Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 5/01
CHAPITRE PREMIER.
Puisque je vous ai parlé de l’abbaye de la Trinité de Vendôme, en imitation de ce que faisait votre grand-père, je vais vous donner l’explication d’un grand tableau que vous trouverez dans votre château d’Heymont, et que votre père a fait graver par Massard. Cet artiste moderne est bien loin d’avoir reproduit la physionomie franchement farouche et la curieuse naïveté de l’original ; mais à qui la faute ? Ce fut un acte de complaisance envers ma belle-fille, à qui le graveur avait dédié la plus belle des mères, et dans cette œuvre-ci, du même graveur, où vous représentez l’Enfant Jésus dans le giron de la Vierge, on me permettra de vous dire qu’il ne s’est rien trouvé de ressemblant, sinon votre portrait[1]. J’en reviens à cette bonne vieille peinture de Van Goyen, à qui se rattachent des traditions de patronage et des souvenirs de famille que je ne veux pas laisser perdre.
Par un beau soleil de septembre, en l’année 1559, on vit passer dans les rues de Vendôme un jeune prélat, monté sur une mule blanche harnachée d’écarlate et ferrée d’argent. Il était vêtu d’une grande chape rouge, dont la queue frangée de violet recouvrait amplement la croupe de sa monture. Il était coiffé d’un large chapeau rouge avec les deux cordelini tombans, flottans, raidement étalés et composés chacun de 21 fiocchi porporati. À ce nombre de 21 glands dans ses cordelières, on voyait aisément qu’il devait être Cardinal et Métropolitain, si ce n’est Patriarche. Aussi bien, tout le monde était agenouillé pour recevoir ses bénédictions, qu’il allait distribuant de gauche à droite avec un esprit de méthode et d’équi-Latération parfaites.
C’était un Cardinal-Légat a Latere, qui s’en allait de son diocèse d’Amiens dans son diocèse de Nantes. Il avait été pourvu d’un Patriarchat, d’un Archevêché syriaque et de cinq à six Évêchés, suivant l’usage du temps. Il était précédé d’un porte-croix et suivi d’un physicien, d’un exorciste, et de cent archers à ses livrées. On voyageait au pas des mules, et quand il survenait un orage, on se réfugiait dans une église avec les archers et les mulets. On n’allait dîner, souper ni coucher que de couvent en couvens, et de prédilection chez les Bénédictins ; mais on n’y restait jamais plus de 26 heures ; c’était une affaire de conscience et de bienséance indispensable. Quand la journée du lendemain se trouvait pluvieuse, il pleuvait sur le Cardinal et ses fiocchi porporati.
En arrivant à Vendôme, et sur le parvis de l’église de la Trinité, dont ce Cardinal était Abbé Commandataire, il y trouva grand tumulte au milieu d’une foule empressée de toute sorte de gens. C’étaient de gros et rouges bourgeois pourpointés de calmande bariolée et chaperonnés à l’Angevine, avec leurs femmes en surcol de fin drap d’Amboise et leurs poupards emmitouflés, et leurs fillettes embéguinées à la mignonnette. Comme c’était un jour de franche-foire, il y avait là des vignerons bas-percés, du plat pays, côte à côte avec des Beaucerons, métayers cossus. On y voyait des Percherons, villageois à tous crins, des Montdoublotiers, curieux à mal faire, et des Dunoisons, criards à plaisir, et jusqu’à des gens du côté de Châteaurenaud, qui est à plus de trois lieues. Il était là des nuées de péronnelles à l’aiguille et des grimbelles de nuit en bavolet de toile écrue ; sans oublier les sergens (hâbleurs de foires), et sans parler de certains varlets du Comte, outrageux hommes, en réalité ; encore, un écuyer de Madame la Comtesse de Vendôme, avec un air piteux et surdolent (on verra pourquoi), quant-et-quant deux vieilles Damoiselles à la fenêtre du garde-notes ; et puis sur le ras du pavé, comme tout le reste, il y avait un languéyeux de porcs, officier royal, avec la femelle du fossoyeur et leurs petits. Item, un niais de Sologne avec sa marraine, en pêle-mêle avec des malandrins estropiés, des ménestriers, des chiens effrayés, des trucheurs de ruelle et des clabauds de cohue. La foule attendait qui n’arrivait pas. Ne donnez rien aux chats quand ils miaulent !
