Calmann-Lévy (p. 62-72).


V

SUR LA POLEMIQUE


J’oserai émettre quelques idées sur les devoirs du publiciste, telles qu’elles me sont venues souvent dans la solitude, alors que je cherchais, dans la polémique courante, à prendre une notion juste des sentiments et des caractères qui exercent une influence quelconque sur la marche des idées de mon temps.

Si les pensées qui agitent l’Assemblée nationale et qui présideront à ses décisions sur la liberté de la presse sont empreintes de quelque terreur ou de quelque amertume, ce n’est pas à dire que l’Assemblée doive céder à des émotions vulgaires et sacrifier un principe à des considérations de fait. Mais nous, soldats de la presse, à quelque degré que nous soyons dans la hiérarchie du dévouement et de l’activité, nous avons à nous préoccuper du mal qui existe, de la manière dont notre mission s’accomplit, et faire nous-mêmes, en quelque sorte, le règlement de notre armée.

Qu’on me permette donc de le dire, j’ai toujours rêvé,

Car que faire, en un gîte, à moins que l’on ne songe ?

j’ai toujours rêvé une polémique que je n’ai trouvée nulle part ni dans le passé, ni dans le présent ; une polémique dans laquelle la loi n’aurait point à intervenir pour décider si l’on doit s’arrêter au seuil de la vie privée, ou si la vie privée de l’homme public devait être soumise à l’examen de l’opinion publique. Il me semblait que, sous ce rapport, les lois existantes donnaient aux citoyens diffamés ou calomniés des droits suffisants pour se défendre, plus que suffisants peut-être. Mais ces lois mêmes attestent des nécessités que, dans mon rêve, je voudrais voir disparaître parle seul fait de la morale publique et delà dignité bien entendue de la polémique.

Pour combattre le mal, il faut remonter à sa cause. La cause de l’impuissance de la presse, c’est l’absence de charité. Je sais bien que ce mot prête à rire, surtout dans ce moment-ci. Eh bien, je le maintiendrai parce qu’il rend mieux mon idée qu’aucun autre, et que je ne sais pas jouer sur les mots.

Écrire et parler ce n’est pas la même chose, non pas même à l’Assemblée nationale, dont les comptes rendus, sous la plume des sténographes, ne peuvent jamais arriver à une exactitude absolue.

D’ailleurs, l’expression de la pensée humaine a droit à plus de laisser-aller dans le discours que dans la rédaction.

Le rappel à l’ordre donne à l’orateur le moyen d’insister, d’expliquer, ou de se rétracter. La rédaction n’a point cette ressource, séance tenante : elle est donc une arme plus dangereuse que la parole pour celui qu’elle attaque comme pour celui qui s’en sert. Il la faut manier avec plus de prudence et de réflexion, si on n’a point l’habitude de la manier vite et bien. L’épreuve à corriger est le rappel à l’ordre de notre propre conscience. Un coup trop rude ou porté à faux est une faute plus grave qu’une parole échappée à l’émotion en présence d’un auditoire qui est là pour se défendre ou se renouer.

Oui, c’est surtout cet isolement, cette impunité de l’homme écrivant sa pensée, qui m’a toujours frappé comme un acte grave et que notre conscience doit peser avant de l’accomplir. Eh quoi ! je suis retiré au fond de ma chambre, seul avec ma plume qui est discrète, et mon papier qui va, sans objection et sans résistance, recevoir l’arrêt de mort morale qu’il me plaira d’y tracer contre un de mes semblables ! Et cet homme n’est point là, il ne le sait pas !

Quand il le saura, si j’ai frappé juste, si je l’ai bien désigné, bien visé, bien touché au cœur, il sera trop tard peut-être pour qu’il se disculpe ! Il sera tué déjà dans la pensée de dix mille, de cent mille lecteurs. Mais ce n’est pas un meurtre que j’ai commis, c’est un assassinat ! J’ai frappé dans l’ombre, j’ai porté une atteinte que nul bras ne pouvait détourner.

Une calomnie ou une révélation verbale, ce n’est rien en comparaison d’une calomnie ou d’une révélation écrite et imprimée. Si ma parole s’adresse à un seul, il lui faudra du temps pour la répandre même dans un petit cercle. Si elle s’adresse à un groupe, dans ce groupe ma victime peut trouver un défenseur : si à une assemblée, il peut s’en trouver cent, si à une foule, mille, si à ma victime elle-même, c’est un duel, un combat, mais enfin je suis en présence de quelqu’un et je n’assassine point.

Eh bien, la polémique est, dans nos mœurs et dans nos habitudes, un assassinat que nous commettons tranquillement tous les matins, et sans y songer le moins du monde. Cela ressemble à cette pratique superstitieuse du moyen âge, pratique criminelle bien qu’inoffensive, qui consistait à piquer une figure de cire avec une épingle en prononçant certaines formules de malédiction. C’était l’image d’un ennemi dont on perçait ainsi le cœur d’une manière furtive et mystérieuse, et l’on croyait qu’à l’aide du maléfice la victime désignée serait instantanément frappée d’un coup mortel, en quelque lieu qu’elle se trouvât. Quelquefois, on déchirait la tête ou les flancs de la maquette, en invoquant le diable, et le diable promettait de dévorer par un mal sans ressources le foie, le cerveau ou les entrailles de la victime. C’était absurde, mais c’était odieux ; l’assassinat, avec les agréments de la torture et de la mort lente et cruelle, était commis dans la pensée, dans l’intention du lâche et crédule bourreau.

