Souvenirs poétiques de l’école romantique/La Curée

La CuréeLaplace, Sanchez et Cie, libraires-éditeurs (p. 28-31).

LA CURÉE


Oh ! lorsqu’un lourd soleil chauffait les grandes dalles
Des ponts et de nos quais déserts,
Que les cloches hurlaient, que la grêle des halles
Sifflait en pleuvant par les airs ;
Que dans Paris entier, comme la mer qui monte
Le peuple soulevé grondait,
Et qu’au lugubre accent des vieux canons de fonte
La Marseillaise répondait :
Certes, on ne voyait pas comme aux jours où nous sommes
Tant d’uniformes à la fois ;
C’était sous des haillons que battaient des cœurs d’hommes ;
C’étaient alors de sales doigts
Qui chargeaient le mousquet et renvoyaient la foudre ;
C’était la bouche aux vils jurons
Qui mâchait la cartouche et qui, noire de poudre,
Criait aux citoyens : Mourons !
Quanta tous ces beaux fils aux tricolores flammes,
Au beau linge, au frac élégant,

Ces hommes en corset, ces visages de femme,
Héros du boulevard de Gand,
Que faisaient-ils, tandis qu’à travers la mitraille
Et sous le sabre détesté,
La grande populace et la sainte canaille
Se ruaient à l’immortalité.
Tandis que tout Paris se jonchait de merveilles,
Ces messieurs tremblaient dans leur peau,
Pâles, suant la peur, et les mains aux oreilles,
Accroupis derrière un rideau.
C’est que la Liberté n’est pas une comtesse
Du noble faubourg Saint-Germain,
Une femme qu’un cri fait tomber en faiblesse,
Qui met du blanc et du carmin :
C’est une forte femme aux puissantes mamelles,
À la voix rauque, aux durs appas,
Qui, du brun sur la peau, du feu dans les prunelles,
Agile et marchant à grands pas,
Se plait aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées,
Aux longs roulements des tambours,
À l’odeur de la poudre, aux lointaines volées
Des cloches et des canons sourds.

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Qui, plus tard, entonnant une marche guerrière,
Lasse de ses premiers amants,
Jeta là son bonnet, et se fit vivandière
D’un capitaine de vingt ans.
C’est cette femme enfin qui, toujours belle et nue,
Avec l’écharpe aux trois couleurs,
Dans nos murs mitraillés tout à coup revenue,
Vient de sécher nos yeux en pleurs,
De remettre, en trois jours, une haute couronne
Aux mains des Français soulevés,
D’écraser une armée et de broyer un trône
Avec quelques tas de pavés.

Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère,
Paris, si plein de majesté
Dans ce jour de tempête où le vent populaire
Déracina la royauté ;
Paris, si magnifique avec ses funérailles,
Ses débris d’hommes, ses tombeaux,
Ses chemins dépavés et ses pans de murailles
Troués comme de vieux drapeaux ;
Paris, cette cité de lauriers toute ceinte
Dont le monde entier est jaloux,
Que les peuples émus appellent tous la sainte,
Et qu’ils ne nomment qu’à genoux ;
Paris n’est maintenant qu’une sentine impure,
Un égout sordide et boueux,
Où mille noirs courants de limon et d’ordure
Viennent traîner leurs flots honteux :
Un taudis regorgeant de faquins sans courage,
D’effrontés coureurs de salons,
Qui vont de porte en porte et d’étage en étage
Gueusant quelques bouts de galons ;
Une halle cynique aux clameurs insolentes
Où chacun cherche à déchirer
Un misérable coin des guenilles sanglantes
Du pouvoir qui vient d’expirer.

Ainsi quand désertant sa bauge solitaire
Le sanglier, frappé de mort,
Est là, tout palpitant, étendu sur la terre,
Et sous le soleil qui le mord ;
Lorsque blanchi de bave et la langue tirée,
Ne bougeant plus en ses liens,
Il meurt, et que la trompe a sonné la curée
À toute la meute des chiens ;
Toute la meute alors, comme une vague immense
Bondit ; alors chaque mâtin

Hurle en signe de joie, et prépare d’avance
Ses larges crocs pour le festin.
Et puis vient la cohue, et les abois féroces
Roulent de vallons en vallons ;
Chiens courants, et limiers, et dogues et molosses,
Tout s’élance et tout crie : Allons !
Quand le sanglier tombe et roule sur l’arène,
Allons ! allons ! les chiens sont rois !
Le cadavre est à nous, payons-nous notre peine,
Nos coups de dents et nos abois.
Allons ! nous n’avons plus de valet qui nous fouaille
Et qui se pende à notre cou ;
Du sang chaud, de la chair, allons ! faisons ripaille,
Et gorgeons nous tout notre saoul.
Et tous, comme ouvriers que l’on met à la tâche,
Fouillent ses flancs à plein museau,
Et de l’ongle et des dents travaillent sans relâche.
Car chacun en veut un morceau.
Car il faut au chenil que chacun d’eux revienne
Avec un os demi rongé,
Et que trouvant au seuil son orgueilleuse chienne,
Jalouse et le poil allongé,
Il lui montre sa gueule encor rouge et qui grogne,
Son os dans les dents arrêté,
Et lui crie en jetant son quartier de charogne :
« Voici ma part de royauté ! »