« Old Bugs » : différence entre les versions

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Sheehan’s est le centre reconnu du trafic souterrain d’alcool et de stupéfiants de Chicago, et en tant que tel a une certaine dignité qui s’étend même aux habitués mal peignés de l’endroit ; mais il y en avait un, jusqu’à récemment, qui restait en dehors des bornes de cette dignité — un qui partageait la misère et la saleté mais pas l’importance de Sheehan. Il s’appelait « Old Bugs », et était l’objet le moins recommandable dans un environnement aussi peu recommandable. Ce qu’il avait été autrefois, beaucoup tentaient de le deviner ; car son langage et sa façon de s’exprimer, du moins jusqu’à un certain point d’ébriété, étaient de nature à susciter l’émerveillement ; mais ce qu’il était présentait moins de difficulté — car « Old Bugs », à un degré superlatif, incarnait les espèces pathétiques connues sous le nom de « glandeur » ou de « clochard ». D’où il était venu, personne ne pouvait le dire. Une nuit, il avait fait irruption dans Sheehan’s, la bave à la bouche et hurlant pour du whisky et du haschich ; et ayant été approvisionné en échange d’une promesse d’effectuer de petits travaux, traînait dans les environs depuis lors, récurant les planchers, nettoyant les crachoirs et les verres, et s’occupant d’une centaine de tâches subalternes similaires en échange de la boisson et des médicaments nécessaires pour le maintenir en vie et en bonne santé.
 
Il parlait peu, et généralement dans l’argot commun des bas-fonds ; mais de temps en temps, enflammé par une dose inhabituellement généreuse de whisky sec, un enchaînement de polysyllabes incompréhensibles fusait avec des bribes de prose et de vers sonores qui amenaient certains habitués à conjecturer qu’il avait vu des jours meilleurs. Un mécène régulier — un mauvais payeur bancaire notoire qui était là incognito — venait s’entretenir avec lui assez souvent et, au ton de son discours, osa penser qu’il avait été écrivain ou professeur en son temps. Mais le seul indice tangible du passé d’Old Bugs était une photographie défraîchie qu’il transportait constamment avec lui — la photographie d’une jeune femme aux traits nobles et beaux. Il tirait parfois cette image de sa poche en lambeaux, la déballait soigneusement de sa couverture de papier de soie et la regardait pendant des heures avec une expression de tristesse et de tendresse ineffables. Ce n’était pas le portrait d’une personne qu’un habitant du monde souterrain serait susceptible de connaître, mais d’une dame de bonne naissance et de qualité, vêtue de la tenue pittoresque en vogue trente ans auparavant. Old Bugs lui-même semblait également appartenir au passé, car ses vêtements indéfinissables portaient toutes les marques de l’antiquité. C’était un homme d’une taille immense, probablement plus de six pieds, bien que ses épaules voûtées démentaient parfois ce fait. Ses cheveux, d’un blanc sale et tombant en plaques, n’avaient jamais été peignés ; et sur son visage maigre poussait un chaume galeux de barbe grossière qui semblait toujours rester au stade hérissé — jamais rasé — ou jamais assez longtemps pour former un ensemble respectable de poils. Ses traits avaient peut-être été nobles jadis, mais étaient maintenant masqués par les effets effroyables d’une terrible débauche. À un moment donné — probablement au milieu de sa vie — il avait manifestement été extrêmement gros ; mais maintenant il était maigre à faire peur, avec de la chair violette suspendue en poches lâches sous ses yeux larmoyants et sur ses joues. Dans l’ensemble, Old Bugs n’était pas agréable à regarder.