Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 1/14
CHAPITRE XI.
Après sept à huit mois de pourparlers, de vérifications et autres préliminaires qui parurent indispensables à mes pareils, on décida que nous irions faire une visite à la Duchesse de Lesdiguières, par la raison qu’elle était la douairière et la principale survivante de toute la branche aînée de la maison de Créquy entée sur celle de Blanchefort, et parce que M. de Créquy désirait qu’on lui donnât cette marque d’égards avant de passer outre.
Marguerite de Gondi, Duchesse de Créquy-Lesdiguières, était Duchesse de Retz et de Beaupréau, de son chef et comme héritière de cette famille italienne que la Reine Catherine et la Reine Marie de Médicis avaient si libéralement pourvue de biens et d’honneurs à raison de leurs affinités consanguines Depuis la perte de son aimable fils et depuis la mort de l’Archevêque de Paris, M. de Harlay, qui n’était pas moins aimable à ses yeux, cette fameuse Duchesse n’était plus sortie de l’enceinte de son grand palais, dont la chapelle est encore ouverte au public et dont les jardins étaient d’une immense étendue. Les chantiers de l’arsenal en occupent maintenant la plus grande partie, et ce fut le Premier Président d’Ormesson qui s’accommoda du reste après la mort de votre tante, moyennant une petite somme de deux cent soixante mille écus, ce qui fit crier tout Paris sur un pareil acte d’ambition vaniteuse et de gloriole parlementaire. Une salle de cette habitation plus que royale était garnie de tentures à fond d’or, ouvragées avec des arabesques en perles de nacre et de corail : ainsi jugez du reste des meubles ! La plupart étaient en argent massif et magnifiquement ciselés des plus hauts-reliefs surdorés ; ce que la Duchesse Marguerite avait soustrait à l’édit fiscal de 1703, en les faisant racheter à l’hôtel des Monnaies pour le même poids en écus ; ce qui fut approuvé généralement, parce que son fils vivait encore et qu’elle était sa tutrice.
Vous dire ici les précieux tableaux et les riches tentures, les vases et les girandoles en cristal de roche, et la quantité des meubles de Boulle, et les anciens bronzes, et les marbres rares, et les bijoux inestimables, et la profusion des joyaux, autant vaudrait vous copier l’ancien Mémorial du Louvre ou le catalogue de la Sagristica Vaticana ! Le Saint-Simon n’en a rien dit de trop dans ses Mémoires, et pour en finir sur les somptuosités de l’hôtel de Lesdiguières, je vous dirai qu’on nous y servit des rafraîchissemens sur des assiettes d’or émaillé, lesquelles étaient garnies avec des moitiés de belles perles fines, adhérentes et bien enchâssées, comme on les voit appliquées sur les montres ou les médaillons de collier. Le Maréchal de Richelieu disait toujours que le jeune Duc de Lesdiguières était le dernier grand seigneur qu’on avait pu voir en France. Il n’allait jamais à la Cour sans être accompagné de soixante gentilshommes ; il avait accordé pour deux cent douze mille francs de pensions ; il ne refusait jamais à un pauvre et ne donnait jamais à chaque mendiant moins d’une pistole[1].
Quant au mobilier de son père et sa mère, il avait fallu pour le rassembler trois cents ans de faveur continue, un seizième siècle, un Connétable de Lesdiguières, et, sur toutes choses, il avait fallu une tutèle de femme, autant vaut dire une sollicitude de mère, à chaque génération pendant 180 ans. J’ai remarqué que les fortunes ne périclitent guère et qu’elles se rétablissent presque toujours sous la tutèle des femmes, qui, d’abord et de fondation, ne veulent jamais entendre parler de rien aliéner, et qui sont toujours en frayeur des gens d’affaire et en défiance contre les projets d’amélioration prétendue, pour peu qu’ils doivent coûter un peu d’argent. C’est leur ignorance de l’administration des biens qui les met en garde, et c’est leur méfiance qui sauve le patrimoine de leurs enfans. On m’a toujours demandé comment j’avais pu si bien rétablir la fortune de mon fils ? J’ai ménagé pour payer sans emprunter et sans vouloir écouter jamais les propositions des procureurs ou des intendans : voila ma recette et voilà toute ma science administrative.
