« La Pensée et l’Action » : différence entre les versions

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(...) Pour comprendre et pour juger leur acte, nous devons faire cet effort d'intelligence dont je parlais tout à l'heure. Il faut connaître, comme j'en ai eu personnellement l'occasion (1),
(...) Pour comprendre et pour juger leur acte, nous devons faire cet effort d'intelligence dont je parlais tout à l'heure. Il faut connaître, comme j'en ai eu personnellement l'occasion (1), cet admirable personnel de la marine, pour savoir quelle intelligence et quel dévouement il apporte, à tous les degrés de la hiérarchie, dans l'exécution d'ordres qu'il est toujours prêt à comprendre, sous des chefs qu'il est toujours prêt à aimer. Vous savez ce qu'a été, pendant la guerre, leur vie de fatigues et de dangers supportés jusqu'à la fin sans un jour de faiblesse. Trois mois après l'armistice, alors qu'ils pouvaient considérer l'oeuvre surhumaine comme accomplie, au lieu de revenir au pays, comme leurs camarades des tranchées, ils partent vers l'Orient dans des conditions matérielles particulièrement dures, de l'aveu même de leurs chefs dont la bienveillance leur est toute acquise. La révolte des marins de la mer Noire est due, affirme M. le vice-amiral Amet, commandant en chef de l'Armée navale de la mer Noire, ci l'épuisement moral et physique dans lequel ils se trouvaient après avoir accompli, dans des conditions particulièrement pénibles et dangereuses, l'oeuvre la plus belle et la plus formidable de cette guerre; mais ne sait-on pas, d'après le rapport de M. le contre-amiral Barthès, chargé de l'en quête sur les événements de la mer Noire, que cet épuisement même provenait de la nourriture insuffisante, mal préparée, du manque de vêtements par des froids d'au moins 15 degrés, de la suppression des permissions, certains n'y étant pas allés depuis 36 mois, du long retard sinon de l'absence totale du courrier de France (Petit Marseillais, 30 sept. 1919). Les conditions morales étaient pires encore. La guerre était finie, et aucune raison légale ne pouvait être invoquée pour les envoyer com-battre un pays dans lequel se passaient des événements mal connus qui apparaissaient à beaucoup d'entre eux comme l'aube voilée et d'autant plus belle peut-être d'un jour nouveau si longtemps attendu. Qui de nous ne se rappelle les émotions du début de la révolution russe, cette première réalisation des espoirs de libération universelle, pour laquelle tant de jeunes hommes avaient déjà librement et presque joyeusement consenti à mourir, ce premier écroulement de despotisme politique, grâce auquel nous vint, un mois plus tard, la joie de l'aide américaine, efficace et définitive ? Nos marins sentaient cela, et leur répugnance à servir dans de telles conditions est soeur de l'élan qui nous a valu la victoire, de l'invisible discipline intelligente de ceux qui allaient ou qui croyaient aller mourir pour la libération du monde et la fin des conflits barbares. Il n'est pas facile de constituer et de maintenir une force inconsciente et brutale dans une société où un peu de lumière a commencé à pénétrer. La même raison qui a fait notre force intelligente pendant une guerre légale et consentie, a fait notre faiblesse en mer Noire. Il faut en prendre son parti, et qui accepte l'une doit comprendre l'autre et se rendre compte
 
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==__MATCH__:[[Page:Langevin - La Pensée et l'action, 1950.djvu/280]]==
que les éléments humains, les meilleurs de la nation, ceux qui savent souffrir et au besoin mourir pour une idée, sont intervenus le plus efficacement d'un côté comme de l'autre, que matériellement et moralement, les marins de la mer Noire sont les frères de nos morts vénérés. Je sais, en disant cela, ne pas manquer au respect que nous devons à ceux-ci, et j'en veux trouver la preuve en examinant, à titre d'exemple, et pour démontrer la valeur morale et technique des hommes qui attendent actuellement un geste de pardon et de pitié, le cas particulier du plus élevé en grade et du plus durement frappé d'entre eux, le mécanicien principal André Marty. Marty eut de bonne heure la vocation du métier de marin. Après avoir brillamment conquis son diplôme de bachelier au collège de Perpignan, et ne pouvant entrer à l'École Navale dont il avait dépassé la limite d'âge, il voulut rejoindre la marine comme mécanicien. Il se met, dans ce but, au travail manuel, apprend la chaudronnerie et, devenu bon ouvrier, s'engage en 1908 dans la flotte comme matelot mécanicien; il sort facilement le premier de l'École de Toulon, puis se présente à un concours difficile, celui d'élève officier mécanicien, dont la plupart des candidats sortent des Écoles d'Arts