Calmann-Lévy (p. 3-18).


I

NOTES


29 mars 1848.

Chez Charton, au Ministère de l’Instruction publique, Béranger s’est montré très aimable. Il paraissait accepter franchement et avec une certaine chaleur la jeune République.


Voici ce que raconte Mazzini à propos de la révolution de Milan : des soldats autrichiens étaient bloqués depuis deux jours dans leur caserne, ils manquaient de pain et en demandaient aux voisins par-dessus les murailles. Un jeune enfant de seize ans s’approche de la caserne et passe un pain aux assiégés au bout de sa baïonnette. Les Autrichiens prennent le pain, on ne se battait pas encore en cet endroit. Cependant un coup de feu part et l’enfant est tué.

Quelques heures après, la caserne est prise d’assaut. Le peuple indigné demande aux soldats de lui livrer l’assassin de ce pauvre enfant. Soit que ce fût la vérité, soit qu’ils fussent inspirés par le sentiment de leur conservation, les soldats montrent un des leurs couché par terre, blessé dans le combat… La juste colère du peuple tomba devant cet ennemi sans défense.


Un ouvrier beau parleur, insinuant, habile, éloquent même, était parvenu, depuis quelques jours, à se faire une grande popularité dans les clubs du faubourg Saint-Antoine. Il était proposé comme colonel de la garde nationale. Il allait être désigné comme candidat à la députation ; un de nos amis, Gilland, ouvrier serrurier, apprend que cet homme est un voleur. L’intérêt de la République lui commande de désabuser ses concitoyens. Malgré le danger de s’attaquer à une idole du peuple, il n’hésite pas ; il monte à la tribune et offre de procéder à une enquête. « Si je me suis trompé, dit-il, je prends l’engagement de venir ici me mettre aux genoux de X… et lui demander publiquement pardon de mon erreur. »

Deux jours après, le voleur était démasqué et honteusement chassé de tous les clubs.


Lucien de la Hodde était un espion de Louis-Philippe.

Le 23 février il conduisait Étienne Arago chez un marchand de vin de la rue Saint-Jacques-la-Boucherie ; en présence de deux ou trois personnes, il disait : « Voici le citoyen Arago, vous le reconnaissez, n’est-ce pas ? Nous venons faire des barricades, il faut en faire une ici. » L’endroit était peu convenable pour disposer une barricade ; cependant La Hodde insistait toujours, de manière qu’on sût bien qu’Arago venait pour faire des barricades. Celui-ci ne se doutait de rien et était au contraire touché de l’ardeur de son ami.

Lucien de la Hodde, après la victoire, était de service à la Préfecture de police avec Caussidière ; il demandait toujours une mission pour aller garder les archives.

Son insistance jointe à quelques rumeurs donna des soupçons… On trouva, quelques heures après, à ces mêmes archives, une énorme liasse de rapports de police, signés Pierre et de l’écriture de Lucien de la Hodde, Il fut conduit aussitôt au Luxembourg où une Commission fut assemblée.

Après deux heures de dénégation, il finit par avouer sa honte ; il se jeta aux genoux de ses anciens amis, demandant à racheter son crime en se dévouant à la République. Caussidière voulait lui brûler la cervelle, sans autre forme de procès… on lui offrit des armes, du poison… il ne voulut point mourir…

Il est enfermé dans les cachots de l’hôtel de ville ; il demandait le cachot le plus profond pour y être mieux à l’abri de la légitime vengeance de ceux qu’il a trahis.

Il est remarquable que le premier rapport de La Hodde sur Étienne Arago date du jour où celui-ci fit une critique, toute bienveillante cependant, sur un ouvrage de Lucien de la Hodde. Il avait paru un peu touché de ces critiques, mais il n’en protestait pas moins de son dévouement à Arago.

30 mars.


Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur, est petit-fils de Comus, prestidigitateur, savant assez distingué.

