« Old Bugs » : différence entre les versions

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Les manières de Old Bugs étaient aussi étranges que son aspect. D’ordinaire, il était fidèle au type de l’épave humaine — prêt à tout pour cinq sous ou une dose de whisky ou de haschish — mais de temps en temps, il se montrait sous les traits qui lui ont valu son nom. Dans ces moments-là, il essayait de se redresser, et une drôle de flamme brillait dans les yeux enfoncés. Son port altier assumait une grâce et même une dignité insolites ; et les créatures imbibées autour de lui ressentaient quelque chose de sa supériorité — quelque chose qui les rendait moins disposés à donner les coups de pied et les habituelles taloches à la pauvre victime et bête de somme. Dans ces moments-là, il montrait un humour sardonique et faisait des remarques que le peuple du Sheehan’s jugeait insensées et irrationnelles. Malheureusement, ces instants magiques s’envolaient rapidement, et à nouveau, Old Bugs reprenait l’éternel lessivage des sols et récurage des crachoirs. Mais pour une chose, Old Bugs aura été l’esclave idéal de l’établissement — et cette chose était sa conduite lorsque de jeunes hommes étaient initiés à leur première beuverie. Le vieil homme se redressait alors au-dessus du sol dans la colère et l’excitation, marmonnant des menaces et des avertissements, et cherchant à dissuader les novices de se lancer dans leur course à « voir la vie telle qu’elle est ». Il crachait et fulminait, explosant en avertissements polysyllabiques et en serments étranges, et animé par un sérieux effroyable qui faisait frémir plus d’un esprit drogué dans la pièce bondée. Mais après un certain temps, son cerveau ramolli par l’alcool s’éloignait du sujet, et avec un sourire stupide, il se tournait à nouveau vers son balai à franges ou son chiffon de nettoyage.
 
Je ne pense pas que beaucoup de clients réguliers du Sheehan oublieront jamais le jour où le jeune Alfred Trever s’est présenté. Il était plutôt une « trouvaille » — un jeune riche et plein d’entrain qui « allait jusqu’au bout » dans tout ce qu’il entreprenait — du moins, c’était le verdict de Pete Schultz, l’ « homme de main » du Sheehan, qui avait rencontré le garçon au Lawrence College, dans la petite ville d’Appleton, Wisconsin. Trever était le fils de parents de la haute société d’Appleton. Son père, Karl Trever, était un avocat et un distingué citoyen, tandis que sa mère s’était fait une réputation enviable de poétesse sous son nom de jeune fille, Éleanor Wing. Alfred était lui-même un érudit et distingué poète, bien que poursuivit par la malédiction d’une certaine irresponsabilité enfantine qui faisait de lui une proie idéale pour le rabatteur du Sheehan. Il était blond, beau et gâté ; vif et désireux de goûter aux diverses formes de débauche dont il avait lu et entendu parler. À Lawrence, il avait joué un rôle de premier plan dans la pseudo-fraternité de « Tappa Tappa Keg », où il était le plus sauvage et le plus joyeux des sauvages et joyeux jeunes fêtards ; mais cette immaturité et frivolité collégiale ne le satisfaisait pas. Il connaissait des vices plus profonds à travers les livres, et il avait maintenant envie de les connaître par lui-même. Peut-être cette tendance à la folie avait-elle été quelque peu stimulée par la répression à laquelle il avait été soumis à la maison ; en effet, {{Mme|Trever}} avait une raison particulière de former son unique enfant avec une aussi intangible sévérité. Elle avait, dans sa jeunesse, été profondément et durablement impressionnée par l’horreur de la débauche d’une personne avec qui elle avait été fiancée pendant un certain temps.
 