Eh bien, ce que nous faisons et qui n’a l’air de rien, tant nous sommes blasés, est cent fois pis, quand nous écrivons le soir pour être distribué le matin : « X…, pour avoir voté dans tel sens, pour avoir proposé telle mesure, pour avoir commis tel acte, est un lâche, ou un traître, l’ennemi de ses concitoyens, de ses semblables. » N’est-ce point là la substance de toute la polémique des journaux depuis vingt ans ? Quels que soient la forme, l’arrangement donnés à ces pensées homicides n’est-ce pas un parti pris, chaque fois qu’un homme agit dans un sens contraire à nos croyances politiques, de lui jeter à la tête l’accusation de perversité ?

Car je ne parle pas seulement des calomnies accueillies et répétées sans examen, des diffamations légèrement colportées, envenimées, et la plupart du temps parfaitement inutiles pour le succès de nos campagnes politiques ; je parle de cette habitude malséante, rebattue, ennuyeuse pour le public calme, dangereuse pour le public ému, de cette coutume grossière et cruelle qui condamne tout adversaire politique à n’être qu’une brute ou un scélérat jusqu’à plus ample informé ?

Vraiment nous sommes dans l’enfance, pour ne pas dire dans la barbarie, ce me semble, en fait de polémique. Et c’est ainsi que nous inaugurons l’aurore d’une république de Fraternité, en suivant les vieux errements de la polémique monarchique !

Ne serait-il pas temps de créer la polémique sociale, la vraie polémique républicaine, une polémique d’autant plus vive et plus puissante contre les idées fausses et contre les masses imbues de préjugés funestes, qu’elle serait plus charitable et plus humaine envers les individus ? Nous aurions enfin une vraie discussion, idées contre idées, et non pas hommes contre hommes.

Les noms propres mis de côté (certes on en viendrait là peu à peu), les doctrines se combattraient sans amertume, et avec une passion, une chaleur, une logique véritables. (Ce qui me consterne en ce moment, c’est la mortelle froideur qui préside à la lutte des idées, tandis qu’on se met tout en feu pour le citoyen N…, ou pour M. X…, lesquels la plupart du temps, n’ont d’idées ni l’un ni l’autre. C’est toujours l’histoire de la maquette de cire qu’on tourmente avec des aiguilles et qui n’en peut mais, car la vie et la pensée ne sont point en elle.)

Notre polémique s’abaisse de plus en plus, faute de charité. J’ai dit le mot, je le maintiens et je l’explique.

Je ne voudrais pas que la perfection de notre âme fît fausse route, et que nous vinssions à être autant de Sylvio Pellico, tous prêts à tendre la joue aux soufflets et le cou au couteau. Par charité je n’entends pas la résignation catholique, mais la bonté chrétienne, cette bonté de la force qui épargne d’autant plus le caractère de l’homme, qu’elle confond avec plus d’énergie l’erreur où son âme est plongée. On peut maudire l’action sans maudire le coupable. La distinction n’a rien de subtil, et, pour que notre plume la fasse tout naturellement, il ne s’agirait que d’avoir en l’esprit un peu de ce sentiment que j’appelle la charité politique — c’est-à-dire le respect de notre semblable, une notion bien sentie de la dignité humaine.

Nous n’en sommes pas si éloignés pourtant, en France, que cette prédication doive être taxée d’utopie. On m’accordera bien que dans les habitudes de la vie privée nous ne sommes pas si féroces qu’on le croirait, si on nous jugeait d’après le ton de notre polémique quotidienne. Voyons, quel est celui de nous qui, rencontrant un adversaire politique irait lui dire en face ce qu’il vient ou ce qu’il va écrire de lui dans un premier Paris ?

Quel est le socialiste assez passionné pour aller trouver son antagoniste malthusien et pour lui dire, parlant à sa personne, qu’il est un hypocrite et un traître ? Quel est l’économiste conservateur qui, s’adressant à un socialiste quelconque de la nouvelle école, lui déclarera qu’il est un fou ou un imbécile ? Cela ne se fait point, témoin la réponse d’Arnal dans je ne sais plus quelle pièce, où un personnage le surprend disant du mal de lui : « Eh quoi ! s’écrie le diffamé, vous dites du mal de moi, derrière moi ? — Eh mais, sans doute, répond Arnal, sans se déconcerter, cela se fait toujours. Est-ce qu’on va jamais dire à un homme : vous êtes un sot et un drôle ? Fi donc ! Jamais ! C’est justement quand il n’est point là qu’on dit du mal de lui. Allez, vous ne connaissez point les usages, mais moi je sais trop ce que je me dois pour dire du mal de vous autrement que derrière vous. »

Le raisonnement d’Arnal est juste et l’expérience de tous les instants le confirme. Si l’on échangeait à la face les uns des autres autant d’injures qu’on s’en écrit dans la presse, la vie serait un éternel combat, une intolérable querelle. La presse est donc un exutoire pour la haine et le ressentiment. Triste service rendu à l’humanité !

Est-ce la lâcheté humaine qui nous rend plus circonspects dans nos paroles que dans nos écrits ? Généralement non, nous ne sommes point lâches dans ce pays-ci.

D’ailleurs en écrivant du mal d’un homme, on s’expose à sa vengeance tout aussi bien qu’en l’injuriant en face. Mais on y regarde à deux fois avant de s’exposer à tuer matériellement son semblable, au lieu qu’il en coûte si peu pour le tuer moralement ou intellectuellement !

Eh bien, c’est cette facilité même, cette sorte d’impunité (car le sang ne lave pas toujours la tache faite à l’honneur et la répression arrive quand le mal est accompli), c’est cette liberté inaliénable en droit, brutale et excessive en fait, de commettre un mal irréparable envers les hommes, qui devrait rendre les hommes modérés, généreux et prudents.