Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/02

Chap. III.  ►
Tome 7


CHAPITRE II.


Mme de la Mothe. — Éducation de cette aventurière, sa généalogie, sa famille et son frère le Baron de St.-Remy. — Immensité des charités de l’Archevêque de Paris, Christophe de Beaumont. — Mot d’une femme du peuple à ses funérailles. — Mme de la Mothe à l’hôpital. — La sœur Victoire. — Un libelle par l’auteur de Faublas. — Mot de M. de Bièvres à Mme de la Mothe. — La famille des Comnène. — Opinion de l’auteur sur leur généalogie. — Les juifs, les Maniotes et les Corses. — Harangue du cardinal de Bausset à Madame Élisabeth. — Embarras des finances et convocation des notables. — Compte rendu de M. Necker après sa sortie du ministère.

Mme de la Mothe, cette femme faussaire et filou, cette impudente et criminelle voleuse dont je vous ai détaillé les principaux méfaits, avait été élevée par la charité de cette bonne Mme de Boulainvilliers, dont j’ai dû vous parler à propos du Comte de Sade ? Je me souviens que celle-ci m’était venue proposer de contribuer à cette bonne œuvre, et que je donnai quelques louis pour être employés au trousseau de cette Demoiselle de Valois, qu’on allait mettre en pension à l’abbaye de Longchamps. Ce grand nom de Valois avait interressé Mme de Boulainvilliers pour cette jeune fille et pour son frère qui était un simple matelot. M. d’Hosier, le juge d’armes, eut l’obligeance d’examiner les papiers de leur famille, que l’on avait eu la charité de retirer de chez un procureur qui les retenait en nantissement d’une somme de deux à trois mille livres, à lui due par la succession de leur père. Il fut prouvé que cette famille tirait son origine d’un Charles de Valois, Baron de Saint-Remy, lequel était fils naturel de Charles IX. Il y avait eu successivement dans leur ascendance une suite de prodigues et d’insensés qui s’étaient laissé réduire à l’aumône ; mais, comme la Baronnie de Saint-Remy leur était substituée à perpétuité de filiation masculine, il y aurait eu de la ressource avec toute autre personne que leur père lequel était un joueur, un escroc et un dénaturé.

L’Archevêque de Paris (M. de Beaumont) avait répondu de trente-six mille livres qu’il fallait de prime-abord à ce M. de Saint-Remy pour opérer la libération de sa terre ; mais, quand M. l’Archevêque apprit qu’il ne s’en était servi que pour emprunter justement la même somme, et qu’il avait été la dissiper sans avoir eu l’air de songer à l’arrangement de ses affaires il ne voulut plus entendre parler de ce débauché. On a supposé qu’il était parent de MM. de Beaumont, et ceci n’est pas vrai. Certaines personnes ont prétendu que M. l’Archevêque n’aurait pas dû l’abandonner à son malheureux sort ; et voyez la bette exigence de ces bonnes âmes M. l’Archevêque avait un peu plus de cinq cent mille livres de rente, tant par les biens territoriaux et les droits féodaux de son siége que par ceux des abbayes qu’il possédait en commande. Il en prélevait annuellement quatre cent trente mille livres, afin de les distribuer en bonnes œuvres, et l’on n’était pas content mais ce n’était pas cette sorte d’iniquité qui l’affligeait. Votre bonne Dupont n’aura pas manqué de vous raconter comment elle avait conduit Mme Roland sa nièce, aux funérailles de ce grand Prélat. — Ce pauvre monseigneur ! disaient des femmes du peuple en le regardant sur son lit de parade, si on lui demandait un louis d’or, ça serait capable de le faire revenir… On s’amusait un jour à calculer que depuis son entrée dans l’épiscopat jusqu’à l’époque de sa mort, il avait dû lui passer par les mains sans qu’il en restât rien à ses doigts, environ deux cents millions de livres tournois. Il aimait tendrement son neveu qui n’a pas douze mille livres de rente, et voilà sa plus belle oraison funèbre.

Aussitôt que Mademoiselle de Saint-Remy-Valois avait pu dérouler sa belle généalogie elle avait obtenu deux pensions sur la cassette de la Reine et celle de Mesdames et de plus M. de Penthièvre avait fait placer son frère en qualité d’enseigne de marine, avec une pension de cinquante louis sur les fonds de l’amirauté. Il a toujours été fort bon sujet, et à l’époque du procès de sa sœur, il était déjà lieutenant de vaisseau.