Le lieu de la scène était une place entourée de maisons gothiques à toits aigus et garnis de curieuses gouttières, en forme de carcasses et masques de gargouilles. On avait, en face, un admirable portail d’église, aussi bien ouvré de fines dentelures ajourées et fleuronnées d’ancolies que le beau reliquaire de la Sainte-Larme ou la châsse de Saint-Bienheuré. C’était non loin d’une tour colossale, ou plutôt d’un haut clocher, qui sort de terre à côté du porche de l’église, et qui se termine en flèche de pierre avec des arêtes affilées et des mufles de lion richement sculptés, à la hauteur de 300 pieds. Au niveau du pinacle, et presque dans les nuages, on voyait la sainte et noble montagne de Vendôme, avec ses rochers, ses bois, ses milliers de créneaux, ses grottes béantes et ses buissons de vigne échevelée ; la cime en était dominée par un castel immense, inaccessible. Mais voyez le tableau de Van Goyen, ou prenez la peine de faire le voyage de Vendôme : il n’y a presque rien de changé dans la disposition des lieux.
On dit au porte-croix du Légat, et cet officier dit à son patron qu’il était question d’un Gentilhomme du pays que le Comte de Vendôme avait fait condamner à mort, et qu’on allait amener de sa prison du château, parce qu’il devait d’abord faire amende honorable à la porte de cette église. Le Prélat descendit précipitamment de sa mule et fut s’installer sur un échafaud qui n’était guère élevé que d’une toise au-dessus du sol de la place, ainsi qu’il appert de notre vieux tableau ; c’était là que le prisonnier devait proférer son acte de résipiscence ; et remarquez bien que ce Cardinal-Archevêque, ce patriarche, âgé de 26 ans, qui n’avait peut-être rien mangé depuis 26 heures, était pourtant venu (primesautièrement) siéger et s’établir sur cet échafaud pour exhorter, pour assister et pour absoudre, in articulo mortis, un homme inconnu ! C’est un exemple entre cent mille, et vous voyez comment le haut clergé manquait à la charité chrétienne, et comme on était dépourvu de sentimens d’humanité dans ce temps-là. Croyez-en donc sur le chapitre des Légats, et surtout des Prélats français qui ne s’acquittaient jamais des obligations de leur état, croyez-en donc ce maître fourbe appelé Jean Calvin, comme aussi MM. d’Aubigné, Jurien, Mornay du Plessis et autres écrivains calvinistes.
Le condamné fut amené par des hommes d’armes du Comte de Vendôme (Louis de Bourbon-la-Marche), et je crois bien que ceux-ci ne furent pas moins étonnés que leur captif en apercevant la double croix du Cardinal (une croix basilique à doubles traverses), avec les cent archers de sa garde autour de l’échafaud, sur lequel était assis un prince de l’église en chapeau rouge, avec un carreau sous les pieds.
— Éminentissime Seigneur, lui dit le condamné, qui était un jeune homme de bonne mine et de résolution, je regrascie le bon Dieu, nostre seigneur à vous et moi, de ce que vostre Paternité se trouve icy pour me pouvoir ouïr en sacrement de confescion, le Comte ayant surabusé de son droict à mon endroict, jusques là qu’il a faict commander à ses aumosniers et chapellains de rester en arriesre de moy, par advant la presente ceremonie, detestable et profanatoyre, en ce quelle est inicque, ; il le sait bien !… Il me vouldrait fayre cuider coulpable et non pas moy seullement… Allons, mon asme et ma bousche ! allons, constance et preudhommie silentieuse en place, publicque !… Il n’est rien de vray dans les griefs qu’il a dicts à ses justiciers contre moy, le Comte de Vendosme, et c’est Dieu quy nous jugera par aprez… Je proteste, continua-t-il en étendant sa main vers l’église, je proteste en fasce de la Trinité, que je ne suis poinct dans la coulpe ! et quant à l’amende honorable, je ne la feray poinct… Or sus, Révérendissime Père en Dieu, inclynez vers moy l’oreille et bényssez moy quy vas mourir. Vous en adjure et vous orationne en toute humilité… Le jeune homme hésita cependant pour se mettre à genoux. — C’est que je suis Chevalier et de famille équestre, se prit-il à dire en regardant sur le plancher avec un air d’irrésolution chagrine.
— Il est vrai ! dit le bourreau de Vendôme — Il est vrai ! c’est vrai ! s’écria-t-on dans la foule ; et le Cardinal, en lui voyant le collier de l’ordre d’Anjou, le fit agenouiller sur la queue de sa chape, en guise de tapis.