Le jeune Galpin, le fiancé en question, avait été l’un des fils les plus remarquables d’Appleton. Se faisant remarquer alors qu’il n’était encore qu’un enfant grâce à son merveilleux esprit, il avait acquis une grande renommée à l’Université du Wisconsin, et à l’âge de vingt-trois ans, il était retourné à Appleton pour occuper un poste de professeur à Lawrence et pour glisser un diamant au le doigt de la plus blonde et de la plus brillante fille d’Appleton. Pendant une saison, tout s’était bien passé, jusqu’à ce que la tempête éclate sans prévenir. De mauvaises habitudes, datant d’un premier verre pris des années auparavant dans l’isolement des bois, se manifestèrent chez le jeune professeur ; et ce n’est que par une démission précipitée qu’il échappa à une vilaine poursuite pour atteinte aux bons usages et à la moralité des élèves dont il avait la charge. Ses fiançailles rompues, Galpin se déplaça vers l’est pour recommencer sa vie ; mais peu de temps après, les habitants d’Appleton entendirent parler de son congédiement dans la honte de l’Université de New York, où il avait obtenu un poste de répétiteur en anglais. Galpin consacra alors son temps à la bibliothèque et à l’estrade de conférencier, écrivant des pavés et préparant des discours sur divers sujets liés aux belles lettres, et faisant toujours preuve d’un génie si remarquable qu’il semblait que le public devait parfois lui pardonner ses erreurs passées. Ses conférences passionnées pour la défense de Villon, Poe, Verlaine et Oscar Wilde s’appliquaient également à lui-même, et dans le court été indien de sa gloire, on parla de nouvelles fiançailles dans une certaine maison cultivée de Park Avenue. Mais le couperet du destin tomba de nouveau. Une ultime disgrâce, par rapport à laquelle les précédentes n’avaient été rien, brisa les illusions de ceux qui avaient fini par croire à la rédemption de Galpin ; et le jeune homme abandonna son nom et disparu de la vue du public. La rumeur l’associait de temps en temps à un certain « Consul Hasting » dont le travail pour la scène et pour les compagnies de cinéma attirait un certain degré d’attention en raison de l’ampleur et la profondeur son érudition ; mais Hasting disparut rapidement des yeux du public, et Galpin devint pour les parents, un nom à citer avec le ton de l’avertissement. Éleanor Wing célébra bientôt son mariage avec Karl Trever, un jeune avocat en pleine ascension, et ne conserva de son ancien admirateur que bien peu de mémoire tout juste à peine pour en citer le nom à son fils unique, et illustrer ainsi ses conseils moraux destinés à ce jeune homme beau et têtu. Maintenant, malgré tous ces conseils, Alfred Trever était au Sheehan et sur le point de prendre son premier verre.
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La pièce devint un pandémonium, et les hommes hurlaient et braillaient de peur devant l’être malfaisant qu’ils avaient réveillé. Trever semblait hébété dans la confusion et se rapprocha du mur tandis que la mêlée grossissait. « Il ne boira pas ! Il ne boira pas ! » Ainsi rugissait Old Bugs alors qu’il semblait manquer de — ou s’élever au-dessus — des citations. Des policiers apparurent à la porte, attirés par le bruit, mais pendant un certain temps ils ne firent aucun geste pour intervenir. Trever, maintenant complètement terrifié et guéri à jamais de son désir de voir la vie par la voie du vice, se rapprocha des nouveaux arrivants vêtus de bleus. Pourrait-il seulement s’échapper et prendre un train pour Appleton, pensa-t-il, il considérerait son éducation à la dissipation assez complète.
 
Puis soudain, Old Bugs cessa de manier son javelot et s’arrêta encore — se redressant plus droit que n’importe quel habitant de l’endroit ne l’avait jamais vu auparavant. « {{lang|lat|Ave, César, moriturus te saluto ! }} » cria-t-il et il se laissa tomber sur le sol puant de whisky, pour ne plus se lever.
 
Les sensations qui suivirent ne quitteront jamais l’esprit du jeune Trever. L’image est floue, mais indéracinable. Les policiers se frayèrent un chemin à travers la foule, menant sur tout le monde un interrogatoire serré à la fois sur l’incident et sur le personnage mort sur le sol. Sheehan, en particulier, fut-il l’objet de leurs demandes pressantes de renseignements, sans toutefois obtenir aucune information de valeur concernant Old Bugs. Ensuite, le banqueroutier se souvint de la photo et suggéra qu’elle soit examinée et déposée pour identification au siège de la police. Un officier se pencha à contrecœur sur la forme répugnante aux yeux vitreux et trouva le carton enveloppé de mouchoirs qu’il fit passer aux autres.
 
« Belle poulette ! » lorgna un homme ivre en voyant le beau visage, mais ceux qui étaient sobres ne lorgnèrent pas, regardant avec respect et confusion les traits délicats et spirituels. PersonneAucun d’entre eux ne semblait pouvoir situeridentifier la lepersonne sujetreprésentée, et tous se demandaient comment cette épave ravagée par la drogue pouvait avoir un tel portrait en sa possession — c’est-à-dire tous, sauf le banqueroutier, qui, malgré tout, gardait un œil sur les hommes en bleus avec une certaine inquiétude. Il avait vu un peu plus profondément sous le masque de totale déchéance d’Old Bugs.
 
Quand la photo fut entre les mains de Trever, un changement survint chez le jeune homme. Après le premier émoi, il replaça le tissu qui entourait le portrait, comme pour le protéger de la sordidité du lieu. Puis il regarda longuement et attentivement la silhouette sur le sol, notant sa grande taille, et les traits aristocratiques du visage qui semblaient apparaître maintenant que la flamme d’une vie misérable s’était éteinte. Non, dit-il à la hâte, comme la question lui était posée, il ne connaissait pas la personne sur la photo. Elle était si ancienne, ajouta-t-il, que personne maintenant ne pouvait s’attendre à la reconnaître.
 
Mais Alfred Trever n’a pas dit la vérité, comme beaucoup l’ont deviné lorsqu’il proposa de prendre en charge le corps et d’assurer son enterrement à Appleton. Au-dessus du manteau de la bibliothèque de sa maison était accrochée la réplique exacte de cette image, et toute sa vie il avait connu et aimé son original.
 
Car ce visage doux et noble était celui de sa propre mère.