Cette belle Duchesse était restée belle, et je n’ai vu dans nulle autre personne un extérieur, une attitude, une physionomie de distinction plus naturelle, avec une simplicité si noblement élégante. Il était resté dans toutes ses habitudes un air de préoccupation circonscrite et restreinte à ses affections, avec une sorte de nonchaloir et de gracieuse indifférence pour tout le reste. On voyait très-bien que la grande affaire de sa vie n’avait pas été celle de briller à l’extérieur et d’éblouir des yeux indifférens. On n’apercevait aucune trace, aucun reflet de prétention vaniteuse au milieu d’un pareil étalage de splendeur. Elle était née dans la magnificence ; elle y avait vécu, elle y restait sans y prendre garde, et depuis la mort des deux seuls objets qu’elle eût aimés, le monde était devenu moins que rien pour elle, ce qui d’ailleurs ne l’empêchait en aucune façon de rester bienveillante et de se montrer parfaitement polie.
Elle vint au-devant de nous jusque dans.la salle de son dais, qui était remplie d’Écuyers, de Pages et autres gentilshommes à elle ; tout cela noblement vêtu de grand deuil ainsi que leur maîtresse, à raison dé la mort du Roi, car on comprend bien que le formulaire de la Duchesse de Berry n’avait pas franchi les grilles dorées et blasonnées de l’hôtel de Lesdiguières. Elle n’était servie dans son intérieur que par des Demoiselles dont elle avait bon nombre et qui, presque toutes, étaient d’anciennes pensionnaires de Saint-Cyr. Quand nous fûmes assises dans sa chambre, M. de Créquy me fit un petit signe des yeux pour un portrait de jeune homme qui me parut le plus beau du monde, et ce tableau, qui est le chef-d’œuvre de Mignard, était le seul qui fût dans l’appartement. Lorsque je reportai les yeux sur la Duchesse de Lesdiguières, elle me souriait avec un air de résignation douloureuse. Son cœur de mère avait été compris[2].
Ma grand’mère était de ces femmes de raideur et de sévérité, qui ne composent jamais avec l’irrégularité des autres, et la froideur était pour elle en certains cas un acquit de conscience ; Mme de Breteuil était naturellement silencieuse ; M. de Créquy avait bien de la peine à faire aller la conversation, et comme il ne fut pas dit grand’chose pendant cette visite, j’aime autant vous parler de la chambre où nous nous trouvions.
Je me souviens que cette belle pièce était toute en laque de Coromandel à grands ramages et haut-reliefs d’or sur fond cantharide, avec un ameublement d’étoffe des Indes, brochée gris sur gris de quatre à cinq nuances. Le grand tapis de cette chambre était en velours gris et garni de franges d’or ; mais celui qu’on appelait alors tapis-de-milieu était en véritable hermine mouchetée, et pour en évaluer le prix d’après ce que coûte un manteau ducal, mon oncle de Breteuil estima qu’il y en avait pour environ 90 mille livres. À propos d’hermines, je vous dirai que l’animal devient très-rare ; ainsi, vous ferez bien de faire soigner attentivement cette sorte d’insigne. Un manteau d’hermines mouchetées de leurs queues ne nous a jamais coûté moins de cinq à six cents louis. La bête est fort petite ; aussi, faut-il avoir attention d’écrire à notre ambassadeur à Constantinople, afin qu’il fasse des commandes en Arménie, plusieurs années à l’avance de celle où l’on doit procéder au sacre de nos Rois. Le sacre de Louis XV a été retardé de quinze à dix-huit mois parce qu’on n’avait pas eu cette précaution-là. Au sacre de Louis XVI, on a porté de la peau de chat blanc, et M. de Crillon s’en est vanté, du moins ; ce qui donna lieu d’observer qu’il en pouvait avoir en provision parce que le grand-père de sa mère en était marchand. Je vous dirai qu’autrefois les exigences de la mode et du bel air n’étaient pas moins dispendieuses que certaines obligations du rang et du cérémonial ; j’ai ouï dire à Mme de Coulanges qu’elle avait fait acheter en Bourgogne pour plus de dix mille francs de cheveux blonds pour le compte de M. le Duc de Berry, pendant le cours d’une seule année, et tout le monde a su que M. le Régent payait cent cinquante louis pour chacune de ses perruques[3].
Cette première visite à l’hôtel de Lesdiguières où nous devions recevoir la bénédiction nuptiale, avait eu lieu pendant l’avent de Noël ; ainsi, rien n’aurait empêché que nous ne fussions mariés avant le carême ; mais il arriva que ma tante de Breteuil-Sainte-Croix vint se jeter à la traverse en nous parlant de son mariage avec le Marquis de la Vieuville. C’était une affaire urgente à cause de l’âge du futur ; il aurait été fatigant et peut-être ridicule de procéder en même temps et dans la même famille à deux mariages aussi discordons ; il était convenable de me faire céder le pas à ma tante, et voilà notre mariage encore ajourné jusqu’après Pâques, en dépit de M. de Créquy.
