Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 8/09

◄  Chap. VIII
Tome 8

CHAPITRE IX.

Isolement et impression pénible de l’auteur. — Liste de ses parens et ami suppliciés. — Anecdotes sur la Duchesse de de Gèvres. — Traité conclu pour un archevêque espagnol avec Tallien. — philanthropie révolutionnaire. — Le commissaire de bienfaisance et le Vendéen. — Lettre trouvée dans tes papiers de Roberspierre. — Lettre du Dieu Saint-Simon et prospectus de son entreprise industrielle sur les cartes à jouer. — Les dernières obsèques de Marat. — Le Réveil du peuple.

Vous pouvez penser dans quel état d’anéantissement et de confusion je trouvai la société française et parisienne en sortant de ma geôle ; mais vous ne sauriez imaginer dans quel état d’isolement et d’abattement je me trouvai à l’hôtel de Créquy. La prison ne m’avait jamais paru aussi mortellement triste que ma maison, et tout aussitôt que je fus délivrée de ces idées continuelles de supplice et d’échafaud, je tombai dans un état que je n’avais éprouvé de ma vie ; c’était le trouble du chaos dans un vide affreux, et je me surprenais quelquefois à regretter ma captivité, à regretter mes compagnons de prison, cette espèce de fraternité du malheur, cette familiarité de circonstance, qui ne pourrai plus exister entre nous et qui, du moins, m’avait préservée de l’ennui ; et puis, cette liberté qu’on venait de me rendre, il me semblait que je ne saurais qu’en faire. Au milieu de Paris en 94, on risquait d’être égorgé dans sa maison ; j’avais regret à nos portes massives, à nos surveillans, nos porte-clés, nos dogues ; il n’était pas jusqu’au banc du jardin des Oiseaux que je ne regrettasse, et c’était, par-dessus tout, les petits enfans du geôlier que je regrettais. Quand il me revenait des lueurs de raison, — apparemment, disais-je, a par moi, que je vais revenir en enfance ; on y retomberait à moins, et j’en prenais mon parti.

Mon fils avait trouvé bon de vous emmener sur la frontière de Suisse pour y voir votre mère. J’avais perdu M. de Penthièvre, et sa fille était exilée. On avait supplicié mon neveu du Châtelet, sa femme et la Duchesse de Gramont, la Princesse de Monaco, ma nièce de Lauzun, son mari, le Maréchal et la Maréchale de Mouchy, le Marquis de Neuillant, le Comte de Vergy, l’Abbé de Goyon ; Mesdames de Renty, de Lesdiguières, de Cannples, et jusqu’à cette pauvre Maréchale de Noailles ! Enfin, sans vous parler de nos parens et amis qui étaient morts ou qui se trouvaient encore en émigration, j’avais perdu de compte fait, dix ou douze personnes de ma société la plus intime et tout au moins de ma connaissance la plus familière. Il n’y avait pas jusqu’au Chevalier de Florian qui ne fût mort de la révolution, mais c’était de frayeur ou de chagrin[1]. Il ne restait plus de notre bon temps que la Duchesse de Fleury, l’Évêque de Marseille et le Duc de Nivernais ; aussi vous dirai-je en passant, que lorsque Mme  de Gèvres ou la Princesse de Tingry voudraient parler de quelque chose en faisant les entendues, nous les appelons Mignonne, et nous les traitons de petites morveuses. À propos de la Duchesse de Gèvres et de la révolution, je vous dirai quelque chose de singulier.

Elle avait donné à un émigré de ses parens une lettre de recommandation pour l’Archevêque de Burgos dont elle ne connaissait que le titre ecclésiastique et dont elle n’attendait pas grand chose ; et voilà tout aussitôt la présente reçue, que ce bon Archevêque établit l’émigré dans son palais, à titre d’infant du chapitre et de commensal à la prébende. Ensuite, en prélat mémoratif et vrai castillan qu’il était, il se mit à réfléchir sur la manière dont il pourrait être utile à Mme  de Gèvres, à l’héritière de Bertrand du Guesclin, Connétable de France et de Castille, Duc de Molina, Comte de Burgos et bienfaiteur de sa Métropole au quatorzième siècle ?

