! Ne brisez pas le cœur d’une mère !…
 
L’émotion gagnait la salle entière. Des femmes pleuraient et de nombreux assistants manifestaient tout haut leurs sentiments de {{corr|pité|pitié}}.
 
— Je me verrai obligé de faire évacuer la salle, déclara le président, si cet incident pénible doit se prolonger. Veuillez, madame, vous calmer, dit-il à {{Mme|Travis}}. Je vous autorise à rester, mais je vous préviens que si votre présence doit provoquer de nouveaux désordres, je vous demanderai de vous retirer.
 
Gordon, aidé de Randolph Allen, sépara doucement les deux femmes qui, de nouveau, étaient dans les bras l’une de l’autre.
 
{{Mme|Travis}} s’assit en pleurant auprès de Mary.
 
L’audience reprit, mais ce fut pour peu d’instants. Il était dit que les coups de théâtre se succéderaient.
 
Une rumeur sourde, venue de l’extérieur, s’éleva et s’amplifia soudain au point de couvrir la voix du docteur Lamar qui commençait sa déposition.
 
Les gardes et une partie des policiers se précipitèrent au dehors.
 
Les ouvriers de la Coopérative Farwell, en un groupe compact, avaient gravi les marches du palais de justice.
 
À leur tête se trouvait Watson qui les entraînait de la voix et du geste.
 
— Elle est innocente ! criait-il. Florence Travis est innocente ! N’est-ce pas, camarades, que nous ne laisserons pas condamner celle qui a toujours été secourable aux malheureux et qui, loin d’être une criminelle, a servi la justice en faisant rendre gorge au misérable qui nous exploite et qui nous vole ? C’est lui qui devrait être au banc des accusés !
 
— Oui ! Très bien ! À bas Silas Farwell ! Vive Florence Travis !
 
La surexcitation des ouvriers grandissait. Ils se pressaient autour de Watson, mais, comme ils voulaient pénétrer dans la salle d’audience, les gardes de service essayèrent de s’y opposer.
 
Tentative vaine : le flot populaire fut le plus fort. Ce fut inutilement que la police débordée, voulut le refouler. Le barrage établi par les gardes fut enfoncé. La porte s’ouvrit sous la poussée formidable des assaillants, qui pénétrèrent dans la salle en criant:
 
— Justice !… Justice ! Vive Florence Travis ! Elle est innocente ! À bas Farwell !
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Florence, émue, jeta un regard de profonde reconnaissance vers ces braves gens.
 
Mais Gordon, qui comprenait que l’incident avait trop duré et pourrait, en se prolongeant, porter tort à la cause de Florence, fit de la main signe à Watson pour le prier de se retirer avec ses camarades.
 
Watson comprit le geste de l’avocat et, se tournant vers les ouvriers :
 
- Mes amis, notre conseil, notre ami, {{Me|Gordon}}, nous prie d’arrêter notre manifestation. Le tribunal en aura sûrement compris la portée. Laissons à l’éminent défenseur le soin de faire triompher définitivement la cause de la justice.
 
Il y eut un dernier cri formidable :
 
- Vive Florence Travis ! À bas Farwell !
 
Et les ouvriers, obéissant à la parole de Watson, se retirèrent sans tumulte.
 
— Do telles manifestations sont inadmissibles, déclara le président en reprenant le cours de l’audience. Gardes, veillez soigneusement à l’intérieur et aux portes. Docteur Lamar, je vous prie de continuer votre déposition.
 
La déposition de Max Lamar fut d’une grande sobriété. Il savait que le public s’attendait de sa part à une chaleureuse défense de Florence Travis avec laquelle, aux yeux de l’opinion, il s’était quelque peu compromis par un aveuglement que l’on attribuait à juste titre à l’amour que lui inspirait la jeune fille. Il s’était donc résolu à être extrêmement circonspect et réservé. Il s’était entendu avec Gordon et lui avait fourni tous les arguments d’ordre sentimental qu’il ne voulait pas apporter lui-même à la barre dans l’intérêt même de Florence. La plaidoirie de l’avocat était leur œuvre commune.
 
