Souvenirs de la Roumélie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 418-442).
02  ►
SOUVENIRS
DE
LA ROUMÉLIE

I.
LES COMMUNAUTÉS GRECQUES ET LES PAYSANS TURCS.

La Turquie d’Europe est encore peu connue. Chaque année, la Sublime-Porte adresse à nos chancelleries de longues circulaires qui ont pour objet de nous apprendre ce que nous devons penser de l’administration du sultan et du sort fait aux raïas. Ces documens officiels, où on sent la main de politiques habiles, ne sauraient contenir toute la vérité. C’est beaucoup que la Turquie s’occupe de l’opinion de l’Europe ; elle admettra sans peine que nous ne puissions de tout point la croire sur parole. Les rapports de nos agens diplomatiques, — ceux du moins qui sont publiés, — ajoutent peu aux renseignemens que la Porte fournit elle-même. C’est une habitude des recueils présentés aux chambres de ne donner que des faits très généraux. Le livre bleu anglais échappe en partie à cette critique. Le foreign office fait imprimer non-seulement les conventions intervenues et les messages des ambassadeurs, mais les rapports de ses consuls : il impose à ses secrétaires d’ambassade l’obligation d’étudier tous les trois mois, dans le pays où ils sont fixés, une question importante de politique, de législation ou de commerce. La série de ces travaux forme aujourd’hui une belle collection qui doit faire envie à la France ; il faut espérer que nous finirons par suivre un exemple aussi honorable. Si riches cependant que soient les documens britanniques, le point de vue national y domine presque toujours, et ils sont loin d’être complets. De plus, à l’intérieur du pays, très souvent la Grande-Bretagne n’a pas de représentans, ou confie ses intérêts à des Levantins naturalisés Anglais. Si précieux donc que soit le blue-book, et bien qu’il faille toujours le lire avec soin, pour connaître la Turquie cette lecture ne saurait suffire.

Le désir de comparer la vraie Turquie à celle que ne cesse de nous dépeindre le grand-vizir Ali-Pacha a été un des principaux motifs de ce voyage. Que sont dans la pratique ces réformes tant vantées ? Quel est le sort fait aux raïas ? que devons-nous penser de leurs plaintes ? Comment s’exerce dans les provinces l’influence des grandes nations européennes ? On n’étudie pas ces questions en se bornant à parcourir Constantinople, Le Caire, Smyrne. Il est certes fort agréable de visiter les grands seigneurs du Bosphore et de recevoir chez eux une hospitalité princière ; ils vous diront cependant très peu de chose de leur pays, et leurs rares confidences ne pourront que vous tromper. Fuad-Pacha, qui semblait représenter l’esprit occidental dans l’empire, excellait à déjouer la curiosité la plus habile. Il le faisait avec une grâce charmante. Quand, après des heures passées dans ses kiosques et dans ses jardins, il vous avait parlé de l’Opéra, de nos politiques célèbres, du roman du jour, on le quittait ravi de son accueil ; mais on ne savait rien, sinon qu’il avait beaucoup d’esprit. Fuad-Pacha a fait école. Pour juger les Turcs, il faut les voir en province, loger sous leurs toits, vivre de leur vie ; il faut être, autant qu’il est possible, un inconnu au milieu d’eux. Alors que d’agréables surprises, et que la vérité se montre aisément ! On ne saurait non plus connaître les Grecs, les Bulgares, les Arméniens, si on se borne à voir la société chrétienne de Constantinople. Dans la capitale, elle se compose, elle s’arrange pour faire illusion à l’étranger. On doit se résoudre à quitter le Bosphore et ses caïques, à s’en aller un peu au hasard dans ce vaste empire, d’autant plus sûr de bien observer qu’on sera un voyageur plus modeste.

À la fin du mois d’août 1868, je quittais Constantinople pour gagner par mer Rodosto. Je devais de là me diriger vers Andrinople, la plus grande ville de la Turquie européenne après Stamboul, visiter Filibé, chef-lieu d’une vaste province, voir ainsi toute la grande plaine de Roumélie, monter ensuite dans cette région montagneuse qui sépare la Roumélie de la Macédoine, descendre la Maritza et revenir au point de départ par Énos, Gallipoli et les villes de la côte. C’était une excursion de quatre mois environ. La Roumélie compte trois races très différentes, des Turcs, des Grecs et des Bulgares, sans parler des Israélites, des Arméniens, des Tcherkess et des Persans-babistes. Ce mélange de populations si diverses devait être un des principaux intérêts du voyage. Il était curieux de comparer les Hellènes de la Grèce libre à leurs frères soumis encore à une domination étrangère, de voir de près ces Bulgares qui ont soulevé tout d’un coup en Europe une question religieuse si importante, prélude de leur réveil politique, de rapprocher les administrateurs turcs de ce pays de ceux qu’on voit en Égypte, en Syrie, en Asie-Mineure. À un autre point de vue, ce voyage ne pouvait manquer d’un attrait tout particulier. La Roumélie est la Thrace des anciens, ce pays encore mystérieux qui se trouve mêlé aux plus lointaines origines de la Grèce. Les ruines de la Thrace, ses monumens, n’avaient jamais été étudiés. Se pouvait-il qu’un premier explorateur ne trouvât, dans ces contrées une riche moisson de faits nouveaux ? — Le lecteur sait maintenant le lien qui unit entre elles ces pages, écrites jour par jour, souvent sous des impressions très diverses.


Rodosto, 15 septembre.

Rodosto est bien une ville turque ; on y voit des négresses, des hommes qui portent de longues robes de couleurs variées, et des femmes voilées. La première fois que je mis le pied en Turquie, je débarquai à Volo, à quelques heures de la Béotie. La Grèce, malgré son soleil et ses costumes, est occidentale. À Volo, nous rencontrons tout de suite deux employés de la douane coiffés du turban vert, vêtus de longues pelisses grises ; une nourrice, la figure couverte d’une bande d’étoffe gros bleu, étale sans scrupule une puissante poitrine noire comme l’ébène ; un Arabe traîne un dromadaire. Nous sommes en pays oriental ; même pour le voyageur le moins attentif, l’aspect d’une ville grecque et celui d’une ville turque, dès le premier abord, sont très différens.

Rodosto s’étage sur un amphithéâtre de collines. Quand on la voit de la mer, l’aspect en est charmant : des minarets, des arbres verts, des maisons blanches, que faut-il de plus sous cette lumière ? De loin, toutes ces villes de la côte de Marmara se ressemblent ; qui en a vu une les a vues toutes. À l’intérieur, elles ne diffèrent pas beaucoup non plus les unes des autres ; ce sont partout des rues irrégulières, souvent en escalier, toujours défoncées et semées de grosses pierres, de vastes cimetières plantés de cyprès, de longs murs sur lesquels s’élèvent des maisons ornées de schaknisirs, — balcon fermé qui fait partie de la chambre, — d’après l’étymologie persane le lieu où le shah prend l’air.

La ville a deux ou trois khans, ce sont les seuls hôtels du pays ; il faut plaindre le voyageur qui se voit forcé d’y loger. Le khan n’a de bon que les écuries. Les chambres sont des cellules de quelques pieds où vous chercheriez en vain un seul meuble ; les plus belles ont un petit banc de bois et une glace. L’étranger balaie le plancher, y étend la couverture qu’il a eu soin d’apporter, et dort quand il peut. On m’avait procuré à Constantinople une lettre pour un des maîtres d’école de Rodosto, Constantini ; cet excellent homme m’a reçu comme le meilleur de ses amis. Les Grecs sont le peuple le plus hospitalier du monde. Ils se vantent d’être philoxènes, amis des hôtes, ce titre leur est bien dû ; pour eux, les étrangers viennent toujours de Jupiter. M. Constantini avait si grande hâte de me fêter, qu’il n’a pas lu tout entière la lettre que je lui remettais ; il m’a dit plus tard qu’il ne reconnaissait ni l’écriture, ni le nom du signataire. Mon ami Petro avait parlé de mon voyage à un de ses parens appelé Dimitri. Dimitri ne connaissait personne à Rodosto, il s’est adressé à Nicolas, Nicolas à un autre ; d’intermédiaire en intermédiaire, on a fini par me trouver une lettre que Petro m’a remise ; il ignorait qui l’avait écrite, mais ne doutait pas de l’accueil qui me serait fait. Ce brave garçon ne se trompait guère. Ainsi sont les Grecs. L’hospitalité est certainement un devoir dans des villes où il faut rester dans la rue, ou, ce qui ne vaut guère mieux, loger au khan, si on n’a pas quelque maison amie pour s’abriter ; heureusement le caractère grec se prête très bien à pratiquer les devoirs de ce genre. Un hôte est une distraction pour des gens qui en ont si peu ; il sait des nouvelles, — que de beaux discours ne va-t-on pas échanger avec lui ! — Un Grec n’hésite jamais à vous recommander à un Grec. Je viens de faire quelques excursions sur la côte, où les villages sont tous helléniques. « Savez-vous où aller loger ? Allez chez un tel de ma part. » Mon carnet est couvert d’adresses que m’ont données, celle-ci un petit marchand de tabac chez lequel je faisais une empiète, celle-là un brave homme qui est venu s’asseoir à côté de moi pendant que je prenais mon café sur la marine. Ces adresses étaient excellentes. C’est un plaisir pour un Grec de vous recevoir ; seulement d’ordinaire, quand ses discours sont épuisés, vous ferez bien de prendre congé de lui. Dès que la conversation languit, le temps de seller votre cheval est venu. La période d’enthousiasme pour un hôte grec, Constantini et quelques autres exceptés, dure quarante-huit heures, un peu plus, un peu moins.

