IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART

SOUVENIRS DE ROME.


I. — A CIVITA-VECCHIA.

A quatre heures du matin, le bateau à vapeur le Pausilippe s’arrête dans le port de Cività-Vecchia. On nous appelle afin de procéder à l’interminable et agaçante opération de la reconnaissance des bagages; cette fois j’attends mon tour avec la facile patience d’un homme heureux, car je jouis voluptueusement de la plus délicieuse des surprises. Ces premières heures du matin sont des heures particulièrement froides, surtout par une nuit de novembre; mais ce n’est pas ici que l’aube se lève frissonnante : l’approche du jour nous est annoncée par une brise d’une molle chaleur qui, pénétrant le corps engourdi par le sommeil, détend les nerfs raidis et dilate l’être physique tout entier, comme un bain tiède au réveil. Bien qu’on ait été averti par une série de transitions et que le changement de température, dès qu’on a dépassé Mâcon, soit sensible au point de permettre de voyager fenêtres ouvertes, même par une nuit de la fin d’automne, on peut faire que rien ne prépare à la volupté de ce réveil. Il n’est que quatre heures, et c’est la chaude fraîcheur de la neuvième heure de nos matinées de printemps qui circule autour de nous. Voilà bien l’Aurore que je dois voir figurée dans quelques jours au palais Rospigliosi par le moelleux pinceau de Guido Reni : elle s’est levée du lit du vieux Tithon toute moite de chaleur amoureuse, et promène ses yeux sur une mer si bleue qu’elle ferait croire au bonheur de vivre. Ah! elle fut excusable vraiment l’erreur des anciens peuples polythéistes, car rien n’est plus facile que de personnifier cette aurore qui paraît sentir comme un être humain. On dirait que, semblable aux êtres jeunes chez qui la vivacité d’un impatient désir crée la réalité du plaisir physique qu’appelle l’imagination, cette aurore est comme pénétrée par avance des ardeurs du jour qu’elle précède et qu’elle attend. Oui, excusable fut l’erreur de ces vieux polythéistes, facile la tâche des poètes et des peintres qui ont si souvent figuré ce phénomène : assis sur un banc du bateau, je me murmure ces vers du Tasse, que je trouvais féeriques autrefois, mais qui en ce moment me paraissent presque prosaïques, car ils expriment simplement avec exactitude les sensations que j’éprouve :

Cosi pregava, e gli sorgeva a fronte
Fatto già d’auro, la vermiglia Aurora,
E ventilar nel petto e nella fronte
Sentia gli spirti di piacevol ora,
Che sovrà il capo suo scotea dal grembo
Della bell’ alba un rugiadoso nembo.

Enfin voici le fiancé attendu, c’est-à-dire le soleil, et il nous montre que nous sommes littéralement arrêtés devant la porte de l’Italie, attendant qu’on nous ouvre. Cette porte, élevée en pleine mer et qui nous ferme tout horizon, se compose d’une haute muraille circulaire qui embrasse la baie où stationnent les navires et la dessine avec une rectitude toute géométrique. Dans la partie inférieure de ce portique circulaire sont pratiquées de vastes arcades sous lesquelles passent les barques chargées de conduire à la ville les voyageurs et leurs bagages. Cela est élégant, noble, solennel et un peu théâtral ; mais cette dernière épithète ne doit pas être entendue dans un sens défavorable, car ce portique est en toute réalité le rideau de pierre qui sur ce point cache la scène du magnifique spectacle de l’Italie. La beauté du rideau entre pour une part dans le plaisir multiple que donne un théâtre, et celui-là est en parfait rapport avec le caractère de l’architecture romaine ; il prépare merveilleusement l’œil à la comprendre. En levant la tête, je lis sur la frise que ce décor circulaire a été élevé par le pape Alexandre VII, ce qui nous reporte au milieu du XVIIe siècle ; sans le secours de l’inscription, on aurait pu cependant deviner, au caractère de l’édifice, au goût fastueux dont il garde l’empreinte et à la sensation de pompe qu’il donne à l’œil, qu’il appartenait à une époque où l’influence architecturale de Bernin était toute-puissante. En élevant ce beau décor, Alexandre VII s’est montré fidèle aux traditions du nom qu’il portait. Il s’appelait Chigi ; c’est un nom cher aux arts. Le banquier Agostino Chigi eut une âme digne de comprendre et d’aimer Raphaël. Sans lui, nous n’aurions pas aujourd’hui le bonheur d’admirer quelques-unes des œuvres les plus importantes de ce grand homme, la fresque d’Isaïe à Saint-Augustin, et les Sibylles de cette église de Santa-Maria-della-Pace dont Alexandre VII fit aussi reconstruire le portique sous forme semi-circulaire[1] par Pierre de Cortone. C’est à Raphaël encore qu’il eut recours quand il voulut se donner le luxe magnifique d’une chapelle, luxe qui, de tous les privilèges des puissantes familles romaines, est resté le plus aimable et le plus fécond en résultats heureux. Le grand artiste dessina le plan de cette chapelle que l’on voit à Santa-Maria-del-Popolo, et qui est la plus riche de Rome, sinon par la matière, au moins par les œuvres d’art qu’elle contient. L’or et les marbres précieux n’y brillent pas comme dans les chapelles des Corsini à Saint-Jean de Latran et des Borghèse à Sainte-Marie-Majeure; mais le grand tableau qui orne l’autel est un chef-d’œuvre de Sébastien del Piombo, mais des quatre statues qui ornent ses niches, deux sont de beaux ouvrages de Bernin, et une troisième, celle qui porte le nom de Jonas, exécutée par Lorenzetto, fut vraisemblablement conçue et dessinée par Raphaël lui-même.

Ce qui n’est ni pompeux, ni élégant, c’est le bureau de douane où l’on brouette nos bagages au sortir du bateau; toutefois dans cette admirable Italie du midi le grotesque n’est jamais bien loin du sublime, et par un privilège tout particulier, ce contraste, qui en tout autre pays fournirait la plus grinçante des antithèses, n’est ici qu’un charme de plus, et de tous peut-être le plus attachant. Ce bureau de douane où l’on ne trouve ni un tabouret de paille pour s’asseoir, ni une table pour recevoir les bagages, ressemble à un pauvre bureau de police, ou mieux encore à quelqu’une de ces échoppes d’écrivains publics romains ou napolitains que nous voyons dans les gravures italiennes et françaises de la première moitié du XVIIe siècle. C’est une de ces baraques d’où Callot et Salvator Rosa ont fait si souvent sortir le museau de quelque pauvre diable de Scaramouche affamé descendant en ligne directe de l’apothicaire de Roméo et Juliette, et ce Scaramouche ici n’est pas loin-de sa demeure, car en jetant les yeux autour de moi j’aperçois, très reconnaissables, tous les types physiques de la comédie et de la peinture de genre italiennes, avec l’accent si marqué de leurs physionomies. A mesure que j’avance dans la ville, je salue toute sorte d’anciennes connaissances que la littérature et l’art m’ont rendues familières. Ce pêcheur qui, pantalons retroussés jusqu’aux genoux, attend patiemment dans la mer que le flot jette à ses filets quelques misérables granchi et autre fretin écailleux, combien de fois je l’ai vu dans les tableaux de marine inspirés par l’Italie depuis Claude Lorrain jusqu’à Joseph Vernet! Ce qui domine dans ce monde populaire, c’est le monde du Romain Cerquozzi, le Michel-Ange des bambochades, une sorte de Téniers ou de van Ostade italien, et celui du Napolitain Salvator Rosa : types facétieux avec une couleur sauvage, et sauvages avec une nuance facétieuse. Un coin de tableau tout fait pour Michel-Ange Cerquozzi, par exemple, c’est le vendeur de poissons qui, à l’angle de la petite place donnant sur la mer, s’occupe à dépouiller de leur enveloppe ses marchandises aux formes hideuses, châtaignes de mer, crabes, fluettes anguilles, petites raies : il vous les écosse, il vous les écorche, il vous en fait de petits saints Barthélemys aquatiques avec une dextérité qui honorerait le plus habile préparateur de pièces anatomiques. A ses pieds, les dépouilles de tous ces frutti di mare forment un amas noirâtre et gluant d’écorces épineuses assez semblables à un monticule à demi putréfié de pelons de châtaignes et de coques vertes de cerneaux. Quel robuste appétit il faudrait pour manger d’une marchandise ainsi présentée! Au coin d’une de ces rues qui portent encore les noms glorieux de l’empire romain, via Trajana, via Antonina, débouchent tout à coup des paysans descendus des montagnes voisines. On n’a qu’à changer le décor, à les imaginer sortant d’une gorge de rochers avec leurs belles figures farouches, leurs chapeaux mous rongés de vétusté, et leurs capes en loques fièrement jetées sur l’épaule, et voilà un Salvator Rosa complet. Le plus jeune d’entre eux est doué d’une des physionomies les plus expressives qui se puissent concevoir; toutes les passions violentes menacent dans ses yeux, qui brillent pareils à deux braises étincelantes sur un fond de poussière de charbon. Dans la main que sa cape laisse libre, je vois reluire un beau stylet qui d’abord n’a rien de rassurant; mais un second regard me découvre que l’acier de cette arme est trop brillant pour qu’il ait jamais servi, et je parierais que ce jeune homme à mine si farouche en est encore à donner sa première coltellata.

Je préviens les voyageurs qui tiendraient à isoler le spectacle de Rome de tout autre spectacle italien qu’ils doivent prendre la voie de mer et débarquer directement à Cività-Vecchia. Cette ville est un véritable vestibule de Rome, et la physionomie de ce vestibule fait déjà pressentir quelques-uns des aspects grandioses et familiers de la cité éternelle. L’édilité semble y connaître les mêmes négligences, ou plutôt la même insouciance des choses de ce monde, où rien ne doit durer; le bas peuple y connaît la même incroyable liberté dont il jouit à Rome. Voici la même usurpation de la voie publique par les petites industries populaires, les mêmes fenêtres chargées de loques, le même étalage de guenilles et de vieux pots qui feraient croire à une colonie fondée par un peuple de fripiers, — les mêmes rues, quelquefois inextricablement tortueuses, souvent droites, superbes et noires comme des voies triomphales qui depuis longtemps seraient abandonnées à une population de forgerons, les mêmes maisons hautes de six étages avec des façons de palais dont les propriétaires seraient tombés dans l’indigence, — les mêmes épaisses bâtisses à mine ruinée, à carcasse robuste, qu’on dirait susceptibles, comme les hommes, de souffrir de la malaria, et qui, selon les jeux de la lumière et de l’ombre, ont l’air tantôt de grelotter de la fièvre, tantôt de relever de maladie. Ce dernier aspect, si frappant dans certains quartiers de Rome, l’est peut-être davantage encore à Cività-Vecchia. En somme, la physionomie générale de la ville est celle d’une indigence noble supportée avec une tranquillité taciturne.

Si ces pierres pouvaient parler, elles diraient combien de souffrances cette ville a connues, et par combien d’ennemis ce sol a été piétiné de siècle en siècle. Que de sièges, que d’assauts, que de marches militaires, que d’embarquemens et de débarquemens! Goths, Grecs, Normands, Sarrasins, ont à l’envi violé et meurtri cette pauvre ville. Parmi la masse de souvenirs historiques qui se lèvent dans ma mémoire pendant ma promenade à travers Cività-Vecchia, il en est deux qui sollicitent plus particulièrement mes réflexions, celui de l’eunuque Narsès, et celui du Fieschi qui fut pape sous le nom d’Innocent IV. Ici Narsès livra une de ses terribles parties dans ce jeu sanglant de la guerre où il fut un si grand maître, et c’est d’ici qu’Innocent IV, fuyant devant Frédéric II, partit pour aller implorer les secours de Gènes, sa patrie, et convoquer ce concile de Lyon dont les anathèmes devaient remplir d’amertume et de revers les dernières années de l’empereur et mettre fin à la grande maison de Souabe. Narsès et Innocent IV, voilà des souvenirs bien lointains, n’est-il pas vrai? L’un remonte au VIe siècle, l’autre au XIIIe siècle de notre ère ; mais nous avons ici même, à Cività-Vecchia, un corps d’occupation française envoyé pour certaines raisons politiques qui ont leurs racines dans la profondeur des âges. Comme j’ai toute une longue journée à passer dans Cività-Vecchia, et que cette ville est plus riche en souvenirs qu’en monumens, j’ai le temps de me laisser aller à mes rêveries, et j’en profite pour rectifier quelques-unes de ces idées générales sur les lois de l’histoire qu’à l’instar de tous mes contemporains j’ai peut-être trop précipitamment acceptées.