Après l’audition sacramentelle et l’absolution donnée, on vit s’établir entre le confesseur et son pénitent un dialogue à voix basse, où celui-ci paraissait mettre une sorte d’animation véhémente et passionnée qui ne s’accordait guère avec la posture qu’il venait de quitter. On voyait à ses gestes d’affirmation qu’il était scrupuleusement interrogé par le Prélat, dont la figure demeurait impassible. Enfin le Cardinal se lève, et la foule se prosterne.
— Bourgeois et Manants de Vendosme, et vous aultres bonnes gens du pays, dit-il en bénissant le peuple, aprets avoir invocqué l’assiztance et les lumiesres de celluy quy dispoze le cœur des forts à la miserration et quy dirige les foybles dans les voyes de la soubmission, celluy quy plancte les cesdres ez lieulx inaxescibles et seime de fleurs les valleez solitaisres, celluy quy substante les lions et les agneaulx, ainsy que les aiglons superbes et les petits de la Columbe, Nous, Anthoine de Crequy Cardinal-Prebstre de la Saincte Ecclyse romaine tituli Beatæ Mariæ supra Minerva et cætera et cœterorum, desclarons à vous, et jurons sur les SS. Evangiles de Dieu, par nos mains touschez, que c’est d’occasion fortuicte et par occurrence imprevüe, sine previsione nec non voluntate nostrâ, que nous sommes trouvez advenir en ceste ville et cité comitalle de Vendosme, à l’endroict et moment d’icelle exécution contre le présent Chevalier, Messire Bienheuré de Musset, lequel avons resolleu descharger et pleinement gracier, delifvrer et sufficiallement liberer de la prédicte exécution capitalle : Disant superabundament à vous (ou mieulx pour aulcuns de vous aultres, non lettrez ez loys et bonnes coustumes du pays, s’il en est céans) qu’icelles nos commandation, desclarations et signification sont faictes en vertu de nos droict et privileige de Cardinal de la Saincte Eclyse Romaine, à raison qu’il appartient à nous en suyvant les antien et present us d’iceluy christianissime estat de France, et plus especiallement, dirons nous, en fief et seigneurie d’ung Foy-dataire du Roy, filz ainez de l’Ecclyse, lequel est le Comte de Vendosme, ysseu des estoc et sang royaulx. — À ces causes, et ce vous faisons signifier par vos officiers, icy nous voyant et nous ayant Messire Louis de Bourbon, Comte de la Marche, de Vendosme et de Castres, en vous disant — Noble homme et puissant seigneur, abaissez l’orgueil de vos yeulx jusqu’à nous, du hault de vos fortes tours ; escoutez les obsécrations de vostre peuple, et prestez l’oreille à la nostre, appostolique. Vostre montagne et chasteau de Sainct-Georges e toit advant vous et naguerres un Thabor pour la devotion, un Parnasse pour les Muses ; n’en veuilliez plus faisre un Lyban pour la solitude, un Caucaze pour les affliclions ! — Rentrez doncq paixiblement en vos logis. Bourgeois de Vendosme, et priez y le Dieu des Miséricordes, à celle fin qu’il veuille octroyer à vous et nous pleine mercy dans sa bénignité ! — Amen ! Amen ! répondirent mille voix. Les Archers de Créquy se formèrent en haie, depuis l’échafaud jusqu’à la porte de l’Abbaye, où le gracié fut introduit à côté du Cardinal ; les bonnes gens se dispersèrent en criant Noël ! et les hommes d’armes se précipitèrent dans les montées du château, pour y dire les nouvelles de l’école[2].
Je ne vous raconterai certainement pas l’histoire amoureuse de Bienheuré de Musset, Châtelain des Mussets et Chevalier du Croissant Royal, avec Catherine de Lorraine de Guise, comtesse de Vendôme et Duchesse de Montpensier, laquelle estoit la fleur-de-Lys du mont pindaricque et la pluz saige Princesse de son temps, advant comme aprez la condampnation de son bienaymé, dont à laquelle il ne mourust pas, ainsi que l’observe Alain Simon en son Miroir des histoires. Autant voudrais-je écrire un roman de chevalerie, ce qui nous ennuierait tous les deux et ce qui m’a toujours paru du temps fort mal employé. Ne craignez pas non plus que je vous rapporte un interminable procès entre le Comte Louis de Vendôme, devenu Duc de Montpensier, et le Cardinal de Créquy ; procès qui n’a fini qu’à la mort de ce duc, après sa condamnation par la cour des Pairs, et moyennant le mariage de sa petite-nièce, Anne de Bourbon-Vendôme, avec Clodion de Créquy, Sire de Heymont, votre VIIIe aïeul.