On sait que dans l’antiquité chaque ville avait des proxènes. Un Athénien par exemple était proxène de Corinthe, un Amorgien de l’île d’Ikos. Le proxène recevait les étrangers de la ville qui lui avait donné ce titre. Les hôtelleries de la Grèce antique ne valaient guère mieux que les khans d’aujourd’hui. Les archéologues ont démontré que les auberges sont une création romaine. La proxénie était une nécessité dans le monde grec d’autrefois ; si elle imposait certains devoirs politiques, comme de suivre des procès d’étrangers, de faciliter leur commerce, elle était surtout, semble-t-il, une institution d’hospitalité. Et de fait, si un Grec de Thasos par exemple fût arrivé autrefois à Bisanthe comme je viens de débarquer à Rodosto[1], il n’eût eu qu’à se féliciter de trouver dans la ville un proxène de son pays.

Quiconque a voyagé dans les pays grecs garde de nombreux souvenirs de ses hôtes. C’est un plaisir que d’entendre cet inconnu de tout à l’heure, qui vous appelle mon ami et mon frère (philé, adelphé), vous prodiguer sa science, dérouler devant vous ses raisonnemens, écouter le rhythme de ses belles phrases. L’an dernier, dans un petit village d’Arcadie, près du Styx, à peine étions-nous assis que le proxène nous dit : « C’est une belle journée pour moi, vous allez me tirer enfin d’une grande inquiétude ; dites-moi, est-il vrai que ce pauvre abbé de Condillac soit mort ? Ce serait une grande perte ! » Un Grec de Paris avait donné sa bibliothèque au village ; déjà on y apprenait le français, la philosophie ; le hasard voulait que l’abbé de Condillac y fût devenu légendaire. Notre hôte du lendemain, un petit cultivateur comme le précédent, dans une maison perdue au fond d’une vallée sauvage, n’eut point de repos qu’il n’eût entendu notre opinion développée sur l’utilité d’un conseil d’état. Ce sont des exemples entre mille ; mais un Grec a toujours un motif particulier de curiosité quand il vous fait si largement les honneurs de chez lui.

Rodosto est la ville la plus peuplée de la côte européenne sur la mer de Marmara. Bien qu’elle soit déchue de son ancienne grandeur du moyen âge, elle est encore une petite capitale. La grande province de Roumélie (vilayet d’Andrinople) est divisée en cinq arrondissemens ou sandjaks. Rodosto est le chef-lieu d’un de ces arrondissemens que les Turcs appellent sandjak de Tekfourdaghi (la montagne de l’empereur). Située à mi-chemin entre Constantinople et Gallipoli, à dix ou douze heures par mer de chacune de ces deux villes, elle est une escale de commerce assez fréquentée. C’est là qu’arrivent en partie les produits de l’intérieur, c’est là qu’on vient débarquer quand on se propose de pénétrer au centre de la province. La population y offre ce mélange des religions et des races les plus diverses qui se retrouve si souvent en Turquie. On compte à Rodosto 13,000 Turcs, 6,000 Arméniens, 4,000 Grecs, 500 Juifs, 60 catholiques et 25 protestans. Chacune de ces religions forme une communauté qui a sa vie propre.

Les Turcs font ici triste figure. Leur quartier est délabré, leurs maisons tombent en ruine ; on n’y reconnaît guère le luxe oriental qu’on cherche par habitude dans tous les lieux qu’ils habitent. Il est vrai qu’à l’intérieur ces maisons presque toujours sont d’une propreté minutieuse ; mais les canapés recouverts de toile blanche, les planchers bien lavés, les murs crépis à neuf, la verdure que les Ottomans savent distribuer autour d’eux avec tant de goût, ne peuvent faire illusion ; les hôtes de ces demeures sont pauvres. Ils semblent s’interdire tous les métiers qui leur donneraient un peu d’argent, la plupart vivent péniblement du revenu de quelques terres, restes d’une ancienne prospérité ; ils n’ont pas le courage de les cultiver eux-mêmes, et, comme la corvée n’est plus à leur disposition, ils laissent en friche la moitié de leurs domaines. Presque tous sont accablés de dettes. Leur grande ressource est d’obtenir un petit emploi chez le gouverneur, une place à la douane, et de faire payer alors ce qu’ils peuvent aux raïas qui s’adressent à eux. Cette incurie est étrange, elle frappe les yeux de tous les côtés. Le télégraphe passe à Rodosto, qui est une station importante, les employés sont Grecs. On ne trouverait pas dans la ville un médecin turc, les sages-femmes sont les seules personnes de religion ottomane qui pratiquent la médecine ; on hésite encore dans les provinces à mettre les chrétiens dans la confidence des harems, les Turcs de Constantinople ont moins de scrupule. La ville n’a pas de port, les bateaux s’arrêtent assez loin en mer, et, quand le temps est mauvais, on court risque de ne pas débarquer ; les anciennes digues byzantines seraient pourtant peu difficiles à réparer. Des barques montées par des Juifs viennent vous chercher au bateau pour vous amener à la marine. Sur la mer de Marmara, un grand nombre de bateliers sont Israélites, c’est là un fait qui ne se retrouve guère dans le reste de l’Orient. Arrivé près du bord, il faut s’aventurer sur des pilotis délabrés où se tiennent le douanier et l’inspecteur des passeports ; tantôt en sautant d’une pierre sur une autre, tantôt en suivant une planche mal assujettie, vous parvenez au bureau du directeur du port. Rien n’est plus misérable, rien n’indique plus d’abandon. Une compagnie turque dessert Rodosto, c’est-à-dire que la compagnie est officiellement ottomane, reçoit une subvention de l’état, et figure sur les statistiques, à l’usage de l’Europe, parmi les œuvres d’utilité publique dues à l’initiative de la Porte. Sur le prétendu bateau osmanlis qui m’a amené, le capitaine était Épirote, les matelots étaient Grecs : le salon, si on peut appeler ainsi la misérable cabine des premières, avait pour tout ornement une magnifique gravure qui représentait deux vapeurs grecs célèbres dans tout F Orient pour avoir franchi plus de vingt fois le blocus de Crète ; des drapeaux helléniques complétaient la scène. Les Turcs regardaient cette image sans y voir mal, ou plutôt n’y faisaient pas même attention. Nous ne sommes qu’à quelques heures de Constantinople ; il n’y a cependant ici de poste turque qu’une fois par semaine, et encore ne s’y fie-t-on guère. Depuis le XVIIe siècle, l’Autriche a gardé le droit d’envoyer tous les huit jours un courrier de l’ambassade qui traverse la Roumélie par Rodosto, Andrinople et Sofia. C’est à ce courrier que l’on remet les lettres importantes et surtout les valeurs précieuses. La poste turque et la poste autrichienne sont servies par des Tatars qui vont toujours au grand trot ; selon le nombre des colis qu’ils ont à porter, ils tiennent en laisse deux et trois bêtes. La force de l’habitude les rend insensibles à tout ce qu’a de dur un métier aussi fatigant ; par la pluie, par le soleil, en tout temps, ils dorment sur leur cheval. On peut, si on le veut, voyager en leur compagnie à un prix modéré ; mais l’étranger qui les a suivis seulement un jour est brisé pour longtemps. Prendre la poste est une école qu’on ne fait pas deux fois en Turquie. Les Turcs semblent ne point s’inquiéter des correspondances ; ce serait là pourtant un service de première utilité. Sur le Bosphore, qui est une longue suite non interrompue de villages et de palais, on n’a aucun moyen d’envoyer régulièrement une lettre ; il faut avoir recours à des exprès, et cependant toutes les demi-heures des bateaux-omnibus font escale aux principaux points. Le contraste est grand avec la Grèce. Dans les cantons les plus reculés, le courrier d’Athènes arrive tous les jours. Un peuple qui a plus de cinquante journaux quotidiens, et qui écrit autant qu’il parle, devait sentir la nécessité des postes.

