Souvenirs des Açores



SOUVENIRS
DES AÇORES.

Les Açores se composent de neuf îles qui se divisent en trois groupes séparés par une mer orageuse. Au sud s’étend l’île de Saint-Michel, la plus riche et la plus peuplée de toutes ; la petite île de Sainte-Marie est son satellite. À l’ouest et au nord, on rencontre Fayal, le Pic, Saint-George, Gracieuse et Terceire. Les deux îlots de Florès et de Corvo se perdent dans l’Océan à plus de soixante-dix lieues à l’ouest. Ces différentes îles, qui sont évidemment le produit d’éruptions volcaniques, se lient, dit-on, par une suite de rochers sous-marins aux îles de Madère et de Porto-Santo, et de Madère vont rejoindre le continent africain. Suivant cette opinion, qui est à la fois celle des savans et du peuple, les Açores seraient un prolongement de la chaîne de l’Atlas, proviendraient de la même convulsion de la nature, et devraient compter parmi les archipels de l’Afrique.

Je ne saurais rendre l’impression agréable que j’éprouvai à la vue de l’île de Saint Michel. C’était au milieu d’un hiver froid et pluvieux que j’avais quitté la France, et, quinze jours après mon départ, je me trouvais sous un ciel pur, jouissant d’une délicieuse chaleur. Nous cotoyions la partie méridionale de l’île ; les grosses vagues uniformes que roule l’Océan, quand un calme subit succède à la tempête, avaient conservé le bleu foncé de la haute mer ; le ciel était de la même couleur. Entre les rochers du rivage et les montagnes couvertes d’oliviers sauvages se dessinaient une multitude de petites maisons blanches qu’entouraient des orangers et des arbustes qui m’étaient inconnus. Pour la première fois, j’étais charmé par le spectacle de la vive végétation du midi ; j’admirais la largeur des feuilles, leur verdure foncée ; mes yeux étaient éblouis de la multitude infinie des fleurs de toutes nuances. Mais les beautés de la nature causent une émotion plus vive que prolongée, et, une fois débarqué à Punta del Gada, tout occupé à examiner la ville, à regarder les maisons, à observer les habitans, leurs attitudes et leurs physionomies, j’oubliai la mer, le soleil et tous les végétaux. Je me trouvais dans une ville grande, riche, propre et pleine de grace. Au centre de la ville, le long de la mer, était une place de marché couverte de patates, d’ignames, d’oranges et de limons. Des paysans grands et forts, bien vêtus, mais sans chaussures, le cou et les épaules protégés contre l’ardeur du soleil par des basques de drap qui pendent de leurs coiffures, parcouraient la place en tous sens, un long bâton blanc à la main. J’étais frappé de la lenteur des démarches et de la vivacité des gestes. Ma curiosité fut surtout attirée vers les rues étroites et tortueuses qui de toutes parts viennent aboutir à ce large quai. Mes regards se portaient sur ces petites jalousies à treillages minces et serrés qui entourent tous les balcons. Chacun des panneaux, pas plus large qu’un petit carreau de vitre, s’ouvrait et se fermait rapidement sous la main des jeunes filles de la maison, accourues pour voir passer un étranger. Les doigts agiles semblaient presser les touches d’un clavier et faisaient bien un peu vibrer mon cœur. Cette petite jalousie se lève et se baisse d’une façon si capricieuse, cet œil noir paraît et disparaît avec une telle intermittence, qu’à vingt ans on a peine à ne pas se croire le héros de quelque aventure ; mais votre maîtresse inconnue disparaît tout à coup, et ce rêve d’un instant s’envole avec elle.