Après cette infâme exécution de la marque, du fouet et de l’amende honorable, vous pensez bien que ce malheureux jeune homme a dû quitter le service du Roi ; mais notre bon Duc de Penthièvre n’en a pas moins continué de lui faire payer une pension de quinze cents livres, avec laquelle il est allé vivre en Corse où l’on n’y regarde pas de si près. Je vais avoir à vous parler de la Corse à propos d’extraction royale, mais pour en finir sur Mme de la Mothe, il me reste à vous conter une équipée de Mmes de Bayes, de Tott et de Blot, qui s’en allèrent à l’hôpitat de la Salpétrière, sous prétexte de visiter ce bel établissement, et qui voulaient absolument qu’on leur fît voir Mme de la Mothe. Sœur Victoire, la Supérieure, avait commencé par éluder leur proposition, mais Mme de Blot revenant à la charge et disant qu’elle était Dame de Mme la Duchesse de Chartres, la Religieuse lui répondit judicieusement que c’était une raison de plus pour être charitable, et qu’elle ne saurait lui faire montrer la personne en question. – Mais pourquoi donc pas, ma bonne Sœur ?… Madame, elle n’a pas été condamnée à cela.

On a débité que cette réponse de la Sœur Victoire avait été faite à la Princesse de Lamballe, qui n’a de sa vie mis les pieds à l’Hôpital Général. « Et voilà justement comme on écrit l’histoire ! »

Cette impudente aventurière était si profondément corrompue, qu’elle avait entrepris de soulever, à force d’arrogance, un poids d’infamie dont elle aurait dû gémir dans l’accablement. Il ne fut pas difficile de la conquérir pour le Duc d’Orléans et de l’enrôler sous la bannière du Palais-Royal ; aussi quand elle eut achevé son temps de prison, on apprit qu’elle osait parler de la Reine avec une insolence intolérable. On rapporta que M. de Bièvres, qui la connaissait de longue date et qui fut choqué de son outrecuidance, avait été lui dire, aux galeries du Palais de Justice ; — Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Soyez donc prudente et tâchez de ne pas vous faire remarquer. On a fait imprimer en Angleterre un affreux libelle contre la famille royale, et sous le nom de cette femme, mais on a su qu’il avait été composé par un écrivain gagiste du Palais-Royal, appelé Louvet de Couvray[1].

À propos de l’île de Corse, je vous dirai qu’on avait parlé d’une famille qui prétendait avoir le droit de faire revivre le nom de Comnène. On commença par dire que cette fumée d’ambition pouvait être soufflée par M. Gravier de Vergennes, attendu qu’une demoiselle phanariote, qu’il avait épousée pendant son ambassade à Constantinople, avait, je ne sais comment, des rapports d’alliance ou de parenté avec cette famille corse dont il est question.

Suivant ces nouveaux Comnène, ils auraient été les descendans du dernier Despote de Trébisonde ; ils auraient été s’établir pendant plusieurs générations avec les Maniotes, autrement dit les brigands de Mania, qui sont les plus infâmes coupe-jarrets du Péloponèse. Chérin n’augurait pas bien de leurs preuves, attendu que de Maniotes, ils étaient devenus Corses et que du reste il résultait visiblement du petit nombre de papiers qu’ils produisaient, qu’ils n’avaient jamais porté d’autre nom patronymique que celui de Stephanopoulo, ce que Chérin traduisait tout simplement par fils d’Étienne.

Chérin disait aussi que la raison pour laquelle l’île de Corse est si magnifiquement pourvue de grands noms italiens, est une suite de la persécution qu’on avait exercé contre les juifs d’Italie pendant l’année 1443 et les suivantes.

Il paraît que la plupart de ces Hébreux, qu’on avait décidés ou forcément obligés à recevoir le baptême, étaient allés se réfugier en Corse, à peu près vers le milieu du quinzième siècle, et qu’ils continuèrent à y porter les noms et les armes de Colonna, d’Orsini, Doria, Feretti, Buona-Parte, Fieschi, et autres vieux noms chrétiens qui leur avaient été concédés suivant l’usage du temps et du pays, par les personnages de ces anciennes familles qui leur avaient servi de parrains. C’est par la même raison qu’on voit encore aujourd’hui tant de juifs portugais se trouver en possession des noms du Costa, Pinto, Cappadoce et Ménézès, par exemple. Il paraît aussi que tous ceux des réfugiés en question, qui s’opiniâtrèrent à judaïser en Corse, y furent exterminés par les indigènes ; mais il faut espérer que ceux de leurs descendans, qui s’y perpétuent, ont fini par embrasser le christianisme en réalité ?

