Souvenirs poétiques de l’école romantique/Le Poète

Le PoèteLaplace, Sanchez et Cie, libraires-éditeurs (p. 1-3).

LE POÈTE


De l’espace et du temps, grand Dieu ! tu m’as fait roi !
Des astres dans mon sein j’écoute l’harmonie.
Eux sont dans l’univers, et le monde est en moi :
J’ai tout un ciel dans mon génie.


Je m’entoure à mon gré de cent peuples divers ;
Et dans l’immensité des déserts de mon âme,

Brillant de tous côtés d’une céleste flamme,
Roule à mes yeux notre univers.


Moi, je nage en jouant en des flots de lumière,
Quand l’ombre vous ravit l’horizon éclipsé.
Je parais immobile ; et du pole glacé
Mon esprit touche la barrière.


Je dis à ma pensée : Allons, fume, volcan !
Sois l’amour, la colère, un autel, un grand homme,
Un vallon plein de fleurs, le Panthéon de Rome,
Ou l’écume de l’Océan !


Je veux : ma trace brille avec honneur suivie
Par mille êtres charmants de mon souffle animés.
J’inonde avec le feu, superflu de ma vie.
Leurs cœurs que Dieu n’a point formés.


Je leur donne des pleurs, je leur fais des années ;
Je leur compose un ciel sur leur tête grondant.
Lave des passions, de mon sein débordant,
Tu sillonnes leurs destinées !


Partout je porte un monde où j’aime à m’envoler,
Qu’on ne peut me ravir, où l’on ne peut m’atteindre.
Mon sort est de le voir, mon bonheur de le peindre.
Ma gloire de le révéler.


Je dispense l’éclat dont mon front s’environne :
Sans l’épuiser le monde a senti mon ardeur :
Le rayon sort toujours des feux de ma couronne,
Et n’ôte rien de ma splendeur.


Mais parfois enivrés d’un céleste pouvoir,
Nous transgressons les lois de l’auguste devoir
Qu’impose le génie.
Nous faisons de la gloire un abus éternel :

Plus mon nom s’étendra, plus je suis criminel ;
Et l’immortalité rend la faute infinie.

. . . . . . . . . . . . . .


Le sceptre du talent, au jour prédestiné,
Fera devant le Dieu qui me l’avait donné
Mon honneur ou ma honte :
Sur la face du monde où mes fruits ont germé.
De chaque sentiment dans les âmes semé,
À ta justice, ô Dieu, ma gloire rendra compte !