Messieurs les philosophes de l’histoire me semblent singulièrement abuser du mot nécessité. A les en croire, tout ce qui a été, tout ce qui est devait être nécessairement, fatalement. Or nous vivons dans un monde de contingences, par conséquent dans un monde complexe, où les rapports de cause et d’effet se multiplient et se succèdent avec une telle fécondité et une telle rapidité qu’il est extrêmement difficile de déterminer les points de départ des diverses séries d’événemens historiques. C’est l’enchaînement si serré de ces rapports qui trompe la vue de nos modernes philosophes et leur fait prendre pour décrété par les puissances immuables ce qui a été le plus souvent décrété par les changeantes passions, et pour fatal selon l’éternité ce qui souvent n’a été fatal que selon le hasard. Il y a non-seulement des séries entières d’événemens, mais encore des cours entiers de civilisations qui sont le résultat d’un accident néfaste que souvent son auteur n’avait ni prévu ni désiré. L’exemple de Narsès m’a toujours paru singulièrement propre à faire réfléchir. Qui croirait que la tournure générale qu’a prise notre civilisation européenne, que les institutions les plus générales de nos sociétés, que le double gouvernement des peuples modernes par l’église et par l’état, que les destinées de l’Italie ont tenu à une rancune et à un désir de vengeance de Narsès? Rien n’est pourtant plus vrai. Après une guerre glorieuse où l’un de ses exploits fut précisément de reprendre Cività-Vecchia sur le Goth Totila, Narsès avait mis fin au royaume fondé moins d’un siècle auparavant par Théodoric. Ainsi l’Italie, débarrassée de la contrainte barbare, était redevenue maîtresse de ses destinées, l’empire d’Orient dominait seul, et l’on put croire que Rome se relèverait enfin de son abaissement; mais, de même qu’une paille suffit pour faire rompre la barre de fer la mieux forgée, c’en fut assez d’un geste offensant pour faire évanouir toutes ces espérances. Un jour, à la suite de quelques récriminations, l’impératrice envoya une quenouille à Narsès comme pour l’inviter à filer avec les femmes. Le vieux lion fait sous l’injure un bond muet, et du fond de sa villa de la Grande-Grèce, promenant ses yeux sur le monde, il les arrête sur les hordes des Lombards, le dernier flot que le réservoir de la barbarie eût lâché sur l’Europe. Il leur fait signe, et détruit de ses mains son propre ouvrage. Et maintenant suivez la série des événemens immenses qui ont pris leur principe dans cette fatale insulte de l’impératrice Sophie. Si les Lombards ne s’étaient pas établis en Italie, le saint-siège n’aurait pas été menacé, les expéditions de Pépin et de Charlemagne n’auraient pas eu de raison d’être, l’empire d’Occident sous forme germanique et ayant son centre hors de l’Italie, l’empire fuora muri romani n’aurait jamais existé, la puissance temporelle des papes n’aurait pas été fondée, et alors plus de double gouvernement du monde par l’empire et par l’église, plus de division de l’Italie en g elfes et en gibelins, plus de sociétés du moyen âge avec les formes qu’elles ont revêtues. Que de choses ont tenu à cette fatale quenouille, à moins que cela encore, à ce mouvement de barbarie cupide qui, de nombreuses années avant cette querelle de palais, avait poussé un trafiquant syrien à mutiler un enfant né avec une âme de génie! Concluons donc qu’il n’y a de réellement nécessaire que l’histoire ontologique, c’est-à-dire les grandes idées qui sont nées en même temps que l’âme de l’homme, dont l’existence est par conséquent indépendante du jeu des passions qu’elles précèdent, et dont elles s’accommodent toujours, quel que soit ce jeu; mais quant à l’histoire politique et extérieure, c’est-à-dire au revêtement tangible et visible de ces mêmes idées, aux corps qu’elles peuvent prendre dans le temps et dans l’espace, elle est complètement soumise au contraire à ce jeu des passions, qu’elle suit et ne précède pas. Le christianisme, par exemple, était décrété de toute éternité, c’est-à-dire nécessaire, l’être de l’homme étant donné; mais quant aux formes qui devaient servir de revêtement à cette inévitable idée, quant aux constitutions des sociétés qui devaient naître d’elle, ce sont les circonstances et les passions de telle ou telle âme forte qui en ont décidé. Encore une fois, la vengeance de Narsès ne s’accomplissant pas, nous sommes obligés de supposer un tout autre moyen âge.

L’enchaînement des faits historiques n’est donc pas aussi absolu qu’on le représente, et c’est peut-être faute d’attention que nous ne savons pas distinguer le point de départ et le terme de chacune des séries d’événemens qui, en se soudant plus ou moins étroitement les unes aux autres, ont composé l’histoire universelle. Ainsi la série d’événemens dont nous surprenons le point de départ dans la vengeance de Narsès a eu son terme véritable dans le pontificat d’Innocent IV, sans lequel elle aurait pu continuer longtemps encore vacillante, languissante, incertaine. Le gouvernement à deux têtes du monde occidental et par suite la lutte des deux autorités, voilà ce qui était sorti de l’œuf pondu par la vengeance de Narsès et couvé par le temps; mais, une fois ouverte, cette lutte aurait pu rester indéfiniment indécise. Même après Grégoire VII, même après Innocent III, même après Grégoire IX, la puissance politique de l’église n’était pas encore fondée, les forces des guelfes et des gibelins se balançaient avec un équilibre exact qui menaçait de laisser le monde longtemps en suspens, lorsque parut sur le trône pontifical un Génois qui décida définitivement la crise avec l’âpreté d’énergie et la dureté tranchante propres au peuple dont il était issu. Si vous voulez deviner ce que fut ce genre d’âpreté, ne manquez pas, quand vous serez à Gênes, de visiter l’Albergo dei poveri; là vous verrez les sentimens les plus doux de l’homme, la charité et la bienfaisance, se revêtir d’expressions hautaines et dominatrices qui font profondément réfléchir. Les vestibules, les escaliers et les corridors de cet hôpital sont peuplés des statues, des bustes et des médaillons des fondateurs, donateurs et bienfaiteurs; or, comme ces types génois sont singulièrement originaux, et que les artistes qui les représentèrent furent choisis pour leur habileté, ces sculptures en quelque sorte officielles forment un véritable musée aussi intéressant au point de vue historique que varié au point de vue de l’art. Toutes les grandes familles génoises sont là : les Spinola, les Doria, les Grimaldi, les Durazzo, les Pallavicini ; mais presque tous, hommes et femmes, ont eu le soin de se faire représenter avec un détail fort caractéristique : de leur poche s’échappe une bourse qui ouvre sa bouche et laisse tomber des flots d’écus, ou bien leurs mains tiennent le sac de la précieuse denrée, qu’elles versent largement, mais qu’elles mesurent cependant. On sent que ces bienfaiteurs restent maîtres de leur argent alors même qu’ils le donnent, et qu’ils sauront le reprendre sous une autre forme. C’est la charité la plus impérieuse qui se puisse concevoir. Tous disent d’un sonde voix clair et haut : « Or çà, tout cela est fait con miei damari, et ne pensez pas échapper à la reconnaissance que vous me devez. » C’est avec cette âpre énergie qu’Innocent IV monta sur le trône pontifical. D’un coup net et hardi, avec une force de détermination qu’il ne laissa modérer ni par la prudence, ni par la pitié, ni par la religion des souvenirs, ni par les scrupules naturels à celui qui, ayant part au gouvernement des hommes, connaît la nécessité des divers principes d’autorité qui le partagent, il trancha la question si longtemps suspendue des droits réciproques de l’église et de l’empire. Par lui périt la maison de Souabe, et avec l’extinction de la maison de Souabe le gibelinisme reçut un coup mortel dont il ne se releva jamais plus. Il traînera encore pendant plus de deux siècles une existence nominale ; mais dès le milieu du XIIIe siècle il n’existe plus, et lorsque, cinquante ans plus tard, Dante élèvera son cri immortel et douloureux à trop juste titre, ce cri s’adressera au fantôme d’un passé enfui sans retour. Dès lors, tout espoir d’un gouvernement général fut perdu pour l’Italie : le parti guelfe, si fort en apparence par le nombre et par la turbulence des passions, mais si faible de trempe et de constance, connaîtra un triomphe éphémère dont l’unique résultat sera de couvrir l’Italie de tyrannies locales qui appesantiront leur joug sur des populations incapables de la fermeté et de l’esprit de suite sans lesquels on ne peut jouir du difficile bonheur de la liberté. Dans la vieille et si curieuse basilique de San-Lorenzo-Fuora-Muri, presque entièrement réédifiée sur l’ancien plan par les soins du pape actuel, on voit une peinture qui consacre cette date à jamais mémorable. C’est une fresque du milieu du XIIIe siècle peinte au-dessus du sarcophage antique qui sert de tombeau au cardinal Guillaume Fieschi, neveu d’Innocent. Dans cette fresque, le Sauveur étend sa Bénédiction sur le cardinal et le pape Fieschi, qui lui sont présentés par leurs saints patrons. Le Sauveur en effet a béni Innocent et l’œuvre de son règne, car jamais triomphe ne fut plus net, plus définitif, et n’ouvrit avec plus de décision une époque nouvelle.

Je rumine ces anciennes histoires en me promenant dans le champ de manœuvres, où je regarde nos soldats jouer aux quilles. Ils ne se soucient guère de Narsès et d’Innocent IV ; mais je ne puis m’empêcher de penser que si ces deux hommes, dont ils n’ont jamais entendu prononcer les noms, n’avaient pas vécu et agi, ils ne seraient probablement point à Cività-Vecchia, ou ils y seraient pour des raisons sensiblement différentes de celles qui les y ont amenés.


II. — MICHEL-ANGE A ROME. — PHILOSOPHIE DE LA CHAPELLE SIXTINE.

C’est Michel-Ange que j’ai voulu voir tout d’abord en arrivant à Rome, et c’est à lui que j’ai rendu ma dernière visite en quittant la ville éternelle. Ouvrons donc par lui ces impressions ; aussi bien il n’y a pas de meilleur moyen de dire en quoi consistent la supériorité et la puissance de cette antique mère de toutes nos modernes civilisations.

Michel-Ange est une vivante apologie de Rome. Quand vous voudrez savoir quelle force d’inspiration Rome peut communiquer à une grande âme, pensez à Michel-Ange, car c’est Rome qui l’a fait atteindre à cette hauteur où il est parvenu, et où ne l’auraient jamais porté les forces seules de son génie. Je l’ai tant admiré à Rome que j’ai voulu m’arrêter à Florence pour l’y voir, et n’y voir que lui. Le contraste entre ce qu’il est dans la première de ces villes et ce qu’il est dans la seconde est un tel jet de lumière qu’il ressemble à une soudaine révélation. Ah ! certes il est bien grand à Florence, cependant il n’y est que le plus grand des naturistes, — je demande pardon de ce mot barbare et expressif. Jamais son gér.ie n’y a dé- passé les sphères de notre univers, jamais il n’y est allé au-delà du monde métaphysique de la matière, au-delà du séjour de ces forces premières que Goethe aurait appelées les mères de la création visible ; mais à Rome il a pénétré dans le monde moral plus avant que n’y a jamais pénétré aucun artiste, et il a lu dans ses mystères avec une assurance inconnue avant et après lui. Michel-Ange a eu trois protectrices, la république florentine, la tyrannie monarchique des Médicis et la papauté ; des trois, c’est la papauté qui a le mieux servi les intérêts de sa gloire. La sublimité de ce génie n’éclate réellement que dans les ouvrages que Rome a commandés, ou qu’elle a choisis et voulu retenir. Avoir vu Michel-Ange à Florence, ce n’est, après tout, qu’avoir ressenti un grand plaisir de plus ; avoir vu Michel-Ange à Rome, c’est vraiment, avoir perfectionné l’éducation de son âme et augmenta la richesse de sa vie morale.