et Métiers; il est reçu premier avec 50 points d'avance sur le suivant. Embarqué, il part en Indochine où il sert pendant 18 mois, remet en état les machines des torpilleurs Mousquet et Pistolet, auxquels il rend leur valeur combative, puis collabore au tracé de la carte du fleuve Mékong, étant chargé du lever hydrographique de la carte de fond et des calculs de triangulation. Il reçoit pour ce travail les félicitations du Commandant général de la marine d'Indochine. Il contribue ensuite au sauvetage du torpilleur Tabou (1911) échoué dans la baie d'Along; il s'offre comme volontaire scaphandrier et travaille en dirigeant son équipe pendant 65 minutes par 15 mètres de fond, il remonte exténué pour recevoir l'accolade de son commandant. Chargé, en passant, de l'approvisionnement de milliers de tonnes de charbon pour une escadrille de torpilleurs, il fait coffrer un fournisseur qui cherchait à tromper et lui offrait un pot-de-vin (il y avait déjà des mercantis, mais on les coffrait). La guerre trouve Marty en juillet 1914 sur le cuirassé Mirabeau, où il est chargé du service de sécurité du bâtiment et de la surveillance des mécanismes compliqués servant à l'assurer. Le 8 décembre 1915, il embarque sur le torpilleur Cimeterre et mène en Adriatique la vie infernale d'escorte des convois et de chasse aux sous-marins. Le torpilleur s'échoue sur les rochers de Brindisi. Pendant huit jours consécutifs, dormant deux ou trois heures par nuit, Marty travaille et réussit à sauver le bâtiment. Voici ce que dit à ce sujet le second maître mécanicien Jaliu dans une lettre écrite aux frères de Marty : On pourrait peut-être retrouver le Lieutenant de vaisseau qui commandait le Cimeterre, lors-que celui-ci s'est coulé en sortant de Brindisi, le dimanche 23 janvier 1916. Il a vu à l'oeuvre lors de cet accident, Marty qui a su donner à tous l'exemple du courage et de l'endurance, car ce n'est qu'après 36 heures de travail consécutif et après plusieurs ordres du Commandant que votre frère a consenti à prendre un peu de repos. Il était exténué. C'est lui encore qui, alors que l'eau envahissait la chaufferie arrière allumée est resté avec le plus grand sang-froid pour faire les manoeuvres nécessaires en pareil cas. Quand il quitta la chaufferie, il avait de l'eau jusqu'au ventre. Il nous fit tous monter et sortit le dernier. A une demande de récompense on répondit que tout le monde avait fait son devoir, sans quoi le premier-maître Marty aurait dû être le premier cité.
(...) Pour comprendre et pour juger leur acte, nous devons faire cet effort d'intelligence dont je parlais tout à l'heure. Il faut connaître, comme j'en ai eu personnellement l'occasion (1), cet admirable personnel de la marine, pour savoir quelle intelligence et quel dévouement il apporte, à tous les degrés de la hiérarchie, dans l'exécution d'ordres qu'il est toujours prêt à comprendre, sous des chefs qu'il est toujours prêt à aimer. Vous savez ce qu'a été, pendant la guerre, leur vie de fatigues et de dangers supportés jusqu'à la fin sans un jour de faiblesse. Trois mois après l'armistice, alors qu'ils pouvaient considérer l'oeuvre surhumaine comme accomplie, au lieu de revenir au pays, comme leurs camarades des tranchées, ils partent vers l'Orient dans des conditions matérielles particulièrement dures, de l'aveu même de leurs chefs dont la bienveillance leur est toute acquise. La révolte des marins de la mer Noire est due, affirme M. le vice-amiral Amet, commandant en chef de l'Armée navale de la mer Noire, ci l'épuisement moral et physique dans lequel ils se trouvaient après avoir accompli, dans des conditions particulièrement pénibles et dangereuses, l'oeuvre la plus belle et la plus formidable de cette guerre; mais ne sait-on pas, d'après le rapport de M. le contre-amiral Barthès, chargé de l'en quête sur les événements de la mer Noire, que cet épuisement même provenait de la nourriture insuffisante, mal préparée, du manque de vêtements par des froids d'au moins 15 degrés, de la suppression des permissions, certains n'y étant pas allés depuis 36 mois, du long retard sinon de l'absence totale du courrier de France (Petit Marseillais, 30 sept. 1919). Les conditions morales étaient pires encore. La guerre était finie, et aucune raison légale ne pouvait être invoquée pour les envoyer com-battre un pays dans lequel se passaient des événements mal connus qui apparaissaient à beaucoup d'entre eux comme l'aube voilée et d'autant plus belle peut-être d'un jour nouveau si longtemps attendu. Qui de nous ne se rappelle les émotions du début de la révolution russe, cette première réalisation des espoirs de libération universelle, pour laquelle tant de jeunes hommes avaient déjà librement et presque joyeusement consenti