Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 4/10

Garnier frères, libraires éditeurs (Tome 4p. 190-222).

FRAGMENT


DES MANUSCRITS DE CAGLIOSTRO.

LE PARADIS SUR LA TERRE.

« Le profond savoir et l’habitude des occupations sérieuses ne préservent pas toujours de la superstition, ni des illusions saugrenues et des préoccupations hétéroclites qui peuvent résulter de cette faiblesse de l’entendement humain. Un des plus savans Italiens qu’on ait connus dans les temps modernes est sans contredit le docteur Romati ; il a de l’honneur, il est d’un caractère élevé, et par-dessus toute chose, il est d’une véracité scrupuleuse. Je prie tous ses compatriotes et les miens de faire concorder tout cela, s’il est possible, avec le récit de son aventure auprès de Salerne, récit qu’il a fait à beaucoup de personnes dignes de foi, et dont j’ai pris note, sous sa dictée, pour ainsi dire. On y verra, si ce n’est une suite de faits merveilleux, au moins l’effet d’une illusion tout à fait inexplicables et d’une étrange préoccupation de l’esprit : il est à noter que le Docteur Romati n’a jamais varié sur aucuns détails de la même histoire et qu’il en a toujours parlé avec le même air et du même ton de résignation douloureuse, depuis qu’il est fixé à Naples. Voici donc le récit du Docteur, tel qu’il me l’a fait un jour au palais Spinelli, en présence de Don Mario Caraffa de Moliterno et de la Princesse de Belmonte-Pignatelli, née Spinelli, et sœur du Duc de ce nom ; ce que ces deux illustres personnes ne manqueraient certainement pas d’attester au besoin[1].

« Vous savez, nous dit-il, que je m’appelle Giulio Romati, et peut-être ne serez-vous pas fâché d’en savoir un peu plus long sur ma famille. Le signor Don Marco Romati della Romata, mon père, était sans contredit le plus célèbre jurisconsulte de Palerme et par conséquent de toute la Sicile. Il était fort attaché, comme vous pouvez croire, à une profession qui lui procurait un grand profit avec une existence honorable ; mais il n’en aimait pas moins l’étude de la philosophie à laquelle il consacrait tous les momens qu’il pouvait dérober à ses occupations judiciaires et ses écrits contentieux.

« Je puis dire sans me vanter, que j’ai marché sur les traces de mon père, car j’étais déjà docteur in utroque à l’âge de vingt ans, et m’étant ensuite appliqué à l’astronomie, j’y réussis assez bien pour réformer le système de Ticho-Brahé qui, du reste, avait grand besoin de réforme. Je ne vous dis pas ceci pour en tirer vanité, mais parce qu’ayant à vous entretenir d’une aventure surprenante, je ne voudrais pas que vous me prissiez pour un homme inhabile ou sottement crédule ; je suis si loin d’être superstitieux, que la magie, la cabale et l’astrologie, sont peut-être les seules sciences dont je n’ai pas voulu poursuivre l’étude. Quant aux diverses parties des autres sciences, soit dogmatiques, naturelles ou mathématiques, je m’y adonnais avec une ardeur infatigable, et la diversité dans mes travaux était la seule espèce de récréation que je voulusse goûter. Une application si continue avait fini par altérer ma santé, et mon père ne connaissant aucun autre genre de distraction qui pût m’être profitable, exigea de moi que j’allasse faire le tour de l’Europe et que je ne revinsse auprès de lui qu’au bout de quatre ans.

« J’eus beaucoup de peine à m’arracher à ma bibliothèque, à mon laboratoire et à mon observatoire, mais il fallut obéir, et je ne me fus pas plus tôt mis en route que je retrouvai des forces et de l’appétit. J’avais d’abord voyagé en litière, mais, dès la troisième journée, je montrai sur une mule, et je m’en trouvai très-bien.

« Beaucoup de gens connaissent le monde entier, à l’exception de leur pays. Je ne voulus pas qu’on eût à me reprocher un pareil travers, et je commençai par visiter les merveilles que la nature a répandues dans notre île avec profusion. Au lieu de suivre la côte de Palerme à Messine, je passai par Castra-Nuovo, Colsonizese, et j’arrivai au pied de l’Etna à un village dont j’ai oublié le nom. Là je me préparai au voyage de la montagne et je me proposai d’y consacrer à peu près un mois. Pendant ce temps-là je fus occupé principalement de plusieurs expériences sur le baromètre et l’hygromètre. La nuit j’observais les astres, et j’eus la satisfaction de découvrir une petite étoile qui n’était pas visible à notre observatoire de Palerme, attendu qu’elle s’y trouvait au-dessous de l’horizon.

« Ce fut avec un véritable regret que je quittai ces hauts lieux, où je croyais en quelque sorte participer à l’harmonie des corps célestes dont j’avais si souvent observé la marche et médité les lois. Du reste il est certain que l’air subtil et raréfié des hautes régions agit sur nous d’une manière aussi agréable que salutaire, en rendant les pulsations plus fréquentes et le jeu des muscles pectoraux plus facile : enfin je quittai la montagne et je descendis du côté de Catane.

« Cette ville est habitée par une noblesse un peu moins illustre, mais beaucoup plus instruite que celle de Palerme. Ce n’est pas toutefois que les sciences proprement dites eussent beaucoup plus d’amateurs à Catane que dans le reste de notre île, mais du moins on s’y montrait occupé des arts et des antiquités qu’on obtenait au moyen des fouilles : en outre l’histoire des peuples anciens qui ont habité la Sicile y fournissait matière à dissertation, et c’était là, je vous assure, un passe-temps bien agréable pour moi. On venait précisément de découvrir, à la profondeur de cent vingt pieds sous terre, un morceau de basalte chargé de caractères inconnus. Après avoir examiné cette inscription, je jugeai qu’elle devait être en langue punique, et le chaldéen, que je ne sais pas mal, me mit à lieu de l’expliquer de manière à satisfaire les plus exigeans. C’est un succès qui m’attira les prévenances et les propositions les plus aimables ; les principaux citoyens de Catane essayèrent de m’y retenir par des offres et des assurances de fortune infiniment séduisantes. Mais j’avais quitté Palerme avec d’autres intentions, et je pris bientôt la route de Messine. Cette ville, fameuse par l’opulence de ses habitans, me retint une semaine entière, après laquelle je passai le détroit et j’abordai à Reggio.