Saint-Michel a vingt-cinq lieues de long, et sa largeur varie entre deux et quatre lieues ; une arête de montagnes qui tient tout le milieu de l’île court de l’est à l’ouest, et s’abaisse seulement vers le centre, entre Punta del Gada et Ribeira-Grande, que rapproche la seule route transversale praticable aux voitures. Aux deux extrémités, l’île s’élargit un peu, et les montagnes, dans leur renflement, cachent de profondes vallées. Du côté de l’est, il en est une si bien couverte par les cimes qui l’entourent, qu’on se croirait sur un continent. On n’entend plus le murmure de la mer ni le sifflement des vents. Si ce n’était l’éclat du ciel et la vigueur de la végétation, on dirait une gorge des Alpes. Ce lieu, appelé Furnas, jouit dans Saint-Michel d’une juste réputation. Il est rempli de sources sulfureuses si abondantes, qu’elles forment un ruisseau qui s’échappe par une gorge pour se jeter dans la mer, et mérite son nom de la Rivière Chaude. Le sol est partout couvert de soufre ; souvent il brûle les pieds, et la chaleur des eaux sulfureuses est si grande, que plusieurs d’entre les sources servent aux habitans à faire cuire leurs ignames. Auprès de ces eaux sulfureuses coulent des ruisseaux ferrugineux, et tout à côté une source, dont l’eau a la saveur de l’eau de Seltz, se répand en cascades. Le chemin pour aller aux Furnas est on ne peut plus agréable ; il suit pendant cinq lieues, jusqu’à la petite ville de Villa Franca, le rivage méridional de l’île, tantôt tournant des écueils, tantôt se rapprochant de la mer. Cette côte est semée de ces petites maisons blanches dont j’ai déjà parlé ; elles se déroulent en gracieux chapelets, se réunissent en hameaux, et forment des villages que sépare une admirable culture. Après Villa-Franca, on commence à gravir la montagne inculte, et l’on parcourt pendant quatre heures des bois agrestes jusqu’au moment où la vallée, avec sa riche verdure, s’ouvre devant vous. À l’autre extrémité de l’île, à onze lieues de Punta del Gada, on rencontre des sites à peu près semblables à ceux des Furnas ; mais la nature est là plus sauvage, les montagnes sont plus escarpées, et leurs flancs défendent des lacs profonds contre les invasions de l’Océan. Les chemins sont si mauvais et les côtes si raides, qu’il n’y a pas moyen de faire ces courses autrement que sur des ânes ; ceux de Saint-Michel sont grands et forts, et cette modeste monture, bien qu’elle soit sans selle ni bride, n’est pas, à tout prendre, trop désagréable. On s’assied de côté sur une espèce de bât, les jambes pendantes, et libre de tout souci. Un petit garçon, avec un bâton muni d’un aiguillon, conduit votre bête et l’anime par ses cris répétés ; l’âne et l’enfant peuvent ainsi courir cinq à six lieues sans s’arrêter, et on irait passablement son chemin, si tout le long de la route votre guide n’apprenait, à ceux qu’il rencontre, que ce seigneur qui est là sur son âne est un étranger, un Français, qui veut toujours aller au galop.

Le territoire de Saint-Michel, ainsi que celui de toutes les Açores, se partage en deux zones bien distinctes. Le rivage est fertile et peuplé ; tout ce qui s’éloigne de la mer est aride et montueux. Il est cependant quelques lieux intermédiaires coupés de vallons qui offrent un aspect véritablement enchanteur. De ces points seulement on peut apprécier toute la grace du paysage, et reconnaître la richesse de cette végétation exubérante. Ailleurs, les murs élevés qui protègent les orangers et les bananiers contre le vent de mer interceptent la vue, et donnent un aspect sombre à cette terre si fertile. Il faut planer sur un grand espace, ou bien pénétrer dans l’intérieur des Quintas au milieu des bouquets d’orangers. L’oranger est la providence de l’île, sa richesse et sa parure. J’ai vu des bois d’orangers sous lesquels on pouvait se promener à cheval, et l’on m’a dit qu’un de ces arbres avait produit dans la saison vingt-deux mille oranges. Chaque année, trois cents navires chargés de fruits partent pour l’Angleterre.

La population de Punta del Gada, bien que cette ville soit la seule place de commerce de l’île, est uniquement nobiliaire et agricole ; à peine si l’on aperçoit dans les rues quelques boutiques de mince apparence ; le commerce extérieur se fait par des Anglais qui, la plupart, sont fort riches, et le consul-général de sa majesté britannique, grace aux oranges, se considère comme le seigneur châtelain de Saint-Michel. Ce personnage ne sort jamais qu’en uniforme, boutonné jusqu’au menton malgré la chaleur ; il est poudré à blanc, et porte sur la tête un chapeau à cornes orné d’une grande plume noire. Pour témoigner de son empire, il se pose solennellement sur le petit belvédère de sa maison, et semble, avec sa longue lunette, vouloir gouverner la mer. Dans toutes les possessions portugaises, les agens anglais prennent des airs de grandeur insupportables, et affectent une importance qui, pour être réelle, n’en est pas moins fort ridicule ; ils ont sans cesse à la bouche le mot de sa majesté britannique, et le moindre sujet anglais se croit une émanation de la divinité lointaine. Tous ces Anglais, même ceux qui sont nés sur cette terre douce et hospitalière, vivent en étrangers au milieu de ceux qui les entourent ; ces marchands grossiers n’ont pas de patrie réelle, et se renferment dans leur égoïsme, leur dédain et leur cupidité. Laissons là les Anglais, que l’on rencontre partout, et parlons des véritables habitans de l’île.