Au moment de traduire ces impressions, j’éprouve un fort singulier sentiment, mais qui sera certainement compris par tous ceux qui ont admiré Michel-Ange, et surtout par tous ceux qui ont essayé de parler de lui dignement. Les anciens poètes, au moment de commencer leur tâche, se plaçaient sous l’invocation de la muse qui était la patronne naturelle de leur sujet, et appelaient le secours, qui de Calliope, qui de Clio, qui de Polymnie; à leur imitation, au moment de discourir de Michel-Ange, je sens le besoin d’invoquer le secours de la muse de la simplicité. Dieu sait cependant que de pareilles œuvres autorisent tout ce que le langage a d’énergique et de violent, et qu’on peut employer à leur sujet les épithètes les plus excessives sans craindre l’exagération ; mais c’est précisément là qu’est l’écueil. Comme il serait très difficile de faire comprendre que les efforts les plus extrêmes de la parole restent encore au-dessous des émotions qu’elles cherchent à exprimer, le mieux est peut-être de lutter pour rester dans le domaine de la simple prose, et même de ne point craindre d’être aussi terne et aussi plat que possible. La grandeur extraordinaire des pensées qu’il s’agit d’énoncer sera plus que suffisante pour relever cette indigence du langage, ou la faire disparaître dans l’éblouissement des visions qu’elles évoquent. Pour faire comprendre cette nécessité d’être simple en pareil sujet, je vais transcrire fidèlement, sans ornemens ni développemens, en refrénant de mon mieux toute velléité de fantaisie, les conceptions de quelques-uns des compartimens de la chapelle Sixtine.

Dans le premier compartiment, le sujet nous reporte en-deçà de la création. Le monde n’est pas encore; que dis-je? ni le temps, ni l’espace n’ont commencé d’être. D’un fond obscur et terne comme un brouillard épais surgit une figure isolée, avec une sorte d’effarement grave et sublime comme si elle était étonnée de sa solitude. Une tête, un buste, un bras, et c’est tout. C’est Dieu qui vient de se débrouiller du chaos; il est monté des profondeurs de l’infini, il a traversé les flots du silence, il émerge à la surface de la nuit; il regarde, et avec son regard la pensée de la création vient d’éclore. On dit que l’étroitesse de l’espace obligea Michel-Ange à s’en tenir à une figure isolée pour ce compartiment. Si cela est vrai, voilà une nécessité matérielle qui a bien servi son génie ; c’est donc au hasard d’une gênante disposition de la voûte que nous serions redevables de cette grandiose figure. C’est ici le cas de faire observer que ces sortes de gênes servent toujours bien les hommes de génie, et que les médiocrités ne savent jamais s’en tirer.

Passons tout de suite au troisième compartiment : le sujet, c’est la création de l’homme. Comme l’Éternel, qu’il nous mon re soutenu et enveloppé par les anges, Michel-Ange, en peignant cette fresque, semble avoir été porté par le ravissement d’un enthousiasme sublime. L’Éternel, se déployant sur la création, plane autour de son œuvre qu’il visite. Tout l’infini s’est comme concentré, localisé, replié dans cette figure, dont l’irrésistible majesté arrache l’adoration et inspire la confiance. Sous un tel père et un tel maître, nulle crainte n’est possible, et spontanément devant ce spectacle on se répète les paroles des antiques croyans : « si je me place sous tes ailes, ô Seigneur, quel ennemi pourra m’atteindre? » C’est ce sentiment d’instinctive sécurité qui semble posséder le jeune Adam nouvellement appelé à la vie. A l’approche de l’Eternel, il a soulevé son beau corps, et, pareil à un jeune roi, sans étonnement ni effroi, il étend le doigt pour recevoir le contact de la main divine. C’est le roi de la terre, et, à voir la tranquille aisance avec laquelle son corps pèse sur elle, on sent que la terre et son roi sont inséparables l’un de l’autre, qu’ils sont les deux parties intégrantes d’un même élément. Une autre pensée admirable se révèle dans cette figure d’Adam : il vient de sortir du néant comme d’un sommeil, et son visage légèrement appesanti porte les marques de ce repos qu’accuse encore la molle attitude de son corps, qui se redresse lentement sous l’action de la vie comme se redressent sous l’action du soleil les fleurs et les rameaux courbés par le poids glacé de la nuit. On pourrait encore faire observer que dans cette fresque Michel-Ange a découvert intuitivement l’électricité bien longtemps avant Galvani et Volta. Dieu fait passer la vie dans Adam absolument selon la méthode par laquelle nous faisons passer un courant électrique dans un corps organisé. L’Éternel étend un doigt pour communiquer l’étincelle, Adam étend un doigt pour la recevoir. Enfin une dernière pensée, la plus extraordinaire de toutes, est exprimée par le groupe des anges qui s’abritent sous le manteau de Dieu, gonflé pour les contenir. Ces anges, c’est l’expression de la puissance de vie infinie qui est en Dieu. Comme ils sont robustes et beaux, et que leurs légions sont épaisses! On peut les compter cependant; mais telle est leur intensité de force, si étroitement ils sont pressés autour du Créateur, que leur nombre paraît incalculable. Fourmillement d’existences en germe, fermentation des forces latentes de l’univers, amas mouvant des semences du monde, entassement des formes en préparation dans l’inépuisable réservoir de l’éternité, voilà ce qu’exprime ce groupe d’anges soutenant le Créateur. Jamais l’art n’enserra dans les synthèses de ses personnifications une idée plus colossale, et ne la traduisit avec une plus écrasante simplicité. Il y a à Rome trois œuvres où cette fécondité du principe caché de la vie a été rendue d’une manière admirable, la statue du Nil au Bracrio nuovo du Vatican, la Galatée de Raphaël à la Farnésine, et enfin cette fresque de la Création à la chapelle Sixtine; mais que les deux premières traductions sont petites, mesquines, triviales à côté de la dernière, si belles qu’elles soient! Le Nil avec ses légions d’enfans qui lui courent sur le corps comme les Lilliputiens sur Gulliver ou des pucerons sur une plante, c’est la vulgaire fécondité de la matière, la fécondité d’une boue échauffée par un vigoureux soleil. Plus élevée est la forme de fécondité qu’a exprimée Raphaël dans la fresque de la Farnésine; mais lui non plus n’est pas sorti de la nature. Ce qu’il a montré dans la Galatée, — avec quelle grâce saine et robuste! — c’est l’amoureuse chaleur de l’élément de la mer, le grouillement de vie gras et tiède de ses flots, la force de sensualité qui en émane. Comme cette force de sensualité est admirablement mise en relief par l’ardeur avec laquelle le triton du premier plan embrasse sa vivace néréide! Il semble que cet embrassement ne cessera jamais, tant il est fort. Et la fécondité facile des flots, comme elle est exprimée avec bonheur par ces beaux enfans qui se roulent sur le rivage, où la dernière vague semble les avoir doucement jetés avec les coquillages et les herbes marines! Ce n’est là pourtant que la fécondité païenne des forces créées; au contraire, ce que Michel-Ange a traduit visible aux yeux dans la fresque de la Sixtine, c’est la fécondité des forces incréées, du principe ontologique du monde, l’intensité de vie de l’être métaphysique.

Le quatrième compartiment est consacré à la création de la femme. La figure d’Eve est une des plus profondément poétiques que l’art ait produites. Eve s’élance dans le monde comme une hymne vivante, avec l’attitude qui est essentiellement celle de la nature féminine, l’attitude de la prière, de l’adoration et de l’amour. Elle s’échappe hors d’Adam, et au moment où elle jaillit de sa chair, rencontrant son créateur, le sourire de la tendresse vient à ses lèvres, elle joint les mains et implore. L’Adam et l’Eve de Michel-Ange ne sont pas seulement deux personnages, ce sont les deux prototypes de toute humanité, les deux patinons, en quelque sorte, sur lesquels seront calquées, comme d’innombrables copies, toutes les générations de la race humaine. Ce sont les deux semences de la forêt vivante destinée à couvrir la terre; ils contiennent enveloppés en eux tous les caractères de cette forêt, comme le gland contient en lui le chêne. Par la manière dont il a représenté les deux naissances d’Adam et d’Eve, Michel-Ange a trouvé moyen de faire sentir la différence des matières dont ils furent formés. Adam est tiré d’un limon inerte : aussi sort-il du néant comme d’un sommeil, sans étonnement, mais sans souvenir. Eve est tirée du limon vivant d’Adam : aussi naît-elle toute vibrante, en proie aux plus précieuses émotions de la vie, comme si elle avait été simplement retenue captive par enchantement. La figure de l’Éternel dans cette fresque est, elle aussi, d’une signification profonde. Son regard se fixe sur Eve avec une expression de sévérité voisine de la tristesse. Les douloureuses conséquences de l’acte qu’il vient d’accomplir sont présentes devant son omniscience. En mettant au monde cet être qui est aspiration et mouvement, il a rendu possibles l’égarement et la chute. Ce qu’il a fait devait être fait, mais il s’afflige des décrets nécessaires de sa sagesse. Il voit les longues générations des hommes hériter d’une chair pécheresse qui ne pourra être réconciliée avec sa nature divine que par sa propre immolation. Pour refaire l’homme à son image, il faudra qu’il se fasse lui-même à l’image de l’homme; pour faire remonter l’homme à lui, il faudra qu’il descende jusqu’à l’homme. Voilà ce que dit ce regard à la fois sévère et bon, regard de juge qui menace d’une sentence et de père qui s’afflige de la prononcer.

Telles sont les pensées qui apparaissent dans les fresques de la Sixtine en caractères tellement lisibles par la taille et le relief, qu’il est absolument impossible de s’y tromper. On voit qu’il est inutile d’avoir recours au commentaire pour faire comprendre l’intérêt de pareilles pensées; il suffit de les énoncer simplement comme un catalogue dressé avec intelligence pour que la grandeur en apparaisse aux esprits les plus rebelles; mais il n’en est pas ainsi de ce que j’appellerai la philosophie de la chapelle Sixtine, c’est-à-dire du lien général qui réunit toutes ces idées entre elles et en fait un tout synthétique. C’est un point qui demande une attention très particulière, et c’est là que je veux porter toute celle dont je suis capable.