« Jusque-là mon voyage n’avait été qu’une partie de plaisir, mais à Reggio l’entreprise devint plus sérieuse ; un fameux bandit, nommé Zambucco, désolait la Calabre, et la mer était couverte de pirates tripolitains. Je ne savais absolument comment faire pour arriver à Naples, et si je n’avais été retenu par je ne sais quelle mauvaise honte, j’aurais bien pu me retourner vers le paterno nido. Il y avait déjà huit jours que j’étais ainsi détenu à Reggio, lorsqu’un soi, après m’être assez long-temps promené sur le port, je m’assis sur un quartier de roche du côté de la place où il y avait le moins de monde.

« Là, je fus abordé par un homme de grande taille, enveloppé dans un manteau d’écarlate. Il s’assit à côté de moi, et me dit assez brusquement : « Le Docteur Romati est sans doute occupé de quelque problème d’algèbre ou d’altimétrie ? »

— Point du tout, lui répondis-je, le Docteur Romati voudrait aller à Naples, et le problème qui l’embarrasse est de savoir comment il pourrait échapper à la bande du seigneur Zambucco. L’inconnu prit alors un air sévère : « Seigneur Don Giulio, me dit-il, vos talens font déjà beaucoup d’honneur à votre patrie, et je ne doute pas que vous ne fassiez la gloire de la Sicile, lorsque les voyages que vous entreprenez auront encore étendu la sphère de vos connaissances : Zambucco est trop galant homme pour vouloir vous arrêter dans une si noble entreprise ; prenez ces aigrettes rouges, mettez la plus grande à votre chapeau, faits porter les autres à vos gens, et partez avec sécurité. Quant à moi qui vous parle, je suis ce même Zambucco que vous craignez tant ; et pour que vous n’en doutiez pas, je vais vous faire voir les insignes de ma profession. » — En même temps il entr’ouvrit son manteau et découvrit à mes yeux une ceinture de pistolets et de poignards ; ensuite il me serra la main très affectueusement et disparut.

« Le caractère connu de Zambucco me fit prendre une confiance entière aux assurances qu’il m’avait données. Je retournai sans inquiétude à mon auberge, et j’envoyai chercher des muletiers ; il s’en offrit plusieurs, car les bandits ne leur faisaient aucun mal, non plus qu’à leurs animaux. Je choisis l’homme qui, parmi eux, jouissait de la meilleure réputation. Je pris une mule pour moi, une pour mon domestique, et deux pour porter mon bagage ; le muletier en chef avait de plus sa monture, et ses deux valets nous suivaient à pied.

« Je partis le lendemain dès le point du jour, et je ne fus pas plus tôt hors de la ville que j’aperçus des partis de la bande de Zambucco qui semblaient me suivre de loin, et qui se relayaient pour m’escorter. Vous jugez bien qu’il ne pouvait me rester aucune inquiétude.

« Je fis un voyage agréable, et ma santé se raffermissait de jour en jour. Je n’étais plus qu’à deux journées de Naples, lorsqu’il me prit envie de me détourner de mon chemin pour passer à Salerne. C’est une curiosité qui doit vous paraître assez naturelle, attendu que, pour tous les pays du monde, l’époque de la renaissance des arts est la plus intéressante de l’histoire ; on sait que l’école de Salerne avait été le berceau des sciences en Italie ; enfin, je ne sais quelle fatalité m’entraînait à faire cette malheureuse excursion !…

« Je quittai le grand chemin à Monte-Brugio, et, conduit par un villageois, je m’enfonçai dans un pays le plus sauvage que l’on puisse imaginer. Vers midi, nous arrivâmes à une masure toute ruinée que le guide m’assura devoir être une auberge ; je ne m’en serais pas douté à la réception de l’hôte, car, au lieu de m’offrir quelque nourriture, ou tout au moins quelques rafraîchissemens, il me supplia de lui faire part des provisions qu’il ne doutait pas que j’eusse apportées. J’avais effectivement quelques biscuits, des fruits secs et autre provende de carême que je partageai avec ce malencontreux aubergiste, ainsi qu’avec mon guide et mon valet.

« Je quittai ce mauvais gîte vers les deux heures après midi, et bientôt après j’aperçus sur le haut d’une montagne un vaste édifice dont je demandai le nom à mon guide, en m’informant s’il était habité. Il me répondit que dans le pays on appelait ce lieu Lo Monte, ou bien Lo Castello. Il ajouta qu’il était entièrement désert et ruiné, mais que dans l’intérieur on avait pratiqué une chapelle avec quelques cellules, où les Franciscains de Salerne entretenaient habituellement cinq ou six religieux. Il me dit ensuite : — « Il y a bien des choses à dire sur ce château, mais aussitôt qu’on commence à en parler, je m’enfuis de la cuisine et je m’en vais chez ma belle-sœur la Pepa, où je trouve toujours quelque père franciscain qui me donne son scapulaire à baiser. » Je demandai si nous passerions auprès du château. Il me répondit que nous en passerions à une portée de fusil.

« Sur ces entrefaites, le ciel se couvrit de nuages, et vers le soir un orage affreux vint fondre sur nous. Malheureusement nous nous trouvions alors sur un revers de montagne qui n’offrait aucun abri : le guide me dit qu’il connaissait une grotte où nous pourrions nous mettre à couvert, mais que le chemin pour y parvenir était très-difficile. Je m’y hasardai néanmoins, mais à peine étions-nous engagés entre les rochers, que le tonnerre tomba tout auprès de nous ; ma mule s’abattit, et je roulai de la hauteur de quelques toises ; j’eus le bonheur de pouvoir m’accrocher à une branche d’érable, et lorsque je sentis que j’étais sauvé, j’appelai mes compagnons de voyage, mais aucun d’eux ne répondit à ma voix.

