Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/03
CHAPITRE III.
Nous allons rentrer dans le cercle des affaires générales, et nous allons parler d’abord de la famille royale ; car vous pensez bien que les petits-fils de France ont eu le temps de grandir depuis la mort de M. le Dauphin jusqu’à celle du Roi. On leur avait donné pour gouverneur le Duc de la Vauguyon, qui les a parfaitement bien élevés, malgré tout ce qu’on a pu dire[1]. On s’en prenait à lui de ce que ces trois jeunes princes n’étaient pas toujours au plus-que-parfait ; mais, mon Dieu ! n’en est-il pas de la meilleure éducation comme de la dévotion, qui n’a jamais influé sur le fond du caractère ? La religion s’applique incessamment à combattre nos défauts ; mais le mieux qu’elle fasse est d’en adoucir les aspérités et d’en arrondir les angles, on pourrait dire. Elle ne saurait détruire en nous le mauvais germe de certaines dispositions originelles, et tout ce qu’elle peut faire est de le comprimer pour en empêcher la fructification. La dévotion participe de l’humeur naturelle et prend toujours le caractère de la personne qui la professe ; aussi paraît-elle sévère avec les uns, indulgente et facile avec les autres. Mais ce qu’on devrait observer équitablement, c’est que, sans la religion, l’homme sévère aurait été plus rigoureux que de justice, et que cette personne indulgente aurait eu peut-être plus d’aménité que de raison, plus de bienveillance passionnée que de charité véritable… Soyons aussi bien élevés que possible, et devenons parfaitement religieux : nous n’en resterons pas moins avec nos défauts ; mais ils ne prendront pas un libre essor, ils n’augmenteront pas de vigueur en conséquence de leur exercice ; c’est un point essentiel aux yeux des théoogiens moralistes, mon enfant ; et du moins les personnes qui vivront autour de nous ne souffriront pas continuellement de nos imperfections individuelles et des inconvéniens attachés à notre caractère. À moins d’une vocation toute particulière et d’une parfaite correspondance avec la grâce de Dieu, c’est à peu près là tout ce qu’on peut attendre de l’humanité.
Dans la jeunesse de M. le Dauphin Louis X, et le XVIe du nom comme Roi de France, lequel a toujours été la sagesse et la vertu mêmes, il avait de la timidité, une apparence de brusquerie dans les premiers mouvemens, un peu de gaucherie peut-être, et par-dessus tout de l’irrésolution ; il avait beaucoup de savoir et de modestie ; il était compatissant et juste, économe et généreux ; il était d’une véracité scrupuleuse, et d’une telle sobriété qu’il ne buvait que de l’eau rougie. Je me souviens qu’on ne pouvait jamais obtenir de lui de ne pas s’endormir dans son carrosse en revenant de la chasse, et quand il en descendait au pied du grand escalier, il en avait toujours pour un demi-quart d’heure à chanceler, trébucher et se frotter les yeux, il se trouvait toujours là quelques familiers du Palais-Royal, qui disaient d’un air hypocrite et de manière à pouvoir être entendus par des provinciaux et les badauds : — Il est ivre mort.
C’est une abominable invention, que les d’Orléans ont pourtant trouvé moyen de populariser ; et je me rappelle, à cette occasion-là, que, douze ans plus tard, on vint dénoncer à M. le Grand-Prévôt l’insolence d’un individu qui venait de proférer ces mêmes paroles sur le passage du Roi, et ceci dans la galerie de Versailles : il se trouva que c’était un neveu du philosophe Thiriot, l’ancien commissionnaire et l’espion de Voltaire. M. de la Suze le fit arrêter ; et le Roi, qui le vit passer dans la Gour de Marbre, escorté par des gardes de sa Porte, envoya demander ce que ce pouvait être. — Allons donc ! répondit Louis XVI en éclatant de rire ; je ne veux pas qu’on emprisonne un pareil imbécile : faites-le seulement conduire en dehors de la grille du château, et qu’on lui dise que je vais boire un verre de limonade à sa santé. Voyez donc ce tyran, farouche héritier des Clothaire et des Childebert ! Hélas ! hélas ! ce n’est pourtant pas sans raison que les Rois sont pourvus de la main de la justice et qu’ils sont armés du glaive de Dieu !… Ô le meilleur des hommes et des Princes ! Ô saint Roi ! nous verrons bientôt les déplorables effets de votre insigne clémence ; vous recueillerez bientôt les fruits douloureux de votre extrême bonté !
Monsieur n’était pas celui des Fils de France que j’aimasse le mieux : il annonçait plus de faculté mémorative que d’intelligence naturelle, plus d’esprit que de jugement et plus de finesse que de véritable esprit. Il était plus susceptible d’engouement que d’attachement solide ; il y avait dans ses airs de dignité quelque chose de factice, et dans son faux air de sérénité je ne sais quoi qui ressemblait à de la dissimulation ; il aimait à parler, et sur toute chose, mais il aimait surtout à conter des gaudrioles, opération dont il se tirait sans précautions oratoires et sans embarras, parce qu’il ne sentait rien. C’était un gros pansu qui vous parlait tout uniment des flammes et des feux d’amour, à dix-huit ans, comme il aurait fait des glaces du pôle antarctique ou de la frigidité de la lune. Apprêté (sans aucune autre aorte d’arrangement), il était suffisamment personnel et singulièrement passionné ; il était formaliste et cynique. Enfin c’était un drôle de jeune prince, et j’avais pris la liberté de dire qu’il y avait en lui de la vieille femme et du chapon, du Fils de France et de l’homme de collége. Il a toujours eu l’aversion la plus décidée pour la famille d’Orléans ; et j’ai toujours remarqué qu’il était plus judicieux dans ses aversions que dans ses affections. Il a toujours été libéral et magnifique : il aime à donner, et c’est peut-être la principale de ses qualités royales ; mais il aime à donner avec ostentation, avec un éclat qui frise le scandale, et de manière à faire supposer qu’il ne donne rien pour rien. C’est un calcul, une affectation vaniteuse ; et Dieu sait combien la générosité de ce Prince a toujours été gratuite !