La population ottomane à Rodosto diminue visiblement. En présence d’une misère qui ne cesse de grandir, les familles nombreuses deviennent très rares ; des gens de noble origine ont un enfant ou deux tout au plus. Il n’en est ainsi que depuis peu ; les chrétiens se rappellent très bien l’ancienne puissance des beys. Il est facile de retrouver dans ce pays l’histoire de ruines très rapides. Amourat-Effendi avait dans sa jeunesse dix ou douze fermes, des haras magnifiques et de belles maisons. Ses régisseurs l’ont volé ; il s’est laissé engager dans des spéculations sur les blés. L’intervention plus active des Européens dans les affaires de la Turquie a rendu impossible cette justice sommaire que les Ottomans exerçaient autrefois à leur profit. Aujourd’hui il est vieux et réduit à de pauvres revenus. « Du reste, disent les Grecs, c’est un brave homme : il prêtait sans compter ; beaucoup d’entre ; nous ont profité de sa bonté, » c’est-à-dire l’ont exploité. La dilapidation est une habitude des maisons turques ; dans les harems riches où il y a quelquefois dix ou quinze personnes, tant femmes du maître que domestiques, les exigences sout excessives ; la clientèle nombreuse dépense aussi de son côté ; une maison qui souvent n’a pas un luxe éclatant épuise une grande fortune faute d’ordre et de comptes bien faits.

Mahomet, pour qui j’avais une recommandation d’un personnage important, est venu me rendre nia visite. Il paraissait soucieux ; comme il parle très bien grec, — ce qui est rare, — la conversation était facile. Je me suis enquis de ses tristesses. « Voici bientôt la fête où j’ai coutume d’habiller mon harem à neuf ; comptez : deux femmes et neuf suivantes, c’est là une grosse dépense ; tuniques, voiles, férédjés. Une de mes femmes a rapporté de la dernière foire de Silivri des fourrures dont je n’avais nul besoin et des bijoux très chers, ce qui diminue de beaucoup mon revenu de cette année. » Comme je m’étonne qu’il ne puisse mettre son monde à la raison : « Vous en parlez bien à votre aise ! Du coucher du soleil jusqu’au lendemain, je suis enfermé dans le harem, où il n’y a d’homme que moi ; je n’ai pas la liberté de vivre ailleurs ; là je suis non pas maître, mais esclave. Ce que mes femmes peuvent me donner d’ennuis quand elles s’entendent, vous ne l’imaginez pas ; les suivantes sont plus tracassières encore que les autres. Il faut céder, elles le veulent ; mais j’y perdrai mes derniers paras. »

Le palais du gouverneur est une maison de médiocre apparence. On arrive jusqu’à la pièce de réception au milieu des soldats qui ont leur poste dans l’antichambre. Ce sont des zaptiés (des gendarmes) vêtus avec ce négligé qui distingue les soldats ottomans en province ; à peine reconnaît-on leur uniforme d’étoffe sombre ; ils font la cuisine à la porte même du salon. Cinquante de ces gens-là sont toute la garnison de la ville, et je ne sais si dans le sandjak on trouverait cinquante autres soldats. Le gouverneur porte le costume de la réforme, fez rouge, gilet blanc, redingote noire à pans droits ; il est accroupi sur un canapé, dans une chambre mal crépie qui n’a ni rideaux ni ornement. C’est un jeune homme de bonne mine ; il a passé quelque temps dans la clientèle d’un grand seigneur ; on lui a donné ce poste pour lequel il n’avait aucune préparation. Il supplée à son insuffisance par une dignité froide et aussi par cette habileté prudente qu’ont le plus souvent les hommes de sa race. Créer à la Porte le moins de difficultés possible, ne pas provoquer de plaintes, maintenir les chrétiens des différens rites dans l’obéissance en les flattant tour à tour, assurer, ou peu s’en faut, la levée de l’impôt, tel est le principal de son rôle ; s’il le remplit à peu près, il restera ici jusqu’à la chute de ses protecteurs ; d’ici là, il espère réunir assez de batchichs pour attendre durant la disgrâce des jours plus heureux. Le percepteur des douanes assiste à ma visite. Ce pauvre homme est très embarrassé ; un ordre de son ministre l’envoie dans la même fonction à Bagdad ; l’avancement est de quelques centaines de francs. Il ne parle pas mieux l’arabe que le grec, cela ne l’inquiète guère : il est indifférent à la longueur du voyage, qui va lui faire perdre quelques mois et lui coûter ses appointemens d’une année ; mais quelle route suivre ? il soupçonne que Bagdad est très loin. Je le renseigne de mon mieux, non sans admirer l’habileté des Turcs, qui sont propres, paraît-il, à remplir une fonction en tout pays, et aussi l’aisance, qui m’avait déjà étonné, avec laquelle on leur fait traverser dans toute sa longueur ce vaste empire.

Tous les raïas, c’est-à-dire les non-musulmans, sont divisés en communautés selon la religion. Chaque communauté se gouverne par elle-même et comme elle l’entend ; pour ses affaires propres, son indépendance est absolue. Un conseil la représente dans ses relations avec la Porte. Ces conseils sont électifs. Une fois par an on se réunit au temple ou à l’église, et là on nomme par l’élection ceux qui doivent veiller aux intérêts de tous. En temps ordinaire, ce conseil a l’initiative des décisions à prendre ; mais, quand des questions graves se présentent, tous les membres d’une même communauté se réunissent et discutent. Les Grecs surtout excellent à pratiquer ces libertés communales. C’est là la seule forme de gouvernement qu’ils comprennent. Très inexpérimentés quand il leur faut, à Athènes par exemple, se faire aux règles du régime constitutionnel, ils ont toutes les qualités que demande la gestion de leurs affaires municipales. La vie politique est très active dans ces petites républiques ; comme autrefois, l’éloquence et la brigue y tiennent une grande place, et cependant les affaires n’en vont pas plus mal. Le raïa doit au gouvernement la dîme et les autres impôts ; en échange de ces sacrifices, l’état ne lui fait aucun avantage ; il ne s’occupe ni de travaux publics, ni de l’instruction, ni de l’église. L’instruction et l’église sont le grand souci des communautés grecques. « Un village grec sans didaskal (sans maître d’école), dit un proverbe, est aussi rare qu’une vallée sans montagne. » Aux environs de Rodosto, dans de pauvres bourgs, où on ne compte pas plus de cent maisons, le maître d’école me montrait sa bibliothèque ; il avait là les classiques de la collection Tauchnitz. À Rodosto, la communauté a créé depuis longtemps deux écoles primaires ; elles comptent — l’une 150 élèves, l’autre 70 ; l’enseignement n’est pas obligatoire, mais personne ne consentirait à en priver ses enfans. Le gymnase ou école hellénique devrait être ce qu’on appelle en France un lycée. On y enseigne les mathématiques, l’histoire, les figures de style, la géographie et même le français. Les classes sont au nombre de cinq. Le directeur n’a d’ordinaire qu’un ou deux aides, ce qui est bien peu. Les élèves les plus instruits servent de moniteurs aux autres ; c’est donc l’enseignement mutuel, général du reste dans toutes les villes grecques de la côte. Les frais de l’instruction publique ne demandent à la communauté que ou 7,000 francs en moyenne. Les maîtres sont peu payés, les redevances individuelles et volontaires, toujours nombreuses en pays grecs, rendent leur position moins difficile.

La caisse de la communauté reçoit : 1° les fonds laissés par héritage, 2° une partie des revenus des églises, 3° le montant des cotisations annuelles. Le budget se règle tous les ans d’après les dépenses prévues. Selon les ressources, on décore les églises, on en bâtit de nouvelles, on élève un hospice, on fait venir d’Athènes un maître excellent, on envoie à l’université un jeune homme qui donne des espérances, on répare un chemin dans le quartier. La communauté ne se borne pas à régler ses dépenses, elle institue des conseils de justice qui arrangent à l’amiable les différends entre orthodoxes. Il serait triste de voir trop souvent des Grecs aller au tribunal turc pour un procès grec. Les anciens sont nommés arbitres ; au besoin on élit une commission spéciale, et même on remet une décision au vote du peuple tout entier. Parfois aussi les intérêts locaux nécessitent le départ d’une délégation pour Constantinople ; ces petites ambassades portent la supplique de tous. Rien ne fait plus d’honneur aux Grecs que le bon sens avec lequel, sans loi écrite, sans constitution, ils savent régler leurs affaires intérieures. La démocratie la plus large est la loi de ces communautés. L’égalité d’éducation y est presque complète ; la fortune n’y établit pas de grandes différences entre les uns et les autres. Le pauvre est rare parmi eux ; celui même qui vit de son travail quotidien n’est jamais soumis à ces durs labeurs si fréquens dans nos sociétés. Sa vivacité d’esprit ne s’altère jamais ; à l’agora, à l’église, au cabaret, le marin, l’ouvrier, le riche propriétaire, sont toujours des égaux.

La communauté arménienne a été autrefois plus puissante qu’aujourd’hui ; les Arméniens, si nombreux au moyen âge et jusqu’au siècle dernier en Roumélie, quittent le pays à mesure que la pauvreté y fait des progrès. Cette race est avant tout commerçante : elle ne se livre ni à l’agriculture, ni à la marine ; elle fait le courtage, la banque, la commission ; il ne lui déplaît pas de rendre beaucoup de services aux Turcs, et pour cette raison elle est souvent mal vue des autres sociétés chrétiennes. Douée de finesse sous une apparence lente et presque lourde, elle n’a ni l’indépendance ni l’esprit si brillant des Grecs. Elle rappelle par beaucoup de traits de caractère la nation juive ; mais elle a plus de tenue, plus de respect de soi. À Rodosto, les Arméniens ont quelques belles maisons meublées avec luxe, une église très ornée ; ils aiment à vivre chez eux, en famille, sortent peu, si ce n’est pour leurs affaires ; les notables presque seuls dirigent la communauté, dont les tendances sont surtout aristocratiques.