Le docteur Lamar se contenta donc d’énumérer les faits auxquels, pendant son enquête, il avait été mêlé et de rendre compte succinctement de chacun d’eux. Il le fit avec la plus grande impartialité et le plus grand calme, en ayant soin même de ne pas insister trop sur le caractère généreux des actes accomplis par Florence.
 
Max Lamar ensuite parla en tant que médecin légiste. Avec une parfaite clarté et une connaissance approfondie de la question, il exposa médicalement l’insolite problème du Cercle Rouge. Il exposa la théorie des influences héréditaires, cita des exemples de stigmation, et conclut en évoquant les cures accomplies par la suggestion et l’auto-suggestion. La volonté était toute puissante sur certaines manifestations de déséquilibre nerveux. Elle pouvait en empêcher définitivement le retour. Florence Travis pouvait-elle guérir ? En son âme et conscience de médecin, hardiment, il répondait : Oui.
 
- Je laisse à l’honorable défenseur, dit-il en terminant, le soin de tirer de ces explications la conclusion qu’elles comportent.
 
Le docteur Lamar reprit sa place au milieu d’un murmure général d’approbation. Florence attachait sur lui des yeux pleins de gratitude.
 
Le défilé des témoins commença.
 
Ce fut d’abord le sieur Karl Bauman, l’usurier sur qui s’était en premier lieu exercée la justice de la dame au Cercle Rouge.
 
{{M.|Bauman}}, volubile et agité, prit la parole avec feu. Il peignit en termes pathétiques les souffrances qu’il avait endurées lorsqu’il s’était trouvé captif, dans son cof-
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fre-fort, et les souffrances plus grandes que lui avait causées le vol de ses reconnaissances.
 
— Dans ce coffre, j’étouffais, messieurs, je râlais, je me voyais périr à la fleur de l’âge, en pleine force, en pleine activité. J’aurais perdu la vie, messieurs, si, par fortune, mes employés ne s’étaient pas précipités à mon secours pour m’arracher au trépas. J’ai donc été victime d’une tentative d’assassinat, qui fut accompagnée d’un vol, d’un vol odieux, monstrueux, inexcusable. On m’a dépouillé, moi, l’ami des pauvres gens, moi qui, par bonté d’âme…
 
— Tais-toi, Bauman, tu es une canaille ! cria, de la salle, une voix forte.
 
Bauman sursauta et resta court. Le président donna un ordre et on expulsa l’interrupteur, un solide gaillard en bras de chemise, en qui l’usurier reconnut son ancien client John Brown.
 
— Pour éviter de semblables incidents, qu’il me faut réprimer, mais qui sont, dans une certaine mesure, excusables, dit le président, je vous prierai, monsieur Bauman, d’éviter de vous livrer à un panégyrique de votre industrie.
 
Bauman voulut protester.
 
— Je vous remercie, dit le président, votre déposition est terminée.
 
L’usurier se retira accompagné de quelques huées discrètes.
 
À l’appel de leur nom, Ted Drew et le mystérieux comte Chertek ne répondirent pas. Le premier avait jugé prudent de partir en voyage pour éviter de n’avoir pas à étaler au grand jour les coupables machinations qu’il avait tentées et que la presse avait durement stigmatisées. Quant à Chertek, espion avéré, agissant pour le compte de l’Allemagne, on le savait maintenant, il avait, après l’échec de sa tentative, disparu sans laisser de traces.
 
D’autres témoins à charge déposèrent, comparses peu intéressants et qui n’apportèrent à la barre rien de sensationnel.
 
Enfin, on appela Silas Farwell.
 
Ce dernier chargea Florence de tout son pouvoir avec un cynisme que rien ne démonta. Animé par la haine qu’il voulait assouvir, il fit le récit détaillé du vol dont il avait été victime, en ayant bien soin toutefois de ne point insister sur l’origine du reçu Gordon.
 