Je ne sais trop ce qu’il arriva des manœuvres de M. de Vergennes ou des recherches de M. Chérin ; mais toujours fut-il que ce M. Stephanopoulo eut l’honneur d’être présenté au Roi sous le nom de Comte Comnène. On était déjà trop occupé des affaires du royaume et de la noblesse de France, pour s’intéresser à un pareil débat entre le patriciat de l’empire d’Orient et la noblesse de l’île de Corse ; on trouva plus expédient de se moquer que d’examiner la généalogie publiée par ce gentilhomme ; et du reste, autant que je puis m’y connaître, elle était loin d’être satisfaisante pour lui. Mais, comme le nom qu’il revendiquait ne pouvait lui donner aucune prérogative de rang ; comme la chose ne pouvait porter aucun préjudice à nulle famille de France, et surtout, comme il n’appartenait à personne de faire poursuivre un prétendant grégeois en usurpation de nom et d’armes, on lui fit bonne composition de l’obligeance de M. de Vergennes ; et voilà tout ce qu’il en fut. Ce Comte Comnène avait un frère ecclésiastique et d’une conduite parfaitement régulière ; ce qui, nous disait-on, doit être remarqué dans un prêtre corse. Je suis persuadée que l’Abbé Comnène était, dans cette prétention, de la meilleure foi du monde ; mais on n’en disait pas autant de l’aîné. Je ne voudrais pourtant pas décider sur une prétention que je n’ai peut-être pas bien examinée, parce qu’elle était sans importance ; mais je vous avouerai que ces quatre ou cinq générations, au milieu des brigands, ne sauraient m’inspirer plus de confiance que de vénération. On trouvait que c’était bien assez d’être Corses, sans avoir été Maniotes.[2]

Je ne sais si je vous m dit que dans les finances du royaume il y avait de l’embarras, si ce n’est du désordre, et quand on eut renvoyé M. Necker après les dix-huit mois de son désastreux ministère, on imagina de convoquer les Notables du royaume, afin de leur demander leur avis sur la nature des remèdes appropriés à nos maux ; il ne s’agissait pourtant que de faire des économies, et personne ne pouvait les indiquer aussi pertinemment que ceux qui recevaient et dépensaient les deniers de l’État ; mais depuis la liberté de la presse, aucun ministre ne voulait prendre sur lui d’opérer des retranchemens dont l’effet naturel aurait été de lui susciter des ennemis. On visait à la popularité générale ; on craignait l’effet des brochures ; on espérait pouvoir s’étayer des Notables, et l’on comptait présenter certaines mesures économiques, comme étant la conséquence forcée des résolutions délibérées en dehors du conseil. Voilà quel était le mobile de cette résolution désespérée ; mais quand l’esprit des révolutions a germé dans les empires, il y creuse un abîme où la fatalité les pousse inévitablement.

La composition des prétendus Notables était parfaitement d’accord avec le motif de leur convocation. Il ne s’y trouvait que six Ducs et Pairs et cinq Prélats ; et dans la liste des Maires de ville au nombre de vingt-quatre, on fut obligé de se passer du Maire de Cognac qui s’en excusa de la manière suivante auprès du Baron de Breteuil : — « Monseigneur, j’ai reçu la lettre close que vous m’aviez fait l’honneur de m’adresser de la part du Roi, à cette fin de me trouver à Versailles à l’assemblée du 29 janvier, en cette présente année 1787. Je vous prie de dire à Sa Majesté que je suis bien flatté de son choix, mais que je ne puis le remplir parce que j’ai des paiemens considérables à faire le 30, et je vous prierai de me marquer si je ne pourrais pas me faire remplacer par mon premier commis, qui est un homme de sens et qui a la signature. Il est inutile de vous dire que j’ai en lui toute confiance. J’espère au surplus, Monseigneur, que tout se passera bien, et que nos eaux-de-vie et nos farines n’en souffriront pas ? »

On persiffla d’abord et puis on siffla MM. les Notables, et véritablement je ne me rappelle rien qui mérite souvenir ou qui puisse faire honneur à leur assemblée, si ce n’est le discours qui fut adresse par M. de Bausset, Évêque d’Alais, à Madame Elisabeth de France, en lui remettant le cahier des états de Languedoc[3]. — « Madame y disait-il à cette aimable et sainte Princesse, si la vertu descendait du ciel sur la terre, si elle se montrait jalouse d’assurer son empire sur tous les cœurs, elle ne manquerait pas d’emprunter les traits qui pourraient lui concilier le respect et l’amour des mortels.