Il était hier assez découragé, et sa vanité de caste se manifestait dans l’expression de ce découragement. Il lui semblait que, lui ou les bourgeois-démocrates comme lui, manquant à la République, la République serait perdue. Il ne voulait et ne pouvait croire qu’en dehors de la bourgeoisie on pourrait trouver des ouvriers capables et dignes d’être les ministres d’un grand peuple… L’avenir nous dira s’il avait raison, je ne le crois pas le moins du monde.

J’ai reçu hier une lettre très curieuse de mon cousin de Villeneuve de Chenonceaux, il a une peur effroyable de la République et du peuple. Il paraît aussi que Béranger partage ses craintes ; il aurait écrit à un de ses amis de la Touraine une lettre dans laquelle il se montrait fort peu républicain, très peu sympathique au peuple de Paris et très peu confiant dans l’avenir de la France. Cette lettre est à conserver.

Gilland et Lambert, deux ouvriers pleins de cœur, d’intelligence et de foi républicaine sont partis ce matin avec une mission de propagande républicaine auprès des ouvriers et des cultivateurs de l’Indre ; ils feront de bonnes choses.



31 mars.


J’avais prié Gilland de m’indiquer des ouvriers que je ferais connaître à Ledru-Rollin afin qu’il leur donnât aussi des missions pour les départements ; il m’a envoyé Leneveux, rédacteur de l’Atelier, lequel m’a conduit, hier au soir, neuf autres ouvriers (la lettre en est conservée). Nous sommes allés au ministère. Mais le club central avait aussi proposé des candidats. La présence de deux ou trois rédacteurs de l’Atelier (on a dit Bucheziens) parmi ces jeunes gens a un peu effrayé le ministre, qui n’osant pas les employer tout de suite les a invités à conférer avec les délégués des clubs. Il a eu la maladresse de prononcer le mot de fondo secreto.

… Ce matin, Leneveux est venu me trouver et me remercier en me priant de dire à Ledru-Rollin qu’il les avait humiliés, qu’ils n’étaient point des solliciteurs ; ils avaient voulu servir la République en allant dans la province, mais ils renonçaient à cette mission, et, quoiqu’on les eût blessés profondément, ils n’en étaient pas moins prêts à oublier tout et à se dévouer à la République. Ce jeune homme pleurait en me disant cela.

Il y a eu des discussions autrefois entre l’Atelier, le National et la Réforme. Ledru-Rollin aurait peut-être dû faire comme les ouvriers et oublier le passé !

C’est moi qui ai eu cette idée d’envoyer des ouvriers faire de la propagande dans les départements. Je me suis d’abord adressée au Ministère de l’Instruction publique, dans les attributions duquel serait naturellement rentrée cette fonction d’instituteur des masses. Ma lettre, écrite de Nohant, a été communiquée au Gouvernement provisoire qui l’acceptait d’abord. Mais Carnot ne s’en est plus occupé. Ni lui, ni J. Renaud, ni Charton, ne connaissent les bons ouvriers de Paris.

Après plusieurs jours de prédication de ma part, l’idée a enfin pénétré la « volumineuse » de ce bon Ledru-Rollin. Il s’est mis à l’œuvre avec son entrain et son étourderie habituels ; il a cent mille francs à consacrer à cette œuvre. Bien entamée, elle amènera, j’en suis sûre, d’excellents résultats. Mais que de fautes il va faire ! et s’il envoie, comme il est fort à craindre, d’après les premiers choix, de médiocres sujets, des parleurs, des braillards, des hommes violents, manquant de tact et d’intelligence, il donnera une très fâcheuse opinion des ouvriers de Paris et le mal sera plus grand qu’avant cette démarche. Il paraît sentir la vérité de cette observation ; mais, dans Faction, les bonnes intentions souvent s’évanouissent.


La journée du 17 avril 1848.