Monsieur, Comte de Provence, avait toujours pris plaisir à se moquer du monde ; mais, comme il ne pouvait se moquer ouvertement de ses officiers ni des autres courtisans, parce que le Roi son grand-père et le Roi son frère aîné ne l’auraient pas souffert il se moquait du public autant qu’il pouvait. Il avait d’abord entrepris de mystifier les abonnés du Mercure de France en y faisant insérer des logogriphes et des enigmes sans mot ; mais, si les Œdipe de la province et de l’île Saint-Louis s’en rebutèrent, ce fut sans en rien dire ; et, comme il ne s’ensuivit ni discussions ni contestations, ce fut Monsieur qui s’en trouva mystifié. En l’année 1776, il avait pris la peine de composer une énigme à mon intention et de me l’envoyer par M. le Duc de Penthièvre ; mais ceci pensa devenir une affaire sérieuse, attendu que ce dernier voulut en porter plainte au Roi, et que j’eus grand’peine à l’apaiser sur une chose qu’il avait la bonté de considérer plus sérieusement que je ne l’aurais fait moi-même, en la qualifiant de familiarité choquante. M. le Duc de Penthièvre n’admettait pas qu’on pût agir légèrement à mon égard ; et c’était pour ce Prince une affaire de dignité personnelle, attendu qu’il n’avait tenu qu’à moi de l’épouser, après la mort de la Duchesse Marie de Modène. Mais j’avais passé la quarantaine et j’étais son aînée de quinze à seize ans ; aussi fus-je tellement choquée de sa proposition qu’il me protesta, les larmes aux yeux, de ne jamais retoucher cette corde-là. Vous verrez qu’il ne m’a pas tenu parole aussi rigoureusement que je l’aurais voulu. Mais revenons à Monsieur, frère du Roi. Il est bon de vous prévenir qu’en 1776 il n’était âgé que de dix-neuf ans : et voici la copie de sa lettre à M. de Penthièvre ;
« Mon Oncle et Cousin, et je puis ajouter mon bon et cher ami, je vous envoie l’énigme en question, pour que vous la remettiez à son adresse, et je ne doute pas qu’elle ne soit aisément devinée par Madame de Créquy qui… Singulier nom que celui de Créquy, qui ne se trouve pas commode pour écrire l’histoire généalogique ou des anecdotes sur cette famille, à moins d’employer souvent les mots lequel, laquelle et lesquels, au lieu du qui qui viendrait perpétuellement se placer après le nom de Créquy, ce qui ferait des qui-qui fâcheux pour les oreilles délicates. Bourbons-bons ne vaudrait guère mieux pour l’euphonie ; mais ceci ne revient plus aussi souvent que par le passé : les écrivains philosophes et les poètes de ce temps-ci ne nous gâtent pas. Les Montmorency sont si… vous savez bien quoi, que nos auteurs contemporains n’en parlent jamais, ce qui ne leur est pas nuisible, et tant s’en faut ! Mais laissons la grammaire et revenons à cette commission dont je vous ai prié de vous charger. Veuillez bien dire à Mme de Créquy que j’ai découvert qu’elle était l’auteur de ce fameux logogriphe des Étrennes mignonnes, et que je la prie d’y faire insérer cette énigme-ci à la suite de ses estimables productions. C’est une admirable chose, au moins, que ce logogriphe de Mme de Créquy ! Quelle fécondité chimérique et quelle ingénieuse obscurité ! que de mystères ! que j’envierais des ressources de sa muse, — si je pouvais être jaloux d’un talent sans pareil et que je proclame hautement en toute occasion pour supérieur au mien ! N’est-il pas vrai, mon Cousin, que notre genre d’esprit n’est pas apprécié ce qu’il vaut ? Les personnes vulgaires ne peuvent se douter de tout ce qu’il en coûte d’efforts pour bien tortiller une énigme, et c’est à qui dira le plus de mal de notre occupation favorite. Heureux si la critique ne s’étendait pas injustement jusqu’à nos personnes !… Convenez aussi que, à la réserve de nos productions, à Mme de Créquy et à moi, il ne paraît plus rien que de pitoyable ; et, depuis la mort de notre pauvre confrère M. Ramelin, on n’a pas vu sur les bonbons ni dans le Mercure un seul rébus qui ressemble à rien ni une charade qui ait figure humaine. Je vous avouerai avec une franchise qui me coûte beaucoup, dont je n’use guère, mais que je crois devoir à Mme de Créquy à titre de collègue, je vous avouerai que le mot de son dernier logogriphe me paraît merveilleusement introuvable. Après un début si lumineux, j’ai presque pleuré de la voir se dérober à mon empressement en s’enveloppant de mille replis. J’en ai pourtant démêlé deux ou trois mots, mais ils me paraissaient si diablement disparates que je ne saurais en former un tout qui ait l’air de quelque chose. Voilà le comble de l’art logogriphique, et votre illustre amie peut se vanter d’en avoir reculé les limites. On aurait bien voulu me faire entendre que ce mot était peut-être buffet d’orgue ou Sardanapale, à la couronne près ; mais j’ai vu le piége… et mon premier n’est jamais mon entier. Mon Dieu ! mon Cousin, comme cette fin de charede, appliquée à un logogriphe, est bien une formelle contravention de nos lois, qui n’a pu s’opérer sans une raison majeure ! Mais quelle est cette raison ? voilà ce que j’ignore. Peut-être, me suis-je dit, est-ce un nom propre extraordinaire qu’il faudrait chercher dans l’almanach de Gotha ; peut-être est-ce un objet que la pudeur ne permet pas de désigner d’une manière palpable ; peut-être est-ce un être de raison. Mais non, mon Cousin, non, cela serait barbare ; et, malgré les licences de notre code énigmatique, il ne saurait être permis à Mme de Créquy de surprendre ainsi la confiance et la bonne foi de ses nombreux lecteurs. En vérité, le logogriphe m’intimide. ; je n’ose m’élever jusqu’à sa hauteur, et je veux me borner à l’énigme : elle est plus simple dans ses allures ; elle est mieux assortie à mon caractère enjoué qui n’a rien de fallacieux ; et, du reste, il est encore assez glorieux de s’en bien tirer ; une bonne énigme ne se trouve pas souvent dans le pas d’un mulet, comme dirait le Comte de Brionne ; car enfin, mon Cousin, qu’est ce que l’énigme ? C’est une agréable opération de l’esprit par laquelle ou veut faire entendre une petite chose, qu’on ne veut pas dire parce qu’elle n’en vaut pas la peine. Eh bien, je trouve encore d’autres avantages à faire des énigmes : d’abord on prend l’habitude de ne jamais parler tout-à-fait, ce qui nous évite une foule de reproches ou de tracasséries journalières, sans compter la perte du temps (qui fuit toujours, comme vous savez) ; en outre, on se rend profitable aux autres par des façons mystérieuses qui exercent l’esprit des personnes ; enfin j’ai cru remarquer, en voyant notre cousin de Saxe, qu’une réserve honnête embellissait prodigieusement un jeune prince, et, depuis ce temps-là, je ne dis plus rien qu’à moitié. Je n’aurai pas la fausse modestie de vous parler humblement de mon petit ouvrage ; car Mme de Créquy, qui a le coup d’œil très sûr et très prompt, ne manquera certainement pas de le juger favorablement du premier coup d’œil. Je me recommande, au surplus, pour la prompte insertion de mon énigme à l’obligeance que je dois supposer à notre cousine et votre amie, puisqu’elle accompagne d’ordinaire l’esprit et les talens.
« Puissent les Dieux inconnus, protecteurs du double sens, verser abondamment sur vous tous les trésors d’une éloquence mystérieuse ! puissent-ils vous conserver les yeux du Lynx, le voile d’Isis et les bandelettes d’Horus, qui mourut vierge, à ce qu’on dit ! puissent-ils vous accorder une longue suite de demi-jours, les faveurs d’une ombre douteuse et quelques nuits allégoriques[2]. Je vous proteste sans métaphore, etc.
Vous pensez bien que je n’avais jamais ni fabriqué ni fait imprimer aucun logogriphe. Quand il était seulement question d’une charade, je m’écriais et m’enfuyais ; et, quant à l’énigme composée par Monsieur, je vous avouerai que je n’ai jamais essayé d’en trouver le mot. M. de Penthièvre eut la bonté de lui parler de Mme de Créquy, qui n’était pas en humeur et dans l’usage de se prêter à des espiègleries d’écolier, et la première fois que j’allai faire ma cour à Versailles, Monsieur n’osa pas me dire un seul mot qui pût me faire songer à sa belle épître et, ses prosopopées de collége. Nous avons toujours été bons amis depuis ce temps-là ; jusqu’à l’époque de la révolution, s’entend ; car un Prince qui nage entre deux eaux, qui sourit à la plébécule, et qui semble incliner du côté dé la démocratie, me paraît, un homme insupportable.
Monsieur ne manquai pas d’organiser d’autres mystifications, qui lui réussirent beaucoup mieux que celle de notre énigme. Par exemple, il imagina de faire parler dans tous les journaux de Paris d’un animal extravagant pour sa conformation, car il avait, disait-on, des pieds d’autruche et des cornes de buffle, avec une queue de singe et la crinière d’un lion. On en fit graver des milliers d’estampes, et l’on nous écrivait de partout pour nous demander quelques détails sur cette curiosité prodigieuse. Tout le peuple était persuadé que rien n’était plus vrai, ce qui réjouissait beaucoup Monsieur et ce qui m’ennuya prodigieusement. Une autre fois, il fit insérer dans le Mercure de France une sorte de procès-verbal de la douane de Marseille au sujet de l’ouverture d’une malle où notre consul d’Alexandrie avait mis des œufs de crocodile, lesquels étaient éclos pendant la traversée, lesquels étaient sautés sur les douaniers pour les dévorer, etc. Le Journal des Savans se mit à disserter là-dessus, et voilà ce qui nous parut divertissant.
Monsieur faisait joliment les vers, il m’avait envoyé sa traduction de la première épître d’Horace, que je suis fâchée, d’avoir perdue ; je ne retrouve ici que le madrigal adressé par ce Prince à sa belle-sœur (Madame la Dauphine), en lui envoyant un éventail, et je crois inutile de vous le rapporter, parce qu’il se trouve sur toutes les tablettes[3].