La noblesse réside dans la capitale, où l’on trouve une société qui n’est pas sans intérêt. Par exemple, pour en jouir, il faut savoir la prendre comme elle est, accepter les prétentions et passer largement sur le chapitre des ridicules. Toutes les vanités de province sont portées, dans les îles, à un degré ailleurs inconnu. Le hobereau qui règne sans contestation sur le monde étroit qui l’entoure, s’exalte dans son importance, et s’il s’incline devant le capitaine-général ou le grand seigneur de Lisbonne, c’est toujours avec un arrière-soupçon de valoir au fond beaucoup mieux qu’eux. Il est curieux d’entendre l’habitant de Saint-Michel dire avec sa feinte humilité : « Je ne suis jamais sorti de ma petite île, je ne sais pas comment vont les choses sur le continent, mais il me semble qu’ici tout se passe fort bien ! » Le fait est qu’à l’abri des commotions politiques qui ont désolé la métropole, ces nobles, d’une race peu illustrée, mènent une vie fort douce, et jouissent d’un bien-être depuis long-temps inconnu au Portugal. Leur luxe discordant ne manque pas de magnificence. Les maisons ont assez grand air ; les salons de réception sont vastes ; d’épais rideaux de soie tranchent sur les maigres et longs canapés de jonc. Les grands ramages et les franges pendantes font un peu oublier la nudité de l’appartement. Au milieu d’immenses chambres à coucher toutes dégarnies, s’élèvent de riches baldaquins, et les draps et les oreillers sont bordés de dentelles. Partout on voit de lourds plateaux d’argent ciselé, et quelques personnes ont des services entiers de vaisselle plate. Quant au paysan, il manque de beaucoup d’objets qui seraient indispensables au plus pauvre habitant de nos campagnes. Les murs intérieurs de sa chaumière, si jolie et si proprette au dehors, sont entièrement nus ; les fenêtres sans vitres laissent passer le vent ; il ne possède pas même un lit, mais la famille entière s’étend avec volupté sur une natte de joncs, elle respire un air embaumé. Le climat supplée à tout, et nulle part je n’ai vu une population de meilleure apparence. Cette tiède atmosphère engourdit voluptueusement les sens en réveillant les facultés sensibles de l’ame. Je voudrais envoyer respirer un air si doux et si balsamique à toutes ces personnes chagrines, qui jugent leur prochain avec sévérité, et n’ont pas plus d’indulgence pour les fautes du cœur que de commisération pour ses peines.

L’amour, quand il n’est pas la plus sérieuse des choses de ce monde, est la plus amusante ; aucune de ses formes n’est indifférente ; ses fantaisies nous charment, et ses mille détails nous captivent. Aussi, en arrivant dans un pays méridional, étais-je fort empressé de connaître la vérité sur ce que se plaisent à raconter tant d’auteurs dans le genre espagnol, et, à ma grande surprise, je trouvai que les apparences étaient à peu près telles qu’ils les dépeignent ; mais leur exactitude s’arrête à la description du matériel de l’amour, ils blessent la réalité des sentimens, et donnent sur les femmes du Midi des idées bien étranges. Sans doute, il est une coquetterie que les Françaises ne savent pas, et qui a besoin, pour éclore, de la chaleur du soleil. Coquetterie pour coquetterie, celle-là en vaut bien une autre, et l’ignorance des subtilités de l’esprit ne la rend pas plus grossière ; au moins s’adresse-t-elle à l’imagination, qui est la droite route du cœur. Derrière les obstacles matériels où elle est retranchée, la jeune fille se montre agaçante et hardie, sans cesser d’être modeste, et peut impunément sourire au jeune homme qui lui jette une rose en passant et lui souhaite le bonheur. Dans les pays chauds, l’habitude de vivre en plein air rend très sociable ; on cause avec tous ceux qu’on rencontre ; la rue devient un salon, et cette galanterie répandue dans toute l’atmosphère ne paraît qu’un délicat hommage offert à la beauté. Après tout, ces fantaisies du cœur jouent le rôle de la conversation chez nous, et comme elle, pas plus qu’elle, sont tantôt innocentes et tantôt criminelles. Quelquefois elles conduisent à de sérieuses passions ; souvent elles servent des intrigues. D’ordinaire cette coquetterie à vue est sans conséquence ; elle n’atteint pas la pureté des sentimens des femmes, et peut durer des années entières, sans que de part et d’autre on y attache la moindre importance. C’est que, si l’oisiveté des hommes et la stérilité de leur esprit les portent là plus qu’ailleurs à la galanterie, ils sont peut-être moins qu’en d’autres pays capables de passion. Les longues factions sous une fenêtre, et la mince faveur d’y être souffert, emploient le temps et suffisent à la vanité. Le pire est que les manières des hommes s’imprègnent d’une coquetterie toute féminine, et l’on voit dans les rues de jeunes fats minaudant avec l’affectation puérile des jolies femmes surannées. Ces galans, les jambes raides et piquées sur les étriers, le corps serré et la tête penchée en arrière, font agréablement caracoler leurs rosses, et dirigent sur tous les balcons des regards plus supplians que téméraires. Ils passent ainsi innocemment la matinée à distribuer leurs œillades languissantes, et n’ont certes aucune des allures des héros de Lope de Vega. Le Midi est le pays des contrastes ; on y rencontre de tout. La valeur la plus téméraire brille à côté de la dernière lâcheté ; le dévouement chevaleresque apparaît au milieu du grossier égoïsme. Peut-être quelques ames sont-elles encore susceptibles d’éprouver des passions fortes et exclusives, mais il ne faut pas généraliser ces très rares exceptions, pas plus que donner aux grandes dames, qui ne se montrent jamais aux fenêtres, des façons de grisettes. Deux choses seulement sont vraies : toutes les femmes ont une tournure d’esprit romanesque ; presque toutes aussi ont une grace naturelle, une dignité dans le port et un langage du cœur, qui rendent possible à un homme distingué d’éprouver un attachement sérieux et délicat pour une femme de la condition la plus commune. La ressemblance des manières dans toutes les classes est ce qui frappe avant tout un étranger. Les dames de la meilleure compagnie jetteront leur manteau sur l’épaule de la même façon qu’une paysanne. Bien qu’un peu plus raffinée, leur conversation sera la même. Elles ont les mêmes plaisirs, la même poésie, et leur cœur vibre sous l’impulsion de sentimens analogues.