Après vous avoir expliqué le sujet de ce grand tableau, je vous dirai seulement que l’heureux Bienheuré s’en fut jusqu’à Nantes avec son libérateur et sous bonne escorte, qu’il épousa quelques années après une fille de la maison d’Illiers, et que leur postérité subsiste encore en Vendômois.
Bienheuré de Musset avait tellement disposé le cœur des siens à la gratitude pour les Créquy, qu’on s’en est toujours souvenu de part et d’autre ; et c’est d où vient que, depuis 260 ans, il y a eu continuellement, entre ses descendans et vous autres, Messeigneurs, un échange empressé de grands services, de bons offices et autres marques d’un attachement suranné, mais qui n’a pu tomber en caducité. On en compterait les preuves à cent par génération, sans lacune et sans tiédeur, sans aucune relâche et sans fatigue. C’est peut-être une chose unique aux annales de la noblesse, et votre grand-père me disait toujours que la famille de MM. de Musset était à ses yeux comme un rameau puîné de sa maison. Je vous exhorte à vous en souvenir, et d’autant plus qu’ayant perdu plusieurs procès domaniaux et féodaux, je ne les crois pas en trop bon état de fortune.
Arrivons maintenant à ma bonne amie, Mademoiselle de Musset, que je n’ai jamais vue, mais que je n’en ai pas moins connue pour une personne d’un mérite et d’un esprit infiniment distingués. Les Rochambeau m’avaient parlé de Mlle de Musset, qui se tenait à Vendôme, et qui défendait la place contre le jansénisme en y faisant guerre à mort aux Pères de l’Oratoire. Elle avait fait sur la grâce et contre les Quesnellistes un livret charmant, avec cette épigraphe : Servile Domino in lætitiâ, ce qui n’était pas un avis inutile à ces tristes pédagogues, et ce qui lui valut du P. Delalande une longue réplique où les rieurs ne furent pas du côté des Oratoriens[3]. Le Pape Lambertini l’avait honorée d’un Bref apostolique à l’occasion de son ouvrage, et tout ceci faisait à Mlle de Musset un honneur infini ; mon cœur moliniste en fut ému tendrement et dans un accord parfait avec nos traditions familières.
Je passe à Vendôme pour aller à mes Gastines, et je me fais conduire au logis de cette illustre fille, où j’eus la contrariété de ne la trouver point, vu qu’elle était sur la route de ses closeries, qui étaient dans le bas Vendômois. Mlle de Musset n’allait jamais en voiture : elle avait peur en voiture ; elle avait peur à cheval. Elle avait aussi l’horreur des ânes, et c’est une infirmité qui (néanmoins) l’avait toujours empêchée de sortir de son petit pays. Elle ne voulait aller jamais que sur ses jambes, et n’avait jamais dépassé Châteaudun du côté de Paris, où pourtant son mérite, assisté de la poste aux chevaux, l’aurait fait parvenir en toute sûreté d’existence et pleine sûreté d’amour-propre. C’est toujours en vain que je l’ai priée, fait prier, et je puis ajouter supplier, de venir passer trois mois d’hiver à l’hôtel de Créquy ; elle me répondait avec Frère Jean : — Bienheureux celui qui se tient sur le plancher des vaches ! quand il a un pied à terre, l’autre n’en est pas loin. Mais je vous dirai mieux : c’est qu’elle n’avait pas voulu recevoir la prébende et la croix du grand chapitre de Maubeuge, où ses preuves de noblesse étaient admises, attendu qu’il aurait fallu partir en voiture pour arriver jusqu’en Lorraine, et que son pauvre cœur en palpitait d’effroi. Nous nous écrivions souvent.