Le moyen dont il s’avisa, ce fut d’envoyer à Paris un Andaloux auquel il ouvrit, chez le consul d’Espagne, un crédit de vingt mille piastres fortes, à ce que disait l’abbé Texier. L’Andaloux se fit recommander à Tallien dont la femme était Espagnole. Tallien donna ses instructions et laissa des notes au secrétaire du comité de salut public, en conséquence des piastres fortes, et voilà pourquoi Tallien n’a décessé de protéger votre tante de Gèvres qui n’y comprenait rien du tout. Seulement, quand elle apprit qu’il était venu recommander au greffier de ne jamais la laisser comprendre dans les fournées : — C’est peut-être bien parce que je suis sa marraine ? j’ai tenu, disait-elle, un si grand nombre d’enfans pendant les six semaines que j’ai passées à Saint-Florentin, chez mon oncle de la Vrillière ! et je pense bien que cet enragé doit s’appeler Bertrand, ce qui ne me fait aucun plaisir ; mais je vous dirai que c’est un prénom que nous appliquons d’habitude en mémoire de notre bon Connétable…

Au lieu de s’appeler Bertrand, on apprit que son prétendu filleul avait nom Lambert ; et ce que j’en aimais le mieux, c’est qu’il se trouva que ce fameux voyage de Mme  de Gèvres à Saint-Florentin, voyage au long-cours, en Auxerrois, à 56 lieues de Versailles, avait eu lieu pendant l’été de 1778, de sorte que cet ancien proconsul à Bordeaux, ce terrible Tallien, n’aurait pas eu tout-à-fait seize ans révolus, à ce compte-là ?

Une infirmité naturelle a cette bonne femme est de se persuader tout ce qu’elle veut croire et de ne vouloir ignorer de rien ; témoin sa tragique aventure avec le crucifix des Balsamites et ce pauvre M. de Caylus[2].

La première lettre que je reçus en sortant de prison fut une circulaire du citoyen Montlinot, commissaire national chargé de la distribution des secours publics pour les réfugiés mayençais et les filles-mères.

Il avait ses bureaux, disait-il, à la ci-devant maison d’Elbœuf, place Marat ci-devant du Carrousel ; il me disait d’y faire porter mon offrande, et vous pouvez supposer combien tout ceci me parut attendrissant ! L’oncle Dupont me demanda si j’oserais ne rien envoyer à ce commissaire national ?… et pour tranquilliser ce pauvre Dupont, je m’empressai de répondre à cet employé que je ne m’embarrassais guère des patriotes de Mayence, et que je ne voulais rien donner pour les filles-mères, attendu que mes dons pourraient avoir l’inconvénient de les encourager à ne pas se marier.

Ce fut Langevin qui porta ma lettre à l’hôtel d’Elbœuf, et Montlinot se mit à dire que, de l’autre côté des ponts, toutes les ci-devant marquises avaient répondu la même chose, et que dans le faubourg Saint-Germain c’était le mot d’ordre.

Il dit ensuite au même René Dupont : — Et toi, Citoyen, ne veux-tu rien donner pour ton propre compte ? le don le plus minime est toujours un bienfait pour le beau sexe dans la souffrance et pour le patriotisme dans la pénurie qui suit la persécution du despotisme et les malheurs de l’exil !

— Citoyen Montlinot, lui répondit Langevin d’un air bonasse, et traîtreusement comme un âne rouge, je ne demande pas mieux que de donner de l’argent à des gens de Mayence, mais c’est à condition qu’ils me donneront des jambons ; et sinon, voyez-vous, ce sera tout de même que pour les filles-mères du Palais-Royal et de la rue de Chartres, à qui je ne donnerais seulement pas, voyez vous bien, du feu sur une tuite !…

Le fonctionnaire voulut se fâcher, et ce garçon l’envoya paître, en disant que depuis la mort de Roberspierre, on ne voulait plus se laisser molester ni rançonner.