Je suis obligée de convenir pourtant qu’une des meilleures plaisanteries du monde est une certaine lettre écrite par Monsieur à la Vicomtesse de Lussan au nom de la feue Comtesse de Tessé[4], laquelle épitre est datée des Champs-Élysées, et laquelle est assurément la meilleure critique de cette sorte d’esprit vide et creux, faux et bruyant dont cette Comtesse de Tessé nous avait fatigués pendant soixante et tant d’années de prétentions, de préventions, de précipitations frivoles et d’exclamations glapissantes. Clairaut disait d’elle que c’était le chaos dans le vide et le néant dans l’agitation. On attribua généralement cette belle épitre à la Marquise de Coigny, dont le mauvais genre d’esprit est parfaitement analogue à celui de la défunte, et le plus joli de cette affaire était de voir Mme de Coigny s’en appliquer les félicitations ironiques et s’en pavaner injustement. On aurait tellement cru entendre parler Mme de Tessé, ou lire une de ses lettres, que tout le monde s’y serait trompé, si elle n’avait pas été morte. Mme de Lussan en fut la dupe, au point de se persuader que la défunte avait écrit cette même lettre avant sa mort, et sous la rubrique de l’autre monde, attendu qu’il n’existait plus personne qui fût capable d’écrire avec un pareil agrément… — Voyez donc la sagacité de cette vicomtesse ! Monsieur n’a jamais rien fait qui vaille cette lettre ; et je vais la faire copier ici, pour vous donner une idée de la manière de ces dames et de ce que nous appelions le Crébillonage amarivaudé.
« Mon enfant gâté, ma Louise, de l’autre monde mon ombre vous souhaite une bonne fête. Comme je n’ai perdu que la vie, et que la mémoire m’est restée, je me souviens que c’est la vôtre, et je vous envoie pour bouquet deux caisses de fleurs qui ne feront pas mal devant les croisées de votre joli salon bleu, que je ne connais pas. Sans y être jamais entrée, je sais qu’il ressemble à un ciel ; et cela est naturel : telle propriétaire, tel logis.
« J’accompagne mon bouquet d’une lettre, par les raisons que je vais vous déduire ; car j’étais diseuse là-haut pour parler à ceux que j’aimais, et je le suis là-bas pour qu’ils y pensent.
« Je veux que vous me regrettiez, mais que ce soit sans me plaindre, parce que je suis dans l’Élysée, ma chère enfant. L’on est bien là. Je me complais à vous en apprendre les nouvelles.
« On ne m’appelle plus Comtesse, on m’appelle Julie Tessé, et quelquefois Tessé tout court ; je trouvai cela neuf, mais juste, parce qu’ici l’on n’est rien et tout. Comment cela ? On est heureuse.
« Savez-vous qui est-ce qui m’a reçue ? Lucrèce et Ninon. J’en ai demandé la raison : on m’a répondu (elle est simple) : C’est que vous avez tenu un milieu entre ces deux fameuses beautés, et vous aviez raison toutes trois. Lucrèce était folle d’être si sage ; Ninon était sage d’être folle ; vous n’étiez trop l’une ni trop l’autre ; mais vous étiez bonnes toutes trois ; et qui reçoit-on ici ? Les bons.
« Et ce vilain Tarquin ? me direz-vous. Eh ! mon enfant, il n’y est pas. En fait d’hommes, on n’en reçoit que d’une sorte, de ceux qui méritent le bonheur, et non pas de ceux qui l’arrachent. On ne trouve ici que des gens qui croient le plaisir une sagesse et aiment la sagesse comme plaisir. Ah ! Vicomtesse, quelle société ! point d’ingrats et point de roués ! On est aimable parce qu’on l’est, et non parce que l’on cherche à l’être ; on ne quitte jamais, on possède toujours. Il est vrai qu’on a tout le monde, mais tout ce monde-là n’est rien qu’un, parce qu’il n’y a qu’un cœur pour tous.
« On me plaisante sur mon théatin : c’est Ninon, comme vous entendez ; mais elle me plaisante pour rire, et je la désarme en riant ; je réponds par la vérité ; et cela prend, parce qu’on l’aime ici.
« Qu’est-ce que le monde ? lui ai-je dit ; un théâtre de marionnettes, où il faut que chacun joue son rôle, Qui est-ce qui le fixe ? l’état et l’âge ; quand on est jeune, fraîche et belle, son directeur c’est son ami ; quand on n’est plus ce qu’on était, son ami c’est son directeur ; c’est pour soi qu’on a le premier, on a le second pour les autres. Mais que préféreriez-vous ? Louise ! Pourquoi cela ? C’est qu’elle est bonne, et qu’elle a de quoi devenir meilleure.
« À propos, petite libertine, vous allez donc à Saint-Omer pour faire tourner toutes les têtes ?… Et la vôtre ? Ah ! il est aimable… Je ne crains rien et ne vous désapprouve pas.
« Écoutez-moi, chère enfant ; dites bien des choses de ma part à Madame de Boulainvilliers. Un des grands torts de votre bas monde, c’est d’oublier trop vite les morts : elle ne l’a pas, je lui en sais gré ; je l’aimais là-bas ; je l’aimerai ici.
« Vous avez aussi une voisine, Madame la Comtesse de Beauharnois, dont on raffole dans ce pays-ci ; elle n’y est pas encore, tant mieux ! nous aimons que les bons vous restent, parce que vous n’en avez ; guère.
« Nous avons aussi Dorat, célibataire qui la chante du matin au soir, et elle le mérite, je le sais, car elle a de l’esprit comme un ange et une âme comme dans ce monde-ci. Dites-lui, pour lui faire plaisir, que son ami est très heureux. Il y a ici deux acolytes qu’on lui a donnés pour raisons ;
- c’est Anacréon et Fontenelle ; il marche de pair avec l’un, et rend déjà l’autre sensible ; c’est un miracle, mais il l’opère.
« Et ces prudes, comme j’en ris ! et ces femmes qui venaient souper chez moi pour qu’on dit d’elles. Elles vont là… Mais je ne ris pas de tout le monde au moins.
« Quoiqu’on ne fasse point d’enfaas ici ; on s’intéresse beaucoup aux mères qui s’amusent à faire des Amours ; vous eu connaissez une, n’est-ce pas ? Elle rime en an ; elle a raison. Parle-t-on de son air : on dit charmant, son esprit charmant ; encore son cœur intéressant y rime juste ; la voila, c’est Lussan. Envoyez-la-moi dans un siècle : je la placerai auprès de Rousseau ; son écuyer sera Chaulieu ; elle brûlera l’un et fixera l’autre.
« Et le cher baron de Tott, qu’en faites-vous ? Mille excuses, quand vous le verrez : je l’ai maltraité sur ma fin, mais je me mourais, c’est là le cas de radoter.
« Que diriez-vous, ma chère enfant, de ce vilain Abbé de Modène, qui est venu frapper ici ? Un brutal, un débauché ! Fi donc l’horreur ! Voisenon l’a chassé comme profane ; mais nous guettons l’Abbé de Bernis.
« Adieu, chère enfant ; ménagez-vous. Je ne vous attends que dans soixante ans au plus tôt, parce qu’il faut être assez là-bas pour mieux goûter le bien d’ici.
« Plus qu’un petit conseil, et je vous laisse : soyez jeune sans crainte de vieillir ; vieillissez sans crainte d’être jeune ; restez bonne comme vous êtes aimable ; soyez aimante pour être aimée. Le bonbeur dans le monde, le voici : sentir, et bien placer ce que l’on sent.
« Je vous écrirai au jour de l’an.
- « TESSÉ, rajeunie et heureuse. »
On dit que, lorsque M. de Talleyrand se recherche et qu’il veut faire l’agréable en écrivant, il y a quelque chose de cette facture-là dans son style. On s’en est moqué comme de juste ; il a voulu s’en corriger, mais il aura beau faire, il n’écrira jamais correctement ni agréablement ; il est de l’école de. Crébillon.
Je ne vous parlerai pas encore aussi longuement de M. le Comte d’Artois, avec qui j’avais moins de relations qu’avec ses frères, parce qu’il était le plus jeune, et parce que mon fils avait la survivance du grand office de son beau-père dans la maison de Monsieur. Cet enfant royal était rempli de vivacité, d’esprit, de bonté naïve et de grâce naturelle. On en rapportait continuellement des gentillesses ou des preuves de sensibilité parfaite ; je vous assure qu’il était devenu pour toute la France un objet d’adoration, et c’est assurément la personne de la famille royale que les d’Orléans ont eu le plus de peine à dépopulariser, comme disait Mirabeau. La Duchesse de Beauvilliers, qui grognait toujours, ne trouvait pourtant qu’un reproche à lui faire (en trois parties) : c’est à savoir qu’il avait toujours un pied sur l’étrier, qu’il avait toujours la cravache à la main, qu’il avait parfois la main trop légère. Dans quelques années d’ici je vous parlerai de son duel avec un prince du sang, et vous verrez si le Duc d’Orléans, frère de la Duchesse de Bourbon, s’est conduit misérablement dans cette occasion-là.