« Les éclairs se succédaient avec tant de rapidité, qu’à leur lumière je pus distinguer les objets qui m’environnaient et changer de place avec assez de sûreté. J’avançai en me tenant à des vignes sauvages, et j’arrivai à une caverne qui, n’aboutissant à aucun sentier frayé, ne pouvait être celle où mon guide avait eu l’intention de me conduire.

« Les averses, les coups de vent, les coups de tonnerre, se succédaient sans interruption ; je grelottais sous mes habits mouillés et je restai deux ou trois heures au moins dans une position si contrariante. Tout à coup je crois entrevoir des flambeaux errans dans le fond de la vallée, j’entends des cris, je suppose que ce sont mes gens ; j’appelle, on me répond, et bientôt après je vois arriver un jeune homme de fort bonne mine, lequel était suivi de plusieurs valets, dont les uns portaient des flambeaux et les autres des paquets qui semblaient contenir des habits.

Le jeune homme me salua respectueusement en me disant : — « Signor Dottore, nous appartenons à l’Illustrissima Principessa di Monte-Salerno. Le guide que vous avez pris à Monte-Brugio nous a dit que vous étiez égaré dans les montagnes ; nous vous cherchons par ordre de la Princesse. Prenez ces vêtemens, je vous supplie, et suivez-nous au château. »

— Comment cela ? répondis-je, est-ce que vous voudriez me faire passer la nuit au milieu des décombres et sous les voûtes ruinées de ce grand château qui est sur le sommet de la montagne ?…

— « Rassurez-vous, Docteur Romati, reprit le jeune homme en souriant, vous allez voir un palais superbe.

« Je pensai que quelque princesse napolitaine avait apparemment son habitation dans le voisinage ; je changeai d’habits et je suivis le guide qui m’était envoyé.

« Je me trouvai bientôt devant un portique de marbres variés, dont l’architecture me parut être dans le style du Bramante, mais comme les flambeaux n’éclairaient pas le reste de l’édifice, je ne saurais vous en faire aucune description. Le jeune homme me quitta au pied d’un escalier magnifique, et lorsque j’en eus monté la première rampe, j’y trouvai une jeune femme de la figure la plus remarquable. « Seigneur Romati, me dit-elle avec un air infiniment poli, Madame la Princesse de Monte-Salerno m’a chargée de vous faire les honneurs de cette maison. »

« Je lui répondis que, si l’on pouvait juger d’une Princesse par sa Dame d’honneur, on devait avoir de cette illustrissime une idée prodigieusement agréable.

« Cette femme était en effet d’une beauté parfaite, il y avait dans ses manières et sa physionomie un certain mélange de simplicité, de grands airs naturels et de sécurité fière qui m’avaient fait augurer au premier abord que ce devait être la Princesse elle-même. Je remarquai qu’elle était à peu près vêtue comme dans les portraits du XVIème siècle, mais j’imaginai que c’était là le costume des dames napolitaines ; un philosophe italien m’avait appris qu’en fait de costume, il n’y a jamais rien de nouveau que ce qui a été oublié, et j’en conclus que les élégantes de Naples avaient repris les anciennes modes.

« Nous traversâmes d’abord un vestibule qui me parut dans les proportions et de la décoration les plus grandioses ; mais tout ce qu’il me fut loisible d’y remarquer, c’étaient des colonnes et des pilastres d’un seul jet en brocatelle jaune d’Espagne, avec de grands vases, des groupes de statues, des urnes et des torchères en bronze cantharide de la plus belle matière et dans le plus beau style de la renaissance. Aimant l’architecture et tous les arts linéaires avec passion, l’indifférence ou la précipitation de ma conductrice me fit éprouver une véritable contrariété[2].

« Chemin faisant, j’entrevis également une belle Salle du Dais, laquelle ouvrait sur le même vestibule au moyen d’une large et haute arcade cintrée, qui n’était fermée que par une barrière de ciselures dorées à hauteur d’appui. On y voyait, suivant l’usage, un trône de velours avec ses broderies, ses crépines et ses panaches ; une longue suite de portraits de famille, des armoiries sur des vitraux de couleurs, et des trophées d’armures avec des bannières et des pennons blasonnés. Il est reconnu qu’à cela près de quelque différence entre les émaux héraldiques ou les pièces du blazon, l’ajustement gothique et les décorations de ces sortes de chambres sont toujours les mêmes[3].

« Après avoir encore échangé quelques phrases de politesse et de bienveillance avec cette belle dame, elle m’introduisit dans une salle où tout était en argent massif. Le pavé s’y trouvait formé par de larges caissons octogones en argent, les uns guillochés, les autres brunis. Les parois simulaient une tapisserie de damas d’argent dont le fond eût été poli et les reliefs en argent mat. La voûte était sculptée en caissons argentés du même dessin que le pavé de la salle ; enfin les lustres d’argent, les brasièros, les cassolettes et tous les autres meubles étaient du travail d’orfévrerie le plus riche et le plus soigné. L’uniformité du métal était agréablement tranchée par des exergues et des médaillons en malachitte verte d’Arménie, qui représentaient les personnages historiques les plus fameux que le territoire de Salerne avait produits[4].

— « Seigneur Romati, me dit la dame, vous vous arrêtez bien long-temps à considérer toute cette vaisselle, et ceci n’est qu’une antichambre où se tiennent les valets de pied, les suisses et les autres gens de livrée de Madame la Princesse. Je lui témoignai toute ma surprise et nous traversâmes encore une autre salle à peu près semblable à la première, si ce n’est qu’elle était revêtie toute en vermeil, avec des arabesques et des fleurons de ces ors nuancés de trois couleurs qui passent de mode et qui reviennent à la mode environ tous les cinquante ans. Il me semble avoir entrevu dans les reliefs d’encadrement, des oves, des rosaces, et des méandres taillés en prime d’améthiste, mais je ne veux rien vous affirmer lors que je n’en suis pas certain[5].