Son nom annoncerait l’éclat de son origine et de ses heureuses destinées : elle se trouverait placée sur les degrés du trône. Elle porterait sur son front l’innocence et la candeur de son âme. La douce et tendre sensibilité serait peinte dans ses regards, les grâces touchantes de son jeune âge prêteraient un nouveau charme à toutes ses actions et à tous ses discours. Ses jours, purs et sereins comme son cœur, s’écouleraient au sein du calme et de la paix que la vertu seule peut promettre et peut donner. Indifférente aux hommages, aux honneurs, aux plaisirs dont sont environnés les enfans des Rois, elle en connaîtrait la vanité ; elle n’y placerait aucune idée de félicité durable ; elle trouverait un bonheur plus solide et plus vrai dans les charmes de l’amitié ; elle aurait soin d’épurer au feu sacré de la religion ce que tant de qualités précieuses auraient pu conserver de profane. Sa seule ambition serait de rendre son crédit utile à la vertu malheureuse, à l’indigence, à la souffrance du pauvre ; sa seule inquiétude, de ne pouvoir dérober le secret de sa vie à l’admiration publique ; et dans cet instant même, où son humilité ne lui permet pas de fixer ses regards sur sa propre image, elle ajoute, sans le vouloir, au nouveau trait de ressemblance entre le modèle et le tableau. »

M. Necker ne pouvait négliger aucune occasion de se mettre en scène ; il ne manqua pas de vouloir profiter d’une circonstance où l’on avait à parler finances, et le moyen qu’il imagina fut de publier un mémoire qu’il avait composé pour éclairer le conseil de S. M ; il y joignit je ne sais quels tableaux financiers qu’il intitula Compte rendu de son administration, et vous imaginez ce que pouvait être un écrit de M. Necker sur M. Necker ! Il osa faire imprimer et distribuer ce document sans en demander l’autorisation du Roi dont il avait été le ministre ; il avait, disait-il, à ménager sa réputation de capacité financière ; il appelait ceci ma Renommée, cet homme des quatre règles, ce personnage à crédit, ce traficant d’escomptes ! et les explications qu’il daignait opposer au blâme universel étaient d’une impertinence inouïe. Ce n’était pas seulement l’orgueil encyclopédiste et protestant qui vous y choquait, c’était une sorte d’importance à la Turcaret et de fatuité juive. Ce fut alors que les partisans de M. de Maurepas, ce vieillard frivole qui n’eut d’autre énergie que celle de sa rancune contre Louis XV, qui n’avait rétabli les anciens parlemens que pour remettre en question ce qui se trouvait décidé, et qui s’était fait un jeu de contrarier la sagesse et les grandes vues de M. Turgot ; ce fut alors que les approbateurs de M. de Maurepas durent s’apercevoir à quel homme et dans que les mains il avait livré les secrets de l’État, les intérêts de la Couronne, et malheureusement, le repos de la France !

  1. Jean-Baptiste Louvet auteur du roman de Faublas, et membre de la Convention né en 1761, mort à Paris en 1798.
  2. Je demandais un jour à Chérin comment il se faisait que ces deux Stéphanopoulo n’eussent pas eu la précaution d’arranger leurs armoiries en conséquence de leur prétention byzantine. — Madame ! est-ce que vous connaîtriez les armes des anciens Comnène ?… — Eh ! vraiment oui, mon fils les a dans ses archives, appliquées sur une bulle d’or, et c’est précisément cette bulle qui confère à tous les Créquy la Philocratie de l’Empire d’Orient. — Rien n’est devenu si rare que les chartes du Bas-Empire, les Turcs en ont tant détruit, me dit Chérin, et vous rendriez grand service à ces messieurs en leur communiquant celle-ci. Je ne demandais pas mieux mais votre père ne le voulut pas. Cette charte est de l’Empereur Jean II en l’année 1140, et les armes de Comnène y sont formées d’un aigle déployé, mi-parti d’une croix, laquelle est cantonnée des quatre initiales basiliques. Les armes du Comte Comnène diffèrent essentiellement de celle-ci, et je m’étonnerais que des Porphyrogénètes n’en eussent pas conservé la tradition.
    (Note de l’Auteur.)
  3. Louis-François de Bausset, ancien l’Évêque d’Alais et Cardinal de la Sainte-Église Romaine. C’est à cet illustre écrivain que la France et la religion doivent les deux excellens ouvrages intitulés : Vie de Fénelon et de Bossuet. M. le Cardinal de Bausset est mort à Paris en 1826, âgé 78 ans.
    Note de l’Éditeur