Notre cousin le Prince Louis, depuis Cardinal de Rohan, fut envoyé comme Ambassadeur extraordinaire à Vienne ; mon parent le Baron de Breteuil, Ambassadeur ordinaire à Vienne, eut le dégoût de s’y voir éclipsé par le Prince Louis. Il arriva d’Allemagne avec la rage dans le cœur ; il fut créé ministre de la Maison du Roi, ce qui l’encouragea dans son esprit de vindicte ; au lieu de l’apaiser et quand je vous rendrai compte de cet horrible procès du collier, qui m’a donné tant de soucis et d’affliction. Vous y trouverez l’effet de cette belle rancune de M. le Baron contre le Cardinal de Rohan. Vous verrez tout ce que la considération de la Reine et la réputation du clergé français en ont souffert ! Je n’y saurais penser encore aujourd’hui sans irritation. J’ai eu bien de la peine à m’en réconcilier avec M. de Breteuil. — Ne me parlez jamais de la férocité de votre conduite envers ce Prince-Évêque, lui dis-je après sept années de brouillerie. Je vous l’ai pardonnée, j’en conviens ; mais je désire que Dieu vous la pardonne un peu mieux que je ne le saurais faire !
J’ai trouvé dans les lettres que j’ai conservées du Prince Louis un portrait, ou si vous voulez une esquisse de l’Archiduchesse Marie-Antoinette. Il est assez mal écrit, comme tout ce qui provient des gens du monde, et particulièrement des grands seigneurs de ce temps-là ; temps de contagion philosophique et de confusion dans les intelligences, misérable temps, où l’arrogante afféterie d’un Grimm et d’un Chamfort, où les sensibleries et les niaiseries de MM. d’Arnaud-Baculard et Marmontel, assistées des boursoufflures à la Diderot et des platitudes à la Sédaine, avaient tout-à-fait dénaturé le bon sens, le bon style français et le bon goût, qui n’est que l’expression du bon sens. Du reste, il était fidèlement vrai, ce portrait à l’ébauche, il avait le mérite de la ressemblance, et c’est pourquoi je l’ai gardé.
« L’Archiduchesse-Dauphine est d’une taille proportionnée à son âge, maigre sans sécheresse ni disgrâce, ainsi qu’une jeune personne qui n’est pas totalement formée. Elle est parfaitement bien faite, et tous ses mouvemens agréables. Ses cheveux sont d’un blond pur certain, et qui n’a pas le moindre reflet de hasardé, ni tirant sur le roux. Ils sont bien plantés ; les sept pointes y sont visibles, car on la coiffe en les relevant à la mode actuelle, mais il est à craindre que son front ne vous paraisse trop dégarni C’est par suite d’une manie de sa gouvernante qui aime à voir un grand front, je suppose, et qui faisait serrer le front de cette princesse avec un bandeau de laine qui lui a rongé les cheveux. Elle a donc le front un peu grand, mais très beau ; la forme de son visage est d’un ovale parfait, un peu allongé ; des sourcils aussi fournis qu’une blonde peut les avoir, mais d’une nuance plus foncée que ses cheveux, et les cils d’une longueur charmante. Ses yeux sont bleus sans-être fades, et jouant avec une vivacité pleine d’esprit. Son nez est aquilin, un peu trop affilé par le bout, peut-être, mais il en résulte une impression de délicatesse et de distinction, ce me semble. Elle a la bouche petite et vermeille comme une cerise ; les lèvres épaisses, et surtout l’inférieure, qu’on sait être le trait distinctif de la maison de Bourgogne. N’admirez-vous pas que ceci ait pu se perpétuer jusqu’à nos jours, depuis la Duchesse Marie-la-Grande, c’est-à-dire pendant trois cents ans ? C’est la moindre portion de son riche héritage ; Ah ! Louis XI, Louis XI, qu’avez-vous fait là ! La finesse de sa peau tient du prodige, sa blancheur est éblouissante ; elle a des couleurs naturelles et bien placées, qui perdront beaucoup à être couvertes par le rouge, qui ne les vaudra pas. Son port est celui d’une personne qui sent qu’elle est Archiduchesse et fille des Césars. Sa physionomie est très variée, mais toujours très noble. Sa dignité naturelle est tempérée par sa douceur, naturelle aussi, et par la simplicité de son éducation. Je ne crois pas que les Français puissent se refuser, en la voyant, à un sentiment mêlé de tendresse et de profond respect. »
Je vous ai déjà parlé des pronostics qui vinrent nous attrister autour du berceau de Louis XVI, et le courrier qui meurt de sa chute, et l’aumônier qui ne peut ondoyer l’enfant parce que la mort vient le saisir, et les nourrices qui meurent, et le Roi qui se reproche de lui avoir donné ce nom de Duc de Berry qui porte malheur ! Il en fut ainsi pour l’arrivée de l’Archiduchesse Marie-Antoinette. À la frontière, en quittant sa cour allemande, elle remarqua les tapisseries de la couronne qui garnissaient la tente où venait de s’effectuer son échange ; c’était des scènes de carnage, et notamment le massacre des Innocens et celui des Machabées, ce dont elle n’osa parler ; mais ce qu’elle montrait en pleurant. La femme d’un valet de garde-robe et sa sœur, qui, servaient aux Atours, trépassèrent sous la même tente et dans la même soirée. On dit à cela que c’était de leur faute, et pour avoir mangé des champignons ; mais elles n’en moururent pas moins. Voyons maintenant les réjouissances de la ville du Paris, et dites-moi s’il est permis de croire aux mauvais présages.
Votre, père était malade, au point de ne pas quitter, son, appartement. On avait pensé que je devais correspondre à l’attention des Messieurs de l’hôtel-de-ville, qui nous avaient adressé deux invitations pour y souper, avec LL. AA. Royales ; c’était l’avis de M. de Penthièvre, et ce fut celui de la Comtesse de Marsan. Ainsi je surmontai je ne sais quel trouble, et quel sentiment d’effroi que j’en éprouvais dans l’âme avec plus d’angoisse et de ténacité qu’aucune, autre sorte de pressentiment. Je me fais habiller et coiffer, suivant la bienséance de mon âge et selon mon habitude, en mère Bobie ; je me fais ajuster un pied de rouge et mon plastron de l’ordre de Malte, en vertu de porte-respect, avec la croix teutonique de St-Jean-Népomucène, en vue de faire ma cour à l’Archiduchesse ; et me voilà sans brillans ni perles, en simple robe grise et sous une coiffe noire, au milieu de cette foule enrubannée et même endiamantée, pourrait-on dire. Les bourgeoises et les échevins n’en revenaient pas. Lauzun dit à mon fils qu’on s’était beaucoup intrigué pour savoir mon nom, et qu’il avait entendu dire que j’étais la princesse de Malte.
Après m’avoir fait la politesse de m’inviter à souper à l’Hôtel-de-Ville, il paraît que M. le Prévôt des Marchands n’avait pas eu celle de s’en souvenir ; et, comme on n’y savait où me placer ni que faire de moi, le greffier de la ville entreprit de me faire asseoir à table avec les inspecteurs-généraux d’armée ; ce que je n’acceptai certainement pas, vous pouvez m’en croire ; et ceci me faisait un certain plaisir, à dessein de m’en retourner bien vite après avoir salué LL. AA. Royales, et pour aller me divertir de ces formalistes qui m’avaient forcé la main ; mais je n’eus pas la satisfaction de cette petite vengeance : M. de Talaru se mit à dire que M. le Dauphin ne s’asseyerait pas si Mme de Créquy ne se trouvait pas couvenablement bien placée ; mais toujours fut-il que je n’aurais pu trouver place à la table de M. le Dauphin si ma nièce de Tessé ne m’avait cédé la sienne ; et voilà de ces déconvenues qui ne manquent jamais d’arriver aux fêtes de la ville. Je me souviendrai toujours de la Duchesse de Fitz-James qu’on y voulait absolument conduire auprès du Maréchal de Lowendal, pour lui chanter des couplets sur la prise de Bergop-Zoom, en lui soutenant qu’elle avait une voix superbe, et parce qu’on la prenait pour Mme Lempereur, la femme du joaillier.