On est accoutumé en France à exiger beaucoup des personnes qui se vouent à Dieu ; on les isole complètement du monde, et notre indifférence ne permet pas un seul instant de relâche à leur ascétisme. Ce fut donc avec surprise que je vis toutes les pieuses nonnes de Punta del Gada, ainsi que de jeunes filles folâtres, accourir à leurs fenêtres grillées, se pressant les unes les autres, pour voir passer les soldats, et suivre ensuite, à l’aide d’une longue vue, la manœuvre des troupes. Un spectacle bizarre est celui de ces religieuses, les jours de grandes fêtes, accompagnant les chants de l’église avec des instrumens à vent, soufflant à l’envi dans des cors d’harmonie, des clarinettes, des cornets à piston, des ophicléides et autres instrumens nullement féminins. Dans la ferveur de leur enthousiasme, elles font un vacarme épouvantable. Les poitrines sont haletantes, les joues pourpres et gonflées, la sueur découle de tous les fronts. Sans le prêtre qui est à l’autel, on croirait plutôt assister à une fête païenne qu’à l’office du Seigneur.

En somme, le climat de Saint-Michel est délicieux, cette île est très fertile et extrêmement pittoresque : il ne lui manque que d’avoir un port. La rade de Punta del Gada est complètement ouverte, et les navires restent quelquefois deux mois sans pouvoir communiquer avec la terre. Lorsque soufflent les vents du sud, de l’ouest et de l’est, ils sont forcés d’appareiller pour n’être pas jetés sur les rochers de la côte ; ils laissent alors filer leurs câbles, et gagnent à grand’peine la haute mer. Suivons-les et partons pour Fayal.

L’île de Fayal forme un large croissant au fond duquel est posée la petite ville d’Horta. Les rues parallèles à la mer s’élèvent successivement avec les espaliers de grenadiers sur la pente d’une colline escarpée. Les maisons et les fleurs forment un gracieux ensemble, d’où l’on peut admirer à l’aise la splendeur du tableau qui se déroule devant les yeux. En face est l’île du Pic ; son extrémité pénètre dans la baie de Fayal, et elle l’ombrage de sa cime majestueuse. Au pied de la montagne, près de la mer, croissent les orangers et les plantes des tropiques ; à mesure que le terrain s’élève, on distingue l’olivier, la vigne ; puis, les arbres du nord de l’Europe ; enfin les neiges éternelles. À gauche s’avance la pointe de Saint-George, et l’on entrevoit le canal long et resserré qui sépare cette troisième île de l’île du Pic ; entre ces terres si rapprochées roulent, sous un ciel brillant, les vagues agitées de l’Océan Atlantique. Une navigation active anime cette rade magnifique. Fayal étant le seul point des Açores où les vaisseaux puissent jeter l’ancre sans danger, ils y accourent en grand nombre. Des baleiniers américains y viennent déposer leurs cargaisons, renouveler leurs agrès, et se procurer des vivres. Les bâtimens du Maragnon, que le vent force à faire ce long détour pour se rendre à Rio-Janeiro, relâchent à Horta, et des navires anglais chargent le vin du Pic, qui, à l’aide d’un peu d’eau-de-vie, passe pour du vin de Madère. Le mouvement du commerce influe sur les mœurs des habitans, et donne à la population d’Horta une physionomie européenne qui n’est celle d’aucune autre ville des Açores. Dans l’île fertile de Saint-Michel, où il n’existe pas de port, la noblesse territoriale domine sans partage. L’île de Fayal, au contraire, est peu féconde, et son commerce fort actif. Les négocians y jouent nécessairement le premier rôle, tandis qu’à Terceire, où le sol est ingrat et le rivage inhospitalier, on ne rencontre ni nobles fastueux, ni riches négocians, mais des hommes rudes, ignorans et difficiles à gouverner.