Les quelques protestans que l’on compte à Rodosto ne savent pas pour la plupart très bien à quelle religion ils appartiennent. Depuis vingt ans environ, les sociétés bibliques font en Orient une propagande active, leurs missionnaires vont partout ; les cartes qu’ils publient des lieux où ils ont prêché et fait des conversions sont intéressantes. En Syrie, en Palestine, en Égypte, en Asie-Mineure, en Grèce, jusqu’en Arménie, ils ont des églises. Leurs pasteurs, anglais, américains et allemands, disposent de sommes considérables ; ils font preuve d’une rare intelligence, et cherchent plutôt encore à répandre la civilisation que les dogmes d’une secte particulière. C’est ainsi qu’ils s’attachent surtout à montrer l’importance du travail et des sciences modernes. À Beyrouth, ils ont créé de toute pièce un laboratoire de chimie industrielle pendant qu’ils établissaient une imprimerie arabe. Dans des pays peu peuplés, comme ici, ils ont dû se borner à de courtes visites ; la seule prédication a peu d’influence sur des Grecs ou des Arméniens. Cependant de pauvres gens, attirés par les aumônes, sont venus les entendre lors de leurs passages, quelques-uns ont été séduits par l’élévation et la charité de leurs discours ; mais dans peu d’années, si la prédication ne se renouvelle pas, ces prosélytes seront retournés à leurs premières croyances.

Voir le mieux possible les religions diverses qui se partagent cette ville est certainement l’intérêt principal d’un séjour à Rodosto. L’industrie locale est à peu près nulle ; la culture des vers à soie, qui occupe quelques habitans, ne fait que des progrès médiocres. Un mur antique, formé de pierres colossales, est peut-être tout ce qui reste de l’ancienne Bisanthe. L’église de la Panagia Rlicumatocratorissa (la vierge impératrice du torrent) conserve un office manuscrit qui explique ce nom bizarre. Au moyen âge, la Vierge, patronne du sanctuaire, a dispersé des barbares sur les bords d’un ruisseau encaissé. On remarque dans cette même église les longues épitaphes en latin oratoire d’exilés hongrois qui reçurent un asile sur ces côtes après la paix de Carlovitz. Les Magyars ont le culte de ces tombes, ils y viennent presque chaque année en pèlerinage de Pesth et de plus loin.


Panidon, 20 septembre.

De Rodosto à Panidon, la route est d’une heure le long de la plage ; c’est un plaisir de la faire à pied. La campagne, plate et dénudée, offre peu d’intérêt ; mais la mer de Marmara est admirable. L’île de Proconèse au premier plan, les côtes de la Bithynie à l’horizon, sont baignées dans une vapeur étincelante de ce gris lumineux propre à l’Orient ; la mer immobile et chaude est du plus beau bleu, couverte au loin seulement de teintes plus pâles. Le village de Panidon est grec, le maître d’école et les notables me reçoivent ; ils veulent que j’interroge les élèves, et, connue je leur laisse ce soin, ils leur font raconter la bataille de Salamine, puis celle de Platée, puis celle de Marathon, l’histoire de leurs pères, comme ils disent. Ces bambins ont très bien lu leur Plutarque. Après l’examen, j’emmène maître et écoliers à la recherche des inscriptions. Il y avait évidemment, au temps romain, sur l’emplacement qu’occupe Panidon, une ville importante qui a laissé de nombreuses ruines, mais dont le nom est encore inconnu. C’est au tour du maître d’école de s’instruire ; il veut porter dans sa classe chaque objet que j’étudie. Nous inaugurons un musée ; le didaskal se complaît à faire un long discours où Xénophon et les dix mille, qui sont venus par là autrefois, les Grecs d’Athènes, qui y viendront un jour, ont leur place. J’ai le plaisir d’examiner en détail une hypogée très intéressante, un tombeau souterrain où la niche principale est ornée d’une architrave gréco-thrace. Nous n’avions aucun monument de la sculpture propre aux Thraces. Ce sont les motifs du style grec, mais ornés de bucranes et surchargés de torsades d’un goût barbare. Pour comble de bonheur, Panidon possède cinq mesures de capacité de la belle époque grecque, des étalons officiels, objets presque introuvables dans les plus riches collections de l’Europe, où on n’a pu en jauger jusqu’ici que trois seulement. Il faut être archéologue pour comprendre la joie infinie que donnent de pareilles trouvailles. Voilà une ville que l’histoire ne nomme pas, et dont la science retrouve aujourd’hui la topographie, le culte, les arts, la constitution.


Chora, 21 septembre.

Pour suivre la mer au sud de Rodosto, il n’y a pas de route ; je suis allé à cheval à Koumbaou, joli petit village sur la côte, ensuite à Awdin, qui est perdu au fond d’une grande vallée, puis à Ganos, enfin à Chora. Le loueur de chevaux était un guide excellent. À Awdin, village de 150 feux, on ne voit pas moins de trente-huit églises. Ce nombre n’a rien d’étonnant en pays grec. La petite ville d’Ios par exemple, dans l’île de ce nom, au nord de Santorin, compte autant de sanctuaires que de maisons, et, ce qui est assez curieux, ils tiennent presque tous à des habitations dont ils dépendent. Aucun peuple n’élève plus facilement des chapelles ; pour un vœu, pour un succès, on veut être agréable à la Panagia ou aux saints. Dans certaines parties de la Grèce, il est très peu de familles, pour peu qu’elles soient seulement dans l’aisance, qui n’aient bâti leur église. Il en était de même avant le christianisme. De là cette foule d’édifices en l’honneur des héros ou des dieux. Pausanias, dans sa description de la Grèce propre, en cite à chaque pas, et encore a-t-il dû en oublier beaucoup ; le goût pour les nombreuses chapelles a été dès l’origine et reste un trait du caractère national chez les Hellènes. Toute la côte, depuis Constantinople jusqu’à Gallipoli, est occupée presque exclusivement par des Grecs. Chaque village s’administre comme la communauté orthodoxe de Rodosto. Les Turcs y viennent une fois par an pour l’impôt ; on pourrait les oublier, si un Grec ne haïssait à toute heure ses maîtres infidèles. C’est partout pour l’étranger qui passe le même accueil, la même gaîté, la même amitié improvisée. Tous ces petits ports ont des bateaux qui font le cabotage. L’activité y est très grande, les fortunes n’y sont pas rares. On trouve dans les maisons un confortable suffisant ; les chambres, vastes, aérées, ouvertes presque toujours sur la mer, garnies de divans qui font le tour de la pièce, sont élégantes et simples. Les peplomâta qui servent de lit, grandes et moelleuses couvertures qu’on étend le soir sur le plancher, m’ont toujours paru excellens.

Ce matin, pendant que je suis sur la plage, je m’entends appeler par mon nom ; c’est Dimitraki, le tailleur de la rue de Minerve à Athènes, qui me fait ses amitiés. Ce Dimitraki avait un petit commerce qui n’allait pas mal. Qu’est-il venu faire ici, à 200 lieues de chez lui ? J’apprends qu’on lui a parlé d’une bonne spéculation ; il a fermé boutique, laissé sa femme et ses enfans, et s’est embarqué. Ses espérances étaient un leurre ; il avait eu trop de confiance. Pour se consoler d’avoir fait 200 lieues en vain, il va en faire 500. Ses bagages sont prêts ; il a roulé tout son bien dans sa couverture ; son passage est arrêté sur un bateau à voile qui part pour Beyrouth et arrivera on ne sait quand. « Vous connaissez Beyrouth, n’est-il pas vrai que j’y trouverai de bonnes affaires ? » Que s’il réussit en Syrie aussi mal qu’en Thrace, que s’il fait d’ici de là des escales de deux mois, qu’importe ? la mer est calme, ses compagnons sont bons causeurs. O Dimitraki, que vous êtes bien de votre race ! vous vous laissez prendre au moindre mot, et toutes les déceptions du monde n’altèrent pas votre bonne humeur. Jamais un voyage n’a effrayé un Grec ; le mouvement lui plaît, la nouveauté le ravit. Quant à l’avenir, il lui faut si peu pour vivre, il est si ingénieux ! Beaucoup de Grecs passent leur vie sur les grands chemins ; ils dorment sur le pont des navires et dans les khans, vivent de peu, travaillent quelquefois, et sont contens. Un Grec qui n’a vu que sa ville ou son village est introuvable.