Mme la Comtesse de Toulouse et Mme de Carignan, légitimée de Savoie, furent assises au plus près de Monsieur le Dauphin, ce qui ne pouvait mécontenter personne. L’illégitimité française à la droite du Prince, et l’étrangère à sa gauche, ainsi que de raison. Ma place était à côté de Monsieur, qui mangea de grand appétit, suivant sa coutume, et qui n’en parla pas moins agréablement. M. le Comte d’Artois n’était pas à ce banquet, et je ne sais plus pourquoi. Mme de Tessé n’avait pas manqué de profiter de la bonne occasion pour s’envoler à tire d’aile et s’en aller souper au coin de son feu. Plût à Dieu que j’en eusse fait autant ! car en m’en retournant, à deux heures du matin, je fus accrochée par un équipage à la livrée d’Orléans, sur le Pont-au-Change, et mon carrosse y fut culbuté sur un monceau de pavés. Un de mes chevaux ne pouvait s’en relever, mon cocher avait l’épaule démise et j’étais couverte de contusions. Vous pouvez bien supposer que mon carrosse était en mauvais état ; mais je ne voulus pas monter dans celui qui m’avait renversée (bien qu’il fût à vide), et je fis dire à ces manans du Palais-Royal que ce serait une marque de confiance et de familiarité que je ne prendrais certainement pas avec M. le Duc d’Orléans. Ce fut Mme du Poulpry qui me tira d’affaire, et qui me fit coucher au fond de son vis-a-vis. Elle était dans cette voiture avec sa mère la Présidente de Confolens, qui la prit sur ses genoux ; et lorsque j’arrivai chez moi, il se trouva que je m’étais évanouie, ce qui ne dura pas moins de cinq à six heures.
Vous dire à présent comment il se fit que, huit jours après, je me laissai conduire au feu d’artifice qui fut tiré sur la place neuve, à l’entrée des Champs-Élysées, c’est une chose inexplicable, autrement que par les supplications et les persécutions du Maréchal de Brissac, gouverneur de Paris, pour qui MM. de la ville avaient eu l’attention de réserver cette grande, colonnade où se trouve aujourd’hui le garde-meuble[5]. Avant de continuer mon triste récit sur ce prétendu feu de joie, je vais vous parler d’une discussion qui s’émut à Versailles à propos du bal de la cour, et qui me parut d’une impertinence outrée.
On avait appris ou cru savoir que c’était Mlle de Lorraine, fille de Mme de Brionne et sœur de MM. de Lambesc et de Vaudémont, c’est-à-dire Princesse du même sang que l’Archiduchesse-Dauphine, qui devait danser le menuet immédiatement après les Princesses de la famille et du sang royal. C’était une distinction qui n’aurait eu rien d’intolérable ; et, par ma foi ! les Princes et Princesses de Lorraine en possédaient bien d’autres, auxquelles on avait eu le temps de s’accoutumer ! On ajoutait que le Roi n’avait accordé ceci qu’à la sollicitation du Comte de Mercy, l’Ambassadeur impérial, lequel en aurait fait la demande formelle au nom de l’Impératrice-Reine, ce qui n’avait pas plus de vraisemblance que de vérité. Voilà MM. les Ducs et Pairs eu fermentation de résistance, en projet de révolte, pour ainsi dire, et les voilà qui s’adjoignent une quarantaine de gentilshommes opposans, parmi lesquels on voit figurer M. de la Vaubalière et M. de Villette, afin de représenter l’ancienne noblesse, apparemment. Le premier Pair, Archevêque et Duc de Reims, ne voulut pas entrer dans un pareil tripotage ; mais on s’assembla chez M. de Broglie, Évêque de Noyon, et Comte et Pair de France en cette qualité ; enfin M. de Clermont d’Amboise y rédigea la pièce suivante (il y paraît à la beauté du style) ; et M. de Noyon s’empressa d’aller présenter ce factum à Sa Majesté. C’était une dissertation sur un menuet : voyez donc l’heureux à-propos et la belle convenance de la faire présenter par un Évêque ! Enfin voici le chef-d’œuvre en question, que votre père ne voulut pas signer. Je ne me serais jamais consolée de voir son nom sur une telle pancarte, avec un pareil Entourage.
- SIRE
« Les grands et la noblesse du royaume, honorés, dans tous les temps, de la protection particulière de Votre Majesté et des Rois ses prédécesseurs, déposent avec confiance au pied du trône les justes alarmes qu’ils ont conçues. Le bruit s’est répandu que Votre Majesté était a sollicitée d’accorder un rang à la maison de Lorraine immédiatement après les princes de votre sang royal, et qu’il avait été réglé qu’au bal paré, qui doit avoir lieu pour le mariage de Monsieur le Dauphin, Mademoiselle de Lorraine danserait avant toutes les dames de la cour : honneur si distingué que, dans votre auguste maison, il n’est pas même accordé aux branches aînées sur les branches cadettes, et qu’il ne l’a jamais été qu’aux filles du sang royal sur les femmes de qualité.
« Ils croient, SIRE, qu’ils manqueraient à ce qu’ils doivent à leur naissance, s’ils ne vous témoignaient combien une distinction aussi humiliante pour eux qu’elle est nouvelle ajouterait à la douleur de perdre l’avantage qu’ils ont toujours eu de n’être séparés de Votre Majesté et de sa famille royale par aucun rang intermédiaire, et s’ils ne vous représentaient, avec le plus profond respect les raisons qui s’opposent à des prétentions qui ne blessent pas moins la dignité de la nation et de votre couronne que les prérogatives de la noblesse française. Ils se flattent qu’elles toucheront Votre Majesté, et que sa bonté ne lui permettra pas de souscrire à une demande dont l’effet ne pourrait que mortifier un corps qui a toujours été le plus ferme soutien de la monarchie, et qui n’a cessé de prodiguer son sang et sa fortune pour en augmenter la gloire et la splendeur.
« Il n’y a point d’honneur, SIRE, dont la noblesse française soit plus jalouse que d’approcher de ses rois, et elle croit défendre le plus précieux de ses avantages en défendant le rang qu’elle tient auprès de Votre Majesté. Attachée au trône dès le commencement de la monarchie, elle n’en a jamais été séparée par qui que ce soit : c’est un ordre que les Rois vos prédécesseurs ont toujours maintenu ; et lorsque François Ier, pour faire honneur au Duc d’Albanie, frère du roi d’Écosse, qui était en France, le fit placer entre un prince du sang et un pair du royaume, il crut devoir déclarer que c’était pour cette fois seulement, en ses cours et conseils, les premiers et les plus prochains de sa personne. (Il recommanda d’en faire registre.)
« Les puînés de Clèves, dont la maison précédait en Allemagne celle de Lorraine ; ceux de Luxembourg, qui comptaient quatre Empereurs et six Rois de Bohême parmi leurs ancêtres ; ceux de Savoie, issus d’une maison qui régnait souverainement depuis cinq cents ans, se sont conformés à l’ordre ancien du royaume ; ils n’y ont pris d’autres titres que ceux qui sont communs à toute la noblesse, et se sont honorés de marcher au rang des comtés, duchés et pairies qu’ils y ont obtenus.
« La maison de Lorraine elle-même a tellement reconnu cet ordre qu’elle a voulu se prévaloir de dignités de l’état pour précéder les princes du sang.
« C’est cet ordre ancien que Charles IX voulut être suivi à la cérémonie de son mariage, après la discussion la plus scrupuleuse qu’il en fit faire dans un conseil tenu à Soissons en 1570. Il y régla les rangs par l’ancienneté des duchés, comme avaient fait tous les Rois dans les temps passés, et répondit au duc de Nevers, de la maison de Mantoue, qui s’en plaignait, qu’il voulait suivre ce qu’il avait trouvé, et qu’il ne pouvait faillir en le faisant.
« Quel titre, SIRE, pourraient vous présenter Messieurs de Lorraine qui pût changer un ordre si respectable, qui pût donner le droit de se placer entre Votre Majesté et les grands du royaume, et d’abaisser au-dessous d’eux les premières dignités de la nation, les dignités dont ils se sont eux-mêmes servis afin de pouvoir décorer, élever de plus en plus et finir par exalter leur maison ; dignités par lesquelles ils ont cru devoir précéder les princes de votre sang, qu’ils ne pouvaient incontestablement précéder par leur naissance ? S’ils ont joui de quelques préférences momentanées sur les grands du royaume, c’est dans les temps où la faveur et les circonstances leur assuraient le succès de toutes leurs prétentions : doivent-ils les faire revivre dans des temps où la sagesse et la justice de Votre Majesté font le bonheur de ses sujets et la gloire de son règne ?