Mon temps d’arrêt ne fut pourtant pas tout-à-fait sans résultat dans cette petite ville, où M. le Chevalier de Créquy avait élu son domicile à cause du bon marché des comestibles et du bas prix des combustibles apparemment[4]. Je le vis pendant cinq à six minutes, et ce fut bien assez ; mais on m’en rapporta mille choses de ladrerie qui m’auraient fait rougir s’il n’avait pas été bâtard. Il avait patrimonialement, et sans compter ses appointemens de colonel, trente-six mille livres de rente, et le vilain n’allait jamais que par les voitures publiques, où son bel air de galanterie le faisait émerillonner auprès des belles du coche, en tout bien tout honneur et sans bourse délier s’entend ; car c’était là tout ce qu’il fallait à ce grippe-sou. Imaginez qu’il était allé chercher lui-même une vieille carcasse de berline qu’il avait fait remiser, il y avait cinq ou six ans, chez l’Évêque de Chartres, et qu’après la première poste, il se fit traîner, jusqu’à l’avant-dernier relai du côté de Vendôme, à la queue d’une grosse charrette de roulier, moyennant une pièce de 24 sous. Il s’était prémuni de quoi manger, et il passa deux jours et deux nuits dans son cabas : ses quarante-huit heures de jour à faire des chiffres sur un vieux carnet de peau d’âne qu’il avait toujours en poche, et ses deux nuits sur un bas-côté de la grande route, en station devant des portes d’auberges, à l’enseigne de la Belle-Étoile.
Il y avait dans une vieille maison de Vendôme un vieux bourgeois nommé Godinot, qui passait pour le plus avare des hommes, et le Chevalier de Créquy n’avait pas manqué de se mettre en rapport avec lui. Il est à remarquer que tous les avares d’un même pays se connaissent toujours parfaitement, et souvent plus familièrement qu’on ne le suppose. Réciproquement, ils s’observent et se considèrent ; ils se visitent pour se condouloir ou se congratuler ; ils se conseillent, ils se dirigent, ils s’encouragent ; et c’est comme une sorte de congrégation. En arrivant, pour le début, l’un chez l’autre, avec un air de précaution modeste : — Monsieur, j’ai pensé que vous me permettriez de venir causer avec vous et vous consulter relativement à l’ordre et l’économie…… — Monsieur, vous avez trop de bonté : je n’ai rien à vous apprendre en fait d’arrangement ; il y a déjà long-temps que votre réputation de prudence et de sagesse est venue jusqu’à moi. On a remarqué que deux avares ne se parlent jamais sans employer toutes les formules d’estime et de considération les plus respectueuses, et je suppose que c’est en dédommagement des paroles de mépris ou des preuves d’animadversion qu’ils s’attirent d’un autre côté.
On rapportait de notre Chevalier qu’il avait toujours l’attention de souffler la chandelle aussitôt qu’il arrivait chez cet homme de Vendôme, à qui sans doute il avait soin de faire observer qu’on n’a pas besoin d’y voir pour ne rien faire et qu’on peut très-bien parler à tâtons. Après avoir causé pendant toute une soirée sans feu ni sans flamme, au cœur de l’hiver, il se trouva que, pour éclairer le départ de son hôte, le bonhomme entreprit de rallumer sa chandelle en soufflant sur quelques charbons, et il aperçut alors M. le Chevalier qui rajustait précipitamment les bricolles et les boutons de son haut-de-chausses. — Holà ! ouais, Monsieur ! voilà que je vous prends en fraude, ; et quelle économie faites-vous donc là que je ne sache point ? — Monsieur, lui répondit l’autre avare, je vous dirai que j’ai pour le présent, sauf votre respect, une culotte de velours à peu près neuve, et j’ai pensé qu’il ne serait pas déshonnête à moi, vu l’obscurité, de la détacher et la descendre assez pour ne s’user point et ne pas la faire miroiter sur cet escabeau. Laissez-moi vous dire, à ce propos, qu’il ne faut jamais laisser mettre de la cire au fond non plus qu’au dossier des sièges. Savez-vous bien qu’à revendre, et si parfaitement bon qu’il fût, du velours miroité perdrait environ soixante pour cent ?….
La prodigieuse avarice de cet homme n’était pas à mon avis, ce qu’il y avait de plus déraisonnable et de plus contrariant pour nous dans ses habitudes ; il avait l’inconvénient de s’emphasier et s’engorger d’admiration pour les personnes les plus insipides et les plus sottement ridicules, et puis c’était un dégorgement de fausse rhétorique, avec des exagérations laudatives et superlatives à lui rompre en visière. Je ne sais trop s’il était de bonne foi dans toutes ces amplifications ; et ce qui m’en ferait douter, c’est qu’il se serait plutôt laissé crucifier que de sacrifier un écu pour la famille Calas ou la famille Sirven, par exemple, et qu’il était néanmoins un de leurs partisans les plus tristement passionnés et les plus mortellement ennuyeux. Mais, dans tous les cas, je ne l’ai jamais vu faire que de l’enthousiasme à bon marché. J’avais dit autrefois que la plus ridicule et la plus choquante de toutes les affectations était celle de la simplicité ; mais je trouve aussi qu’il est impossible de s’accoutumer à des paroles d’enthousiasme et des airs d’entraînement de la part d’un avare. C’est, je crois bien, parce que l’enthousiasme est généreux de sa nature, et parce que l’entraînement a toujours quelque chose de périlleux.