Cette pièce, me dit la dame, est une première salle où restent le service d’honneur, le majordome, les pages, les gentilshommes et les premiers officiers de la maison. Vous ne verrez pas beaucoup d’or et d’argent dans les appartemens habités par la Princesse, et vous pourrez, ajouta-t-elle en souriant, juger de la pureté, de l’élégance et de la simplicité de son goût par le style et les ornemens de sa chambre à coucher.

En attendant la chambre à coucher, la belle dame avait ouvert une porte latérale, et je la suivis dans une autre pièce entièrement revêtie de jaspe-fleuri : c’était la salle à manger du palais. Aux deux tiers de sa hauteur, on voyait régner sur le pourtour un bas-relief du travail de plus fini, et dont la matière me parut être le marbre blanc pentélique. Cette même salle était décorée par des buffets magnifiques : ils étaient couverts de plateaux, d’aiguières et de larges bassins dorés où l’on voyait les armoiries de la ville de Florence. Les autres crédences étaient surchargées de vases et de coupes en agathe orientale, en aventurine, en cristal de roche, et tous ces précieux monumens du siècle des Médicis étaient richement sertis en orfévrerie vénitienne, ou garnis de ces admirables ciselures, émaillées par Benvenuto Cellini[6]. Nous rentrâmes dans la salle des officiers, et de là nous parvînmes au salon de compagnie.

— « Par exemple, me dit la dame, il est permis de remarquer la beauté de cette chambre-ci ! »

— Mes regards étaient d’abord tombés sur le pavé de cette belle salle et je ne pouvais les en détacher. C’était un fond de lapis-lazuli incrusté de pierres fines en mosaïque de Florence, dont une seule table a toujours coûté plusieurs années de travail et plusieurs milliers de sequins d’or. Le dessin présentait une intention générale tout-à-fait régulière ; mais lorsqu’on en considérait les compartimens, on était surpris que la plus grande variété dans les détails ne fut pas nuisible à la parfaite symétrie de l’ensemble : on trouvait ici des gerbes de fleurs ; là c’étaient des coquillages ; plus loin des papillons ; ailleurs des colibris : enfin les matières les plus solides et les plus radieuses étaient employées à l’imitation de ce que la nature a produit de plus éblouissant. Je me souviens qu’au centre de cette mosaïque, on croyait voir un écrin rempli de toutes les pierres précieuses appelées pierres de couleur, et garni de plusieurs fils de perles : le tout paraissait être en relief et réel ainsi que dans les plus belles tables du palais Pitti.

— Docteur Romati, me dit la dame, si vous vous arrêtez à toutes les cornalines et les tourmalines de ce pavé, nous n’en finirons jamais.

Mes yeux se portèrent alors sur un tableau qui représentait Hercule aux pieds d’Omphale. La figure de l’Hercule était assurément de Michel-Ange, et dans celle de la femme il était impossible de ne pas reconnaître le pinceau de Raphaël. Chacun des autres tableaux du même salon me sembla beaucoup plus remarquable et plus parfait que tous les chefs-d’œuvre que j’eusse le plus admiré jusque-là. La tapisserie de tenture était en velours mordoré, et sa couleur d’un pourpre sombre faisait ressortir les peintures avec autant d’éclat que d’agrément. Je me trouvai dans un état voisin de l’extase en considérant les statues antiques qui décoraient les angles de cette admirable salle. L’une était assurément, le célèbre Cupidon de Phidias, dont Pythagore avait conseillé la destruction ; une autre était le Faune du même artiste ; la troisième était la véritable Vénus de Praxitèle, dont celle de Médicis n’est qu’une copie ; enfin, la quatrième était cette figure de Ganimède, provenue des fouilles de Salerne, et qu’on voit à présent au palais Cesarini. Tout à l’entour du salon, j’aperçus des meubles de France en marqueterie de Boulle, mais au lieu d’être montés en bronze, ils étaient garnis d’un beau travail des Indes en filigrane d’or, enrichi de camées antiques. Ces cabinets contenaient une suite de médailles en or du plus grand module ; plusieurs caissons renfermaient une collection de pierres gravées, des bijoux romains, des joyaux du moyen-âge et des manuscrits gothiques de la plus haute curiosité[7].

— C’est ici que la Princesse aime à passer ses soirées, reprit la Cicerona, et cette collection fournit une ample matière à des entretiens fort intéressans.

— « Voici la chambre à coucher de Madame la Princesse, ajouta-t-elle avec un air de simplicité qui n’était pas exempt d’affectation. »

La forme de cette chambre était octogone. Il s’y trouvait quatre alcoves avec autant de lits très larges. On n’y voyait ni lambris, ni plafond, et tout s’y trouvait élégamment recouvert et ajusté par des draperies de mousseline des Indes d’une telle finesse, qu’on aurait dit mythologiquement un léger brouillard que la main d’Arachné aurait voulu retenir dans une broderie.

— Pourquoi quatre lits ? demandai-je à ma conductrice.

— C’est apparemment, répondit-elle, afin d’en pouvoir changer lorsqu’ils se trouvent échauffés et qu’on n’y saurait dormir.

— Mais pourquoi ces lits sont-ils si larges ?…

— C’est, répliqua négligemment la dame, parce que la Princesse y fait quelquefois entrer ses femmes pour causer avec elle, avant de s’endormir ; mais passons dans la salle de bain.

C’était une rotonde dont tous les panneaux étaient revêtis de nacre avec des bordures en burgau magellanique. La corniche et les moulures étaient formées de coquillages éclatans, entremêlés avec des branches de corail et des stalagmites aussi blanches que l’albâtre. La frise étaient marquée par une ceinture de madrépores, et c’étaient bien les plus striés, les mieux ramifiés, les plus ombelliformes, enfin les plus parfaits madrépores que j’eusse vus de ma vie. Il est à remarquer que cette même salle ne recevait la lumière du jour que par le milieu du plafond dont l’ouverture était remplie par une immense coupe de verre à travers laquelle on voyait manœuvrer des poissons dorés de la Chine. Enfin il y avait au centre de la salle, au lieu de baignoire, un bassin circulaire autour duquel on voyait rangées, sur un cercle de mousses de mer, les plus belles coquilles de l’Océan, des prismes d’aigue-marine, des mammellons d’ambre et des coraux sanguins ou panachés de toutes les variétés[8].