Les gazettes publiaient successivement le plus grand nombre des papiers qu’on inventoriait chez Roberspierre, et je ne fus pas médiocrement surprise en voyant paraître dans les journaux la lettre suivante :

« Où est d’Orléans Marat, l’infâme Marat ? où sont les autres ? Vous êtes encore Couthon, Santerre, Chaumette, lâches et vils meurtriers ! tu es encore, tigre imprégné du plus pur sang de la France… bourreau de ton pays, furie sortie du tombeau d’un misérable régicide moins coupable que toi. Tu vis encore ! écoute : lis l’arrêt de ton châtiment. J’ai attendu et j’attends que le peuple affamé sonne l’heure de ton trépas, que juste au moins une fois dans sa fureur, il te traîne au supplice ; si mon espoir était vain, lis, te dis-je, cette main qui trace ta sentence, cette main que tes yeux égarés cherchent en vain à découvrir, cette main percera ton cœur inhumain…

Tous les jours je suis avec toi, je te vois tous les jours, à toute heure mon bras levé cherche ta poitrine… Ô le plus scélérat des hommes, vis encore quelques jours pour penser à moi, dors pour rêver de moi, que mon souvenir et ta frayeur soient le premier appareil de ton supplice ; adieu… ce jour même en te regardant je vais jouir de ta terreur. »

Il faut vous dire à présent que cette fameuse lettre anonyme dont tout le monde admirait la vigueur et la beauté farouche, était une amplification d’écolier. Plus de six mois avant qu’elle eut été trouvée dans les papiers de Roberspierre et publiée dans les journaux, · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ainsi que vous le savez, la femme d’un parent de votre père et notre compagne au Luxembourg. Elle m’en avait montrée la copie qu’elle venait de trouver dans les cahiers de son fils ; et comme cette copie se trouvait couverte de corrections, de variantes et de ratures, elle n’avait pas eu de peine à lui faire avouer que c’était lui qui avait compose cette belle épitre, qu’il avait du reste, envoyée par la petite poste, et les cheveux nous en dressaient de terreur ! Il parait que le dictateur avait soigneusement conservé l’original de cette lettre pour tâcher d’en découvrir l’auteur, et il ne se doutait guère que cet écrivain comminatoire était un enfant de neuf ans. En pensant que ce petit garçon avait trouvé moyen d’empoisonner les jours et de troubler les nuits de Roberspierre nous n’en revenions pas de surprise.

À propos de lettres, il est à considérer que M. de Saint-Simon-Vermandois, l’entrepreneur en demolitions, m’avait totalement négligée pendant que j’étais prisonnière, et d’ailleurs la dernière lettre qu’il m’avait ecrite était libellée de manière à me faire supposer que nous resterions brouillés jusqu’à la mort ; ainsi jugez de mon agréable surprise en recevant de lui cette lettre avec cette pancarte.


Citoyenne,

Ayant appris votre heureuse libération dont je vous félicite et dont je viens me réjouir avec vous, dans le sentiment d’une bienveillance fraternelle et de la plus sincère estime je vous adresse avec empressement et confiance un prospectus des nouvelles cartes à jouer dont je suis le créateur et le propriétaire en indivis avec les citoyens Jeaune et Dugoure. Je ne doute pas que la réformation dont cette méthode a subi l’influence ne vous paraisse digne d’approbation. Je recommande ces nouvelles cartes à votre bienveillance, et nous serions charmés qu’elles pussent être accueillies dans la société de Paris a la faveur de votre recommandation.