Prenez garde à ce que tous les hommes qui se laissent dominer par un goût sordide ont toujours quelque point d’affêterie dans le caractère ; et je pense que c’est l’habitude de la dissimulation qui les conduit à l’affectation. On suppose et l’on espère cacher ce qu’on fait en affectant ce qu’on ne sent pas ; et, du reste, je n’ai jamais connu aucune personne affectée qui fût d’un caractère et d’une conduite tout-à-fait estimables.
Il nous arriva huit jours après, à Montflaux, sans valet de chambre et par le coche (votre parent du côté gauche). Il avait fait connaissance en route avec une honnête et discrète Mancelle appelée Mme Lescombat. — Comment, disait-il, n’avez-vous jamais ouï parler ici de Mme Lescombat ? Elle est si gracieuse et si bien stilée qu’on dirait une dame de Paris ; elle est de la réserve et de la douceur les plus aimables ; elle est très bien mise, et j’ai remarqué qu’elle est très soigneuse pour toutes ses petites affaires. Enfin c’était un miroir de perfections. — Je l’irai voir au Mans, sous deux mois d’ici, quand j’aurai fini ma cure et que j’aurai pris mes bains de vendange. Elle m’a donné son adresse, et je ne manquerai pas de faire le voyage à dessein de la visiter. Le messager nous a dit qu’elle avait au moins cinquante ans ; mais elle n’en est pas moins charmante !… Et le voilà parti pour le Mans quand il eut fini sa cure et qu’il eut grappillé plus de raisin dans les vignes d’autrui que tous les clercs et les séminaristes en vacances, et tous les renards du pays, sans compter les grives. Il revint à Montflaux trois jours après ; mais il avait l’oreille basse, et votre père lui demanda si c’était que Mme Lescombat ne l’avait pas reçu bien poliment. — Hélas ! nous dit-il, vous n’avez pas d’idée d’une aventure pareille à celle-ci ! J’arrive au Mans ; je demande la maison de cette dame : on me rit au nez ; j’insiste, et je trouve un honnête mendiant qui me conduit à sa porte. Jolie maison, par ma foi ! avec un balcon sur la rue ; mais tous les contrevens étaient fermés. Je m’en inquiète ; je heurte à la porte, et je finis par y frapper à tour de bras. Alors il est arrivé une grosse servante qui m’a dit que, si je voulais voir Mme Lescombat, je n’avais pas une minute à perdre, et qu’il fallait m’encourir sur la place des Croixpilliers, a l’autre bout de la ville… — Il paraît qu’on était en train de la pendre, en punition de ce qu’elle avait empoisonné son mari. Elle avait peut-être déjà la corde au cou…
Voyez (si vous voulez) la belle histoire de Mme Lescombal dans le recueil des Causes célèbres de Guyot de Pithaval.
- ↑ Cette gravure indiquée par l’auteur, et bien connue des amateurs d’estampes, porte en effet les nom et titre de la Marquise de Créquy, née du Muy, en inscription dédicative, avec ses armes en cartouche. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ On croit généralement que le Cardinal Henry Bourcier, titulaire de Saint-Eusèbe, est le dernier qui ait entrepris d’user de cet ancien privilége, que les Rois de France et les Parlemens s’accordaient pour accuser d’exorbitance et qualifier d’énormité. Celui-ci ne fut pas admis à l’exercice dudit privilége, attendu qu’il refusa de jurer qu’il s’était trouvé par hazard au coin dela rue Aux Ours à l’instaut du passage d’un condamné qui fut pendu à la croix du Trahoir. C’était un voleur sacrilége. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Voyez Lettres d’une consœur de la congrégation séculière de Nostre-Dame de Liesse à Messire François de Fitz-James, Évêque de Soissons. Blois, chez louis Martel, imprimeur de l’évêché, 1744, avec privilége du Roi.
- ↑ Voyez, sur ce personnage, la note de l’auteur, Tom. IV, chap. 7, page 155.