Gordon, l’avocat de Florence, était obligé de garder le silence pour ne pas paraître s’occuper d’un fait personnel. Vingt fois, tremblant d’indignation, il fut sur le point d’interrompre Silas Farwell. Vingt fois il se contint.
 
Le président, lui, malgré les règlements qui lui commandaient une impartialité absolue, ne se crut pas tenu à la même discrétion, et, lorsque Farwell eut terminé sa déposition, il dit d’un ton ironique :
 
— Il faut croire que le dommage causé au témoin est plus moral que matériel, puisqu’il ne s’est pas porté partie civile dans le procès. C’est à croire qu’il abandonne généreusement les soixante-quinze mille dollars qui lui furent dérobés. Nous ne saurions trop l’en féliciter.
 
Cette ironie ne fut pas du goût de Silas Farwell qui blêmit de colère mais qui n’osa répondre. Il sentait autour de lui gronder une sourde hostilité et il prit le sage parti de se retirer sans rien ajouter.
 
En somme, les témoins à charge n’avaient pas reçu un accueil très sympathique. Personne ne plaignait le moins du monde cette bande de coquins et d’exploiteurs à qui la dame au Cercle Rouge avait infligé une trop faible leçon dans l’esprit de la plupart des assistants.
 
Les témoins à décharge, en revanche, furent écoutés avec un grand intérêt.
 
Parmi eux se trouvaient tous les braves gens pour qui l’intervention de Florence Travis avait été providentielle, les sauvant de la misère et de la détresse, les arrachant aux mains impitoyables qui les tenaient à la gorge.
 
Ce fut une explosion de reconnaissance, un long remerciement ému montant vers celle qui ressemblait bien plus alors à une bienfaitrice qu’à une coupable.
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La déposition de John Brown, que l’on rappela dans la salle, fut pittoresque :
 
— Où est Bauman ? dit-il. Je voudrais qu’il m’entende. C’est vraiment une canaille, vous savez, comme je l’ai dit tout à l’heure, quand on m’a fait sortir. Il vous donne quelques sous, il vous fait signer des papiers, et alors il faut payer jusqu’à plus soif. {{Mlle|Travis}} ne lui a pas pris assez, c’est tout ce qu’on peut dire. Elle doit être acquittée, cela va de soi… Je ne comprends même pas qu’on l’ait poursuivie.
 
Après John Brown, vint déposer Randolph Allen. Il parla en termes mesurés, mais, dans sa froideur, on sentait vibrer la sympathie.
 
Avec la déposition de Mary, l’émotion fut portée à son plus haut degré, et la fidèle gouvernante, pour parler de son enfant chérie, pour l’innocenter, pour implorer le tribunal, trouva des mots, des accents et des larmes qui arrachèrent des pleurs à un grand nombre des assistants.
 
Le président prit alors la parole.
 
— Il nous restait un témoin à faire comparaître, déclara-t-il. Il a préféré remplir ici un rôle plus important. Vous l’entendrez tout à l’heure, mais il ne m’appartient pas de faire son éloge. C’est {{Me|Gordon}}, l’honorable défenseur de miss Travis. Je passe maintenant la parole au ministère public.
 
L’avocat général, {{M.|Tramelson}}, avait une tâche particulièrement délicate.
 
Il s’en tira de son mieux en adoptant la thèse de la justice rigide et aveugle. La justice, d’après lui, devait se prononcer sur les faits eux-mêmes et n’avait pas à apprécier les intentions.
 
— Où irions-nous, messieurs, s’il fallait, dans chaque procès criminel, établir une dissociation entre le but poursuivi et les moyens employés ? On arriverait ainsi, avec un peu de bonne volonté, à justifier bien des crimes, en leur attribuant un mobile d’utilité sociale. Je ne veux pas méconnaître que les actes accomplis par l’accusée n’aient eu des résultats parfois bienfaisants. Mais il nous est impossible de nous élever du particulier au général, même exceptionnellement. Les principes sont les principes et sur eux repose tout l’édifice social. C’est en leur nom que je vous demande une condamnation, tout en ne m’opposant pas à ce que soit accordé à Florence Travis le bénéfice des circonstances atténuantes.
 