« La grandeur des premières dignités dans tout état marque celle des nations, et la grandeur des nations fait celle de leurs rois. De là vient, SIRE, qu’aucun de nos voisins ne souffre que des étrangers, même souverains, aient chez eux la préséance sur les grands de l’État. Aucune Duchesse, en Angleterre, ne voulut céder le pas, en 1670, à la Duchesse de Modène, qui y menait sa fille (depuis Reine d’Angleterre) pour épouser le Duc d’York ; les grands d’Espagne n’ont jamais fait aux Ducs de Lorraine d’autre honneur que celui de les laisser asseoir à l’extrémité du même banc qu’eux ; MM. de Lorraine n’ont pu obtenir à la cour de Vienne même, où règne le chef de leur maison, d’autres honneurs que ceux qui sont communs à tous les princes de l’Empire.
« Les grands de votre royaume, SIRE, ne sont point inférieurs à ceux de tant d’états, qui regarderaient comme une offense pour eux et pour leur nation la prétention de les précéder chez eux. Ce serait douter de la prééminence de la France en Europe que de douter de la prééminence de ceux qui, aux termes de vos ancêtres, font partie de son honneur et du propre honneur de ses rois.
« La noblesse française ne le cède et ne doit céder, SIRE, à aucune noblesse du monde, à raison de son ancienneté, par l’éclat de ses actions, et par les grands hommes qu’elle a produits. Elle compte parmi ses ancêtres des Rois, des Empereurs et d’autres souverains ; elle y compte des maisons à qui leurs alliances ont ouvert des droits sur plusieurs trônes de l’Europe ; elle ne connaît en un mot au dessus d’elle que le sang de ses rois, parce qu’elle ne voit que dans ce sang auguste ceux qui, par les lois de la monarchie, peuvent devenir ses souverains.
« Ce sentiment qui fait le caractère propre de la nation, et qui, dans la nation, distingue surtout votre noblesse ; cet amour ilaltérable pour nos Rois, que les vertus de Votre Majesté ont encore augmenté, ne nous rend que plus sensibles aux moindres atteintes que l’on peut donner au rang que nous avons toujours tenu près du trône ; mais, SIRE, votre bonté et votre justice nous rassurent. Si Votre Majesté a bien voulu donner des preuves de sa complaisance dans une occasion qui fait le bonheur et l’espérance de toute la France, elle ne voudra pas qu’un si beau jour soit une époque de douleur pour la noblesse française, et daignera dissiper ses craintes en déclarant que son intention est de conserver l’ordre établi dans le royaume depuis le commencement de la monarchie, maintenu par tous ses prédécesseurs, et dont elle a voulu elle-même, en 1718, garantir la durée, en consacrant par ses propres édits les anciennes constitutions de cet état, qui ont donné aux premiers officiers de la couronne, auprès des rois, le rang immédiat après les princes du sang. Elle comblera de reconnaissance les plus fidèles et les plus soumis de ses sujets, ainsi qu’une noblesse qui n’est pas moins prête que ses ancêtres à sacrifier sa vie et ses biens pour la défense de sa patrie et la gloire de votre couronne.
- « À Paris, le 7 mai 1770, etc. »
Le Roi répondit à peu près en ces termes à M. l’Évêque de Noyon :
« La danse, aux bals de ma cour, est une chose qui ne saurait tirer à conséquence, attendu que le choix des danseurs et des danseuses n’y dépend que de ma volonté. Je ne veux rien changer à ce qui s’y pratique habituellement ; mais, si je voulais marquer quelque distinction sans conséquence à Mademoiselle de Lorraine à l’occasion du mariage de mon petit-fils avec une autre Princesse de Lorraine, Archiduchesse d’Autriche, il me semble que personne ne saurait en être blessé ni surpris. Je compte sur la soumission de la noblesse de mon royaume, et surtout dans une circonstance où je désire, où je compte fêter une alliance qui fera, j’espère, et n’en doutons pas, le bonheur de ma famille et la félicité de vos enfans[6]. »
Cette réponse du Roi ne satisfit aucunement la majorité des réclamans, qui complotèrent de ne pas aller au bal de la cour. La plupart d’entre eux n’étaient pas d’étoffe à s’y trouver invités ; mais ils ne s’en donnèrent pas moins la belle apparence du refus. La princesse Charlotte dansa son menuet immédiatement après LL. AA. SS., et le Marquis de Villette en fut profondément courroucé. Voilà tout ce qui résulta de la susceptibilité de ces gentilshommes et de leur insurrection contre la croix de Lorraine.
Je me rappelle que M. de Lafayette était dans les plus irrités, et qu’il vint m’entreprendre et m’attaquer un jour, à l’hôtel de Tessé, sur la tiédeur que je paraissais mettre à cette grande affaire. — Me prenez-vous pour une grue ? lui dis-je. Apprenez que si j’avais des réclamations à faire signer à mon fils contre les princes lorrains, ce ne serait pas à l’occasion d’un bal, mais à propos des promotions et des processions de l’ordre du Saint-Esprit, où nous les voyons précéder nos maris, nos frères et nos enfans, sans en rien dire. On leur donne à 25 ans le cordon bleu que les seigneurs français ne peuvent obtenir avant 35 ans, aux termes des statuts ; nous les voyons mettre leur chapeau lorsque le Roi se couvre ; et nous ne pensons pas à réclamer contre ces prérogatives. Vous nous dites curieusement que MM. de Lorraine les ont obtenues dans un temps où leurs prétentions ont été favorisées par les circonstances, mais on pourrait faire ainsi l’histoire de toutes les prérogatives ; et, du reste, j’aimerais mieux faire cause commune avec cette maison-là qu’avec des bourgeois parvenus, comme il y en a dans vos signataires. Laissez-moi donc tranquille avec la Princesse Charlotte et son menuet.
Il faut vous dire que, dans cette année 1770, les Champs-Élysées n’étaient ni plantés ni percés, que le pont Louis XVI n’existait pas, que le quai des Tuileries n’était qu’un sentier de hallage, et que cette rue Royale qui conduit de la porte Saint-Honoré sur la place de Louis XV n’était ni tout-à-fait bâtie, ni alignée, ni pavée. Toute la partie septentrionale de la même rue, qui vient aboutir sur le boulevard, était encore obstruée par de vieilles maisons à moitié démolies ; et, de plus, on avait pratiqué, pour la construction d’un égout, un fossé très-large et très-profond, qui se prolongeait dans toute la longueur de cette rue projetée.
Vous voyez donc qu’il n’existait alors que deux issues pour arriver sur la place de Louis XV et pour en sortir, c’est-à-dire la route de Vetsailles, (avenue du Cours-la-Reine), et ladite rue Royale, qui avait absolument la forme et tous les inconvéniens d’un entonnoir. En réjouissance du mariage de Monsieur le Dauphin, le Prévôt des Marchands (c’est toujours M. Bignon) avait eu l’ingénieuse pensée d’établir une foire sur le boulevard du Nord ; et, de peur qu’on ne le soupçonnât de vouloir accorder aux marchands forains quelques exemptions favorables à raison de la circonstance, il eut soin de faire afficher et proclamer à tous les coins de rue que cette foire ne serait pas franche. Il espérait apparemment que le loyer de ces boutiques équivaudrait à ses frais d’artifice et d’illumination. Voyez la belle économie pour la ville de Paris, qui n’avait pas moins de 28 millions de rente !
En concordance avec cette foire sur le boulevard de la Madeleine et ses barraques éclairées de petites lanternes qui firent le plus misérable effet du monde, M. Bignon avait choisi (préférablement à tout autre lieu) la place de Louis XV pour y faire tirer un feu d’artifice ; et, comme il ne voulait pas se relâcher de ce qu’il appelait son droit de police et d’autorité prévôtale, il avait écrit à M. de Sartines de se tenir tranquille, et il avait fait dire à Bontemps qu’il eût à rentrer son pont tournant des Tuileries, parce qu’il ne voulait pas avoir la responsabilité de ce qui pourrait arriver dans le jardin pendant le reste de la nuit. Grâce à la prévoyance de M. Bignon, M. Bontemps fit tourner le pont des Tuileries, ce qui fut encore un inconvénient pour le public, et le feu de joie ne réussit pas autrement bien que le reste. Au lieu de se communiquer aux pièces d’artifice, il embrasa la charpente, et ce fut un incendie formidable. On s’empressa d’envoyer chercher les capucins et les pompiers avec leurs pompes, qui ne pouvaient arriver que par la rue Royale ; ainsi vous pouvez imaginer l’engorgement et le surcroît d’embarras qui s’ensuivit.