J’étais véritablement enchanté de Monte-Salerno, et je m’écriai : — Le Paradis n’est pas un plus beau séjour !

— Le Paradis !… s’écria la Dame avec un air égaré ; — Il a dit le Paradis !… Je vous prie de ne pas vous exprimer… Suivez-moi, Docteur Romati… sortons d’ici ! suivez-moi !

Nous nous arrêtâmes enfin dans une volière en treillage doré, laquelle était remplie des plus jolis oiseaux du tropique et des plus aimables chanteurs de nos climats. On y marchait sur un tapis de gazon frais et fin, parsemé de violettes. Le faîte et le pourtour en étaient ombragés à l’extérieur par des touffes de pampre et des clématites fleuries ; et je crois me souvenir qu’on apercevait à l’extrémité de cette volière un muffle de lion (en bronze vert), qui laissait tomber une nappe d’eau très-limpide au milieu d’un bassin richement sculpté[9]. Nous y trouvâmes une table servie avec la recherche la plus élégante, mais on n’y voyait qu’un seul couvert. (Je remarquai que la table était bien pourvue d’alimens prohibés en temps d’abstinence, mais je me promis bien de ne pas y toucher.) — Comment songe-t-on à manger dans un séjour aussi divin ? dis-je à ma belle conductrice. — Je ne saurais me résoudre à m’asseoir à cette table, à moins que vous n’ayez la bonté de m’entretenir de l’heureuse et noble personne qui possède tant de merveilles.

— « Je vous dirai préliminairement, Monsieur Romati, me répondit la dame avec un air où je crus démêler un peu de suffisance et de vanité satisfaite : — Je vous dirai d’abord que les Princes de Monte Salerno étaient issus des Souverains Comtes de Salerne. Le dernier titulaire était Grand d’Espagne à la création de Charles-Quint ; il était en outre Grand-Amiral, Grand-Voyer, Porte-glaive héréditaire et Gonfalonier royal de Sicile ; enfin, il réunissait dans sa personne à peu près tous les grands offices de la couronne de Naples, et, bien qu’il fût au service d’un autre prince, il avait une maison dont plusieurs officiers étaient titrés. Au nombre de ces derniers se trouvait le Marquis de Spinaverde, son capitaine des chasses ; on dit que celui-ci possédait toute la confiance de son maître, mais toutefois c’était en la partageant avec sa femme, la Marquise de Spinaverde, Dame d’Atours de la Princesse ; et de plus, avec un jeune échanson qui s’appelait Fabrice et que je n’ai jamais pu souffrir ? La fille unique du Prince avait à peu près dix ans lorsque sa mère mourut. À la même epoque les Spinaverde quittèrent la maison de leur maître, le mari pour prendre la régie des fiefs, la femme pour diriger et surveiller l’éducation d’Elfrida. Ils avaient eu soin de laisser à Naples leur fille aînée, la Signora Laura ; il paraît qu’elle avait auprès du Prince une existence équivoque, et, quoiqu’il en fût, sa mère et la jeune Princesse vinrent demeurer à Monte-Salerno pour y procéder sans distraction à l’éducation de cette grande héritière. Il était prescrit à tous les vassaux du fief, ainsi qu’aux domestiques de la maison, de céder sans résistance à toutes mes volontés.

— À toutes vos volontés, Madame ?

— Ayez la bonté de ne pas m’interrompre, répliqua-t-elle avec un peu d’humeur.

« Je mettais la soumission de mes femmes à toutes sortes d’épreuves, en leur donnant des ordres contradictoires, dont elles ne pouvaient jamais exécuter que la moitié. Je les en punissais en les frappant, les égratignant, et leur enfonçant des épingles dans les bras ; elles finissaient par s’enfuir du château, et la Spinaverde m’en donnait d’autres qui m’abandonnaient successivement.

« Le prince de Monte-Salerno tomba malade et l’on me conduisit à Naples. Je le voyais peu, mais les Spinaverde ne le quittaient pas ; il mourut sans avoir eu le temps de songer à ses affaires de conscience ; mais, par son testament, il avait eu la précaution de désigner le Marquis pour mon tuteur et l’administrateur de tous mes biens.

« Les funérailles du Prince nous occupèrent pendant six semaines et nous retournâmes ensuite à Monte-Salerno, où je recommençai à battre, égratigner et pincer mes femmes de chambre. Quatre années s’écoulèrent avec assez de rapidité dans cette innocente occupation. La Spinaverde m’assurait continuellement que j’avais toujours raison, que tout le monde était fait pour m’obéir, et que ceux qui ne m’obéissaient pas assez vite ou assez bien, méritaient toute sorte de punitions.

« Un soir, il arriva que toutes mes femmes me quittèrent l’une après l’autre ; je me vis sur le point d’être réduite à me déshabiller toute seule ! et j’en pleurais de rage. — Chère et douce Princesse, essuyez vos beaux yeux, me dit ma gouvernante, je vous déshabillerai ce soir, et je vous amènerai demain cinq ou six femmes de chambre dont j’espèce que vous serez plus satisfaite.

« Le lendemain à mon réveil, la Spinaverde me présenta six grandes personnes très-belles. Leur vue me causa je ne sais quelle émotion que je ne saurais vous expliquer. Leur physionomie courageuse, énergique et passionnée m’imposa d’abord une espèce de contrainte, mais je ne tardai pas à me familiariser avec elles. Je les embrassai les unes après les autres, et je leur promis bien qu’elles ne seraient jamais ni grondées ni battues. En effet, soit qu’elles fissent quelques gaucheries en me déshabillant, ou qu’elles osassent me désobéir, je n’avais pas le courage de m’en fâcher.