Cette philosophie des fresques de la Sixtine, qui a fait dire beaucoup de choses fort singulières et quelques-unes très ingénieuses[2], est aussi simple en réalité qu’elle est obscure et compliquée en apparence. Cette obscurité apparente a deux causes. La première tient à la trop grande richesse du génie de Michel-Ange. Il n’est pas facile de se débrouiller au milieu des légions de figures qui peuplent les voûtes de la Sixtine, et il faut un certain temps avant de séparer les acteurs réels de ces fresques, les personnages qui ont une signification morale, de la foule des figures accessoires qui ne sont là que comme ornemens et décors. Ces ornemens accessoires sont tellement beaux, que l’œil s’y intéresse tout autant qu’aux parties essentielles de l’œuvre, et qu’il s’arrête aussi longtemps à les contempler. Une fois qu’on est arrivé à séparer les parties secondaires de l’œuvre des parties essentielles, il faut surmonter une seconde difficulté, tâche qui équivaut à remporter une victoire sur soi-même. L’impartialité passive, indifférente, dirai-je presque, est la clé magique qui ouvre le sens des grandes œuvres. Celui-là seul qui les aborde avec un désir sans égoïsme, qui n’a pas souci d’y trouver sa propre image, qui cherche ce qu’elles sont, non ce qu’il voudrait qu’elles fussent, qui leur demande, non d’exprimer ses sentimens, mais d’exprimer des sentimens originaux, et qui veut vivre, ne fût-ce qu’une minute, de ces sentimens pour en connaître à fond et d’une manière intime la nature, celui-là seul a chance de ne pas se tromper sur les œuvres d’art. Pour pénétrer le sens de la Sixtine, commençons donc par ne pas faire un Michel-Ange à notre image, et prenons-le pour ce qu’il fut, c’est-à-dire pour un républicain florentin de l’an 1500, — ce qui constitue un personnage fort différent d’un radical humanitaire parisien de l’an 1870, — florentin profondément chrétien et catholique, et non pas voltairien, qui fut aux gages de la papauté, et accepta la tâche d’orner la chapelle où le pape célèbre l’office divin de peintures qui nécessairement devaient être assorties au caractère et à la destination de cette chapelle. Quand on aborde la Sixtine avec ces dispositions-là, le sens de l’œuvre de Michel-Ange devient fort clair, et la filiation logique des idées qui la composent se laisse lire sans difficulté.

Sur la partie plate de la voûte, Michel-Ange a peint les faits métaphysiques qui sont les fondemens du christianisme, et qui dès l’origine des temps l’ont rendu nécessaire. Remarquons d’abord combien le choix de ses sujets est peu arbitraire ; tous sont empruntés exclusivement aux premiers chapitres de la Genèse, tous racontent les commencemens du monde selon la Bible et ne racontent pas autre chose. La création et le péché invétéré dans la nature humaine, voilà les sujets qui se partagent à peu près également les fresques du plafond. A partir du cinquième compartiment, l’homme se présente à nous comme irrémédiablement, incorrigiblement pécheur. Il perd l’Éden par sa désobéissance ; mais ce châtiment terrible n’a pu corriger ses descendans, et la race humaine est devenue si perverse que Dieu prend le parti d’en finir avec elle par le déluge et de confier au seul juste existant sur la terre le soin de recommencer son œuvre ; or, à peine ce châtiment a-t-il reçu son exécution, que le péché reprend son empire. L’homme est de nature si fragile qu’il pèche par ignorance lorsqu’il ne pèche pas par perversité, et c’est là ce que nous enseigne la lourde ivresse de Noé bestialement étendu à terre. Le cours des iniquités humaines recommence, et c’est en vain que Dieu, qui a renoncé à toute vengeance universelle, fera tomber sa colère sur tel ou tel point de la terre. L’homme est donc par lui-même incapable d’échapper au péché : de là la nécessité du rédempteur.

C’est ce rédempteur qu’appellent, cherchent, désirent et prédisent les prophètes et les sibylles rangés tout autour de la voûte. Ici la pensée de Michel-Ange ne peut plus être suivie, si l’on ne porte pas attention à la disposition des scènes et à la distribution des personnages ; il nous faut donc avant tout dresser l’ordre exact de cette succession de colosses et des scènes qui les accompagnent. Aux deux extrémités de la voûte apparaissent deux figures plus gigantesques encore que toutes les autres ; immédiatement au-dessus de l’autel papal, Jonas ouvre le cortège, que ferme Zacharie à l’autre extrémité. Aux côtés des deux prophètes se déroulent quatre scènes de l’Ancien-Testament : aux côtés de Jonas, le Serpent d’airain et la Punition d’Aman ; aux côtés de Zacharie, la Mort d’Holopherne et la Mort de Goliath, scènes fort significatives et dont les sujets révèlent une bonne partie du sens, peu compliqué, mais très complexe de la Sixtine. Dix autres prophètes et sibylles, cinq à droite et cinq à gauche, se succèdent tout le long des deux murailles entre Jonas et Zacharie. Ces personnages sont placés dans l’ordre suivant : d’un côté la Libyque, Daniel, la Cuméenne, Isaïe, la Delphique ; de l’autre, Jérémie, la Persique, Ézéchiel, l’Érythréenne, Joël. Il nous reste à mentionner une disposition de la plus extrême importance. Au-dessus des arcs des fenêtres percées dans la muraille de gauche, et à la hauteur correspondante sur la muraille de droite, des fresques de petite dimension, renfermées dans des encadremens qui rappellent la forme des bonnets d’évêques, séparent chaque couple de personnages. Ceux qui n’ont pas eu le bonheur de voir la Sixtine doivent surtout s’arrêter à deux points dans cette disposition générale, les deux prophètes qui ouvrent et ferment la voûte, et les fresques qui séparent les autres personnages : là est la clé de l’œuvre.

Ces fresques comprises dans les bonnets d’évêques séparent les colosses d’une façon pour ainsi dire humble, par en bas, à la manière de bas-reliefs qui sépareraient des statues en partant de leur base. Elles représentent des scènes familières tantôt à deux, le plus souvent à trois personnages, toujours les mêmes : un enfant, une mère, un père. Le père manque quelquefois, jamais la mère ni l’enfant, ce qui semble indiquer que le père a moins d’importance ici que les deux autres personnages. Ces compositions, qu’une femme intelligente appelait devant nous les tableaux de genre de Michel-Ange, mériteraient en effet ce titre, si on pouvait n’en pas voir la portée philosophique, car les scènes qu’elles représentent appartiennent à une vie singulièrement humble, populaire, presque basse et triviale. Sous la voûte de leurs bonnets d’évêques, ces trois invariables personnages, le père, la mère, l’enfant, ont l’air d’habiter dans des sortes de catacombes, de sous-sols et de caves ; là, loin des orgueilleux regards, comme perdus au monde et ignorés de tous, ils se présentent dans des attitudes puissamment vulgaires, avec ce sans-façon de la pauvreté qui sait que tout lui est permis, parce que nul ne prendra la peine de lui faire de reproches sur sa négligence. Ici, la mère est accroupie, veillant, soignant l’enfant ou préparant des langes ; là, le père est étendu tout de son long, comme s’il se reposait après un pénible travail. Très diverses, mais toujours populaires, sont les passions qui animent ces personnages. Quelquefois ils paraissent en proie à l’amère tristesse des pauvres gens, d’autres fois ils semblent s’abandonner à la confiance et à l’espoir. Que veulent dire ces scènes répétées avec une insistance qui force l’attention ? Est-ce qu’elles ont, familières comme elles le sont, quelque chose à démêler avec ces colosses d’en haut qui expriment ce qu’il y a de plus grand dans la nature humaine ? Eh ! oui, car ces colosses ne font autre chose que s’en occuper et en parler, quoiqu’ils les ignorent. Pendant qu’en haut se déroule à travers le temps la succession des prophéties, en bas, dans les profondeurs obscures du peuple, nous assistons à la lente formation, à la vie latente, souterraine, invisible du fait annoncé. En haut, les grandes âmes se transmettent d’âge en âge la promesse de la révélation ; en bas, dans la nuit et le silence, comme un fleuve caché qui fait verdir la terre, circule de génération en génération la précieuse semence, le flot de vie d’où doit sortir le salut du monde. Le rédempteur s’avance à travers les âges comme un voyageur qui marche à petites journées. Ces compositions intermédiaires entre les prophètes représentent une famille qui se continue à travers le temps ; cette famille est celle de Jésus, et chacune de ces scènes marque deux des générations qui ont précédé et préparé le Christ. Voilà le sens de cette fameuse énigme qui a fait rêver tant de doctes. Pour qu’on ne s’y trompât point cependant, Michel-Ange avait eu le soin d’écrire au-dessous les noms qui composent la généalogie du Christ.

Le sentiment général qui s’échappe de la Sixtine est d’accord avec la pensée que nous venons de foire apercevoir. Il n’y a pas à s’y méprendre, car ce sentiment général éclate comme un coup de tonnerre qui serait dix fois répété. Cette voûte crie par toutes ses voix la parole de consolation que le christianisme a fait entendre au monde : le salut vient des humbles. Demandez aux enfans, aux femmes, aux pauvres, au peuple. Ces colosses qui prononcent de si mystérieuses paroles d’avenir, est-ce que leur science vient d’eux? Regardez à leurs côtés, regardez à leurs pieds. Un enfant soutient leur livre, un enfant déploie leurs rouleaux fatidiques, un enfant leur chuchote à l’oreille les mots de l’inspiration. Ce rédempteur qu’ils prédisent sur l’assurance que leur en donne un enfant, — en bas, de pauvres gens, patiens ouvriers sous la main de Pieu, sont en train de le former; c’est d’eux que sortira le Fils de l’homme, qui voudra être l’os de leurs os, la chair de leur chair. Le salut naît des humbles, parce qu’ils représentent la foi parfaite, la foi qui ne raisonne pas, la foi semblable à celle des Israélites qui lèvent les yeux vers le serpent d’airain. Tout salut vient d’humilité, toute défaite de superbe, — n’est-ce pas là ce que signifient les deux fresques peintes aux côtés de Jonas, — qui, lui aussi, jeté nu sur le rivage, a échappé à la mort parce qu’il a cru en toute humilité, — le Serpent d’airain, la Punition d’Aman? Il y a mieux encore : non-seulement tout salut, mais toute force vient d’humilité, car ces humbles, loin d’être faibles, seront les instrumens favoris de Dieu; c’est par eux qu’il lui plaira d’exercer ses vengeances. Contre les impies et les orgueilleux, il armera les bras des petits, des enfans et des femmes : voyez, aux côtés de Zacharie en prière, le berger David coupant la tête à Goliath et le tronc d’Holopherne séparé de son chef par le glaive de Judith. Ce rédempteur attendu et nécessaire, les prophètes peuvent bien le prédire; mais ce sont les humbles qui le préparent par leurs mérites, et c’est à cause d’eux qu’il viendra sauver indifféremment bons et mauvais, petits et grands.

Cependant, parmi tous ces prophètes, il en est un qui fait plus que le prédire par sa parole, mais qui le prédit par sa personne même; celui-là, c’est Jonas. Jonas est la figure vivante du Christ futur. Il est rejeté sur le rivage comme le Fils de l’homme, qui n’aura pas où reposer sa tête; il a comme lui connu les affres de la mort, il a traversé les ténèbres du tombeau dans le ventre de la baleine, et le tombeau l’a vomi comme il vomira le rédempteur. Toutefois la signification de ce personnage est double et triple; pour le comprendre, il faut l’opposer à Zacharie, qui lui fait face, à l’autre extrémité de la voûte. Ce rédempteur, deux forces morales l’obtiendront, la foi et la prière. De ces deux forces, la foi est représentée par Jonas, la prière par Zacharie. De même que Jonas est le symbole de la personne du Christ, Zacharie est la figure vivante de son église, ou, pour être plus précis encore, de son vicaire sur la terre, c’est-à-dire du souverain pontife même. Contemplez enfin dans Jonas faible et nu la pensée religieuse à l’origine, à l’état rudimentaire, toute dépouillée et abstraite, et puis regardez à l’autre extrémité de la voûte : les siècles ont marché, et voilà l’idée religieuse pourvue de tous ses symboles, de toutes ses liturgies, de tous ses rites, magnifiquement drapée dans ses traditions comme Zacharie en prière dans sa robe sacerdotale. Le cycle est accompli, et le pauvre lis humain que nous contemplons en Jonas est ici plus richement vêtu que Salomon dans sa gloire.