Le lendemain du jour de ses noces, il arriva que ma tante, la nouvelle mariée, se mit en route pour Vincennes à sept heures du matin, afin de s’y trouver au petit lever du petit Roi. — Qu’est-ce qu’on dit à Paris ? lui demanda la Duchesse de Ventadour ; et comme cette nouvelle Marquise de la Vieuville ne répondait pas, absorbée qu’elle était dans la grandeur et la contemplation de son privilège des entrées de la chambre, le Maréchal de Tessé répondit au Roi (qui avait répété mot à mot la question de sa gouvernante) : — Sire, lorsque ma nièce en est partie pour venir vous faire sa cour, on y disait la première messe.
Ce fut le jeudi de la semaine de Pâques que nous fûmes mariés en grande pompe, dans la chapelle de l’hôtel de Lesdiguières, par le Cardinal de Rohan-Soubise, à qui M. le Cardinal de Luxembourg voulut absolument servir d’assistant ; ce qui fut regardé comme une distinction sans égale, et pourtant la Croix-Palatine était présente à notre mariage, en fait de distinction ! Ma grand’mère avait employé quinze jours à solliciter le Cardinal de Noailles, afin qu’il nous voulût bien prêter la Croix-Palatine, ce qui devait nous porter et nous assurer un bonheur parfait, disait ma grand’mère, et ce dont M. le Cardinal ne disconvenait point. Mais la charité de ce prélat se trouvait combattue par ses obligations de conscience ; il était indécis entre son obligeance et sa régularité, sa bienveillance pour notre famille et sa rigidité comme dépositaire. — Mais, lui disait ma grand’mère, est-ce qu’il est possible d’en faire assez pour M. de Créquy, le dernier de sa maison ? Et voilà ce qui décida son É minence à nous envoyer la Croix-Palatine accompagnée de six chanoines de Notre-Dame qui ne devaient pas la perdre de vue, et qui nous arriva dans la chapelle au bruit des tambours et sous une escorte de quarante grenadiers aux gardes-françaises. Toutes les troupes avaient pris les armes sur le passage de la Croix, qu’on apporta sous un dais depuis l’archevêché jusqu’à l’hôtel de Lesdiguières, et tout le peuple suivait en procession. La gazette de Leyde en a parlé pendant plus de trois mois, et pour le surplus des cérémonies et fêtes de notre mariage, ayez la bonté de consulter le supplément au Mercure de France[4].
Il faut vous dire que le jour de notre mariage, les reliques palatines avaient été rencontrées sur la place de Grève, par Mme la Duchesse de Berry qui se faisait accompagner depuis quelques jours par une escouade de cymbaliers qui faisaient un vacarme affreux. Elle n’eut pas l’air de voir la procession pour ne pas s’arrêter dans sa marche, et surtout pour ne pas descendre de sa voiture. Le Cardinal de Noailles en fit l’objet d’une requête à M. le Duc d’Orléans, et le Maréchal de Villeroy cria si haut contre cette usurpation des cymbaliers et du bruit de leurs cymbales dans les rues de Paris, qui est on privilège uniquement réservé pour le Roi, que M. le Régent gronda sa fille et que les cymbaliers furent renvoyés dans leur caserne.
Nous allâmes nous établir sous le chaperonnage de ma grand’mère, à l’hôtel de Créquy-Canaples, rue de Grenelle, où la Duchesse Marguerite avait eu l’attention de faire ajuster l’appartement de son cousin. Les tentures et les meubles de la grande salle étaient en drap d’or avec des rameaux de pampre en velours cramoisi, tandis que notre chambre de parade était tapissée d’un brocard à fond d’argent tout fleuronné de petites marguerites roses, et brochant sur le tout, de brillantes et grandes gerbes de fleurs naturelles entremêlées d’épis de blé en relief d’or, avec de longues plumes de paon supérieurement bien nuancées, comme aussi de larges rubans satinés, d’un bleu tendre, ajustés en entrelacs d’ornement et courant d’un bouquet à l’autre sur le semé de fleurettes à fond d’argent. Je n’ai vu de ma vie plus belle étoffe et plus agréable à voir[5] ; mais c’était un faible accessoire à son présent de noces, car cette magnifique personne avait fait placer dans ma corbeille pour environ quatre-vingt mille écus de diamants. Toutes les pierreries héréditaires de votre maison nous furent délivrées après sa mort, qui survint inopinément deux mois plus tard, à la suite d’une apoplexie séreuse. Elle n’était âgée que de cinquante-deux ans. Comme elle avait été grand’mère à vingt-huit ans, c’était pour elle que Mme de Sévigné avait choisi l’emblème de l’oranger avec cette devise : « Le fruit n’y détruit pas la fleur. » Ce que Gilles Ménage avait concentré dans trois mots grecs dont je ne me souviens plus. Vous trouverez cette même devise avec la version de Ménage dans les bordures et les cartouches de plusieurs tapisseries qui nous sont provenues de la succession de Mme de Lesdiguières, et que j’ai fait porter à Montflaux.