« — Mais, Madame, dis-je alors à la Princesse, ces grandes personnes étaient peut-être des garçons ?

« La Princesse me répondit avec un ton de dignité froide et tout-à-fait désintéressée : — Monsieur Romati, je vous avais prié de ne pas m’interrompre et vous auriez dû vous en souvenir.

« Après quelques instans de silence, elle reprit en minaudant avec un petit air de gaieté naïve et d’ingénuité folâtre : — J’étais à songer que le jour où j’atteignis seize ans, on était venu m’annoncer une visite assez extraordinaire pour une personne de mon âge. C’était le Vice-Roi des Deux-Siciles, avec l’Ambassadeur d’Espagne, et le Comte-Duc de Guadarama. Celui-ci venait pour me demander en mariage, et les deux autres étaient là pour appuyer sa proposition. Le jeune Duc avait la meilleure mine que l’on puisse imaginer, et je ne saurais nier qu’il ne m’ait paru fort agréable.

« Vers le soir on proposa une promenade dans le parc ; à peine y fûmes-nous arrivés qu’un taureau furieux s’élança du milieu d’un bouquet d’arbres et vint fondre sur nous. Le Duc courut à sa rencontre, en agitant d’une main son manteau déployé, et tenant son épée dans l’autre ; le taureau s’élança sur lui, s’enferra par son épée, de lui-même, et tomba mort à mes pieds. Je me crus redevable de la vie à la valeur et la dextérité du jeune Espagnol ; mais le lendemain la Spinaverde m’assura que le même taureau avait été aposté tout exprès par un écuyer du Comte-Duc, et qu’il avait disposé de tout cela pour me faire une galanterie à la mode de son pays ; je fus indignée de la supercherie qu’il m’avait faite, et je refusai sa main.

« La Marquise de Spinaverde parut enchantée de ma résolution. Elle saisit cette occasion-là pour me faire connaître les avantages et les agrémens de l’indépendance, et je compris facilement tout ce que j’aurais à perdre en me donnant un maître.

« Quelque temps après, le même Vice-Roi vint encore me voir, accompagné de l’ambassadeur impérial, ainsi que du Prince Régnant de Gorich et Crüghuiemworst. C’était un souverain dont les États sont imperceptibles sur les cartes de Germanie ; mais son contingent pour les armées de l’empire était pourtant d’un homme et un quart. Il était de sa personne, grand, gros et gras ; blanc, blond et blafard. Il voulut m’entretenir des Seigneuries Immédiates et des Majorats qu’il possédait dans les états héréditaires d’Autriche ; mais en parlant Italien, il avait l’accent du Tyrol ; et tout en le contredisant, je l’assurai que son absence devait être un sujet d’inquiétude et d’affliction pour tous les féaux sujets qu’il avait en Carynthie ! Il s’en alla fort en colère : la Spinaverde m’accabla de caresses et de félicitations ; enfin, pour me retenir plus facilement à Monte-Salerno, elle a fait dégarnir mon palais de Naples et fait ajuster ici les belles choses que vous y voyez.

— Oh ! m’écriai-je, elle a parfaitement réussi, Madame, et ce beau lieu doit être appelé le Paradis sur la terre !

Pour cette fois, la Princesse se leva brusquement de son siége en me disant : — Romati, je vous avais ordonné de ne pas vous servir d’une expression qui m’est insupportable ! — Ensuite elle se mit à rire avec une immodération convulsive, en répétant : — Le Paradis !… C’est bien le cas de parler du Paradis ! Il a sujet de parler du Paradis !… tu t’en souviendras du Paradis !… Cette scène devenait pénible et j’en éprouvai beaucoup d’embarras !

« Aussitôt que cette étrange princesse eut repris son sérieux, elle me fit signe de la suivre. Elle ouvrit avec assez d’efforts et quelques mouvemens d’impatience une porte massive, et nous entrâmes alors dans une espèce de galerie voûtée, où mes yeux furent éblouis du plus merveilleux spectacle. Imaginez que, non loin de cette porte, et soit dit en passant, sur des socles de bresche universelle, il y avait deux paons d’or émaillé faisant la roue, dont les aigrettes étaient des gerbes très-légères et très-déliées en brillans jaunes, et dont les queues étalées étaient couvertes de pierreries assorties au plumage de ces animaux. Il était à supposer, d’après la description d’Ange Politien, que c’étaient les deux paons de Généraliffe, et j’en conclus qu’après la mort du Duc Alphonse de Grenade, ils étaient passés dans la collection des Princes de Monte-Salerno. Quoiqu’il en fût de ces deux chefs-d’œuvre lapidaires et de leurs premiers possesseurs, toujours est-il que les yeux de ces brillantes images étaient des rubis de Golconde . (Soyez persuadés que s’ils n’avaient été que des rubis de Visapour, je ne m’y serais pas trompé… MAis poursuivons la fin de cette relation.)

« Des oiseaux d’Amérique en prime d’opale, avec des perroquets dont le plumage était formé par des lames d’émeraudes, étaient placés sur des branches d’arbustes en or massif. De belles figures d’esclaves en jaspe noir étaient ajustées avec des colliers de perles rondes, et des girandoles de pendeloques du plus bel orient ; ils nous présentaient des plats d’or où l’on voyait des bouquets et des épis de diamans, des touffes de cerises en grenats suriens, des mirabelles de topaze, et finalement des raisins sculptés en bloc d’améthiste de la plus vieille roche. Dans plusieurs vasques de porphyre et de larges coupes en bresche d’Afrique, on voyait amoncelées des pièces d’or monnoyé de tous les siècles et de tous les pays, et principalement des quadruples d’Espagne au coin du Roi Philippe III. Enfin, mille autres curiosités prodigieuses avaient été réunies dans ce nouvel Elo-Helim, et j’étais passé de la surprise à l’état de stupéfaction. »

Ici, le Docteur Romati fut interrompu par un voyageur Castillan, qui se trouvait en visite au palais Spinelli, et qui lui demanda fièrement et sèchement : — Si c’est qu’il n’était jamais entré dans les trésors de l’Escurial ?