Salut et fraternité.
SAINT-SIMON.
Ce 13 nivôse an III.
Par brevet d’invention, nouvelles cartes à jouer de la république française


« Il n’est pas de républicain qui puisse faire usage (même en jouant) d’expressions qui rappellent sans cesse le despotisme et l’inégalité ; il n’était point d’homme de goût qui ne fût choqué de la maussaderie des figures des cartes à jouer et de l’insignifiance de leurs noms. — Ces observations ont fait naitre au citoyen Saint Simon l’idée de nouvelles cartes propres à la république française par leur but moral qui doit les faire regarder comme le Manuel de la révolution, puisqu’il n’est aucun des attributs qui les composent qui n’offre aux yeux ou à l’esprit tous les caractères de la Liberté et de l’Égalité. — C’est à la moralité de ce but que le citoyen Saint-Simon doit le brevet d’invention qu’il a obtenu, et dont il est d’autant plus flatté, qu’il assure, pour l’universalité de la république, la perfection de l’exécution des types de ses bases inébranlables. — Ainsi plus de rois, de dames, de valets ; le Génie, la Liberté, l’Égalité, les remplacent, la Loi seule est au-dessus d’eux. Description raisonnée des nouvelles cartes de la république française.

Le Génie remplace les rois.


Génie de cœur, ou, de la guerre (roi de cœur)

« Tenant d’une main un glaive passé dans une couronne civique, de l’autre un bouclier orné d’un foudre et d’une couronne de lauriers et sur lequel on lit : Pour la république française ; il est assis sur un affût de mortier, symbole de la constance militaire ; sur le côté est écrit Force, que représente la peau de lion qui lui sert de coiffure.


Génie de trèfle, ou de la paix (roi de trèfle) :

« Assis sur un siège antique, il tient d’une main le rouleau des lois, et de l’autre un faisceau de baguettes liées, signe de la concorde, et sur lequel on lit Union. La corne d’abondance placée près de lui, le soc de charrue, et l’olivier qu’il porte à sa main droite, montrent son influence et justifient le mot prospérité placé à côté de lui.


Génie de pique, ou des arts (roi de pique) :

« D’une main il tient la lyre et le plectrum, de l’autre l’Apollon du Belvédère. Assis sur un cube chargé d’hiéroglyphes, il est environné des instruments ou des produits des arts, et le laurier accompagne sur sa tête le bonnet de la Liberté ; près de lui on lit : Gout.


Génie de carreau, ou du commerce (roi de carreau) :

« Il réunit dans ses mains la bourse, le caducée et l’olivier, attributs de Mercure ; sa chaussure désigne son infatigable activité, et sa figure pensive annonce ses profondes spéculations. Il est assis sur un ballot ; et le portefeuille, les papiers et le livre qui sont à ses pieds, prouvent que la confiance et la fidélité sont les premières bases du commerce, comme les échanges en sont les moyens, ainsi que l’ordre en fait la sûreté.


La Liberté remplace les dames.


Liberté de cœur, ou des cultes (dame de cœur) :


« Portant une main sur son cœur, elle tient de l’autre une lance surmontée du bonnet, son symbole, et à laquelle est attachée une flamme où est écrit, dieu seul. Le Thalmud, le Coran, l’Évangile, symboles des trois plus célèbres religions, sont réunies par elle. L’on voit s’élever dans le fond le palmier du désert ; on lit de l’autre côté Fraternité.

Liberté de trèfle, ou du mariage (dame de trèfle) :


« Par la faveur du Divorce, ce ne sera plus que l’assemblage volontaire de la Pudeur et de la Sagesse ; c’est ce que signifient et le mot pudeur, et le simulacre de Vénus pudique, placé près de la Liberté comme l’un de ses pénates ; et si le mot divorce est écrit sur l’enseigne qu’elle tient à la main, c’est comme une amulette bienfaisante qui doit rappeler sans cesse aux époux qu’il faut que leur fidélité soit mutuelle pour être durable.


