Souvenirs poétiques de l’école romantique/Le Grand Veneur

Le Grand VeneurLaplace, Sanchez et Cie, libraires-éditeurs (p. 14-16).

LE GRAND VENEUR

légende (1599)


Le doux soleil d’avril luit sur Fontainebleau,
Et dévoile aux regards le magique tableau
De son royal séjour, de ses claires fontaines,
De sa vieille forêt, de ses roches hautaines.

Des fanfares, des cris parlent du sein des bois ;
La meute a triomphé, le cerf est aux abois,
Il succombe, et le cor proclame sa défaite.
Henri Quatre a pris part à cette noble fête ;
Fatigué de sa course, et loin de son château,
Le monarque s’arrête au penchant d’un coteau ;
Entouré de sa cour, à l'ombre d’un vieux chêne,
Auprès de la beauté qui le charme et l’enchaîne,
Sur un gazon naissant et parsemé de thym
Il s’assied, et l’on dresse un champêtre festin ;
On savoure les mets que la faim assaisonne ;
Le vin s’échappe en flots du grès qui l’emprisonne :
On boit, on rit, on chante ; et, chantant à son tour,
Le Béarnais célèbre et le vin et l’amour :

« Maint souley cuysant environne
« La couronne !
« Si la mort m’arreste en chemin,
« Qu’en gais instans la camarde me treuve !
« Du sort chanceux un chascun faict l’espreuve !
« Sully, qu’adviendra-t-il demain ?

« Que m’importe, belle duchesse,
« La richesse ?
« Le sceptre embarrasse ma main ;
« Mais, presque mort d’amoureuse souffrance,
« Sur votre cœur règne le roi de France…
« Que mesme heur m’advienne demain.

« Une santé de cœur et d’ame,
« Belle dame !
« Tous en accord le verre en main !
« Ventre-saint-gris ! cet Arboys a mon âge !
« Emply toujours… encores, petit page…
« Advienne que pourra demain ! »

Mais des cors, des limiers sèment un bruit immense !
Dans le taillis du nord une chasse commence !

Le bruit s’accroît et court de rochers en rochers,
Et le roi tout surpris appelle ses archers.

Henri IV.

Quel est donc le forban qui bat notre domaine ?
Allez, et qu’à l’instant devant nous on l’amène.
Capitaine, en avant !

le capitaine des archers.

Capitaine, en avant ! Sire…

Henri IV.

Capitaine, en avant ! Sire… Fais ton devoir.

le capitaine.

Sire… arrêter une ombre ! est-ce en notre pouvoir ?…
C’est l’ombre d’un piqueur tué dans l’avenue ;
Sire, de l’homme noir redoutez la venue ;
Il ne paraît jamais sans présager des pleurs :
Il a de Charles Six annoncé les malheurs !

Henri IV.

C’est bon pour faire peur aux enfants du village.
Buvons…
Buvons…Et l’homme noir écarte le feuillage ;
Et d’un accent terrible interrompant le roi :
« Je t’apporte un avis, duchesse ; amende-toi !
« Il est temps ! » — Puis, suivi de sa meute effrayante,
Dont s’éteint par degrés la voix rauque et bruyante.
Aussi prompt que l’éclair, au sein de la forêt.
Le fantôme chasseur s’enfonce et disparaît.

Une seule semaine est à peine écoulée.
Et l’on voit Henri Quatre au pied d’un mausolée,
Où, le cœur déchiré d’un désespoir brûlant.
Il lit en lettres d’or et sur un marbre blanc :
Cy gist très haute et très puissante Dame,
Gabrielle d’Éstrée, épouse sans diffame
Du sire d’Amerval, comte de Liancourt,
Duchesse de Beaufort : fleur, son esclat fut court !
Passants, priez Dieu pour son ame.