— Jamais, répondit modestement le Docteur, mais j’avais lu plusieurs fois la Régola sagristica du vatican, l’ancien Mémorial du Louvre, la description de la Voûte-Verte à Dresde, et je ne suis pas l’ignorant compositeur d’un conte arabe. On dirait, Seigneur Cavalier, que vous avez l’intention de me reprocher mon étonnement ? Si vous vous contentiez d’objecter que, parmi les archéologues et les voyageurs amis des arts, il n’en est pas un qui n’ait vu des choses pareilles à toutes celles que je vous ai citées, j’en conviendrais sans la moindre hésitation ; mais considérez, s’il vous plaît, poursuivit le Docteur avec un air de probité scientifique, considérez, s’il vous plaît, Seigneur Cavalier, que des raretés aussi splendides, et des joyaux d’une aussi grande somptuosité ne se rencontrent jamais qu’isolément et comme par échantillon, dans les musées, les sacristies pontificales et les appartemens royaux : aussi vous puis-je assurer que ma surprise et mes exclamations ont porté, non pas sur l’existence ou la magnificence de ces objets, mais uniquement sur le choix, l’ordonnance et la réunion d’un si grand nombre de curiosités dont je n’avais jamais vu le catalogue, et dont je n’avais pas même entendu citer la collection.

Après une digression si bien à sa place et si nécessaire à la justification du jeune savant, Romati poursuivit ainsi le fil de sa narration.

« La charmante Elfrida fut alors s’asseoir sur une pile de coussins de brocard où elle me fit prendre place à côté d’elle. Après m’avoir parlé pendant quelque temps avec une affabilité surprenante, elle en vint à me regarder avec des yeux si passionnés et à me dire des choses tellement flatteuses sur la beauté de ma taille et la fraîcheur de mon teint, que je lui supposai naturellement quelque projet de mal veillance ou tout au moins d’ironie à mon égard ; mais je ne me tardai pas à m’apercevoir qu’elle avait encore une autre intention que celle de me persifler, car elle se permit envers moi des familiarités singulières !… Nous étions si rapprochés que ma poitrine touchait la sienne, et il n’aurait tenu qu’à moi que son visage restât collé sur le mien !… Quoiqu’elle eût les dents parfaitement blanches, je m’aperçus qu’elle avait les gencives et la langue absolument noires, et j’en éprouvai je ne sais quelle inquiétude mystérieuse et quelle indisposition dont elle ne put jamais triompher. Il ne faut pas oublier que nous étions dans la nuit du jeudi saint au vendredi…

« Il m’avait pris fantaisie de répéter encore une fois le mot Paradis, pour voir l’effet qu’il allait produire sur cette extraordinaire personne ; j’eus le malheur de céder à cette curiosité funeste, et vous allez voir que je ne tardai pas à m’en repentir.

— « Madame, excusez-moi, lui dis-je avec un ton d’exaltation résolue, excusez-moi si je vous soutiens encore une fois que vous m’avez montré les cieux ouverts et le Paradis sur la terre !…

« La Princesse me sourit alors avec un air de douceur et de bienveillance inattendue. — Pour vous mettre à lieu de connaître et d’apprécier tous les agrémens de Monte-Salerno, répliqua-t-elle, je vais vous faire faire connaissance avec les grandes et belles personnes dont je vous ai parlé.

« En disant ces mots, elle avait pris une clé qui se trouvait à sa portée, et elle fut ouvrir un grand coffre couvert de velours noir et serré par des agrafes d’argent ; mais à peine eut-elle soulevé le couvercle, qu’il en sortit un squelette énorme, et qu’il s’élança vers moi d’un air provocateur. Quoiqu’il eût franchi d’un saut l’espace qui nous séparait, j’avais eu le temps de tirer mon épée ; mais le squelette, s’arrachant à lui-même son bras gauche, s’en escrima comme d’une espèce de fléau et m’assaillit avec une fureur inconcevable. Je vous puis assurer que je me défendais à coups de pommeau d’épée, de manière à lui démonter la carcasse et lui rompre les os ! Mais voilà qu’un autre squelette arriva précipitamment, arracha une côte à son camarade et m’en donna de grands coups sur la tête ! un troisième était sorti du coffre avec un air de précaution perfide ; il était venu m’entourer de ses bras décharnés et m’étreignait de manière à me faire rendre l’âme. Il me fit à la joue droite une morsure abominable, et vous ne sauriez vous figurer combien il est contrariant de se voir mordre et de se sentir mordu par une tête de mort !… Je l’avais pris à la gorge, en m’accrochant à ses vertèbres et me soulevant par saccades avec l’intention de le décapiter ! Il était le plus grand, le plus fort, le plus traître, et c’est celui qui m’a causé le plus d’embarras ! Enfin, m’apercevant que les trois derniers squelettes accouraient pour se mettre de la partie, et ne pouvant espérer sortir avec honneur de cette lutte ostéologique, je me retournai du côté de cette méchante femme et je lui criai : — Miséricorde ! au nom de Dieu !

« Elle fit signe aux squelettes de lâcher prise, ensuite elle me dit d’un air expressif : — Allez ! et souvenez-vous toute votre vie de ce que vous avez vu cette nuit ! en même temps elle me saisit par le bras gauche, où je sentis une douleur cuisante, et je m’évanouis.

« Je ne saurai vous dire au juste combien de temps je restai sans connaissance. Lorsque je revins à moi, j’entendis psalmodier ; je vis autour de moi de vastes ruines ; j’arrivai dans une espèce de cloître au milieu duquel était un cimetière, et finalement je parvins à une chapelle, où je trouvai des moines observantins qui récitaient le petit office de St.-François. Aussitôt que les heures canoniales de laudes et de prime furent terminées, le Supérieur me proposa d’entrer dans sa cellule, et tâchant de recueillir mes esprits, je lui racontai ce qui m’était arrivé pendant la nuit ; le religieux regarda ma blessure au visage et me demanda si je ne portais pas aussi quelque stygmate à la partie du bras que le fantôme avait saisie ? Je relevai ma manche, et je vis en effet que mon bras paraissait avoir été brûlé et qu’il portait la marque des cinq doigts de l’affreuse Princesse.