Les journées durant cette excursion sont toujours les mêmes. Le matin, on serre la main de ses hôtes ; pour prix de leur hospitalité, ils ne veulent qu’une chose, la promesse cordiale que vous les recevrez quand ils viendront à Paris. Paris tient une grande place dans ces rêves que bien peu réaliseront. Vers midi, les chevaux s’arrêtent au khan ; vous allez frapper à une nouvelle porte. Après les salutations d’usage, les confitures et le café, il faut visiter la ville. On se promène par les rues, causant, interrogeant, non sans faire les stations obligées aux bakhals les plus renommés par leurs sucreries. Le soir est venu ; le riz au citron et la poule cuite à l’eau ou le mouton rôti sont sur la table : la maîtresse et les filles de la maison s’empressent à vous servir. Votre hôte vous parle de la Grèce, de la tyrannie des Turcs, de la grande idée. À quoi s’est passé tout le jour ? À mieux comprendre les Grecs anciens en écoutant les descendans de Périclès et de Thucydide.


22 septembre.

Retour à Rodosto. Quand on a visité un certain nombre des villes ou villages grecs des environs, on peut négliger les autres. Les Grecs connaissent bien tous les lieux de ce pays qu’occupent les leurs, et vous donnent des renseignemens qui suffisent. La variété du reste n’est pas le caractère de ces petites communautés. Ainsi Midia et Derkos sur la Mer-Noire, villes du sandjak de Tekfourdaghi, de même que Vyza, doivent ressembler beaucoup à Rodosto. Depuis le Bosphore jusqu’aux Dardanelles, ou trouve une vingtaine de gros villages presque exclusivement grecs, à peu près tous bâtis sur l’emplacement de colonies antiques. — Beaucoup conservent, du moins pour les chrétiens, leurs noms primitifs ; les noms turcs ne sont en usage que dans les relations avec l’autorité. Tcharkeni s’appelle Tiristasis, Eregli Heraclea, Silivri Selymbria, et ainsi des autres. Dès le VIe siècle avant notre ère, il y a plus de 2,000 ans, les Hellènes étaient venus s’établir dans cette partie de la Thrace. Les barbares occupaient l’intérieur du pays, comme aujourd’hui les Turcomans et les Slaves ; ces cités avaient pour elles la mer, qui était leur domaine, et quelques champs autour de leurs murs. Leur histoire est inconnue. Il n’est pas difficile de s’imaginer au milieu de quelles préoccupations s’écoulait leur vie. Leur organisation politique ne différait guère de ce que nous voyons aujourd’hui. Le receveur des impôts ne venait pas une fois par an, il est vrai, chercher la dîme ; mais il fallait compter avec les rois odryses, qui étaient les Turcs de ce temps. Beaucoup de ces cités devaient un tribu régulier ; moyennant cette redevance, elles restaient libres chez elles. Les habitans faisaient le commerce : ils étaient comme aujourd’hui les intermédiaires des hommes de l’intérieur et des marchands étrangers. Chaque cité avait ses archontes, son sénat : c’étaient les notables et les proëdres (présidens) d’aujourd’hui. La religion, les écoles, le commerce et les beaux discours restaient comme maintenant la grosse affaire. Chaque année, quelques jeunes gens s’en allaient courir le monde, soit pour s’enrichir, soit pour entendre les philosophes à Nicomédie, à Nicée ou à Athènes.

On ne saurait vivre dans toutes ces villes sans reconnaître combien les Grecs se modifient peu. La persistance de ce peuple à garder ses caractères est un des faits qui frappent le plus en Orient ; comme les Juifs, il est immortel. Voici cette côte par exemple ; que d’invasions n’a-t-elle pas subies ! Dans l’antiquité, ces cités si éloignées de leur métropole étaient menacées tous les jours ; leur vitalité a résisté à tous les barbares. Plus tard, ni les Turcs, ni les Slaves, ni les Normands, ni les Francs, n’ont pu les détruire. Plusieurs d’entre elles ont été renversées, brûlées ; elles renaissaient de leur ruine. Après tant d’années de misères, elles conservent encore d’antiques traditions. C’est déjà une chose surprenante qu’elles n’aient pas oublié leurs noms. Leur langue diffère assez peu du grec ancien ; le romaïque n’est qu’un dialecte, peut-être un idiome populaire d’autrefois, qu’on parlait, mais qu’on n’écrivait pas. Je vois tous les jours ici des usages aussi vieux qu’Homère. Tous les samedis par exemple, on porte au cimetière, sur les tombes récentes, du blé bouilli et des raisins secs, les fruits de Déméter et ceux de Dionysos. Les assistans mangent pieusement le repas funèbre en répétant des chants dont le sens est tout païen : « il faut nourrir le mort, qui est à l’étroit sous la terre ; nous ne le laisserons manquer de rien, nous lui prouverons que nous pensons à lui. » Que cette idée est peu chrétienne ! Le pope assiste à la cérémonie, mais pour la forme ; ces colyvia sont un souvenir du passé le plus lointain. Ce culte si étrange se retrouve dans le monde grec tout entier. Les pères de l’église l’ont proscrit en vain, force leur a été de céder aux exigences de la race, à cette piété qui s’occupe peu de l’âme et du paradis, mais qui veut assurer le bonheur tout matériel des ombres. Le banquet est devenu chrétien ; les théologiens l’expliquent par vingt raisons toutes subtiles et fausses. Un des bas-reliefs antiques les plus fréquens dans ces contrées représente un cavalier qui tue une bête fantastique. Sous le nom de saint George, nombre de ces marbres, qu’on a simplement ornés d’une croix, décorent beaucoup d’églises et reçoivent des offrandes ; dans le culte, que de détails moins chrétiens que païens ! La piété des Grecs pour les souvenirs est incomparable. Aucun sanctuaire, si ruiné qu’il soit, n’est abandonné ; on y brûle des cierges, la fête du saint s’y célèbre régulièrement. Un Grec découvre une chapelle au milieu des pierres et des ronces, là où vous ne verriez rien, si on ne vous avertissait. Le séraï de Constantinople renferme une source consacrée autrefois à Jésus sauveur chalcéen (du palais de Chalcé), Durant trois cents ans, les Grecs n’ont pu venir y faire leurs dévotions ; le palais du grand-seigneur était inaccessible, aux raïas. Chaque année cependant, à jour fixe, les fidèles se réunissaient au pied du palais pour honorer de loin et en secret cette source pieuse ; aujourd’hui elle n’a rien perdu de sa célébrité. La persistance du souvenir va quelquefois bien plus loin. Sur le Bosphore, que les Turcs ont couvert de villages, les paysans grecs les moins instruits n’ont pas oublié certains noms classiques sur lesquels les hellénistes disputent. Ils ont appelé de tout temps Hiéron (sacré) le promontoire où s’élevait au IVe siècle avant notre ère le temple le plus célèbre du Bosphore, et cependant l’archéologie n’a fait sur ce point de découvertes décisives que depuis quelques jours. À deux heures plus loin, un joli fleuve, qui était connu des anciens depuis l’expédition des Argonautes, se nomme encore pour les Grecs le Rivas, comme au temps de Jason et de Médée. L’antiquaire fera toujours bien de se laisser guider par ces souvenirs populaires. Les Grecs, si mobiles, ont par certains côtés une ténacité tout orientale.

Aujourd’hui le trouble est grand chez le gouverneur du sandjak ; notre ambassadeur, M. Bourée, demande par le télégraphe quelle est la population de la ville. L’autorité turque ne peut dire aucun chiffre précis ; les chrétiens ne sont pas beaucoup mieux renseignés. Cependant un voyageur européen ne renonce pas facilement au désir de rapporter des données aussi exactes que possible. Pour le canton ou cazas de Rodosto, qui s’étend à deux ou trois lieues tout au plus autour de la ville, en faisant l’enquête soi-même, on a quelque chance d’arriver à un résultat certain. Cinq bourgs sont exclusivement grecs : Neochorio, Scholari, Panidon, Koumbaou, Naipkeui, qui contiennent en moyenne de 200 à 600 maisons ; une maison suppose en général 5 habitans. J’ai compté 24 bourgs turcs contenant au total 318 maisons, ce qui fait seulement une moyenne de 13 feux par bourg. Ces villages turcs, comme on le voit, ne sont que de gros hameaux. Dans la campagne de Rodosto, la population, si mes calculs sont exacts, serait de 1,600 Turcs et de 8,000 Grecs, ce qui, en tenant compte de la population de la ville, donnerait pour le canton 15,000 Turcs et 12,000 Grecs. Dans le sandjak, l-s’autres chefs-lieux de cazas sont Khireboli, Lulé-Bourgas, Tchorlou, Hérékli et Vyza. Les Turcs et les Grecs s’y trouvent à peu près en égal nombre. Bourgas a 1,600 maisons, Tchorlou 1,100, Vyza 600, Khireboli 500, Hérékli 200. À Vyza et à Tchorlou, les Grecs ont un gymnase ou école d’enseignement secondaire. À Tchorlou seulement, on trouve une communauté arménienne ; elle est de 100 maisons. D’après les renseignemens qu’a recueillis avec soin M. Constantini, la population totale du sandjak serait de 110,000 habitans. Quant à étudier comment fonctionnent les différentes administrations du sandjak, les bureaux de finances (l’escaf et l’emlac), les conseils de justice, ce n’est pas quand on n’a vu encore qu’une province qu’il faut le tenter.