Liberté de pique, ou de la presse (dame de pique) :


« Paraissant écrire l’Histoire, après avoir traité la Morale, la Religion, la Philosophie, la Politique et la Physique. À ses pieds sont différens écrits et les masques des deux scènes unis à la trompette héroïque ; une massue placée près d’elle annonce sa force, comme le mot lumière désigne ses effets.


Liberté de carreau, ou des professions (dame de carreau) :


« Elle n’a pour attributs qu’une corne d’abondance et une grenade, emblèmes de la fécondité ; ses désignations sont le mot industrie et la patente qu’elle tient à la main.

« L’Égalité remplace les valets.


Égalité de cœur, ou de devoirs (valet de cœur) :


« C’est un garde national, dont le dévouement pour la patrie produit la sécurité publique ; le premier de ces deux mots est écrit près de lui.


Égalité de trèfle, ou de droits (valet de trèfle) :


« Un juge, dans le costume républicain (présumé), tient d’une main des balances égales, et de l’autre, s’appuyant sur l’autel de la Loi, il montre qu’elle est égale pour tous ; il foule sous ses pieds l’hydre de la Chicane, dont les têtes sont sur la terre ; près de lui est écrit justice.


Égalité de pique, ou de rangs (valet de pique) :


« Est représentée par l’homme du 4 juillet 1789 et du 10 août 1792, qui, armé et foutant aux pieds les armoiries et les titres de noblesse, montre les droits féodaux déchirés, et la pierre de la Bastille sur laquelle il est assis ; à côté de lui est le mot puissance.


Égalité de carreau, ou de couleurs (valet de carreau) :


« Le nègre, débarrassé de ses fers, foule aux pieds un joug brisé. Assis sur une balle de café, il semble jouir du plaisir nouveau d’être libre et d’être armé. D’un côté l’on voit un camp, de l’autre quelques cannes à sucre, et le mot courage venge enfin l’homme de couleur de l’injuste mépris de ses oppresseurs.


La Loi remplace les as.


Loi de cœur, pique, trèfle et carreau (as de cœur, pique, trèfle et carreau)


Si les vrais amis de la philosophie et de l’humanité ont remarqué avec plaisir parmi les types de l’Égalité le sans-culotte et le nègre, ils aimeront surtout à voir la Loi, seule souveraine d’un peuple libre, environner l’as de sa suprême puissance, dont les faisceaux sont l’image, et lui donner son nom.

« On doit donc dire quatorze de Loi, de Génie, de liberté ou d’égalité, au lieu de quatorze d’as, de rois, de dames ou de valets ;

« Et dix-septième, seizième, quinte, quatrième ou tierce au génie, à la liberté ou a l’égalité, au lieu de les nommer au roi, à la dame ou au valet ; la Loi donne seule la dénomination de majeure.

« Il parait inutile de dire qu’aux jeux où les valets de trèfle ou de cœur ont une valeur particulière comme au reversis ou à la mouche, il faut substituer l’Égalité de devoirs en celle de droits.


« Observations. — Après avoir rendu compte des changemens qu’imposait l’amour de la Liberté, il faut peut-être dire un mot des soins qu’on a pris pour appliquer ces idées vraies et pures au besoin qu’ont les joueurs de retrouver des signes correspondans a ceux qu’une longue habitude leur a rendus familiers. — L’on a donc rempli la carte d’attributs dont l’usage indique la figure sans avoir besoin de la découvrir. La figure est assise, afin de présenter une masse égale à celle des magots du siècle de Charles XI, et l’on a porté le soin jusqu’à conserver les mêmes couleurs afin d’offrir les mêmes effets, enfin les noms de David, de Pallas, etc., sont remplacés par les dénominations morales des différens effets de la révolution, dont les types des nouvelles cartes de la république française offrent tous les emblèmes.

« De l’imprimerie des nouvelles cartes de la république française, rue ci-devant Saint-Nicaise n° 11 »

Aussitôt que Collot-d’Herbois, Carnot, Billaud-Varennes et Barrère eurent été chassés du comité de salut public, la sécurité devint général et la joie fut à son comble. On arrêta bientôt après Fouquier-Tinville, à qui l’on fit son procès.