Le rédempteur attendu viendra, et il gouvernera la terre par son église, voilà ce que nous disent Jonas et Zacharie. Maintenant tournons-nous vers les deux murailles où sont représentés ceux qui ne font que le prédire. Ceux-là se divisent en prophètes et en sibylles, et ce mélange n’a jamais été bien compris. Ce n’est pas seulement par un souvenir de la tendresse un peu bizarre que l’église du moyen âge eut pour les sibylles, — teste David cum sibylla, dit l’hymne du Dies iræ, — que Michel-Ange les fait alterner avec les prophètes. Ce n’est pas seulement non plus parce que Michel-Ange, comme Dante, n’a jamais séparé les deux traditions antique et chrétienne. Il était autrefois admis dans l’église que certains justes ont pu, sans le secours de la révélation, en pleines ténèbres païennes, par les seuls mérites de leur raison et de leurs vertus, s’élever à la lumière du christianisme. C’est à ce titre que Trajan et surtout Riphée figurent dans le paradis de Dante ; c’est à ce titre aussi que les sibylles figurent dans les fresques de Michel-Ange, mais elles ont encore d’autres droits à faire partie de cette assemblée. Faut-il enfin faire honneur de la présence des sibylles à cette parole de saint Paul, d’une impartialité si haute et qui fut si féconde : « le salut vient des Juifs, mais la lumière vient des gentils ? » Eh bien ! la pensée de Michel Ange va plus loin encore que la parole de saint Paul. Les prophètes appartiennent exclusivement au peuple d’Israël, tandis que les sibylles appartiennent à toutes les nations païennes ; les prophètes appartiennent au sexe masculin, les sibylles au sexe féminin ; par conséquent l’assemblée de Michel-Ange embrasse le genre humain et l’univers en entier, ce qui veut dire : ce n’était pas seulement un peuple, celui d’Israël, c’était le genre humain tout entier qui attendait le rédempteur, qui le pressentait et le cherchait. Notre foi n’a donc pas seulement son origine et sa source dans un peuple favorisé d’où elle serait sortie pour se répandre sur le monde et de ruisseau devenir fleuve ; non, sa tradition est celle de l’humanité, et les espérances qu’elle a réalisées étaient celles de toutes les nations de la terre, car toutes, descendant de l’Adam qui fut à l’origine l’enfant de Dieu, appelaient de leurs vœux obscurs celui qui, par sa grâce, devait les faire rentrer dans ce titre divin. C’est la pensée la plus catholique dans le sens étymologique de ce mot, universel, qui ait été, je crois, jamais exprimée. Michel-Ange a divisé en deux classes ses prophètes et ses sibylles, les inspirés et les passionnés. Sur le côté de la voûte qui commence à la Libyque et finit à la Delphique, il a placé ceux qui furent prophètes par l’enthousiasme de l’esprit, la force de l’intelligence, le labeur de la recherche patiente, en un mot par toutes les qualités qui constituent le génie humain. La Libyque, voyante sereine, déroule avec un beau geste le parchemin de ses révélations, qui sans doute se composent de traditions conservées au désert ou de vérités dues à l’intuition contemplative : « il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu. » La Delphique, voyante convulsionnaire, est une belle fille nerveuse qui paraît épuisée par les oracles obscurs, incertains, sortis avec effort de son sein, au milieu des spasmes de l’hystérie. La figure d’Isaïe exprime le génie de la méditation et des longues rêveries, il est comme ravi hors de lui-même, comme enveloppé dans la lumière de sa vision, et il semble écouter, radieusement absorbé, les paroles de la bonne nouvelle qui retentissent à son oreille avec une harmonie céleste. Au contraire c’est le feu de l’enthousiasme qui transporte le jeune Daniel; un frémissement sacré semble parcourir tout son être comme une volupté ineffable. L’esprit de Dieu circule dans ses veines, ses cheveux se dressent légèrement comme hérissés par le transport intérieur, ses lèvres remuent, et il s’en échappe un torrent d’éloquence qui jaillit en cascades d’images, ou s’épanche comme un large fleuve, clair miroir qui reflète de belles et complètes visions. Cependant la figure la plus extraordinaire de cette famille d’inspirés, c’est peut-être la Cuméenne. Ah ! celle-là n’est point une inspirée par la grâce de la nature et par l’esprit de Dieu. C’est une énergique virago du bas peuple de Florence et da Rome; mais, si ses dons sont faibles, son désir de savoir est fort. C’est une chercheuse patiente, laborieuse, studieuse. Elle creuse l’avenir avec la lente pesanteur d’un buffle creusant son sillon dans la campagne italienne. De ses poings robustes qui assommeraient un géant, elle tourne méticuleusement les feuillets de son livre, et semble dire : « Est-ce le passage? Non, pas encore; mais il doit y être, je trouverai certainement. » Salut, sibylle de l’Occident, patronne des travailleurs pâlis sur les livres, des voyans par la grâce de la fatigante analyse et de la patiente comparaison !

Sur l’autre côté de la muraille sont rangés les passionnés, c’est-à-dire ceux qui furent prophètes par l’intensité de leurs sentimens, par la force de leur cœur, par les orages de leur âme, par l’inébranlable fermeté de leur constance, enfin par toutes les qualités qui constituent l’être moral. Ceux-là sont les violens qui, selon l’Ëcriture, enlèvent le royaume des cieux, et par ce mot de violens il faut entendre quiconque se porte avec excès vers le bien, et engage avec une entière sincérité son être entier au service de ses sentimens. Violent, Jérémie l’est par l’intensité du désespoir. Un tel désespoir est vertu par son excès, car il révèle à quel point le désespéré aimait son peuple et Dieu. La tête penchée contre ses genoux, il est comme frappé d’une stupeur douloureuse, et quoique sa bouche soit fermée, toute sa personne crie : « N’y a-t-il donc plus d’espoir, et le salut sera-t-il jamais possible? » Ézéchiel indique sa qualité par sa seule attitude; c’est le chef de tous les zelanti de la terre, de tous ceux qui sont brûlés par le zèle des choses de Dieu, fervens, fanatiques même, Athanase, saint Jérôme, saint Bernard, saint Dominique. Il argumenta avec une chaleur colérique contre un adversaire invisible qui se refuse sans doute à comprendre, car il semble l’invectiver avec ce cynisme imagé dont il eut le génie. La Persique, sibylle du pays des mages, de la science fermée, des secrets ésotériques, représente la protection jalouse de la vérité, cette vigilance armée avec laquelle les enfans de la lumière défendent leur flambeau contre les enfans des ténèbres, qui le reprendraient pour l’éteindre, la garde soigneuse autour du dépôt des traditions. Ce n’est pas aux ignorans que cette sibylle à la défiante prudence ira livrer les destinées de la science, ce n’est pas aux impies qu’elle divulguera les secrets de Dieu. L’Érythréenne, belle fille d’Ionie, sibylle du pays de ce Platon dont les doctrines doivent un jour se confondre avec celles du rédempteur attendu, laisse lire sur son visage une confiante espérance. Elle attend l’amant promis : c’est par ces mots d’une amoureuse douceur qu’il faut traduire pour cette vierge des rivages où Vénus prit naissance, où Psyché doit être aimée d’Éros aux derniers jours du paganisme, le même désir que tous les autres personnages, moins sûrs de cette égalité qui fait aimer avec réciprocité, expriment par ces paroles fort différentes : «nous attendons le sauveur, le seigneur, le maître. » Véritable patronne des vierges sages, elle doit sans doute veiller bien avant dans la nuit, car voyez, au-dessus de sa tête un superbe enfant allume la lampe afin d’éclairer le livre ouvert devant elle. Ses traits sont ceux d’une Minerve ou d’une Pallas, et en effet c’est la belle guerrière de la sagesse. L’Erythréenne représente ici cette ardeur de connaître qui fut chez les Grecs une religion et une passion. La figure de Joël, qui est la dernière, est la seule sur laquelle il soit difficile de mettre un sens précis. Je ne puis lire sur son visage attentif que le calme de la certitude et la fermeté inébranlable qui suit les convictions assurées. Je crois qu’il représente ici la constance à la vérité.

Ainsi, dans la succession des sibylles et des prophètes, nous parcourons tous les degrés de l’échelle morale par laquelle l’homme s’élève jusqu’à l’infini, et par laquelle Dieu peut descendre jusqu’à l’homme. Récapitulons ces degrés en leur donnant leurs noms philosophiques. Au deux extrémités de l’échelle, la foi (Jonas) et la piété (Zacharie] ; échelons de l’intelligence : l’intuition contemplative (la Libyque), l’enthousiasme (Daniel), l’étude patiente (la Cuméenne), la méditation (Isaïe), le délire poétique (la Delphique) ; échelons de la passion : la douleur (Jérémie), le zèle jaloux (la Persique), l’amour violent (Ezéchiel), l’ardeur de savoir (l’Erythréenne), la constance fidèle à la vérité (Joël).

Voilà la lumière qui jaillit de la succession des personnages ; une autre lumière jaillit de l’opposition des figures. Chaque faculté d’inspiration est opposée à la passion ou à la vertu morale qui lui correspond, lui fait contraste ou la balance. La Libyque, qui n’est que contemplation pleine d’espérance, est opposée à Jérémie, qui n’est que contemplation douloureuse. Daniel, qui sous le feu de l’enthousiasme communique librement ses secrets, fait face à la Persique, qui les rumine pour elle seule avec un égoïsme défiant. La Cuméenne est une raisonneuse ; Ezéchiel, qui lui fait face, est un disputeur. Isaïe, qui exprime le génie de la méditation, fait face à l’Erythréenne que possède l’amour de la science. Joël et la Delphique sont deux esclaves de la foi sous des formes différentes : la sibylle appartient au dieu qui parle par sa bouche, le prophète appartient à la vérité, dont il est le serviteur soumis.

Il peut y avoir quelques détails arbitraires dans l’explication que nous avons donnée des idées de Michel-Ange ; mais le sens général et la succession logique de ces idées sont certainement tels que nous l’avons établi. Quelque lecteur trouvera peut-être qu’il y a dans ces fresques trop grande abondance de théologie, et qu’il ne serait pas mal d’y découvrir quelque idée mise au monde par le XVIIIe siècle ou en vogue à l’heure présente. Je ne puis répondre autre chose que ceci : Michel-Ange, républicain et chrétien fervent, ne séparait pas ses opinions politiques de ses convictions religieuses ; il n’était pas républicain, quoique chrétien, il l’était parce qu’il était chrétien. Il était républicain moins encore par ses traditions toscanes que par ses lectures assidues de la Bible, livre dans lequel il trouvait les origines séculaires de ses opinions, et qui lui présentait ses préférences politiques comme sanctionnées par la tradition du genre humain. Et puis la théologie était l’air ambiant que respirait un Italien de cette époque ; Raphaël n’y a pas plus échappé que Michel-Ange. Très versé lui-même en théologie, il voyait journellement des théologiens qu’il consultait, comme nous consultons de nos jours des physiologistes ou des positivistes. Chaque siècle a ses mœurs.