23 septembre.

Nous avons quitté Tekfourdagki ; toute la journée, trois forts chevaux nous traînent en arabas. L’arabas est une longue voiture très solide. On y étend un matelas sur lequel on se couche ; des coussins supportent la tête, et, comme une vaste couverture vous enveloppe tout entier, on peut dire qu’on voyage sur un lit roulant. Chemin faisant, nous rencontrons d’autres voitures pareilles ; il faut quelque temps pour ne pas sourire quand on voit ainsi passer un bon ménage grec, l’homme et la femme couchés comme des personnages de contes de fées et traînés par un attelage aux sonnettes bruyantes. Adami est accroupi à mes pieds. Cet homme est un bon domestique, il a chargé nos valises de provisions ; il sait par expérience que, si on n’emporte rien, on ne mange pas. En sortant de Rodosto, la voiture s’engage au milieu d’une vaste plaine ; il n’y a pas de route, mais on reconnaît les traces des voitures, et c’est là un renseignement excellent. De temps en temps, nous traversons des marais : c’est la seule partie du voyage qui soit bonne ; quand le terrain est solide les cahots deviennent vite insupportables. Adami répète qu’on se fait à tout ; pour un Européen une expédition de ce genre est une courte maladie où il a seulement la bonne fortune d’être alité. Adami est Grec ; il est né sur le Bosphore, à Thérapia. Voici trois mois que je l’ai à mon service ; il a été tailleur, jardinier, orfèvre, cuisinier ; l’espérance d’un beau voyage l’a engagé à me suivre. Il diffère beaucoup de mes domestiques précédens. Christo, l’Epirote, était venu à Athènes avec la pensée de faire son droit à l’université ; il m’accompagnait pour gagner quelque argent en attendant qu’il passât sa thèse. Le code et la grammaire le préoccupaient trop ; il était toujours à cheval sur les lois et sur la syntaxe. Nikolaki, le Macédonien, avait la manie des longs discours ; il se perdait dans des subtilités très harmonieuses, mais qui prennent du temps ; les allitérations et les proverbes étaient sa passion. Il ne pouvait faire une emplette sans s’attarder à une série de dilemmes tout socratiques pour embarrasser le marchand ; il était subtil à l’excès, sophiste et rhéteur. Ce sont là des défauts grecs, mais en voyage ils deviennent dangereux. Adami parle quand on l’interroge ; il doit n’être Grec qu’à moitié.

Le pays que nous traversons est désert ; ce sont d’immenses plaines. La terre est grasse et fertile, mais on ne la cultive pas. S’il y avait une route praticable dans cette province, ces campagnes ne pourraient être aussi désolées. Les Ottomans d’autrefois avaient moins d’incurie. Nous côtoyons une magnifique route pavée de grosses dalles, comparable aux plus belles œuvres romaines ; elle était construite dès le XVIe siècle, les inscriptions sont encore à leur place et nous donnent cette date. De tous les côtés, les ruines des villages abandonnés indiquent une ancienne prospérité ; les habitans sont partis, ils sont allés s’enfermer dans les villes ; les ronces ont tout envahi, on est venu là chercher des pierres. Beaucoup de ces villages étaient encore peuplés il y a un demi-siècle, d’autres sont déserts depuis longtemps ; on n’y reconnaît plus ni les rues, ni les maisons ; le cimetière seul, objet d’une piété particulière, est encore intact. Tout ce pays est désolé. Il est facile de comprendre maintenant pourquoi on ne charge à Rodosto que 700,000 kilés[2] de blé.

À midi, nous déjeunons à Buyuk-Kara-Kerli (grande neige noire). C’est un très petit village turc, la première étape sur la route de Rodosto à Andrinople. Adami apporte sous l’auvent du khan la table du pays, haute d’un pied ; force est de s’asseoir à la turque ; le khan n’a à nous offrir que du café. Le cabaret est rempli de paysans osmanlis qui fument en silence ; ils s’enferment là dès le matin, allument leur pipe et passent des heures entières dans la plus étrange apathie, plutôt endormis qu’éveillés. — Nous n’avons aucune idée d’une paresse aussi complète ; leur démarche même indique une mollesse profonde, ils traînent dans la rue leurs babouches comme s’ils avaient peine à marcher. Les babouches et la pipe sont les signes extérieurs de la décadence ottomane. Comment imaginer des hommes actifs chaussés de pantoufles qui ne tiennent pas dans les pieds, et avec lesquelles on ne peut marcher qu’à pas comptés ? Quelques peuples de l’Europe fument autant que les Turcs, les Allemands par exemple, qui consomment par tête trois fois plus de tabac que les Français, les Grecs, qui ne quittent guère la cigarette ; mais la pipe turque est un monument. On ne peut sortir avec le narghilé sans un domestique qui porte la carafe où on met l’eau, le foyer où il faut sans cesse attiser le feu, et les tuyaux de deux ou trois mètres qu’on fixe à la bouteille. La pipe plus simple est encore très longue ; il faut la poser à terre pour s’en servir. Un peuple qui s’embarrasse de tant de difficultés ne peut guère songer qu’à s’asseoir, et c’est ce qu’il fait. Le Turc fume depuis le lever du jour. Dans le cabaret, on ne prend ni liqueurs, ni vin, mais des sucreries, des sirops, qui ne sont pas des toniques, et surtout l’éternel café, servi dans des tasses un peu plus grandes que nos dés à coudre.

En face de nous, un Turc assez jeune sort de sa maison ; sa pelisse verte, bordée de fourrure, indique une certaine aisance ; un domestique tient derrière lui une pipe et un tapis. Il vient s’asseoir près de moi sous l’auvent, et, après m’avoir regardé avec indifférence, me demande de quel commerce je m’occupe : — Je ne fais aucun commerce. — Mais alors pourquoi voyagez-vous ? — Pour voir le pays. — Il n’y a pas grand’chose à voir ici. Cependant à Andrinople vous trouverez des arbres ; à une lieue de Baba-Eskisi, vous verrez une fontaine et des cyprès : ne manquez pas de vous y arrêter. — Pendant ce temps, son narghilé est allumé : mon interlocuteur se tait, ses yeux vagues n’ont plus d’expression, il aspire lentement les bouffées du toubéki ; il restera là jusqu’à ce que le muezzin monte sur le minaret pour la prière du soir et crie de sa voix perçante : Allah ! Allah !

En passant dans les rues, j’aperçois la cour et l’intérieur de quelques maisons ; tout cela est très pauvre. Les femmes y font la grosse besogne. Elles sont ici moins réservées qu’à Constantinople. Pendant que je cherche sur une inscription turque la date d’une fontaine, quelques-unes viennent y puiser de l’eau ; la chaleur du jour leur a fait ôter leur voile, elles ne le remettent pas en ma présence : D’où est l’étranger ? veut-il boire ? Comme il est fatigué ! que dirait sa mère, si elle le voyait ainsi ? — et mille propos d’une grande bonté. Elles ne sont pas jolies ; la fatigue altère leurs traits de bonne heure.

Autour du village, nous voyons quelques champs cultivés ; le paysan turc laboure juste ce qu’il faut pour qu’il ait de quoi vivre l’année qui vient. À une demi-heure de Kara-Kerli, le désert reprend ses droits. Un champ reste inculte cinq ou six ans, quelquefois sept ; la charrue rappelle celle d’Hésiode, c’est à peine si elle égratigne le sol. On ne connaît pas ici l’usage du fumier, et cependant la terre donne un assez bon rapport. — À Baba-Eskisi, gros village turc peu remarquable, où nous arrivons le soir, l’accueil d’Achmet-Effendi est cordial. Il sait quelques mots de français. Il est venu ici pour essayer d’appliquer nos méthodes d’agriculture. Les bœufs du pays ne peuvent traîner nos charrues ; c’est là un fait qu’on a souvent signalé en Orient ; les bêtes de somme y ont moins de vigueur que chez nous. Les charrues du reste se sont brisées ; on ne peut faire venir des ouvriers de France pour les réparer, puis le paysan est très tenace dans ses habitudes. — Il n’y a rien à faire, voyez-vous, me dit Achmet. — Il fume et dessine de grandes lettres arabes rouges et or sur fond noir. Il est jeune et intelligent ; comme beaucoup de Turcs de la nouvelle génération, il est désespéré. Récemment je visitais les grands tchifliks (fermes) qui sont à l’embouchure de la vallée de Tempe. Selini-Effendi, qui les administrait, était élève de notre école de Grignon. Il avait là dix-huit grandes fermes dans une situation excellente ; les héritiers du grand-vizir Reschid-Patha l’avaient chargé d’y essayer les procédés européens ; il l’avait tenté, mais bientôt il avait fallu laisser la vieille routine reprendre son cours. Ces belles terres paraissaient abandonnées. J’ni vu depuis à Constantinople le propriétaire de ces tchifliks, un très illustre colonel de vingt ans qui aura sans doute un jour ou l’autre de hautes fonctions à la Porte ; il m’a demandé si ses fermes de la vallée de Tempé étaient sur l’Adriatique, et si en huit jours il pourrait espérer s’y rendre sur un bateau à vapeur de l’état. L’ignorance des Turcs est sans limite. Ce colonel m’avait reçu dans un cabinet de travail meublé à l’européenne et du meilleur goût. Voltaire, Rousseau, tous nos classiques ornaient sa bibliothèque ; nos journaux étaient sur sa table, à côté de l’Esprit des lois, ouvert au chapitre de la constitution anglaise. À six mois de là, j’ai trouvé le livre à la même page ! — Nous visitons un des tchifliks d’Achmet. La terre est souvent fertile en Orient ; on s’étonne que les procédés européens appliqués par des hommes intelligens y réussissent si mal. Achmet et Selim savent quelques-unes des raisons de ce fait ; il faut ajouter que sous ce soleil nos engrais sont d’un mauvais usage, que les moyens de communication restent toujours difficiles. Puis la mort appelle la mort ; dans un pays généralement bien cultivé, tout réussit, les ressources abondent ; ici tout est difficulté. Quelques étrangers qui se sont établis en Grèce, en Eubée par exemple, près de Chalcis, près de Xérochori, dans des conditions qui paraissaient excellentes, font leurs frais, et rien de plus. — Si nous nous étions donné la moitié moins de peine en Amérique ou chez nous, me disait l’un d’eux, nous serions millionnaires.