Les Portugais, à cause de leurs défauts et aussi de leurs qualités, ont toujours été peu propres aux affaires commerciales, et l’on doit s’attendre à trouver dans une place maritime aussi bien située qu’Horta une nombreuse colonie de négocians anglais. Ceux-ci vivent d’une façon beaucoup plus sociable que leurs compatriotes de Punta del Gada. Ils aiment à recevoir et à fêter les étrangers. Des rapports fréquens avec les officiers des bâtimens de guerre anglais leur ont donné l’habitude de la bonne compagnie, et plus encore le désir de paraître vrais gentlemen. Satisfaits d’une importance financière qui n’est pas contestée, ils la font peu sentir aux Portugais qui les entourent. Ces derniers, généralement fort pauvres, rabattent de leur fierté et se mêlent aux étrangers. Anglais, Brésiliens, citoyens des États-Unis d’Amérique et Portugais, tous vivent en parfaite intelligence et forment une petite société piquante par ses contrastes et agréable par la vivacité, l’entrain et le bon accord. Aucun Français n’a formé aux Açores d’établissement commercial, et nos agens consulaires eux-mêmes sont des négocians portugais. Cependant les gens instruits savent notre langue, et quelques jeunes filles balbutient des mots français avec leur accent lent et harmonieux. Là comme partout, la France excite une vive curiosité, et elle est souvent le sujet des conversations ; mais ce n’est qu’un murmure flatteur, un écho vague et lointain, qui ne produit rien de sérieux et ne laisse aucune idée précise. L’aimable hôtesse de la maison où je demeurais, une des personnes les plus considérables de Fayal, eut l’attention de faire mettre dans ma chambre un bouquet de lis, qu’elle appelait des fleurs de juillet.

On donne fréquemment dans la ville d’Horta des soirées et des fêtes. Les réunions sont fort animées et bien supérieures à ces bals d’Anglaises qui font retentir les greniers des hôtels garnis de la place Vendôme. D’abord, si chaque femme continue à s’habiller comme c’était la mode lorsqu’elle quitta le continent, toutes ont pris des Portugaises les souliers coquets et les jolis bas de soie. De même qu’à Paris, on entremêle les valses et les quadrilles. Le galop est surtout à la mode ; c’est avec les demoiselles anglaises qu’il faut le danser : les jeunes filles portugaises ont trop de réserve et en craignent l’abandon. Ainsi, celle qui le matin était hardie à son balcon, comme le sont d’ordinaire sous le masque les personnes timides, devient au milieu du monde sérieuse et contrainte, tandis que la jeune Anglaise dispense ses sourires autour d’elle et jouit de son teint couleur de rose. Les races rapprochées par le hasard conservent leur cachet primitif. Les négocians anglais sont toujours actifs, précis, ne faisant de questions que pour atteindre un but ; les vieux Portugais racontent sans cesse, prennent des airs capables, se complaisent dans leurs histoires de gloire nationale, dans leur admiration pour la nature, et vous ennuient sans profit pour eux-mêmes. Les femmes également diffèrent plus par les sentimens et la manière d’être que par les traits et la coloration du visage. Auprès des jeunes Anglaises, gaies, pleines de santé, sûres d’elles-mêmes et comptant pour l’avenir sur leur adresse ou leur bonne étoile, on voit les Portugaises (car elles ne ressemblent en rien aux dames espagnoles) mélancoliques, concentrées, aspirant à éprouver un sentiment qu’elles redoutent, et n’ayant d’autre vie que celle du cœur. Une jeune demoiselle, fille d’un pauvre gentilhomme, se distinguait plus qu’aucune autre par le contraste de sa physionomie et le calme de ses manières au milieu de ces Anglaises agitées. Toute sa personne portait l’empreinte du malheur noblement supporté, et l’on voyait qu’une tristesse habituelle pesait sur son ame. Bien qu’elle parlât peu, on était sûr qu’elle savait tout comprendre et sentir. Sa simplicité si gracieuse et avenante embellissait une dignité naturelle qu’on eût prise pour de la fierté, si la résignation n’était une qualité meilleure et plus complète. Il semblait choquant, sous l’impression de cette mer, de ces montagnes, de cette nature si pleine de grandeur, de s’en aller courir avec de petites Anglaises et de leur répéter, à la clarté d’un soleil brûlant, des banalités ossianiques ; ou bien de rester à la ville pour débiter des fadeurs, dans un autre style, à quelques jeunes espiègles penchées sur leurs balcons ; ou, pis encore, de boire le vin du Pic avec le vice-consul de sa majesté britannique. N’importe les disparates, les habitans d’Horta sont aimables, pleins de cordialité, le site est enchanteur, et c’est avec peine que je vis arriver le moment du départ.

Pour aller de Fayal à Terceire, on double la pointe occidentale de la baie d’Horta, et l’on s’engage dans le canal que resserrent à l’ouest l’île Saint-George, à l’est l’île du Pic. Cette dernière, la plus grande des Açores, a soixante lieues de tour. La montagne, sur presque tous les points, s’élève à pic du rivage, et l’île entière n’est que la base d’un cône gigantesque. Les terres les plus fertiles sont situées en face d’Horta et appartiennent aux habitans de cette ville, ce qui, joint à l’âpreté du terrain dans les autres parties du Pic, fait qu’on n’y rencontre guère que de petits villages, des maisons éparses, des huttes habitées par de pauvres laboureurs ou de sauvages chevriers.