Les classifications toutes faites et que l’on se passe d’âge en âge ont plusieurs mérites que je ne veux point méconnaître : elles abrègent le temps, elles dispensent d’étudier, elles mettent à la portée de tous une opinion qui a pour elle l’autorité des années. Michel-Ange, c’est la force ; Raphaël, c’est la grâce ; voilà qui est admis. Je demande à troubler quelque peu le repos de ceux que contentent de pareilles classifications. Michel-Ange est la grâce au moins autant que la force. Je n’en veux d’autre preuve que ce qu’on peut appeler les figures secondaires de la Sixtine, ces enfans qui sont placés dans les cadres de chaque prophète, ces jeunes gens qui ferment les quatre côtés de chacun des compartimens de la voûte, figures qui n’ont qu’un seul défaut, c’est qu’elles sont tellement belles qu’elles attirent et retiennent l’attention du contemplateur au détriment des parties essentielles de l’œuvre. On pourrait rendre bien des visites à la chapelle Sixtine et en sortir lassé d’admiration, sans avoir vu cependant autre chose que quelques-unes de ces figures, car il n’en est pas une seule qui ne soit digne d’être un sujet capital d’étude pour un artiste et qui ne méritât un commentaire ; mais l’abondance même de Michel-Ange appauvrit sa gloire d’une partie de l’admiration qui lui serait due. Dans les galeries de l’académie de Saint-Luc, l’œil s’arrête tout à coup devant une figure d’enfant peinte à fresque, et en oublie aussitôt les jolies choses sur lesquelles il se promenait tout à l’heure avec plaisir. Cette figure d’enfant nu est de Raphaël et se trouvait au Vatican, où elle se morfondait et se délabrait sous l’action de l’humidité. Enfin une âme compatissante, peut-être celle du pape actuel qui est réellement tendre aux belles choses, ainsi que le prouvent tant d’heureuses restaurations accomplies sous son règne[3], pensa charitablement que l’absence de ce superbe enfant ne risquait pas d’appauvrir le riche Vatican, et qu’il pourrait être transporté dans un endroit plus chaud ; c’est ainsi que nous avons pu l’admirer longuement, tout à notre aise, à l’académie de Saint-Luc. Nous l’avons admiré longuement, pourquoi ? parce qu’il était seul et qu’il concentrait sur lui toute notre attention ; mais s’il eût été entouré de cent personnages, tous d’un dessin aussi pur et d’une grâce aussi captivante, à peine aurions-nous eu le temps et la force de le distinguer. C’est la condition défavorable que crée à ces figures de la Sixtine la richesse du génie de Michel-Ange. Telle d’entre elles aurait suffi à conserver le nom d’un artiste ; elle se perd dans la foule. Oui, Michel-Ange possède une grâce qui lui est propre, et même de nature fort originale, quoiqu’elle ne soit autre que la suprême expression du genre de grâce découvert et préféré par les Florentins. Les premiers dans les arts plastiques, peut-être par suite de quelque particularité de leur race, les Florentins cherchèrent la grâce dans la sveltesse élégante. Ils s’aperçurent que les formes sveltes se prêtaient mieux que les formes pleines à toutes les attitudes, surtout aux attitudes tourmentées, contournées ou légèrement excentriques que réclame la sculpture d’ornement, supports, cariatides, figures de fontaines, allégories monumentales, et alors, au lieu de demander, comme les anciens, la grâce à l’harmonie de toutes les perfections corporelles, ils la demandèrent à celle de ces perfections qui rend le mieux le mouvement, et qui permet le plus aisément de multiplier les attitudes. Pour atteindre à cette grâce, les Florentins choisirent de préférence l’âge de la première adolescence, âge intermédiaire où le corps a reçu sa pleine croissance sans avoir encore reçu la plénitude de ses formes, et présente une longue ligne droite, légèrement sinueuse, propre à se plier avec souplesse à tous les mouvemens de la vie. Ils amaigrirent les formes et prolongèrent les lignes autant qu’ils purent le faire sans pécher contre la nature, afin que cette élégance cherchée ne rendît impossible aucune attitude, et que l’attitude adoptée, quelque bizarre qu’elle fût, ne nuisît en rien à l’élégance. C’est cette grâce florentine qui éclate avec une variété si extraordinaire dans les figures d’ornement de la chapelle Sixtine. Qui pourrait les oublier, après les avoir vus, ces beaux jeunes gens élancés, aux formes en quelque sorte rapides, tant on les sent prêtes à obéir sans efforts à tous les caprices de l’animal humain, aux postures à la fois familières et bizarres, aux gestes véhémens, celui-ci lançant avec turbulence les pieds contre la paroi, qu’ils ont l’air de vouloir ébranler, celui-là posant à plat une jambe sur l’autre de façon à lui faire mesurer toute la largeur de son corps, cet autre posant le pied droit sur la jambe gauche de manière à permettre au genou de monter jusqu’au menton ? Que le lecteur fasse effort pour se représenter l’étrangeté de cette décoration, unique dans le monde de l’art; unique, non cependant, car elle a été souvent imitée depuis, et il est plus d’une belle œuvre qui n’existerait pas sans les figures de la Sixtine. Pour ne pas sortir du siècle de Michel-Ange, dites-moi si vous n’avez pas pensé aux jeunes gens de la Sixtine lorsque vous avez regardé ces six figures d’adolescens maigres et souples qui composent la fontaine des Tortues sur la place où s’élève l’adorable palais Mattei. Deux Florentins firent cette fontaine; cependant je ne sais si elle existerait sous la forme où nous la voyons, si les deux artistes n’avaient pas connu l’œuvre suprême de Michel-Ange. Guillaume della Porta donna le dessin de cette fontaine, Thadée Landini en sculpta les figures; mais l’origine lointaine de cette œuvre peut sans témérité être attribuée aux décorations de la Sixtine.

J’ai peu à faire maintenant pour achever l’explication des fresques de Michel-Ange. D’un mot, ces peintures peuvent se résumer ainsi : la foi dont les mystères se célèbrent dans cette chapelle remonte à l’origine même du monde, et ces peintures représentent la longue attente et la douloureuse espérance dans lesquelles vécurent les innombrables générations des hommes avant la venus du rédempteur. Enfin il a paru, et c’est lui qui remplit de son esprit cette enceinte. Il ne figure pas ici lui-même avec l’humilité de sa condition terrestre, les souffrances de sa passion et l’horreur de sa mort. C’est un roi, c’est un dieu qui fut promis aux hommes dès les premiers jours du monde, et c’est d’un roi et d’un dieu que l’on se souvient seulement dans ce palais. Il ne reste rien de l’homme qui traversa la terre, le maître de l’éternité apparaît seul ici. Il fut dans le passé par les prophéties, ces peintures le racontent; il est dans le présent, cet autel le proclame, et si vous voulez savoir ce qu’il sera dans l’avenir, jetez les yeux sur l’immense fresque qui remplit toute la muraille en face de vous. Le voici qui apparaît encore, mais cette fois c’est pour clore le temps. Les prophètes et les sibylles nous disaient qu’il fut l’alpha de l’Écriture, le Jugement dernier nous dît qu’il en sera l’oméga.

De toutes les œuvres de Michel-Ange, le Jugement dernier est la plus connue et la plus populaire. Quelques bonnes copies et des centaines de descriptions laborieuses ont rendu cette composition familière à tous les esprits. C’est peut-être ce que Michel-Ange a fait de plus accessible, de plus aisément pénétrable ; mais il s’en faut cependant de beaucoup que cette muraille ait la portée de la voûte. C’est encore, de toutes les œuvres du maître, celle qui accuse le plus franchement ses défauts admirables; aussi est-elle celle qui a le plus vivement sollicité l’émulation de ce troupeau d’imitateurs que le grand artiste redoutait tant pour sa gloire. Que de décorations de plafonds et de voûtes ont leur origine dans cette vaste page! Je vois encore l’immense verrière du portail de Sainte-Gudule, à Bruxelles, où Franz Floris, Flamand admirateur de Michel-Ange, a représenté le jugement dernier, ainsi que les grimaçantes compositions dont il a rempli les musées des Flandres. L’esprit de ce pauvre Franz Floris s’enchevêtra si bien dans ce dédale d’épisodes terribles et dans cette foule de figures énergiques qu’il n’en put jamais sortir. Aussi, quand on regarde ses ouvrages, pense-t-on involontairement à ce mot dit par notre peintre Boucher à un de ses jeunes élèves partant pour l’Italie : « Surtout gardez-vous de Michel-Ange; si vous avez le malheur de vous engager dans cette étude, vous êtes perdu. » Plus rusés que le naïf Flamand, les imitateurs italiens se sont contentés d’emprunter à cette fresque certains secrets saisissables de hardiesse qui pouvaient leur être utiles dans la pratique de leur art, et ils ont respecté sa poésie étrange et terrible. C’est là ce qu’a fait le Bacciccio dans le plafond remarquable de l’église du Gesù, où il s’est permis une plaisanterie colossale, mais des plus adroitement exécutées. Comme dans cet épisode où Dante voit deux damnés devenir alternativement homme et serpent, de manière à se dévorer à tour de rôle pendant toute la durée de l’éternité, le Bacciccio a trouvé moyen de faire s’opérer sous les yeux mêmes du spectateur la plus hideuse des métamorphoses : le groupe des damnés précipités dans l’abîme devient, lorsqu’on se place immédiatement au-dessous, un nœud énorme de reptiles pelotonnés les uns sur les autres, crapauds, serpens, lézards, — jeu d’optique dû à cet art d’entasser les corps et d’enchevêtrer les membres dont le peintre avait appris le secret dans Michel-Ange. C’est encore de lui que viennent les amusans trompe-l’œil exécutés par Odazzi sur les voûtes du chœur et de la nef de l’église des Saints-Apôtres, où l’on voit les damnés sortir Au. plafond et menacer de vous tomber sur la tête; mais ces habiletés de métier, que sa science a rendues vulgaires, sont pour Michel-Ange une faible gloire, et son œuvre a bien d’autres mérites que celui d’avoir inspiré de tels effets de lanterne magique.

« Plus ou regarde les peintures de la Sixtine, plus on arrive à cette conclusion que Michel-Ange est un grand coloriste, » me disait le directeur de notre école de Rome, que j’ai eu le plaisir de trouver admirateur passionné de l’illustre Florentin. J’ajouterai que le coloris de Michel-Ange fait corps pour ainsi dire avec sa composition, en complète le sens, et par là Michel-Ange se sépare encore de tous les peintres. La couleur suave des fresques de la voûte adoucit la terrible énergie des scènes et des figures, amadoue et apprivoise en quelque sorte l’imagination, la séduit et la caresse, comme pour dissiper la panique d’involontaire timidité dont elle se sent frappée devant ces colosses. Au premier coup d’œil, on est fasciné; au second, on est enchanté et, pardon du mot, enguirlandé : ce monde des géans est devenu presque familier, grâce à l’insinuante magie de la couleur. La couleur du Jugement dernier est sans éclat, mais singulièrement forte, douce et sombre à la fois. C’est ici surtout que la couleur fait partie du sens de la composition. Comme cette scène se passe à la fois dans le ciel, sur la terre et aux enfers, le fond du tableau est partagé entre deux couleurs fortement tranchées et qui cependant se rejoignent sans contraste violent, sans antithèse. En bas, le brun foncé, presque noirâtre, couleur de la terre opaque enveloppée par les ténèbres[4], qui est en train de bâiller ses morts, couleur aussi de l’enfer aux teintes glauques, sinistres, sulfureuses, qui s’ouvre pour recevoir ses damnés; au milieu et en haut, le bleu intense, couleur de l’infini céleste, au sein duquel se tiennent les solennelles assises. C’est à ce fond, d’un bleu vigoureux et doux, que l’œuvre de Michel-Ange doit un de ses caractères les plus remarquables. Sur cette base, claire et lumineuse sans éclat, chacun des innombrables groupes qui composent la fresque a pu se détacher distinctement, s’isoler en quelque sorte de la composition générale. Jamais œuvre aussi compliquée ne s’est laissée plus aisément parcourir dans toutes ses parties. Nulle confusion dans cette foule; l’œil se promène sur chaque épisode sans perdre jamais l’impression de l’ensemble, et cet ensemble, tout écrasant qu’il est, ne contraint les détails à aucune tyrannique subordination. Ce n’est pas seulement par l’esprit que cette fresque est chrétienne, on peut presque dire que la composition et le dessin en sont orthodoxes, car tous ces personnages comparaissent devant le spectateur non à l’état de multitude confuse, mais, comme le veut la tradition chrétienne, à l’état d’individualités distinctes les unes des autres, avec leurs physionomies propres qui permettront de les nommer, avec les caractères des passions pour lesquelles chacun d’eux subira un jugement particulier. Toute l’humanité est là, mais cette humanité n’est pas pour Michel-Ange une foule synthétique, c’est la réunion de tous les individus qui ont vécu, pensé, aimé, péché, chacun pour son compte. Ce caractère est un des moins remarqués du Jugement dernier de Michel-Ange, et il est dû au coloris vigoureux et doux de cette fresque : un coloris plus éclatant, qui eût été fort justifiable dans un sujet aussi fulgurant que le dernier jour du monde, n’eût pas, selon toute apparence, respecté aussi scrupuleusement chacune des parties de ce vaste dessin.