Les ordonnateurs de celle fête auraient dû prévoir que le peuple qui viendrait par le boulevard ne manquerait pas de se diriger du côté de la place où l’on devait tirer le feu d’artifice, et que la foule qui se trouverait sur la place ne manquerait pas de vouloir se porter, aussitôt que le feu serait terminé, du côté du boulevard où se tenait la foire de M. Bignon. Ces deux colonnes opposées devaient inévitablement se rencontrer et s’entrechoquer, dans ce défilé, sur le versant d’une excavation profonde et sur un terrain couvert de gravois, de moellons, de solives et autres matériaux de forte construction. Jugez ce qu’il en advint lorsque les trains des pompes et les cavaliers du guet eurent entrepris de fendre la presse ! Ce furent des femmes et de malheureux enfans qu’on écrasait dans la foule, et qu’on renversa dans ce grand fossé de la rue ; c’étaient des vieillards abattus et foulés aux pieds des chevaux, des gens qui se débattaient contre les filous et qui tiraient l’épée contre des voleurs ; enfin c’étaient des soldats aux gardes qui faisaient faire place à leurs officiers, ou bien à leurs maîtresses, à grands coups de sabre. On n’a jamais poussé des burlemens plus atroces, et c’étaient des cris d’angoisse à fendre le cœur !
Mon carrosse était parvenu jusqu’à la porte du Garde-Meuble par la rue Saint-Florentin, où la belle maison de la Duchesse de l’Infantado se trouvait en construction, ce qui faisait que cette voie n’était pas trop praticable ; et, comme il était attelé de six chevaux, je n’y voulus pas monter de peur d’augmenter les embarras du moment. J’ordonnai qu’on en dételât quatre, et voilà mes gens qui se mirent à me faire je ne sais combien de ramages à propos des harnais : — Et si les chevaux restent dételés, on les battra, Madame, et le monde est assez méchant pour les blesser ou les voler… — Qu’on les enlève ou qu’on les estropie, j’aime cent fois mieux les perdre que d’écraser personne ou d’inquiéter qui que ce soit… Sur cette entrefaite, un flot du peuple me sépara de mes gens, et me souleva et si bel et si bien que je me trouvai transportée sur le bord du fossé du château, comme la sainte maison de Lorette, et sans avoir mis pied à terre. Ici j’étais en grand danger d’être écrasée contre la balustrade ; mais j’avisai par bonheur un petit escalier de planches, au moyen duquel je descendis prudemment, lestement et résolûment au fond de ce fossé. J’allai m’abriter sous une tonnelle de vigne, où je rendis grâce à Dieu de ma présence d’esprit, c’est-à-dire de sa protection signalée. Je m’assis sur un petit banc, je récitai mon rosaire, et j’attendis le point du jour avec assez de tranquillité d’esprit. Passé trois heures du matin, je n’avais plus entendu d’autre bruit sur la place que celui des patrouilles du guet ou des gardes-françaises, et j’avais eu quelque velléité de remonter jusqu’au niveau de la balustrade afin de leur demander assistance ; mais je fus retenue par une sorte de sentiment que je ne soupçonnais pas en moi. La vieillesse est quelquefois embarrassée, sans être timide, et surtout lorsqu’elle est aux prises avec un sentiment féminin, c’est-à-dire avec une sorte de délicatesse, ou, si l’on veut, de coquetterie naturelle. Il me sembla qu’avec des soldats, et de jeunes soldats peut-être, mon apparition pourrait leur donner des idées impertinentes pour moi, et par exemple, celle d’une vieille sorcière qui serait sortie de sous terre afin de leur sauter aux yeux. Je craignis qu’ils ne se moquassent de moi quand ils verraient mon visage ; il me parut au-dessous de moi de solliciter du secours à prix d’argent ; car enfin, pensais-je en marmottant mon chapelet, ôtez-moi le nom, les titres et la fortune, et vous verrez chacun de ces garçons-là sauver, de préférence à moi, une grosse servante, au lieu de songer à me tirer d’embarras. Les vieilles gens ont si mauvaise grâce à redouter l’abandon, la souffrance et la mort ! C’est la raison qui me fit patienter sans rien dire ; et je crois bien que, si j’avais eu quarante ans de moins, j’aurais agi tout autrement. Il paraît que, pour dissiper les idées prestigieuses et pour faire des réflexions philosophiques, il n’est rien de tel que de passer la nuit dans un fossé. Aussitôt que le jour parut, c’est-à-dire à trois heures et demie du matin, j’escaladai mon degré de planches, et, quoique je ne fusse chaussée qu’en mules, j’arrivai sans malencontre à l’hôlel de Créquy, où tout le monde était dans la désolation. (Votre bonne Dupont en prit une jaunisse qui lui dura deux ou trois mois.) C’était la première fois que j’eusse mis la main sur le marteau de ma porte cochère, et je ne savais comment m’y prendre. Je n’avais pourtant pas eu grand’peine à m’orienter jusque chez moi ; et bien m’en prit, car j’aurais eu horreur d’entrer dans un fiacre, et je ne rencontrai, depuis ! a rue Saint-Florentin jusqu’à la rue de l’Université, qu’un petit garçon, à qui je demandai s’il ne connaissait pas l’hôtel de Créquy, rue de Grenelle, et s’il voulait m’y conduire. — Tiens, cette religieuse, me dit-il, cette vieille fardée, est-elle donc bête ! Et il me tira la langue. Je me souviens que je racontai la chose à la Comtesse de Gisors, et qu’elle me répondit avec un air de componction piteuse et d’humiliation résignée : — Hélas ! mon Dieu ! quand nous nous trouvons sans laquais, voyez ce qu’il en arrive, et ce que c’est que de nous !…
Il y eut dans cette affreuse bagarre environ quatre mille personnes de tuées ou d’estropiées, et du nombre de ces dernières étaient le Maréchal de Biron, la Comtesse d’Estaing, la Marquise de Châteaurenaud (sa mère), et puis MM. d’Argental, de Raze et Trudaine de Montigny, sans parler de toutes les femmes d’Échevins dont l’échafaudage avait été renversé dans le tumulte, et qui furent dépouillées par des filous. On disait que la femme d’un quartinier, qui s’appelait Babelle, avait perdu pour quarante mille écus de diamans qu’elle avait loués chez Boehmer, lequel était le joaillier du Duc de Chartres. On avait dit, long-temps avant ceci, que dans toutes les occasions solennelles, et surtout quand il devait y avoir des fêtes à l’Hôtel-de-Ville, celui-ci ne manquait jamais de se faire prêter des diamans par son père, et qu’ensuite il s’arrangeait avec Boehmer, qui prêtait ces diamans à loyer et qui lui réservait les deux tiers de son profit. Je n’ai su qu’en penser et M. de Penthièvre ne le croyait pas ; mais, de toutes les bassesses dont son gendre était capable, celle-ci n’aurait pas été la plus inconcevable et la plus révoltante[7].
Toute la journée du lendemain fut employée à débarrasser la place et la rue Royale des cadavres dont elles étaient couvertes, et à les transporter dans le cimetière de la Madeleine pour les y faire reconnaître par leurs parens ou leurs amis. On apprit que Madame la Dauphine, ainsi que Mesdames, filles du Roi, étaient venues de Versailles jusque sur le Cours-la-Reine, et qu’elles avaient rebroussé chemin en apprenant les malheurs qui venaient d’arriver. M. de Sartines m’a dit qu’il avait reçu du Roi, du clergé, des Princes, de la Noblesse et jusque des fermiers-généraux, plus de deux cent mille francs, qu’il avait fait distribuer aux familles les plus malheureuses.
On apprit aussi que M. Bignon, après avoir vu l’effet et le succès de son joli feu d’artifice, était rentré chez lui, dans son carrosse, à dix heures du soir ; qu’il s’était couché, suivant son habitude, à onze heures précises, et qu’il avait dormi paisiblement jusqu’à huit heures du matin. Le surlendemain, il eut l’attention de se présenter à l’Opéra dans la grande loge de la ville, afin de montrer qu’il n’égait ni blessé ni embarrassé de sa position vis-à-vis du public. Je vais avoir l’honneur de vous parler de M. Bignon, Seigneur de Lile-belle-sur-Seine et Prévôt des Marchands de la bonne ville et cité royale de Paris.