Le 16 mars après une manifestation faite la veille par quatorze ou quinze mille gardes nationaux de Paris et de la banlieue, sur le motif apparent du maintien des compagnies d’élite et en réalité contre le citoyen Ledru-Rollin et la portion véritablement républicaine du Gouvernement provisoire, eut lieu une manifestation imposante du peuple de Paris, à laquelle prirent part plus de cent cinquante mille hommes.

Hier la contre-révolution a tenté de prendre sa revanche.

Le fait qui s’est passé est diversement interprété. Je vais tâcher de le consigner ici aussi exactement que possible et en toute sincérité.

Voici quelle était la situation de la France avant le 17 avril :

Dès le lendemain de la révolution de Février tout le monde se disait républicain ; cependant il était facile de voir qu’au premier jour un dissentiment profond séparait en deux partis nettement tranchés les républicains de la veille et ceux du lendemain. En effet, le Gouvernement, la presse, la France entière fut bientôt divisée en républicains purement politiques, auxquels se rallièrent aussitôt les hommes de la monarchie déchue, et en républicains socialistes, qui comprenaient dans leur sein la majeure partie des ouvriers de Paris. Avant-hier ils pouvaient encore être confondus ; aujourd’hui un abîme les divise. Demain peut-être le sort des armes décidera entre eux.

Depuis plusieurs jours, la réaction contre l’esprit démocratique d’une portion du Gouvernement provisoire était devenue ostensible. Les commissaires du ministre de l’Intérieur étaient repoussés dans plusieurs départements, particulièrement à Bordeaux, où le fédéralisme s’avouait hautement. Les élections paraissaient devoir se faire sous l’influence d’une réaction aveugle contre les républicains socialistes, que l’on cherchait à flétrir par l’appellation de communistes (la bourgeoisie appelle communistes, des sectes purement chimériques qui voudraient la loi agraire, la destruction de la famille, le pillage, le vol, etc.). Il était évident pour tous que, sous ce prétexte de communisme, on écarterait violemment de la représentation tous les républicains sincères, ceux qui avaient combattu et souffert, depuis dix-huit ans, pour la cause de la Démocratie ; de là l’irritation contre la bourgeoisie et contre la fraction du Gouvernement provisoire qui paraît faire cause commune avec elle ; des projets de fructi-dorisation existaient, mais à l’état de tendance seulement.

Les élections approchaient cependant, les manœuvres et la confiance des réactionnaires augmentaient. Les vices de la loi d’élection, faite par M. de Cormenin, et qui rétablit, en fractionnant le vote par département, les fâcheuses influences de clocher, étaient hautement signalés. Jeudi, vers minuit, en sortant du club de la révolution, Leroux et Barbés se rendent chez moi, sans aucune arrière-pensée. La question est cependant soulevée et après un entretien de trois heures, il est décidé qu’on tentera d’en finir avec la situation et que Ton essayera d’obliger la majorité du Gouvernement à donner sa démission.

Vendredi un projet de loi sur les finances est soumis à Ledru-Rollin afin d’inaugurer par des mesures significatives le nouveau pouvoir. Samedi, un projet de loi électorale, un projet de forme de Gouvernement provisoire autour duquel se rallierait un Conseil d’État formé de larges bases et où toutes les opinions figureraient, est préparé.

Dans une réunion secrète chez Ledru-Rollin, où assistaient Louis-Blanc, Flocon, Barbes et Caussidière, on discute la question d’un 18 fructidor sans pouvoir s’entendre.

Samedi quelques vagues rumeurs transpirent. Un élément nouveau intervient. Un rapprochement aurait eu lieu entre Blanqui et Cabet et peut-être aussi Raspail. (Leroux a rencontré Blanqui chez Cabet vendredi.) Ils ont des projets pour le dimanche. On nous menace d’un triumvirat dictateur, les clubs de ces citoyens s’empareraient d’une manifestation assez équivoque, provoquée par Louis Blanc (une grande ambition dans un petit corps) sous le prétexte de la nomination de treize capitaines d’état-major de la garde nationale pris dans les corporations d’ouvriers.