Parmi cette multitude de figures, je ne veux m’arrêter qu’à une seule, celle de ce Christ tonnant, dont on n’a jamais bien compris la véritable signification. C’est une des figures qui permettent le mieux de pénétrer la nature du christianisme propre à Michel-Ange, christianisme profondément théologique et philosophique, qui est à l’extrême antipode de ce christianisme populaire que, l’an passé, nous admirions chez les Flamands et dont Rubens fut la suprême expression. Nous allons décrire tout à l’heure ce christianisme en parlant de la Pietà de Saint-Pierre et du Christ de la Minerve : bornons-nous à le laisser pressentir devant ce Christ du Jugement. Rien de ce qui composa son humanité n’apparaît en lui ; aucune trace de la passion terrestre, aucun souvenir de la croix, de la couronne d’épines, du sceptre dérisoire de roseau : c’est un jeune roi italien qui tient de Tibère à vingt-cinq ans et de Bonaparte à trente ans. En rentrant dans l’éternité, il a laissé derrière lui sur la terre toutes ces pièces et tous ces accessoires du rôle divin dont il fut chargé pour le salut des hommes, et il est redevenu ce qu’il était, le Verbe incréé de Dieu. Pourquoi porterait-il la trace des souffrances qu’il accepta volontairement, ou garderait-il la physionomie de l’être tout miséricordieux qu’il fut, alors qu’il revient précisément pour demander compte à l’humanité des fruits qu’elle a su tirer de son martyre? Il reparaît non plus pour pardonner et se dévouer, mais pour juger, récompenser ou punir. C’est en son nom même qu’il préside les assises suprêmes de l’humanité : le Christ ici est plus que le représentant de Dieu, car depuis sa rédemption il s’est acquis sur la terre un titre de souveraineté absolue; c’est à lui qu’appartient de par le mérite de ses souffrances ce fief de la création, et c’est lui qui ouvre et ferme aux hommes les portes de l’éternité : la volonté de son père céleste elle-même ne pourrait prévaloir contre la sienne, et c’est là ce que sait sa mère, qui regarde le terrible spectacle avec un sentiment d’effroi. Voilà pourquoi il revient menaçant et magnifique, revêtu d’une chair superbe, fort comme l’athlète qui a vaincu la destinée, le temps et la mort, impérieux comme le césar de la cité souveraine, dont toutes les Romes et toutes les Babylones ne sont que les symboles. Comme il est le roi de toute humanité, il réunit en sa personne le faisceau des attributs les plus glorieux de notre race; c’est donc devant leur type immortel que comparaissent les hommes, c’est à ses dimensions qu’ils doivent mesurer leur stature, c’est à ce miroir inexorablement limpide qu’ils doivent demander leur image.

Voilà le Christ du Jugement dernier. C’est le Christ des théologiens et des philosophes, quand théologiens et philosophes ont une âme assez forte pour s’affranchir des sentimens de la charnelle humanité, et pour bannir toutes ces faiblesses qui empêchent de comprendre les idées dans leur inexorable fermeté. La sensibilité, la pitié, la tendresse, n’ont rien à faire ici, pas plus qu’elles n’ont quelque chose à faire dans les lois par lesquelles les astres roulent dans les deux. Nous sommes ici dans les sphères ontologiques du christianisme. Le Christ de Michel-Ange est grand non parce qu’il a connu des souffrances passagères, mais parce qu’il est l’exécuteur d’un décret arrêté dès l’origine des temps. Il ne se peut rien concevoir de plus haut, rien de plus abstrait; que Michel-Ange ait pu présenter sous une forme aussi concrète une conception aussi métaphysique, cela seul suffirait pour attester la puissance de son génie.


Telles sont les visions conçues et exécutées par le grand artiste florentin pour obéir au sentiment de piété familiale qui décida Jules II à embellir cette chapelle construite par un pape qui porta comme lui le nom de Della Rovere. Certes voilà bien le plus splendide hommage que jamais oncle ait reçu d’un neveu.


III. — LE CHRIST DE SANTA-MARIA-SOPRA-MINERVA. — LA PIETA DE SAINT-PIERRE. — LE MOISE DE SAINT-PIERRE-IN-VINCOLIS.

Deux fois j’ai regardé longuement le Christ de la Minerve sans y voir autre chose qu’un superbe morceau de sculpture. A la troisième visite, j’ai compris la signification morale de ce beau et robuste jeune homme, et j’ai été saisi d’une admiration que partageront certainement tous ceux qui sont parvenus à surprendre quelques-uns des plus hauts sentimens de l’humanité.

Par la fermeté qui se révèle dans toute son attitude, ce Christ de la Minerve est un type souverain d’aristocratie. Ce qui fait la gloire des aristocraties, leur légitimité, leur raison d’être, c’est qu’elles sont capables de s’élever au-dessus des erreurs, des passions et des lâchetés de la sensibilité par la connaissance claire, lumineuse, des lois nécessaires des choses. Elles ne s’étonnent de rien parce qu’elles savent que les combinaisons du possible sont infinies; elles ne s’émeuvent de rien parce qu’elles savent qu’il faut toujours s’attendre à tout dans un monde où elles ont vu échouer mille fois les plans les plus réguliers de la sagesse, et se rompre les mailles les plus serrées du filet de la prudence; elles ne s’indignent et ne s’apitoient sur rien, parce qu’elles savent que l’indignation et la pitié ne sont que des emportemens de la faiblesse humaine, et sont impuissantes contre la tyrannie du destin. Elles n’espèrent jamais fortement, parce que tout passe et se détruit, elles ne désespèrent jamais longuement, parce que tout arrive et recommence. C’est à la lumière de cette impassibilité qu’elles jugent leurs propres intérêts et qu’elles considèrent leurs propres malheurs. Insultes, revers, dangers, sont pour elles autant de coups prévus du grand jeu d’échecs du monde. La lâcheté seule est inexcusable, non pas parce qu’elle est un vice, mais, ce qui est bien plus grave, parce qu’elle équivaut à une ignorance. S’emporter contre la fortune, pleurer le bonheur qui fuit, crier contre l’injustice, c’est jouer rôle d’animal gouverné par sa chair, bêler contre le sort, mugir et aboyer contre les destins. Voilà pourquoi les aristocraties sont capables d’une constance que rien ne dément et d’une tranquillité que rien n’ébranle, pourquoi elles savent supporter les pires extrémités de la fortune après en avoir savouré les plus amollissantes délices, pourquoi elles savent souffrir en silence et mourir avec une sérénité que ne connaissent pas les autres hommes. Tel est le Christ de la Minerve. Son corps ne porte pas marque de souffrance, son visage ne porte pas marque de douleur. Il est grave et non pas triste, il pense et ne s’afflige pas. Il tient d’un bras ferme l’instrument de son martyre comme un chef d’armée tient son drapeau ou son épée. Il est impassible en face du supplice comme un chef d’état en face de révoltés. Dans toute sa personne se révèle la connaissance infaillible de la vérité. Comment trahirait-il quelques-unes des faiblesses de l’homme? Il sait qu’il est le mandataire du ciel; il est venu sur la terre pour accomplir un coup d’état décrété de toute éternité, il est une des parties de l’ordre métaphysique du monde. Ce qui est doit être, voilà ce que dit ce Christ, en qui respire seulement le sentiment des grandes destinées qu’il vient ouvrir. Ses souffrances sont le moyen d’exécution de ces destinées, et dès lors elles sont partie intégrante de sa gloire. Devant l’importance de ce rôle providentiel, tous les détails douloureux dont la pitié aime à se repaître deviennent sans signification aucune. Sentez-vous à quelles hauteurs nous sommes ici, et quelle distance nous sépare du Christ pathétique de Rubens, de l’innocent persécuté des Flamands, du pauvre homme du peuple de Rembrandt, du ver de terre d’Albert Dürer et d’Holbein? L’art cependant vit de pathétique; par quel prodige Michel-Ange a-t-il réussi à nous émouvoir en se privant de toutes les ressources que nous puisons dans nos facultés sensibles? Simplement en manifestant la grandeur imposante des idées, grandeur qui nous fait nous replier sur nous-mêmes avec un respectueux effroi comme si nous venions de contempler les mystères de la vie et de la mort.

Ce caractère du Christ de Michel-Ange n’a jamais été jusqu’à ce jour compris par la critique. Stendhal, si fin connaisseur et souvent penseur si pénétrant, a écrit ces lignes incroyables à ce sujet : « Ce n’est qu’un homme, et un homme remarquable par la force physique, comme le héros de la Jolie fille de Perth. Le Persée de Canova représenterait mieux le Christ, qui fut le plus beau des hommes. » J’ai vu le Persée de Canova, qui est une œuvre fort intéressante, mais qui ne serait capable de représenter le Christ en aucune façon, à moins que l’on ne conçoive le fils de Dieu sous la forme d’un beau métis, produit croisé d’un père grec et d’une mère anglaise. Quant à la force du Christ de Michel-Ange, ce n’est pas celle d’un athlète comme le croit Stendhal, c’est celle d’un héros, et nous avons vu que c’est un héros, le plus grand qui se puisse concevoir, le héros du monde de l’être.