Ce réquisitoire, modéré dans le fond et dans la forme, fut bien accueilli. Le ministère public, s’il n’abandonnait pas l’accusation, rendait possible du moins un verdict indulgent.
 
- Maître Gordon, vous avez la parole.
 
L’avocat de Florence Travis se leva et commença sa plaidoirie avec cette voix chaude et vibrante, cette éloquence large et persuasive qui lui avaient valu tant de succès et une si belle notoriété.
 
Après avoir remercié le président de son impartialité dans la conduite des débats et le ministère public de la modération de son réquisitoire, {{Me|Gordon}} refit l’historique des aventures, c’est le mot qu’il employa, de Florence Travis. Il s’attacha à démontrer de nouveau que tous les faits reprochés à l’accusée avaient eu des conséquences heureuses.
 
— Entendez monter jusqu’à vous, messieurs les jurés, ces cris de reconnaissance. Il n’est pas une classe de la société qui ne soit représentée dans ce concert de gratitude sincère et enthousiaste. Ouvriers, bourgeois, gens du monde et même, pardonnez-moi d’intervenir personnellement, un avocat.
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Quand le petit frémissement sympathique causé par ces paroles se fut apaisé, {{Me|Gordon}} continua sa plaidoirie. Serrant de près son sujet, il fit défiler devant la cour et le jury les physionomies des différentes et prétendues victimes de Florence Travis. Karl Bauman, entre autres, passa un fort mauvais quart d’heure. Ted Drew fut durement qualifié. Mais celui pour qui l’avocat réserva particulièrement ses foudres, ce fut Silas Farwell.
 
Gordon répondit ensuite à l’avocat général :
 
- Certes, comme l’a très bien dit le ministère public, la justice ne saurait s’appuyer sur l’examen des intentions pour résoudre les faits eux-mêmes. Ce serait la porte ouverte à l’arbitraire, et l’on risquerait fort de remettre en liberté des prévenus qui, une fois, acquittés ainsi, n’hésiteraient pas à recommencer.
 
» Mais le cas de miss Travis constitue, si j’ose employer ce pléonasme, une exception exceptionnelle. Les actes qu’elle a accomplis ont eu des conséquences utiles, qui ne sauraient les justifier, soit. Mais je puis affirmer à la cour et à {{MM.}} les jurés que ces actes ne se renouvelleront pas. La terrible influence, dont le docteur Lamar vous a expliqué si magistralement, tout à l’heure, la cause et les effets, n’existe plus. Grâce à un traitement sévère d’éducation de la volonté et d’entraînement moral qui a été suivi par {{Mlle|Travis}} depuis son arrestation avec la plus admirable persévérance, elle s’y est entièrement soustraite.
 
» Depuis trois mois, le Cercle Rouge n’a pas reparu sur sa main. Depuis le commencement des présents débats, malgré toutes les émotions éprouvées par cette jeune fille, malgré les dépositions tendancieuses et, en divers points, calomnieuses de ses ennemis, qui ont dû l’irriter, sa main est restée blanche comme vous la voyez, messieurs. Le mal est définitivement vaincu.
 
» La guérison est donc complète. C’est là une garantie pour l’avenir. C’est un poids, messieurs les jurés, que j’enlève de vos consciences. Certains que Florence Travis a retrouvé une vie psychique normale, vous pouvez être certains par cela même qu’elle ne recommencera plus ses tentatives hasardeuses. »
 
Dans une splendide péroraison, {{Me|Gordon}} demanda que Florence Travis fût rendue à celle qui l’avait élevée et qui, tout à l’heure, était venue implorer sa grâce. Il fut tour à tour émouvant, vigoureux et persuasif.
 