— Allons donc, leur disait-il avec une ironie féroce, allons donc, Représentans du peuple, je n’ai fait que vous imiter et vous obéir. Lequel de vous m’a fait entendre un seul mot de reproche ? le sang découlait de la bouche de tous vos orateurs. Vous me disiez que tous les ennemis du peuple étaient condamnés d’avance et que je n’avais a remplir que les formalités de leur jugement. Vous étiez les juges et je n’étais que la hache de la Convention. Punit-on une hache ?…

L’abominable Carrier fut condamné à mort par le nouveau tribunal révolutionnaire, et ses collègues l’avaient décrété d’accusation à la majorité de 498 voix sur 500 conventionnels, ce qui prouve que les temps étaient bien changés. Un décret vint annuler cette horrible loi qui commandait de ne faire aucun prisonnier anglais ni hanovrien ; un autre décret vint ordonner la destruction de la salle des Jacobins et l’établissement d’un marché sur son emplacement ; enfin les restes de Marat furent arrachés du Panthéon français, trainés dans les rues de Paris et conduits jusqu’à l’égoût de la rue Montmartre dont on brisa la grille afin de les y précipiter au milieu des immondices.

En allant en fiacre dans l’ile Saint-Louis pour y voir l’Abbé Texier qui fébricitait, je me trouvai sur le passage de cette exécution réparatoire. Il n’était plus question du peintre David et de son reposoir civique ! je trouvai singulier qu’il eût été dans ma destinée d’assister à deux pareilles scènes à propos du corps de cet abominable homme. La différence en était complète mais c’était à 21 mois de distance et les révolutions marchent si vite en ce pays ci.

Je vis que les ossemens de Marat étaient dans un grand panier et je demandai ce qu’on allait en faire ? Langevin (je suis bien obligée de vous parler continuellement de mes domestiques, puisque je n’avais plus aucune autre compagnie que la leur mais je n’en prétends pas faire la dédaigneuse et la confondue, c’est la concordance dans l’opinion politique et les principes religieux qui établissent naturellement la plus parfaite égalité ; je l’ai bien éprouvé pendant cette révolution) mais je retourne à Langevin qui s’en fut questionner les convoyeurs de ce panier en mon nom propre.

— Madame la Marquise de Créquy fait demander à ces Messieurs… — Il arriva tout aussitôt cinq ou six jeunes gens de bonne tournure à ma portière, et quand ils m’eurent fait part de leur intention, je ne pus m’empêcher de les en applaudir, en disant que c’était le sanctuaire le mieux choisi pour une pareille idole. Ils me demandèrent si je sortais de prison ?… Il y en avait qui venaient me serrer les mains et qui avaient des larmes dans les yeux, et c’est que tout le monde était dans des transports de sensibilité, de bienveillance et de jubilation dont on ne pourra se faire aucune idée dans les temps futurs et d’après les livres. Je suis fâchée que vous n’avez pas vu te temps-là de manière à vous en pouvoir souvenir. Oh ! l’humanité vaut mieux qu’on ne le croit, et surtout quand elle est épurée par la souffrance. On s’arrêtait dans les rues, pour peu qu’on eût une figure honnête ; on questionnait et se proposait des secours, on s’apitoyait ou se réjouissait avec tant d’humanité, tant de franchise et si simplement ! Mais c’était surtout les pauvres jeunes gens qu’il fallait voir aux Tuileries, dans les spectacles, à la représentation des Deux Journées, et surtout quand on chantait le Réveil du peuple ! Tout le monde y faisait chorus ; on s’embrassait sans se connaître, on s’étreignait avec des éclats de joie convulsive ou de généreuse indignation qui auraient fait couler des larmes d’un rocher ! On pleurait ; on délirait !… Mais il faut que je vous fasse copier, cette abrupte mélopée, incorrecte, désordonnée, mais solennelle et vigoureuse ! cet hymne rude, mais accentué par la délivrance et la générosité vengeresse, enfin cette chanson qui répondit à tous les cœurs et tous les sentimens, à toutes les douleurs et tous les besoins de votre pays ! Je trouve que l’air de ce chant véritablement patriotique vaut encore mieux que les paroles, tant il me paraît énergique, attendrissant et passionné !