L’île Saint-George a une longueur de dix-huit lieues sur une demi-lieue de large. Elle semble être la crête escarpée d’une chaîne de montagnes dont les ramifications vont se perdre dans les profondeurs de l’Océan. Les bords de cette île, beaucoup moins élevée que sa voisine, ont des formes encore plus abruptes, et ses rochers sont posés perpendiculairement ; elle doit à la proximité du Pic une fertilité que celle-ci ne possède pas elle-même : le sommet de la montagne retient les nuages qui accourent à travers l’Océan, poussés par les vents d’ouest ; ils se répandent sur Saint-George en pluies fécondantes. Son territoire, ainsi fertilisé, nourrit de nombreux bestiaux et fournit de bœufs et d’ignames Fayal, Terceire et toutes les Açores. Sur le haut, dans les fentes des rochers, partout où il y a quelque vestige de terre, des herbes parasites et des plantes grimpantes poussent avec profusion, et de cet amas de verdure s’échappent des ruisseaux qui tombent et se précipitent en cascades dans la mer.

Le détroit du Pic et de Saint-George est très dangereux pour la navigation ; la mer brise avec une violence égale sur les deux rives ; les courans sont rapides, et les vaisseaux atteints par la tempête dans cet étroit passage, où s’engouffre le vent, ne peuvent nulle part rencontrer un refuge.

Ce canal si resserré, ces rochers à pic, cette montagne couverte de neiges, rappellent le lac des Quatre-Cantons, la merveille de la Suisse ; mais quelle différence dans la couleur de l’eau, la teinte du ciel et la magnificence de la végétation ! Cette superbe nature porte l’empreinte des rayons d’un soleil tropical.

Peu à peu l’île du Pic, dont la forme est elliptique, s’éloigne de Saint-George. Bientôt on dépasse l’extrémité de celle-ci ; on aperçoit alors Gracieuse, qui, toute petite et parfaitement ronde, sort de la mer comme une corbeille de fleurs, et l’on a devant soi Terceire, avec ses rochers nus et ses montagnes nuageuses.

Terceire, chef-lieu du gouvernement des Açores, fut découverte la troisième de ces îles, comme l’indique son nom. Elle n’a ni la population de Saint-Michel, ni l’étendue du Pic ; elle n’est pas fertile comme Saint-George et ne possède pas, ainsi que Fayal, une rade hospitalière. En lui refusant ses dons précieux, la nature a rendu Terceire plus célèbre qu’aucune des îles qui l’entourent. Dernier boulevard de l’indépendance de la nation portugaise, elle vient d’être le berceau de sa liberté. Mais cette gloire appartient aux écueils de Terceire, non à ses habitans grossiers. L’île entière est une forteresse inaccessible ; nulle part les vaisseaux ne s’en approchent sans danger, et sur deux points seulement les barques peuvent atteindre le rivage ; jamais elles n’y trouvent un abri.

Le mont Saint-Sébastien couvre au sud la baie d’Angra ; il forme à l’extrémité d’une petite presqu’île un promontoire élevé ; sur le penchant de la montagne, entre les roches et les broussailles, ressort une vieille forteresse dont les canons défendent l’entrée de la rade. Du côté opposé s’avance une falaise escarpée, et, à cent brasses de la côte, un îlot qui, de loin, se confond avec le rivage, surgit à une grande hauteur et fait le pendant du mont Saint-Sébastien. La capitale, Angra, est au fond de cet entonnoir, ouvert au vent du sud-est ; comprimé par les flancs des montagnes, ce vent parcourt la baie avec une violence toujours croissante, et atteint une puissance irrésistible. On le nomme le Charpentier, à cause de la promptitude avec laquelle il renverse les mâts et brise les agrès des navires.

Une petite jetée vermoulue sert de débarcadère. Les vagues s’élancent avec force sur les marches rompues et verdâtres, et c’est à grand’peine qu’on atteint le rivage. On passe ensuite sous une porte peu élevée, dont les pierres sont rongées par le temps, et on se trouve dans Angra avant de l’avoir aperçu. Cette triste capitale est resserrée par une montagne nue, qui la force de s’étendre dans des proportions informes. Les maisons basses et les chaumières sont souvent isolées les unes des autres par des roches sans grandeur. Toute la ville a un air terne et maussade, que n’égaie pas la largeur des rues, balayées par le vent de mer, et encore moins la multitude des boutiques sombres où des brocanteurs étalent leurs sales et misérables marchandises. Ce grand nombre de boutiques tient à l’accumulation des Juifs, qui, exilés du Portugal, furent autorisés à se fixer à Terceire ; ils y exercent l’industrie habituelle de leur race et suppléent les Anglais, dont on ne rencontre qu’un seul dans toute l’île ; encore est-ce un vice-consul, marié à une Portugaise de Terceire.

On comprend que la société d’Angra ne doit pas être brillante. Au milieu de cet amas de pierres, aussi pauvre en humains qu’en végétaux, que devenir ? Que peuvent faire les officiers d’une garnison nombreuse ? On périrait d’ennui sans le voisinage hospitalier du couvent de Saint-Gonsalve ; ce monastère est l’unique ressource de société qu’offre Angra ; il est toute la distraction et la consolation peu orthodoxe des malheureux exilés à Terceire.