— Vous poursuivez moins Florence Travis que le Cercle Rouge lui-même, cette marque de folie, de malédiction et de crime. Or, le Cercle Rouge n’existe plus. Il entre dans le domaine des légendes. Savons-nous quel souvenir il laissera ? Peut-être plus tard, dans les contes que les grand’mères diront à leurs petits-enfants, sera-t-il question d’une bonne fée
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/246]]==
<section begin="s1"/>qui, grâce à un talisman appelé le Cercle Rouge, récompensait les bons et punissait les méchants. Vous ne voudriez pas qu’il fût dit, à la fin de l’histoire, que cette bonne fée trouva le châtiment de sa générosité.
 
» Vous acquitterez Florence Travis ! »
 
La cause était gagnée. Les yeux pleins de larmes, Florence serra chaleureusement les mains de son défenseur auquel ses confrères, ses amis et même des inconnus, vinrent adresser les plus sincères félicitations.
 
Le jury ayant répondu non à toutes les questions, la cour prononça l’acquittement de Florence Travis.
 
Celle-ci, quittant son banc, vint alors se jeter dans les bras de {{Mme|Travis}} qui sanglotait, puis elle embrassa la fidèle Mary, dont l’émotion n’était pas moins profonde.
 
Max Lamar, le cœur débordant d’une joie indicible, s’approcha de Florence et, sans prononcer un mot, il lui baisa respectueusement la main. Ensuite, rejoignant Gordon, il mit dans une poignée de main chaleureuse toute sa gratitude, toute son admiration et la promesse d’une amitié indissoluble.
 
 
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{{t3|{{sc|'''Épilogue'''}}}}
 
 
 
Un an s’est écoulé, jour pour jour.
 
Max Lamar, dans sa chambre, apporte les derniers soins à sa toilette de voyage.
 
Avant de quitter son appartement, il relit attentivement une lettre qu’il a reçue la veille et qui est ainsi conçue :
 
{{d|''Mon cher ami,''|4}}
 
''L’année d’épreuve que je vous ai imposée, que je me suis imposée à moi-même est finie.''
 
''Après que, grâce à vous et à notre ami Gordon, j’eus été rendue à la liberté, j’ai voulu m’assurer que la terrible hérédité qui pesait sur moi était à jamais abolie. Pour acquérir cette certitude, j’avais besoin d’un important délai.''
 
''Quand je vous fis part de ma volonté irrévocable, vous avez, je le fais, infiniment souffert. J’ai souffert autant que vous. Mais je vous ai, en partant, laissé cet espoir que, si j’étais enfin affranchie de la terrible influence qui causa toutes mes aventures, je serais votre femme.''
 
''Aujourd’hui, l’épreuve est terminée. Je suis libérée à jamais de l’affreuse fatalité qui opprimait ma vie. Et, franchement, joyeusement, je vous dis : « Venez… »''
 
''Venez ! Celle qui vous aime et sera vôtre pour toujours vous attend avec impatience.''
 
''Ma chère maman désire aussi votre retour ardemment. La bonne Mary a tout préparé pour vous recevoir. Venez !''
 
''Celle qui vous attend et vous aime,''
 
{{d|Flossie.|4|sc}}
 
Max Lamar porta le cher billet à ses lèvres.
 
Son bonheur était immense.
 
Pendant douze mois, il était resté sans nouvelles de Florence. Il avait repris le cours de ses travaux et pour oublier son chagrin, s’était jeté à corps perdu dans les études scientifiques.
 
Lorsqu’il vit approcher le terme du délai fixé par Florence, il devint nerveux, triste, angoissé.
 
II s’isola pendant les derniers jours et ne voulut voir personne.
 
L’incertitude le déchirait. Il passait tour à tour par des alternatives d’espoir enivrant et de détresse sans nom.
 
Aussi c’est en tremblant qu’il avait ouvert la lettre de Florence… Et sa joie fut si vive, si aiguë, si poignante, que cet homme si fort put à peine la supporter et chancela, défaillant.
 
Il se domina et, fébrilement, se prépara au départ.
 