Le soir du même jour le club de la révolution reçoit avis de tous ces bruits. L’inquiétude s’empare de tous. On aime mieux maintenir le Gouvernement provisoire tout entier que de s’exposer à un coup de main de Blanqui et autres. Mais comme l’incertitude est grande le club décide qu’il se tiendra en permanence le lendemain dès sept heures du matin.

26 avril.


Je crois qu’on demandait au peuple plus qu’il ne pouvait donner ; il y a autant de danger à vouloir faire marcher une nation trop rapidement dans la voie du progrès qu’à vouloir l’arrêter. Le peuple est plus sage que ses gouvernants.

Le 16 avril la réaction contre les idées socialistes nous avertissait qu’il ne fallait pas aller trop loin dans le domaine des faits, on risquait de faire proscrire l’idée ; la bourgeoisie s’est emparée de cette expression du sentiment populaire pour frapper à mort toutes les idées progressives. Elle a pu croire vingt-quatre heures à son triomphe. Les socialistes, les républicains avancés étaient menacés, pourchassés, traqués, sous l’accusation de communisme (loi agraire, égalité de salaire, icarisme, abolition de la famille, etc., tout était confondu sous le nom de communisme). Si, dans un groupe un citoyen osait se récrier, même timidement contre l’espèce de terreur dont les idées sociales, comme idées, étaient l’objet, il était battu, injurié et souvent mis en prison. Cela se passait ainsi lundi.

Mardi on arrêtait encore.

Mercredi, c’était plus rare : un ou deux exemples ; jeudi à la fête de la fraternité, tout était oublié. Au commencement du défilé, la banlieue pousse quelques cris isolés : « À bas le communisme ! »

Le soir, il n’en était plus question.

Depuis ce jour une réaction se manifeste paisiblement. Non seulement, on ne menace plus, on n’injurie plus, on n’arrête plus les citoyens suspectés de socialisme, mais tout le monde discute avec eux.

Dans la cour intérieure du Louvre, devant le Palais national, stationnent depuis cinq ou six jours des rassemblements de quinze cents à deux mille personnes, fractionnés par petits groupes de sept ou huit citoyens. On y voit quelques femmes. On cause avec une fraternité et un calme parfaits. Partout on traite la question du travail, la question sociale. On n’y voit aucun système en présence, aucun parti pris. Chacun apporte son mot, son idée, son sentiment, son expérience personnelle. Il y a des ouvriers, des bourgeois, des gardes nationaux et on y discute sans le moindre bruit, sans trouble.

Hier au soir cependant, un capitaine de la garde nationale en grande tenue, se croyant plus jeune de huit jours, s’est permis de traiter les domestiques, les ouvriers de canaille. Il ne trouvait pas de meilleur argument à opposer à ses contradicteurs. Il a été hué. Force a été au poste du Louvre de l’arrêter et de le faire sortir par le derrière. L’irritation s’est calmée aussitôt. Ce sont particulièrement des socialistes du club de la révolution qui l’ont protégé.

Ce soir on causait encore dans les groupes et c’était toujours l’organisation du travail qui faisait les frais de la discussion.

Partout on parle et on s’occupe des affaires publiques toute la journée.

Nous nous plaignions de l’indifférence générale il y a trois mois, c’est un grand pas de fait. Les ouvriers nous répondaient alors : « La politique n’est pas faite pour nous. Que nous importe un changement de ministère, cela nous donnera-t-il du travail ? Toutes vos discussions ne nous regardent pas ! »

La bourgeoisie gouvernait exclusivement à cette époque et les travailleurs acceptaient cet état de choses, ne voyant pas encore le moment arrivé de prendre part au gouvernement. Aujourd’hui tout est bien changé ! Ils s’occupent activement de politique, parce qu’aujourd’hui la politique touche au travail, à la vie des travailleurs.


L’écriture de ces pages est de Borie. George Sand a écrit à l’encre bleue : « De moi recopié sans orthographe. »