Comme presque tous les Turcs, Achmet n’a pas l’empressement oratoire des Grecs ; — il est rare qu’un Osmanlis ne sache pas garder une réserve qui nous touche ; — il parle peu, répond souvent qu’il ne sait pas ; sa distinction et son bon sens sont réels. La soirée toutefois est un peu longue, quand, par une heureuse fortune, arrive un très petit nain qui se présente sans se faire annoncer. C’est un fou du moyen âge, comme on en trouve beaucoup en Turquie, le seul pays où ils existent encore ; il monte sur la table ; par ses gestes, ses tours de force, ses propos joyeux, il ravit mon hôte ; demain il passera dans l’appartement des femmes ; puis il ira ailleurs. Il voyage ainsi depuis de longues années, toujours bien reçu, toujours logé, nourri et payé. Quand il frappe à une porte, on sait ce que cela veut dire, — cette vie turque est si triste, qu’elle accepte les distractions les plus puériles.

Ce matin, grand émoi à Baba-Eskisi. Le mudir de Filibé, qui revient du pèlerinage de La Mecque et retourne à son poste, s’est arrêté ici ; il ramène quatre femmes achetées à Constantinople ; contre l’habitude des Turcs, il parle trop haut, et raconte imprudemment que cette acquisition lui a coulé très cher, mais qu’il espère retrouver son argent : il offrira une de ces femmes à l’iman, la seconde au cadi, la troisième au moutésarif ; une seule entrera dans son harem. Cette conversation est revenue aux oreilles de M. B…, Autrichien logé au khan. Mme B…, qui est Levantine et sait le turc, est allée trouver ces pauvres filles ; il n’est que trop vrai, elles ne suivent pas le mudir de bon gré ; une sorts de patron qui les nourrissait à Constantinople les a vendues. Elles ne savent pas bien comment elles sont tombées autrefois dans les mains de l’homme qui les avait depuis leur enfance. Autant qu’on peut le deviner par les renseignemens très vagues qu’elles donnent, elles sont originaires du Caucase. La Porte répète très haut que, depuis les réformes d’Abdul-Medjid, on ne vend plus d’esclaves dans l’empire : voilà une vente bien constatée. M. B… veut signaler ce scandale, reprocher au gouvernement turc ses mensonges : il ira voir le vali d’Andrinople ; mais de ce côté, il n’espère guère ; le fils de ce gouverneur a reçu lui-même la semaine dernière une belle esclave en cadeau. Mieux vaut écrire tout de suite à l’internonce d’Autriche, M. le baron de Prokesh-d’Osten, pour qu’il proteste au nom des traités contre un acte aussi honteux. Le ministre des affaires étrangères est habitué à ces sortes de plaintes qui ne l’effraient pas ; avec un peu d’habileté, tout s’arrangera ; le mudir gardera ses femmes, mais une autre fois il sera moins imprudent. Cependant l’intervention d’un Franc lui paraît désagréable : sa grosse figure est pourpre de colère. Il fait monter ses femmes en arabas, et s’en va. Ce sont de petites personnes, leurs mains sont blanches, leur teint rosé, leur taille fine. Leur type, autant qu’on peut le reconnaître sous le voile qui les couvre, est charmant.

Il n’y a plus de marché public d’esclaves dans l’empire ottoman, mais l’Abyssinie fournit toujours des eunuques ; on en décharge chaque année de belles cargaisons au Caire ; ce sont les jeunes enfans que vous voyez ensuite dans les grandes villes bouffis de graisse et d’insolence, couverts de bijoux d’or, vêtus avec un luxe du plus mauvais goût. Quant aux femmes, ce n’est point un secret qu’on en vend à Constantinople ; elles sont en général Circassiennes ; les Turcs prisent davantage les Européennes et, dit-on, les Françaises. Il est hors de doute qu’assez souvent des hommes au service des pachas viennent chercher des odalisques en Occident ; une fois entrées dans les harems, elles sont musulmanes, et personne ne sait plus ce qu’elles deviennent. Il arrive à ce propos des aventures assez étranges. Un Français voyageait, il y a un an ou deux, sur le chemin de fer de Lyon à la Méditerranée en compagnie d’un Levantin. À une station, cet homme, qu’il avait trouvé aimable et poli, le quitte un instant. « J’ai là, dit-il, une douzaine de femmes que je mène sur le Bosphore ; je leur fais la vie douce durant la route, elles auront le temps de s’ennuyer dans les harems. »

La femme du moutésarif de Filibé, qui est une personne de noble origine, encore belle, mais un peu sur le retour, vient de passer ici avec un train princier, trois voitures et douze cavaliers d’escorte. Mme B… la connaît et a été la saluer. Elle a remarqué dans sa suite une fille de quinze ans qu’elle n’avait pas vue autrefois en visitant le harem du gouverneur ; comme elle en faisait l’observation : — Que voulez-vous, koukouna (c’est le mot qui en turc répond à madame), il faut bien faire quelque chose pour son seigneur ! — Ces sortes de cadeaux dans l’aristocratie ottomane ne sont pas rares[3].


24 septembre.

Au matin, nous quittons Achmet. — Les Osmanlis, me dit-il, étaient autrefois le peuple le plus riche du monde ; ils ne manquaient jamais de donner à leur hôte les présens de l’hospitalité. Tout cela est bien changé. Il n’y a rien ici au bazar que je puisse vous offrir ; prenez du moins cette piastre toute neuve, si vous avez soin de la garder elle vous sera bientôt précieuse ; elle vous rappellera le pauvre Achmet ; avec les années elle sera pour vous le talisman de l’amitié ! — Certes je ne perdrai pas ce souvenir si simple. Achmet me reconduit sur la route ; je lui demande ce qu’il va faire aujourd’hui. — Mon Dieu, ce que je fais tous les jours : fumer et dessiner des lettres arabes. — Nous nous serrons la main. — Vous écrirez peut-être un jour, ajoute-t-il en me quittant, que vous êtes venu chez moi ; je l’écrirai aussi. Vous ne lirez pas mes paroles turques, je ne lirai pas vos paroles françaises ; mais elles se rencontreront dans l’éternité et elles en seront heureuses.

Le plus simple est de faire quelques lieues à pied ; l’arabas portera les bagages et Adami. La plaine est toujours brûlée et triste ; mais cette immensité a son charme. Parfois ; nous apercevons de grands-ponts monumentaux qui s’élèvent à droite ou à gauche sur de petits ruisseaux ; les bords sont marécageux ; puis il a fallu compter avec les débordemens de l’hiver : ce sont là de beaux restes de l’ancienne puissance osmanlis. Je vérifie la date de quelques-uns inscrits sur des plaques de marbre en chiffres turcs ; presque tous remontent aux XVIe et XVIIe siècles, au temps où la Roumélie avait des voies pavées. Dans ces solitudes, par leur masse imposante, leurs hautes arcades, ces ponts rappellent les aqueducs de la campagne de Rome, ils en ont la majesté et la tristesse.