Aucune muraille ne défend l’accès de Saint-Gonsalve ; on peut de la terrasse qui borde la mer, causer avec les sœurs qui passent la journée assises nonchalamment à leurs fenêtres basses et non grillées. On peut entrer à toute heure dans la salle destinée à distribuer aux pauvres les aumônes du couvent ; cette pièce n’est séparée de l’intérieur que par une mince cloison en bois, dont la partie supérieure se replie comme celle des loges de nos portiers, et il ne reste qu’une petite barrière à hauteur d’appui très favorable aux épanchemens de la conversation. Enfin, que ne peut-on pas à Saint-Gonsalve ? — Mais il ne faut rien calomnier, pas même le mal ; c’est le vice de la vertu rigide et en même temps de la débauche de tout confondre et de dédaigner les sentimens du cœur. Toutes deux se plaisent trop souvent à méconnaître les combats et les souffrances. Pauvres filles de Saint-Gonsalve, si douces et si affligées, on doit les plaindre ! La langueur des démarches, la tristesse des regards, peignent les misères de leur ame, et prient d’abord pour elles. Livrées dès l’enfance à la contagion de l’exemple, le cœur ouvert aux tendres impressions, l’esprit oisif, sans autre défense que la chaîne qui les meurtrit, est-il surprenant qu’elles succombent ? Elles s’arrêtent cependant sur cette pente qu’on prétend si rapide, et, après avoir brisé le lien sacré qui devait les retenir, elles respectent celui de leur passion. Elles ne peuvent connaître ni la vie, ni les actions, ni les sentimens de celui auquel elles s’abandonnent, et sont bien malheureuses. Retenues prisonnières dans le cloître, l’ame vagabonde et toujours pressées par une foi ardente, il ne leur reste bientôt que l’amertume et l’humiliation de la douleur. Saint-Gonsalve m’a laissé un souvenir plus triste que sévère, et je n’en aurais pas parlé sans la célébrité que ce couvent doit aux mémoires de M. de Ségur.

Le territoire de Terceire est presque partout inculte. Au nord comme à l’ouest, la mer bat les flancs décharnés des hautes montagnes. Le centre est également montueux et stérile ; ces lieux sont d’un aspect morne et sauvage ; sur les hauteurs, des buissons épineux et de larges fougères recouvrent à peine des pierres volcaniques noirâtres et poreuses, et, dans le creux des vallons, la mousse jaunie qui remplit le lit des torrens desséchés, attriste encore les regards. Une nuée de petits oiseaux au plumage brillant et varié distrait seule des sombres préoccupations, ils s’envolent sous chacun de vos pas et tourbillonnent autour de vous. Comme notre ame vibre au gré des émotions diverses que crée la vue de la nature ! tout ce qui rappelle seulement un souvenir prend à nos yeux une teinte poétique. Un jour, après avoir marché au milieu d’un dédale de murs de pierres sèches, j’arrivai près d’un gros village, dégoûté d’une route fastidieuse ; mais, à dix minutes de distance, était une fontaine qu’ombrageaient quelques grands arbres. Les filles du village allaient et venaient, portant sur la tête des vases remplis d’eau ; elles posaient légèrement leurs pieds nus sur le roc luisant. Ces femmes furent pour moi un tableau vivant des traditions de la Bible ; le plus petit brin d’herbe, une jolie fleur, un peu de fraîcheur, le charme eût été rompu.