à mourir, ce premier écroulement de despotisme politique, grâce auquel nous vint, un mois plus tard, la joie de l'aide américaine, efficace et définitive ? Nos marins sentaient cela, et leur répugnance à servir dans de telles conditions est soeur de l'élan qui nous a valu la victoire, de l'invisible discipline intelligente de ceux qui allaient ou qui croyaient aller mourir pour la libération du monde et la fin des conflits barbares. Il n'est pas facile de constituer et de maintenir une force inconsciente et brutale dans une société où un peu de lumière a commencé à pénétrer. La même raison qui a fait notre force intelligente pendant une guerre légale et consentie, a fait notre faiblesse en mer Noire. Il faut en prendre son parti, et qui accepte l'une doit comprendre l'autre et se rendre compte que les éléments humains, les meilleurs de la nation, ceux qui savent souffrir et au besoin mourir pour une idée, sont intervenus le plus efficacement d'un côté comme de l'autre, que matériellement et moralement, les marins de la mer Noire sont les frères de nos morts vénérés. Je sais, en disant cela, ne pas manquer au respect que nous devons à ceux-ci, et j'en veux trouver la preuve en examinant, à titre d'exemple, et pour démontrer la valeur morale et technique des hommes qui attendent actuellement un geste de pardon et de pitié, le cas particulier du plus élevé en grade et du plus durement frappé d'entre eux, le mécanicien principal André Marty. Marty eut de bonne heure la vocation du métier de marin. Après avoir brillamment conquis son diplôme de bachelier au collège de Perpignan, et ne pouvant entrer à l'École Navale dont il avait dépassé la limite d'âge, il voulut rejoindre la marine comme mécanicien. Il se met, dans ce but, au travail manuel, apprend la chaudronnerie et, devenu bon ouvrier, s'engage en 1908 dans la flotte comme matelot mécanicien; il sort facilement le premier de l'École de Toulon, puis se présente à un concours difficile, celui d'élève officier mécanicien, dont la plupart des candidats sortent des Écoles d'Arts et Métiers; il est reçu premier avec 50 points d'avance sur le suivant. Embarqué, il part en Indochine où il sert pendant 18 mois, remet en état les machines des torpilleurs Mousquet et Pistolet, auxquels il rend leur valeur combative, puis collabore au tracé de la carte du fleuve Mékong, étant chargé du lever hydrographique de la carte de fond et des calculs de triangulation. Il reçoit pour ce travail les félicitations du Commandant général de la marine d'Indochine. Il contribue ensuite au sauvetage du torpilleur Tabou (1911) échoué dans la baie d'Along; il s'offre comme volontaire scaphandrier et travaille en dirigeant son équipe pendant 65 minutes par 15 mètres de fond, il remonte exténué pour recevoir l'accolade de son commandant. Chargé, en passant, de l'approvisionnement de milliers de tonnes de charbon pour une escadrille de torpilleurs, il fait coffrer un fournisseur qui cherchait à tromper et lui offrait un pot-de-vin (il y avait déjà des mercantis, mais on les coffrait). La guerre trouve Marty en juillet 1914 sur le cuirassé Mirabeau, où il est chargé du service de sécurité du bâtiment et de la surveillance des mécanismes compliqués servant à l'assurer. Le 8 décembre 1915, il embarque sur le torpilleur Cimeterre et mène en Adriatique la vie infernale d'escorte des convois et de chasse aux sous-marins. Le torpilleur s'échoue sur les rochers de Brindisi. Pendant huit jours consécutifs, dormant deux ou trois heures par nuit, Marty travaille et réussit à sauver le bâtiment. Voici ce que dit à ce sujet le second maître mécanicien Jaliu dans une lettre écrite aux frères de Marty : On pourrait peut-être retrouver le Lieutenant de vaisseau qui commandait le Cimeterre, lors-que celui-ci s'est coulé en sortant de Brindisi, le dimanche 23 janvier 1916. Il a vu à l'oeuvre lors de cet accident, Marty qui a su donner à tous l'exemple du courage et de l'endurance, car ce n'est qu'après 36 heures de travail consécutif et après plusieurs ordres du Commandant que votre frère a consenti à prendre un peu de repos. Il était exténué. C'est lui encore qui, alors que l'eau envahissait la chaufferie arrière allumée est resté avec le plus grand sang-froid pour faire les manoeuvres nécessaires en pareil cas. Quand il quitta la chaufferie, il avait de l'eau jusqu'au ventre. Il nous fit tous monter et sortit le dernier. A une demande de récompense on répondit que tout le monde avait fait son devoir, sans quoi le premier-maître Marty aurait dû être le premier cité.
 
(1) Paul Langevin fait allusion ici aux travaux qu'il avait poursuivis pendant la guerre à la demande du Ministère de la Marine pour utiliser les ultra-sons à la détection des sous-marins.