On ne conçoit pas dans quelle intention M. de Saint-Simon a pu dire que la Duchesse de Lesdiguières était continuellement hors de chez elle ? C’est une assertion qui n’avait été vraie pour aucun temps de sa vie ; car on lui reprochait dans sa jeunesse de ne jamais sortir de chez elle que pour aller à Conflans. Il y avait onze ans qu’elle n’avait quitté son appartement lorsqu’elle en est sortie dans son cercueil. M. de Créquy fut l’accompagner jusqu’à Blanchefort, où elle avait désiré qu’on l’inhumât dans la même chapelle que son fils et que le Bienheureux François de Blanchefort. J’éprouvais pour elle un sentiment que M. de Créquy nommait un attrait miséricordieux : votre grand-père avait pour elle une affection tendre et sincère. J’ai toujours regretté de ne pas l’avoir vue plus souvent et plus long-temps.
- ↑ François IV de Créquy de Blanchefort de Bonne de Lesdiguières d’Agoult de Vergy de Montlaur de Montauban, Souverain Sire de Créquy, Saint-Fol et Canaples, Duc de Lesdiguières, de Créquy, de Champsaur, de Retz et de Beaupréau ; Prince de Poix, de Commercy, de Montlaur et d’Enville ; Marquis et Comte de Joigny, de Montauban, du Mirebalais, de Blanchefort, de Sault, de Treffort, Montmirail, Amanthou, Saint-Sevère-en-Auxois, Saint-Janurin, Tervye, Marines, Ortigues et Castelnau-de-Roussillon ; Vicomte de Viennois et de Ponthieu ; Vidame d’Embrunois et co-Seigneur de Digne ; Duc et Pair de France, premier Haut-Baron, premier Pair et Grand-Forestier d’Artois, Grand d’Espagne de la première classe et Ricombre d’Aragon, Prince Romain, Despote et Sébastocrate héréditaire de l’Empire d’Orient, Prince du Saint Empire Germanique et Condéparient du Roi de Portugal, Commandeur héréditaire des ordres royaux et religieux de Calatrava, d’Alcantara, de Christ et d’Aris, etc.
Il avait épousé, en 1696, Louise de Durfort, fille de Jacques-Henry, Maréchal-Duc de Duras, et de Marguerite de Lévis-Lautrec et Ventadour.
Il était mort à Modène en 1704, âgé de 25 ans, sans laisser de postérité légitime. (Note de l’Auteur.)
- ↑ C’était la copie de ce même portrait qui se trouvait au château de Conflans, et qui a fait éprouver à Mme de Staël un accès d’enthousiasme et de sensibilité singulière, ainsi qu’on le verra dans la suite de cet ouvrage. Ce tableau n’existe plus ; il a été détruit lorsqu’on est allé piller et saccager Conflans au mois de juillet 1830. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ Voyez, relativement au prix des cheveux blonds, les lettres de la Dsse de Beauvilliers au Mis de Louville. Mémoires de Louville, tome 1. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ La Croix-Palatine avait été léguée à l’Église de Notre-Dame par le Cardinal de Richelieu, qui s’était fait ouvrir tous les sanctuaires de l’Europe, afin d’en composer ce reliquaire. Il était d’or, en forme de croix latine et magnifiquement orné de pierreries. L’ancien Archevêque de Paris, M. de Juigné, l’avait préservé de la révolutiou de 91 ; il a disparu de l’archevêché pendant la révolution de Juillet. (Note de l’Éditeur.)
- ↑ M. de Créquy disait que la Duchesse Marguerite en avait de mille sortes en provision de garde-meuble.