Les habitans de Terceire ne ressemblent pas à ceux des autres îles, qui sont doux et communicatifs ; tout étranger, et par étranger j’entends le Portugais qui n’est pas né à Terceire, est pour eux un ennemi. Ils fixent sans cesse sur vous des regards inquiets et soupçonneux. Quand on leur parle, ils semblent croire qu’on veut les piller ou les outrager ; ce n’est pas sans raison : le gouvernement portugais ne paie ses innombrables employés qu’en tolérant leurs exactions, et c’est un douloureux privilége pour Terceire d’être le centre de l’administration des Açores. Une garnison oisive, à l’abri de tout contrôle, pèse cruellement sur ce peuple misérable, et le torture de plus d’une façon. Si Saint-Gonsalve est, dans l’île, le rendez-vous de la fine fleur de la galanterie, une corruption plus grossière menace les chaumières, elle inonde la famille du pauvre. Le soldat, avec un tour d’esprit vraiment portugais, nomme sa cigarette de papier le messager de Cupidon. Ce triste messager, à demi brûlé, est d’ordinaire placé sur l’oreille d’une façon peu galante, qui rappelle la plume noircie dont est ornée la tête des gens de bureau. La cigarette n’en est pas moins, pour parler le langage méridional, une épée et un bouclier. Sous prétexte de demander du feu, le soldat s’insinue dans les maisons, et quand il est surpris par quelque homme de la famille, ce facile stratagème sert encore à couvrir sa retraite. Les mères et les filles recherchent avidement les maigres largesses du dernier caporal et du plus pauvre matelot, et les pères, les maris et les frères sont toujours sur leurs gardes et prompts à se venger. De là cette lutte sourde et constante qui anime le paysan contre l’autorité ; de là cet esprit hargneux qui le caractérise ; il devient belliqueux par haine de la force militaire. Le sentiment de la vengeance doit être bien profondément enraciné en lui pour que, dans une île dont le diamètre n’a que huit lieues, une guérilla de trois cents hommes ait pu, pendant deux ans, échapper aux forces qui ont depuis conquis le Portugal. Le chef de la bande venait hardiment vendre son gibier au marché d’Angra ; tous les paysans le connaissaient, et il était aussi en sûreté que sur les montagnes. Les solitudes sont si profondes, que dans les vallées écartées des taureaux revenus à l’état sauvage errent librement, se propagent, et forment une guérilla qui elle aussi se maintient contre la civilisation. Il serait puéril de soupçonner d’aucun principe politique le paysan révolté de Terceire ; il a pour mobile la haine instinctive de qui le foule, l’amour du brigandage, et l’attrait de la vie errante. Cette vie ne ressemble en rien à celle du sauvage de l’Amérique du Nord, qui, pressé par la faim, sans cesse courbé sous le poids de la fatigue, et brisé par l’intempérie des saisons, traîne dans de larges espaces son existence monotone et misérable. Le guerillero, au contraire, est le fils pervers de la civilisation. C’est dans ses vices qu’il puise les élémens de la force qu’il tourne ensuite contre elle ; elle est sa pourvoyeuse, il l’exploite tour à tour et simultanément par le vol, la contrebande et la politique. Vivant en plein air sous un ciel pur, le joyeux guerillero sent à peine le besoin ; il peut toujours échanger les privations qu’il redoute contre le danger qu’il aime.

L’île de Terceire, si dépourvue de ce qui fait d’ordinaire l’intérêt et le charme de la vie, séparée de tout, même de la mer, par les rochers qui l’entourent, est poétique à force de tristesse, et plus encore par ses souvenirs glorieux ; elle ne possède que deux villes, et quelles misérables villes ! Mais toutes deux ont un nom dans l’histoire. Angra fut jadis célèbre par la résistance qu’elle opposa en 1583 à la domination espagnole, et Villa-da-Praia a été illustrée en 1829 par la courageuse défense du comte de Villaflor. Le nom français est associé aux deux époques de la gloire des Acores ; le comte de Brissac conduisit dans ces îles six mille hommes, qui long-temps résistèrent aux armées de Philippe II, et cinq cents de ces Français cantonnés à Terceire, s’y maintinrent pendant plus d’une année. Dans les derniers temps, un bataillon de nos compatriotes, d’un nombre à peu près égal, est venu se joindre à l’expédition de don Pedro et a pris une part efficace à son succès. C’est ainsi qu’à deux siècles de distance se relie dans ce lieu écarté la chaîne des services honorables que la France a rendus à la liberté portugaise. Aujourd’hui Villa-da-Praya n’est plus qu’une ruine ; un affreux tremblement de terre l’a, cette année même, détruite de fond en comble. Angra a perdu son unique attrait. Les cortès ont abaissé les barrières des cloîtres, et les nonnes de Saint-Gonsalve se sont dispersées. Bien peu des cinquante-quatre couvens qui existaient dans ces îles lors de mon séjour en 1832, renferment encore leurs habitans ; cependant deux choses si différentes l’une de l’autre, qu’on ose à peine les nommer ensemble, sont nécessaires à la physionomie des Acores, les monastères et les fontaines. Des aqueducs construits avec art conduisent l’eau dans les plus petits villages ; sur le bord des routes, et même dans les lieux écartés, on découvre des abreuvoirs et des fontaines entretenus soigneusement et parés avec amour. Ce culte des eaux a une façon d’hospitalité arabe et rappelle l’origine des mœurs de ce peuple si chrétien, tandis que les hautes murailles des couvens et les églises élevées sont l’expression frappante des sentimens qui dominent ces natures africaines.

Que dirai-je des trois petites îles dont je n’ai pas encore parlé, sinon qu’à Sainte-Marie il y a beaucoup de perdrix rouges et de superbes tortues ? Un vieux capitaine d’infanterie qui en est gouverneur, et les douze hommes de garnison s’y plaisent fort. L’honnête capitaine peut, grâce au curé, au juge et à un habitant de l’île, satisfaire toutes ses passions, qui sont le wisth et la chasse.

Florès et Corvo ont par leur position plus d’importance que Sainte-Marie. Situées à l’extrémité nord-ouest des Acores, elles servent de point de reconnaissance aux navires qui reviennent des Antilles. Le voyageur fatigué par la splendeur monotone de l’Océan voit en elles l’espérance de son arrivée prochaine en Europe ; il les admire et les bénit ; car de tous les plaisirs du voyage, le plus doux est toujours celui du retour.


Jules de Lasteyrie.