« Le superieur ouvrit alors une casette en forme de reliquaire ; il y pris un parchemin scellé d’une large bulle d’argent : — Voici, me dit-il, la décrétale de notre fondation, dont vous pouvez prendre lecture : elle suffira pour vous éclairer sur tout ce que vous avez éprouvé pendant cette nuit. Je déroulai cette charte pontificale et j’y trouvai ce qui va suivre :

« À la profonde affliction des anges et de notre cœur paternel, il était notoire à nous, ainsi qu’à nos vénérables frères les Cardinaux de la Sainte Église Romaine, que, par un esprit d’orgueil et d’aveuglement inspiré de l’enfer, Elfrida Cesarini de Monte-Salerno s’était vantés d’avoir ici-bas la jouissance et la possession du Paradis, en déclarant avec des paroles de blasphème et d’horribles outrages envers les saluts, qu’elle reniait, déniait et voulait renoncer à la participation du véritable Paradis, comme il nous est promis dans la vie éternelle. Toutefois, à l’éternelle confusion de l’esprit du mal, dans la nuit du jeudi saint au vendredi, l’année du salut. M. VC. III, induction IX, et de notre pontificat la sixième, un tremblement de terre abîma son palais, où cette malheureuse est ensevelie sous les ruines, avec les fauteurs de ses débauches et les complices de son impiété. Ayant été prévenus par nos chers fils les Archiprêtre et Archidiacre de l’Église cathédrale de Salerne (le siège vacant) que l’emplacement de cette demeure était devenu le séjour de Satan, où les malins esprits osent obséder par de lamentables fascinations, non-seulement les voyageurs étrangers qui visitent les restes dudit palais, mais encore les fidèles chrétiens, habitans dudit lieu de Monte-Salerno, Nous, Alexandre VI, Serviteur des Serviteurs de Dieu, etc., déclarons autorisez la fondation d’un prieuré dans l’enceinte de ces mêmes ruines, ayant accordé la présente à Rome, en notre château pontifical de Saint-Ange, et l’ayant fait sceller de l’anneau du Pêcheur… » Je ne me souviens plus du reste de la bulle.

« Le Supérieur m’apprit que les obsessions étaient devenues moins fréquentes, mais il me dit qu’elles se renouvelaient assez ordinairement dans la nuit du jeudi au vendredi saint. Il me conseilla de faire dire une messe pro defunctis et d’y assister avec recueillement ; je suivis son conseil, et je partis bientôt pour continuer mon voyage. Je n’ai jamais eu peur ni des revenans ni des squelettes : je ne suis plus en butte à leurs mystifications, mais tout ce que j’ai vu et éprouvé pendant cette nuit de Monte-Salerno m’a laissé je ne sais quelle inquiétude et quelle impression de contrariété qui ne saurait s’effacer. En disant ceci, Romati releva sa manche et nous fit voir son bras, où l’on distinguait effectivement la forme des doigts de la Princesse avec des marques de brûlure.

« L’histoire de Giulio Romati avait fait la plus vive impression sur moi. Lorsque nous fûmes couchés, la chambre ne resta éclairée que par une lampe dont la lumière était très faible. Je n’osais regarder dans les endroits les plus sombres de cette grande chambre, et surtout du côté d’un certain coffre où l’hôte avait sa provision d’orge. Il me semblait à chaque instant que j’allais en voir sortir les abominables femmes de chambre… Je m’enfonçai sous les couvertures pour ne rien voir, et je finis par m’endormir avec une sécurité qui tenait sûrement à mon ignorance au sujet de la fascino-visio.

« Suivant les plus doctes et les plus expérimentés en cette matière, on n’en voit pas moins les revenans, quoiqu’on ait eu soin de fermer les yeux ; il est assez connu que la paralysie sur la langue et a surdité du Cardinal Cibo n’ont pas été considérées comme un empêchement à ses révélations, non plus qu’à ses entretiens avec les patriarches ; et le savant Don Calmet nous a fait observer très-judicieusement que les personnes les plus sujettes aux révélations et aux apparitions sont particulièrement les sourds et les aveugles. »

  1. La Princesse douairière de Belmonté, qui vivait encore en 1815, nous a confirmé cette citation de Cagliostro qui se faisait nommer alors le Comte de Mélissa.
    (Note de l’Éditeur.)
  2. On peut être assuré qu’aucun des objets d’arts, de magnificence ou de curiosité, dont on va parler ici, ne sont en dehors de la vérité matérielle et de la réalité la plus notoire. Par exemple, la description de ce vestibule est parfaitement analogue à celui de Hamptoncourt, dont on sait que les marbres et les décorations métalliques avaient été transportés et rajustés dans le palais du feu roi d’Angleterre, à Carlton-House. Pour éviter toute suspicion d’imagination fantastique et de puérilité merveilleuse, il paraît que l’auteur avait eu soin d’indiquer sommairement chacune des réalités dont il a voulu réunir et pour ainsi dire encadrer les réminiscences.
    (Note de l’Éditeur.)
  3. Salles du Dais de l’Électeur de Trèves, du palais Colonna à Rome, du palais d’Albe à Madrid, etc.
  4. Cette description s’applique à peu de chose près à la salle du Trésor de la banque, à l’hôtel-de-ville d’Amsterdam.
  5. Oratoire de la Reine d’Espagne à l’Escunial.
  6. Palais ducal de Modène, trésor de Piombino, sacristie patriarcale de Venise, etc.
  7. Palais royal de Saxe, palais grand-ducal à Florence, de Stupinis en Piémont, de Caserte à Naples, de St.-Ildefonse en Espagne, etc.
  8. Villa Connétable à Palestrine.
  9. Serre-chaude de Chiswick, au duc de Devonshire, et volière de l’Hermitage à Pétersbourg.