LE RÉVEIL DU PEUPLE



Peuple français, peuple de frères,
Peux-tu voir sans frémir d’horreur,
Le crime arborer les bannières
Du carnage et de la terreur ?

Tu souffre qu’une horde atroce
Et d’assassins et de brigands
Souillé par son souffle féroce
Le territoire des vivaus.
 
Quelle est cette lenteur barbare
Hâte toi, peuple souverain,
De rendre aux monstres du [illisible]
Tous ces buveurs de sang humain,
Guerre à tous les agens du crime,
Poursuivons-les jusqu’au trépas.
Partage l’horreur qui m’anime,
Ils ne nous échapperont pas !

Ah ! qu’ils périssent, les infâmes
Et les égorgeurs dévorans,
Qui portent au fond de leurs âmes
Le crime et l’amour des tyrans !
Mânes plaintifs de l’innocence
Apaissez-vous dans vos tombeaux,
Le jour tardif, de la vengeance
Fait enfin pâlir nos bourreaux.

Voyez déjà comme ils frémissent,
Ils n’osent fuir, les scélérats ;
Les traces du sang qu’ils vomissent
Décéleraient bientôt leurs pas.
Oui, nous jurons sur votre tombe,
Ô notre pays malheureux,
De ne faire qu’une hécatombe
De ces cannibales affreux.

Ô vous coupables égoïstes,
Et vous, lâches insoucians,

Pouvez-vous, près des Terroristes,
Vous endormir sur des volcans !
C’est peu que de haïr le crime,
Il faut encore l’anéantir.
Si vous ne fermez pas l’abîme,
L’abîme va vous engloutir !

  1. Jean-Pierre de Claris de Florian, Chevalier des Ordres royaux et militaires de Saint-Louis et de Notre-Dame du Mont-Carmel, Gentilhomme de la Chambre de S.A.S. Monseigneur le Duc de Penthièvre, Capitaine de dragons, etc. né à Florian en Albigeois en 1755, mort à Sceaux-Penthièvre, en 1794. (Note de l’Auteur.)
  2. À l’ile de Puteaux, 12 juillet.

    « … Le général Rapp vient de divorcer avec une Dme Vanderberg. Ils faisaient très-mauvais ménage, et tout le monde dit que Bonaparte veut forcer la vieille, de Gevres à épouser le général Rapp, qui n’a guère plus de 50 ans, et pour qu’il prenne son nom du Guesctin. Comme c’est le fils d’un paysan, c’est un cri de rage épouvantable et universel, et la duchesse en a grand’peur en disant que le Grand Napoléon est un scélérat qui est capable de toute sorte de persécutions. Il paraît que Mme  de Tourzel s’en moque, mais Mme  de Tingri lui conseille très sérieusement de s’en à aller à la campagne, et vous pensez bien que je ne crois pas un mot d’une folie pareille. On dit que je suis un esprit fort, mais on dit aussi que c’est une invention des deux demoiselles de Valence et de Mlle  de Bonchamp pour prouver la tyrannie de cet empereur. Il parait qu’elles composent toutes les semaines une ou deux histoires dans cette intention-là ; mais pour cette fois-ci, le succès a dû surpasser toutes leurs espérances. Tout Paris ne parle d’autre chose, et c’est un vacarme affreux. Il faut convenir que c’est une singulière imagination de ces petites filles qui ont beaucoup d’esprit, dit-on. Lettre de la Csse de Coislin à la Psse de Nasrau-Sarrebruck, sa nièce.