Il avait la préoccupation continuelle et l’ambition d’être parent d’un certain Jérôme Bignon qui florissait au milieu du dix-septième siècle : passons-lui cette prétention-là. On avait commencé par le destiner à l’état ecclésiastique ; mais tous les autres Bignon furent enlevés par une épizootie, ce qui fit qu’on s’empressa de le marier avec une demoiselle herbagère. Je ne me souviens pas de son nom, qui ne signifiait rien ; mais toujours est-il que c’était la plus contentieuse et la plus effrontée commère du pays de Caux. Les niaiseries qu’il avait dites et les bêtises qu’il avait faites au séminaire de Saint-Sulpice y fournissent encore à la récréation des tonsurés ; témoin celle de l’examen théologique, que je ne vous rapporterai pas afin de ne pas tomber dans les redites et les ravauderies de Mme Doublet et de M. Bachaumont[8]. Il est une autre anecdote absolument inédite et que l’abbé Cochin nous racontait à peu près toutes les fois qu’il était question de M. Bignon ; c’est encore une historiette de séminariste, et la voici. Il y avait deux jeunes curés du diocèse de Paris qui avaient écrit au supérieur de Saint-Sulpice pour le questionner sur deux cas de conscience : un d’eux s’informait quel était précisément l’âge indiqué par les canons pour une femme qu’on admettait dans un presbytère à titre de gouvernante ; et l’autre demandait s’il était permis de porter perruque et de cacher sa tonsure en officiant, lorsqu’on était sujet à des fluxions sur les yeux. Le supérieur y répondit catégoriquement, et donna ses consultations à l’abbé Bignon pour y mettre les adresses des deux curés comme elles se trouvaient au bas de leurs lettres. Celui-ci commença par prendre lecture des pièces afin de connaître l’affaire, à laquelle il procéda le plus méthodiquement du monde. Ce fut avec tant de jugement que celui qui s’informait de la gouvernante reçut pour réponse qu’il la fallait courte, brune et point frisée, et que celui qui parlait de la perruque apprit qu’elle devait être âgée de quarante ans pour le moins.
Il paraît que son expérience des cas réservés l’avait rendu prodigieusement, scrupuleux. Il avait pour héritier présomptif un jeune Bignon qui servait dans la marine, et qui tomba chez lui comme une bombe en lui disant : — Bon jour, mon oncle. J’arrive d’Amérique, où j’ai pensé faire naufrage au milieu d’une tempête infernale. Je ne savais plus à quel saint me vouer, et j’ai promis que vous vous feriez Minime ou Lazariste, à votre choix. C’est un vœu que j’ai fait à votre patron saint Jérôme : ainsi voyez ce que vous aimerez le mieux. — Qu’est-ce que vous avez fait là, monsieur ! Vous êtes un garçon joliment téméraire !… Et le voilà qui s’en va bien, vite à l’Archevêché pour y consulter les promoteurs et les officiaux, qui lui dirent : — Tenez-vous tranquille et laissez-nous tranquilles.
On fut obligé de lui faire quitter sa charge de l’Hôtel-de-Ville avant l’expiration de ses trois années prévôtales ; et c’est pour l’en dédommager que les Maurepas l’ont fait nommer grand-maître de la librairie du Roi, autrement dit premier gardien de la Bibliothèque Royale à Paris. M. de Maurepas, qui ne pouvait s’empêcher de goguenarder, lui dit une fois : — Bignon, mon ami, vous voilà placé commodément : c’est une belle occasion pour apprendre à lire.
On nous disait, le printemps dernier, qu’ayant eu les jambes enflées et croyant mourir, quoiqu’il eût conservé le meilleur appétit possible, il avait fait venir sa péronnelle de femme au bord de son lit pour lui confesser et lui demander pardon d’une faute dont il s’était rendu coupable. — Vous croyez que j’ai toujours été vertueux, mais ce qui vous confondra, lui dit-il en sanglotant, c’est que je vous ai fait une infidélité, il y aura quatorze ans l’été prochain, pendant la canicule ; et je ne mourrai pas tranquille si vous n’avez pas l’indulgence et la charité de me le pardonner. Cette cauchoise lui répondit en pleurnichant qu’elle avait grand besoin de pardon pour elle-même, attendu que, jalouse comme elle était de son aimable époux, et s’étant aperçue de ce qu’il venait de lui avouer, ce qui l’avait rendue furieuse, elle lui avait fait prendre un poison lent qui serait la cause de sa mort. Elle a pourtant soin d’ajouter qu’il n’en mourra pas de cette fois-ci, et la vertueuse dame s’échappe en étouffant de rire.
Je vous paraîtrai peut-être bien dénigrante et bien acerbe à l’égard de ce pauvre M. Bignon ; mais pensez donc que j’étais restée pendant plus d’un quart d’heure à l’Hôtel-de-Ville avant de m’asseoir à table et sans-savoir si j’y trouverais place, et debout, toute droite, avec la main sur le dossier d’un fauteuil !… Voyez la belle position pour la veuve de votre grand’père, et voyez si j’ai pu manquer d’écouter et de retenir tout ce qu’on disait contre ce Prévôt-des-Marchands !
- ↑ Antoine de Quélen d’Estuer-Caussade, Duc de la Vauguyon, Prince de Carency, Marquis de St.-Mesgrin, etc. C’était un homme d’esprit et de conscience ; mais il était ce qu’on appelait alors anti-philosophe, et indè iræ. (Note de l’Aut.)
- ↑
ÉNIGME COMPOSÉE PAR LOUIS XVIII EN 1776.
« Je suis un pénible sentier
« Où l’amour fit mainte surprise ;« Je suis non loin du bénitier
« Quoique je sois hors de l’église ;
« Je suis féminin, masculin,
« Douteux en grec, neutre en latin ;
« En hébreu je ne le puis dire
« Sans vous dévoiler mon secret.
« Avec les mânes je soupire ;
« Je suis voilé, mais indiscret,
« Et c’est la rage qui m’inspire.
« D’émouvoir j’ai reçu le don.
« Je suis présent à la parade.
« De l’énigme j’ai l’abandon,
« La profondeur de la charade.
« Je sais employer sans abus
« L’importance du hiérogliphe,
« La réticence du rébus
« Et la noirceur du logogriphe.
« Enfin je suis un malheureux,
« Un sylphe, une ruine, une belle,
« Je suis un disque lumineux
« Et je suis une bagatelle.
« Pour deviner, je suis un lynx ;
« Hercule me trouva futile.
« Pour me cacher je suis un sphinx ;
« C’est… une chose fort utile.(Note de l’Éditeur.) - ↑ 1796. Comme je ne sais plus ce que seront devenues les tablettes avec le quatrain, à cause de là révolution, je vais l’ajouter en marge, afin de vous en éviter la recherche :
Au milieu des chaleurs extrêmes,
Heureux d’amuser vos loisirs,
J’aurai soin près de vous d’amener les zéphirs.
Les amours y viendront d’eux-mêmes. - ↑ Marie-Julie de Béthune de Sully de Charost, belle-mère d’Adrienne de Noailles, aujourd’hui Comtesse de Tessé, dont je ne vous tiens pas quitte. (Note de l’Auteur.)
- ↑ ’est le ministère de la marine, depuis le pillage du Garde-Meuble, en 1792.
- ↑ À l’Évêque de Noyon ; et cela parut une épigramme contre le choix d’un mandataire ecclésiastique.
- ↑ Vous, verrez que ce même Boehmer a joué un grand rôle dans le procès du collier, dont il se disait co-propriétaire. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Voici comment cette vieille anecdote est racontée dans les Nouvelles à la main de la Présidente Doublet : « L’Abbé Bignon s’était donc collé contre la porte afin d’écouter et profiter de ce que répondrait l’Abbé de Damas qui passait pour un savant. — Mais, lui demanda ce maître fou d’évéque de Senlis, si, après la consécration, il allait tomber dans le calice une mouche, et, par exemple, une araignée, qu’en feriez-vous ? — Monseigneur, je tâcherais de l’avaler ainsi que les saintes espèces, et si j’y sentais trop de répugnance pour pouvoir la consommer ainsi qu’il se doit, je la prendrais au bout d’une épingle et je la brûlerais à la flamme du cierge. — C’est bon à savoir, se dit le petit Bignon, que l’Évêque ne voulait pas admettre dans les ordres ; et, comme il avait entendu qu’on remuait à la porte, et qu’il se douta que l’autre avait écouté l’Abbé de Damas, il lui dit, pour se moquer de lui : — S’il entrait inopinément dans l’église un âne, et qu’il allât boire l’eau du bénitier, que feriez-vous ? — Monseigneur, répondit ce mignon Bignon, je tâcherais de l’avaler, et, si j’y sentais trop de répugnance pour le consommer, je le prendrais avec une épingle et je le brûlerais à la flamme du cierge, il paraît que l’évéque ne put s’en taire avec le Cardinal de Noailles. » (Note de l’Édit.)