Tatar-Keui, petit village créé d’hier, ne figure pas sur la carte excellente de Viquesnel, datée de 1854. Après la guerre de Crimée, la Porte a donné asile aux musulmans du Caucase qui voulaient quitter leur pays. Elle en a transporté un grand nombre en Roumélie ; il était facile de leur attribuer des terres dans ces solitudes. Les petits villages tatars prospèrent peu ; ces hommes sont à peine sortis de la barbarie ; plutôt que de cultiver leurs champs, ils exploitent les voyageurs. Il n’est pas rare de les voir se réunir, et tomber à l’improviste sur un village turc ou grec, qu’ils mettent à rançon. Quand les zaptiés arrivent, les pillards ont disparu. Ces Tcherkess font le désespoir des fonctionnaires turcs, auxquels ils créent mille difficultés. Ce sont de beaux hommes, fortement charpentés, et malgré cela très alertes ; leur nez busqué, leurs yeux noirs, leur visage énergique, leur donnent un aspect étrange, ils sont la terreur d’un pays qui sans eux connaîtrait, sinon le bonheur, du moins une paix profonde.

À Hafsa, Adami ne veut pas que nous déjeunions au khan, il avise un paysan turc qui consent à nous recevoir. Cet homme, qui n’est pas riche, a une maison de triste apparence ; quand on entre cependant, elle est agréable : une terrasse de sapin bien équarri donne sur un jardin ; des plantes grimpantes montent le long des poteaux et retombent en guirlandes ; quelques fleurs bleues, quelques cactus, tranchent sur cette verdure si fraîche. La pièce principale, qui s’ouvre sur une terrasse, est très propre, sans autre meuble qu’un vaste canapé recouvert de percale blanche ; à droite est la chambre du mari, à gauche celle de la femme. Bientôt les tapis sont étendus sur la terrasse ; quatre petits coussins, autour de la table, indiquent les places du maître, de son fils, d’Adami et la mienne. Le fils apporte un vaste gâteau cuit au four et couvert d’une pâte aux œufs et au lait. L’eau de groseille sucrée remplace le vin. Le repas se fait en silence ; le bambin nous sert, puis dîne dans l’intervalle ; sa gravité est irréprochable, on croirait voir un mufti au conseil de justice. Ce calme est un don de nature chez les Turcs, ils naissent dignes et réservés. Dans cette maison si petite, la femme, qui a tout préparé, s’est si bien cachée que nous partons sans l’avoir vue.

Hafsa a un beau khan, en ruine depuis des années. C’est un vaste édifice, comme on en trouve beaucoup sur la route de Rodosto à Sofia ; ils datent du temps où s’élevaient les ponts gigantesques que nous remarquions tout à l’heure. Des écuries, de vastes cuisines, un grand nombre de petites chambres, des cours de 100 mètres de long et plus le composent ; le voyageur y trouvait un confortable à souhait. Les hautes portes sont monumentales ; une mosquée ornée de deux minarets, des salles de bains chauds, complètent ce caravansérail. On s’est servi pour le construire de grosses pierres de taille bleuâtres. Aujourd’hui ce khan est une carrière où on vient chercher des matériaux, en attendant qu’on le vende aux enchères publiques à quelque Grec entrepreneur de démolition. Les Turcs font de l’argent avec leur gloire passée.

En sortant d’Hafsa, un commencement de route nous étonne agréablement : deux fossés en indiquent la largeur. Il est donc vrai que la Porte songe à faire un chemin carrossable dans cette plaine ! Un peu plus loin, vingt Bulgares, requis par corvée, apportent des pierres pour un pont d’une arche. Bientôt nous apercevons Andrinople (en turc : Ederné, l’Adrianopolis des Grecs) ; déjà les arbres deviennent moins rares, les jardins commencent à border la route. La ville apparaît au loin sur une vaste colline ; c’est un monceau de verdure au-dessus duquel s’élèvent de longs minarets et des coupoles. Les maisons se cachent dans des jardins, au milieu des platanes et des cyprès ; aux abords seulement, quand déjà nous traversons les cimetières, les toits couverts de briques rouges nous apparaissent. C’est bien ainsi que je m’imaginais la première capitale des Osmanlis en Europe.

Je dis à l’arabadji (cocher d’arabas) de me conduire au meilleur khan ; le khan principal d’une si grande ville doit être logeable. La voiture s’élance au galop au milieu des trous et des pierres qui remplissent les rues ; nous nous arrêtons à l’auberge de l’Etoile ; l’enseigne est en français. Je paie au cocher, qui est Turc, les 45 fr. convenus ; il veut un certificat comme quoi je suis content de lui ; j’écris les plus grands éloges qu’on puisse donner à un arabadji, et je signe. Le pauvre homme me rend mon attestation. — Cela ne vaut rien, — et il imite le geste d’un Turc qui couvre d’encre son cachet, passe le papier sur sa langue et y applique l’empreinte ; — mais je n’ai pas de cachet ; ma signature vaut autant, — Je vous prenais pour un honnête homme, et vous me donnez un certificat sans cachet ! Je lui promets d’aller demain au bazar et de me faire graver un cachet turc, où j’ajouterai à mon nom, selon l’usage, de splendides épithètes : « très fort, très puissant et savant en toute science. » Ce cocher était tout à fait du peuple ; les Turcs lettrés commencent à savoir ce que valent les signatures. Cependant, même à la Porte, chaque fonctionnaire a un sceau ; un Osmanlis ne quitte jamais le sien. L’usage du sceau est aussi vieux que l’Orient lui-même. Les contrats sur brique en caractères cunéiformes, qu’on trouve à Ninive, portent les cachets des vendeurs et des acheteurs ; les Grecs anciens ne signaient pas non plus ; ils appliquaient sur les tablettes leur symbolon.

Le khan de l’Etoile est digne de sa réputation. Quatre corps de maisons à un étage entourent une vaste cour au milieu de laquelle s’élève une jolie fontaine ; les murs blancs sont ornés de bordures bleues très discrètes ; les boiseries en sapin, rabotées avec soin, ont toute leur fraîcheur. Les chambres occupent le premier ; elles donnent sur une grande galerie bien aérée : celle que j’ai choisie a une table, une glace et un canapé ; le prix est de trois piastres par jour (60 centimes). On ne sert pas à dîner au khan ; mais tout près est une cuisine. Tous les voyageurs ont vu en Orient ces restaurans turcs ; ce sont de très petites pièces où le public n’entre pas : les plats, les marmites, les fourneaux les remplissent, et laissent juste au patron une place où il circule ; pour quelques paras, il vous passe dans la rue ce que vous choisissez. Les restaurans de Pompéi ressemblent tout à fait aux cuisines des Osmanlis. Les plats turcs sont excellens, très simples, mais un peu gras ; les viandes grillées, le pilau de riz, les brochettes de morceaux de mouton roulés et rôtis (le kébab), ne peuvent manquer de plaire aux Européens.

Mon voisin de gauche au khan parle français ; c’est un officier de l’armée régulière musulmane détaché près de l’école militaire d’Andrinople ; il a fait ses études à Saint-Cyr. Comme il n’a pas de famille, que l’auberge est neuve, qu’on y trouve de l’air et du soleil, il loge à l’auberge. Sa chambre est aussi peu meublée que la mienne ; j’y remarque seulement un beau tapis et quelques livres. Il est sérieux et d’une réserve parfaite ; comme il arrive si souvent chez les jeunes gens turcs, le fond du caractère chez lui paraît triste. Le gouvernement envoie des élèves en Europe ; on croira difficilement qu’à leur retour, s’ils ne sont pas très protégés, on leur tient peu de compte de leurs voyages et de leurs études. On les place mal, sous les ordres d’hommes ignorans et du vieux parti ; ils se voient froissés de toutes les manières, bientôt ils deviennent des mécontens et tombent en disgrâce. C’est là un fait presque général. Le nombre des jeunes gens d’avenir en Turquie est assez grand ; on les décourage, Leurs qualités finissent par se perdre. Dix ans après sa sortie de Saint-Cyr, Selim-Effendi est encore lieutenant, tandis que le grade de colonel est donné à des adolescens.

Mon voisin de droite est un Grec de Péra ; il est arrivé au khan au mois de mai dernier pour suivre un procès devant le tribunal de commerce. Tous les mardis il se rend à la séance, mais sa cause ne vient pas ; il voit qu’il passera l’hiver à Andrinople. S’il avait prévu tant de difficultés, eût-il fait ce long voyage pour une créance de 1,000 piastres ? Ces ennuis toutefois n’ont pas altéré sa bonne humeur ; il songe seulement à trouver une chambre mieux close pour quand viendra le mois de décembre. — Je passe une soirée intéressante avec Selim-Effendi ; demain nous commencerons à visiter cette ville d’Andrinople, qui compte plus de 100,000 habitans. Ce doit être là une des étapes principales de mon voyage.


ALBERT DUMONT.

  1. Bisanthe est le nom ancien de Rodosto.
  2. Le kilé vaut un peu plus d’un hectolitre.
  3. Je devais rencontrer plus tard à Filibé. M. Guillaume, Lejean, déjà atteint. du mal qui vient de l’enlever et cependant toujours énergique, toujours possédé, malgré sa santé compromise par tant de fatigues, de la passion de voir et de voir encore des pays nouveaux. Les observations qu’il avait faites sur l’esclavage en Orient se trouvaient d’accord, avec les miennes. Voyez du reste la Revue du 15 août 1870.