Maintenant, dans le train qui l’emportait vers la petite ville où la jeune fille s’était retirée avec {{Mme|Travis}} et Mary,<section end="s2"/>
==[[Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/247]]==
il s’imaginait l’entrevue prochaine, et un bonheur éperdu le faisait frissonner.
 
Et puis son esprit s’arrêta sur les derniers mois qu’il venait de vivre, ces mois qui s’étaient écoulés comme un rêve et qui néanmoins lui avaient paru si longs, si vides, si fastidieux.
 
Mais Max Lamar secoua ses pensées. Le train ralentissait, entrait en gare.
 
Sur le quai accourut le brave Yama, qui s’empara de la valise du docteur.
 
- On vous attend, monsieur le docteur. Dépêchez-vous, lui dit-il avec une grimace de satisfaction.
 
Dans le délicieux jardin d’une coquette villa, Max Lamar se trouva, quelques instants plus tard, en présence de Florence, auprès de laquelle se pressaient {{Mme|Travis}} et Mary.
 
L’émotion de tous était profonde.
 
Max Lamar s’était arrêté à trois pas de {{Mlle|Travis}} et la contemplait éperdument. Ce qui le frappait par-dessus tout, c’était l’extrême jeunesse de Florence. Il n’y avait plus sur son joli visage cette expression d’inquiétude, de trouble, ou bien de hardiesse insolite, qui parfois en altérait le charme. Il n’y avait plus que douceur, apaisement, sérénité, sourire ingénu, candeur de petite fille qui ne sait rien de l’existence, qui n’a pas de passé et dont les yeux n’aperçoivent que les horizons de l’avenir. Et pourtant… pourtant…
 
Max Lamar se souvint de la gracieuse image dont Gordon s’était servi dans son plaidoyer en évoquant la vision d’une bonne fée qui, par le moyen d’un talisman, appelé le Cercle Rouge, récompensait les bons et punissait les méchants.
 
Oui. il en était ainsi. Une bonne fée… une de ces bonnes fées intrépides et indomptables qui, dans les contes, secourent les misérables, pourchassent le mal, passent au travers des flammes, marchent sur les flots, sont bénies par les pauvres gens et par les enfants qu’elles éblouissent.
 
La Fée au Cercle Rouge ! Elle avait livré contre le monstre une bataille d’autant plus âpre que le monstre était en elle et qu’il lui avait fallu vaincre un ennemi en quelque sorte séculaire, qui la persécutait avant même qu’elle fût née, et qui disposait de toutes les forces de l’enfer, de toutes les puissances invisibles et sournoises du monde mystérieux, des instincts et des fatalités !
 
Et elle avait accompli tout cela en se jouant, avec son rire heureux de vierge qui fait germer des fleurs où ses pieds ont posé. Elle s’était servie d’armes emprisonnées, et ses propres blessures avaient guéri par le miracle de sa claire volonté et de son intelligence lucide.
 
Et c’était cette petite fille qui avait agi ainsi, celle qu’il aimait et qui lui offrait sa vie, la Fée au Cercle Rouge, la Fée aux yeux limpides, à l’âme naïve et aux mains blanches, incomparablement blanches.
 
Ces mains, il les baisa l’une après l’autre, la droite surtout, avec la dévotion et l’extase d’un fidèle, et il murmura :
 
- Flossie, chère Flossie, dois-je croire à mon bonheur ?
 
Elle répondit, en frissonnant de tendresse et d’amour :
 
— Croyez-y de toute votre âme. Vous tenez ma main dans la vôtre. Regardez-la bien. Elle est pure… Et elle est à vous… Le terrible Cercle Rouge n’y reparaîtra plus…
 
Alors il lui dit :
 
— Permettez-moi d’en placer un autre, Flossie… un cercle qui ne vous quittera jamais…
 
Elle s’abandonna, toute heureuse et toute rougissante, et, au doigt de la jeune fille il passa un cercle d’or, bague des épousées…
 
 
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