Ce n’est qu’un homme, dit Stendhal; oui, mais j’ajoute un homme qui ne trahit aucune des faiblesses humaines, et c’est précisément pour cela qu’il représente vraiment le Fils de Dieu. A la vérité, il nous est très difficile de séparer dans notre esprit l’idée du Christ d’une certaine image de douleur humaine et d’une délicatesse de formes très particulière; mais cette difficulté tient aux habitudes de notre imagination, et beaucoup aussi aux tendances de notre nature, qui marqua tout à sa ressemblance. On peut faire exprimer par le Christ mille nuances dépensées, toutes plus profondes, toutes plus délicates les unes que les autres; est-il une de ces pensées qui réussirait à s’approcher de la nature essentielle du Christ plus que ne l’a fait Michel-Ange? Je prends tout de suite une de ces expressions, la plus rare peut-être, la plus originale certainement, et en tout cas la moins connue et la moins remarquée. Lorsque vous visiterez le palais pontifical du Quirinal, arrêtez-vous sur le palier de l’escalier à double rampe devant une fresque de Melozzo de Forli, artiste peu célèbre, mais dont les œuvres sont aussi rares que profondes. Cette peinture faisait partie de fresques qui se trouvaient naguère à l’église des Saints-Apôtres, où elles se détérioraient; on les a détachées et partagées entre la sacristie de Saint-Pierre et le palais du Quirinal. Jésus au sein de sa gloire éternelle, tel est le sujet de l’œuvre de Melozzo de Forli; mais si, sur ce titre, vous imaginiez un triomphateur, vous vous tromperiez beaucoup. C’est une œuvre d’une délicatesse navrante, qui atteint jusqu’au vif du cœur, et qui plonge dans la rêverie la plus singulière et la plus pénible. — Un nimbe épais d’anges entoure ce Christ, qui est douloureux au possible. Au sein même de l’infini, il a porté les tristesses de la terre. Il est encore comme paralysé des clous qui lui ont percé les pieds et les mains, ses membres ont encore la raideur de la mort, ses articulations ont comme conservé le pli qu’elles prirent sur la croix, et ses regards se portent vaguement sur les places où furent ses blessures. On sent qu’il sera triste pendant toute l’éternité du souvenir des injures du monde, sa vie céleste n’effacera pas si inique outrage, et tous les anges qui se pressent en bataillons autour de lui ne le consoleront pas. Un tel Christ a certes chance de nous toucher davantage que le Christ de Michel-Ange, à l’assurance si grave et si ferme, qui par toute son attitude nous dit qu’il vient accomplir un fait qui ne peut pas ne pas être; mais quel est celui des deux qui représente le mieux la personne idéale du Christ, qui s’accorde le mieux avec le rôle que lui assigne la théologie chrétienne? Même dans sa première jeunesse, alors que le sentiment de la beauté extérieure le sollicitait davantage qu’il ne le fit plus tard, alors qu’il consultait la nature, et qu’il n’avait pas pris l’habitude de n’obéir qu’à ses conceptions intérieures, les œuvres de Michel-Ange furent marquées de ce cachet métaphysique : témoin la Pietà de Saint-Pierre. Michel-Ange a produit de plus grandes choses, il n’en a pas produit de plus parfaite, ni qui parle aussi doucement au cœur. Nul contraste plus étonnant que celui de cette Vierge et du douloureux fardeau qu’elle tient sur ses genoux. La Vierge, d’une beauté ravissante, est aussi de la plus extrême jeunesse; pour elle, le temps s’est arrêté; c’est une idée immortelle par sa forme comme par son essence. On sait la réponse de Michel-Ange à un ami qui lui faisait remarquer que cette Vierge était trop jeune pour avoir un fils de l’âge du Christ : « Ne sais-tu pas que les femmes chastes se conservent beaucoup plus longtemps jeunes que celles qui ne le sont point? Combien n’est-ce pas plus vrai pour une vierge qui n’eut jamais le moindre désir lascif qui pût altérer son corps ! » Ainsi la beauté et la jeunesse de cette Vierge sont le revêtement d’une belle idée qui s’est cherché une forme correspondante à son essence. D’origine plus métaphysique encore, s’il est permis de parler ainsi, est l’expression de son visage. Nulle tristesse sur cette physionomie, car il ne faudrait pas prendre pour de la tristesse l’air de sévérité qui s’y laisse voir. Une haute pensée occupe l’âme de la Vierge, un sentiment d’une grandeur étrange occupe son cœur, et tous ceux qui ont l’habitude de la vie méditative savent que de la contemplation des grandes vérités naît une émotion de recueillement austère qui donne au visage une expression de sérieux confinant presque à la tristesse. Cette Vierge, au lieu de s’abandonner en proie à la douleur maternelle, s’absorbe dans la méditation des secrets de l’éternité auxquels elle est initiée, et voilà d’où vient que sur son visage on ne lit qu’intense austérité. Elle sait que son fils n’est pas cette dépouille qu’elle tient sur ses genoux; elle sait que ce qui fut vraiment lui habite au sein de l’immortalité, et en effet c’est là ce qu’exprime d’une manière merveilleuse le cadavre du Christ. Il est étendu transversalement sur les genoux de la Vierge, la tête et les jambes pendant en demi-cercle, maigre à l’excès, ou plutôt comme vide de chair, souple comme un ruban, me disait quelqu’un qui a regardé ce groupe d’un œil intelligent. Ce cadavre n’a pas de substance intérieure; cela ressemble à la coque que laisse le papillon lorsqu’il sort de la chrysalide, à la peau que laisse le serpent lorsqu’il renouvelle son enveloppe au printemps; ce cadavre, c’est un logement désert, un costume séparé de son maître; si la mort tenait réellement en sa possession celui qui l’animait, cette misérable dépouille serait mieux remplie, ce logement n’en serait pas réduit à ses parois dénudées. L’hôte vit donc encore, mais il a changé de séjour; voilà ce qu’affirme ce cadavre avec la plus originale éloquence, voilà ce qu’exprime la sévérité sereine de cette Vierge pour qui cette assurance est certitude absolue.

Cette même pensée, Michel-Ange l’a variée, comme on dit en langage musical, dans un petit groupe en bas-relief qui se voit à l’Albergo dei Poveri, à Gènes. Dans ce groupe, la nuance de la maternité est accusée plus fortement que dans la Pietà de Saint-Pierre. La Vierge est plus âgée, elle semble moins regarder dans l’éternité, elle conserve un vestige d’espérance terrestre. Cette dernière pensée est marquée avec génie par la façon dont les doigts pressent le cadavre à la place du cœur comme pour chercher s’il ne reste pas encore une étincelle de vie. L’authenticité de ce groupe a été contestée, mais il suffit du détail énergique de cette auscultation de la main maternelle pour faire reconnaître le grand artiste. Cependant l’impression qui reste de cette œuvre est la même que laisse la Pietà, celle d’une mère qui connaît la nature de son fils et qui est rassurée sur son sort; seulement ici il se mêle à cette confiance une ombre de sentiment terrestre.

Un Christ porte-étendard de l’infini, une Vierge initiée aux secrets de l’éternité et les méditant dans un recueillement sévère, voilà les personnages que Michel-Ange traduit par le marbre et le ciseau. Maintenant voulez-vous voir raconter par le marbre l’histoire lointaine de la genèse du pouvoir politique, voulez-vous comprendre comment la puissance du bien moral parvint à établir sa salutaire domination sur le troupeau tout bestial encore de l’humanité, allez contempler le Moïse du tombeau de Jules II à San-Pietro-in-Vincolis. C’est la plus célèbre et la plus célébrée des statues de Michel-Ange. J’avais tant lu de descriptions admiratives de cette sculpture qu’à la fin ce concert de louanges avait fini par me paraître banal, et qu’il me semblait connaître le Moïse comme le songe d’Athalie. Il n’y a cependant rien d’exagéré dans ces louanges qui ne pèchent, on peut oser le dire, que par la modestie. En contemplant le Moïse, un spectacle analogue à ce prodige d’Amphyon qui, par l’enchantement de sa lyre, élevait les murs des villes passe sous nos yeux; nous voyons se poser les assises de la civilisation morale. Voici qu’apparaît au sein d’un monde charnel, bestial, aveugle, livré à la force, l’être né per signoreggiare, comme disait un ambassadeur vénitien du pape Carafa. Il n’y a rien en lui d’un satyre, comme on l’a prétendu à tort par une exagération d’un sentiment vrai; seulement ce personnage, sorti noble et dominateur du sein de la nature, est pétri d’un limon plus chaud que celui dont les héros des générations futures seront formés. Par sa force d’énergie, il est en exact rapport avec le monde brutal qu’il doit dompter, éclairer, châtier, conduire. Il est noble sans transmission, et son pouvoir, de même essence que sa noblesse, s’exercera sans le secours de la tradition. C’est l’être auquel les hommes doivent obéir nécessairement, involontairement, sans envie de résistance, sans habitude longuement enracinée, par le seul fait qu’il existe. Sa présence inspire une terreur respectueuse, fait taire le doute, ou, pour mieux dire, l’empêche de naître; s’il étend le bras et qu’il dise : Faites ainsi, tous se prosterneront, inventeront spontanément les attitudes de la soumission et de l’humilité, et répondront : Oui, maître.

Telles sont les grandes œuvres dont Michel-Ange a enrichi la ville éternelle. Je passe sur quelques œuvres d’importance secondaire, sans intérêt pour qui n’a pas vu Rome : une tête de Christ à Santa-Agnese-Porta-Pia; une peinture représentant le Christ en croix au palais Doria; deux figures d’apôtres, études de peinture à fresque, faites par Michel-Ange dans sa jeunesse, au palais Borghèse; son propre portrait, à la galerie du Capitole. Parmi ces œuvres, dont la plupart sont contestées d’ailleurs, il en est quelques-unes que nous aurons occasion de retrouver, chemin faisant, le Satyre de la villa Ludovisi par exemple; mais nous ne pouvons cependant omettre les fresques exécutées pour la chapelle Pauline, au Vatican[5]. Ces fresques, au nombre de deux, représentent, l’une le martyre de saint Pierre, l’autre la conversion de saint Paul. Nous n’avons pu voir que très imparfaitement le Martyre de saint Pierre, qui est entièrement placé à contre-jour; en revanche, nous avons vu fort à notre aise la Conversion de saint Paul, qui reçoit toute la lumière de la chapelle. Le coup de foudre de la grâce est merveilleusement rendu par le courant de lumière divine qui tombe d’en haut avec une rapidité en quelque sorte instantanée. Dieu s’élance, fait un geste impérieux qui n’admet aucun délai entre l’ordre et l’exécution, et à ce geste Paul tombe frappé comme d’une apoplexie subite. En haut, les anges s’empressent et se bousculent aux balcons du ciel pour contempler le miraculeux spectacle; en bas, les compagnons de saint Paul sont comme ahuris, désarçonnés par le choc en retour du coup de foudre qui a frappé le futur apôtre des gentils. En somme, c’est une fort belle chose, qui peut s’admirer même après la Sixtine, et bien qu’elle soit déjà une œuvre du déclin de Michel-Ange.

Je résume ces impressions par cette formule : dans les arts plas- tiques, Michel-Ange est le roi des idéalistes. J’entends par là que toutes ses conceptions sont sorties a priori des profondeurs de son âme intime, et qu’aucune d’entre elles n’est née a posteriori de la sensation reçue des choses extérieures. Les systèmes opposés des idées innées et des idées acquises ont leurs analogues dans le domaine des arts et de la poésie : les arts comme la philosophie ont leurs Platons et leurs Démocrites, leurs Lockes et leurs Leibniz. Parmi les grands artistes italiens, il en est deux, les plus extraordinaires de tous, qui, malgré l’immense différence de leur génie, méritent l’un et l’autre de porter le nom de Platons de l’art, car l’un et l’autre professent la théorie du philosophe grec et composent selon les lois de sa méthode, allant de l’abstrait au concret, de l’invisible au visible, et prennent hardiment leur point de départ dans le monde surnaturel pour exprimer la création extérieure. Quand on demandait à Raphaël où il trouvait le modèle de ses vierges, il répondait, comme un platonicien, — qu’il fut en réalité : — « dans une certaine idée. » Michel-Ange aurait pu dire la même chose de ses conceptions avec plus de vérité encore, et il l’a dit, comme se le rappelleront tous ceux qui ont lu les admirables sonnets où il a déposé toute la philosophie de son cœur et de son génie : « parce que la beauté de ce monde est fragile et trompeuse, l’âme s’efforce d’atteindre à la forme universelle. » Au premier abord, il semble étrange que l’homme qui s’est servi si puissamment de la réalité soit précisément l’idéaliste par excellence ; mais combien cette apparente contradiction est facilement explicable ! Le véritable réaliste aime la nature pour elle-même et obéit voluptueusement aux inspirations qu’elle lui souffle; Michel-Ange, lui, n’a jamais vu dans la nature qu’une esclave chargée de lui fournir des formes capables de représenter ses conceptions abstraites. Aussi la traite-t-il sans pitié, en maître et en tyran. Ces formes qu’il lui demande, il les trouve ou trop petites, ou trop étroites, ou trop imparfaites, et alors il les allonge, les torture, les tourmente, ou même les crée à nouveau, afin qu’elles s’adaptent à ses pensées. Ses créations colossales ont été appelées des visions, quelquefois dans un sens de dénigrement; cependant c’est en toute vérité le nom qu’elles doivent porter, car elles ne sont que les fantômes chargés de figurer la présence d’idées encore plus grandes que ces visions mêmes. Voilà l’origine de ces prétendus défauts tant reprochés à Michel-Ange, de ces entorses énormes données à l’anatomie du corps humain, de ces exagérations violentes de membres et de muscles, de ces attitudes hardies jusqu’à l’impossibilité. Ces défauts sont voulus, cherchés, et ont leur source dans l’idéal même. La nécessité du monde matériel où il vit force l’artiste à exprimer ses conceptions par le moyen de la nature; il faut donc que la nature obéisse bon gré mal gré à son génie, et, si elle se trouve moins grande que ses idées, il faut qu’elle craque et qu’elle crève.


EMILE MONTEGUT.

  1. Décidément la forme circulaire porta bonheur à Alexandre VII jusqu’au jour où Louis XIV lui imposa l’adoption de la pyramide. C’est sous le règne de ce pontife que Bernin éleva la magnifique colonnade circulaire de la place Saint-Pierre.
  2. Je pense surtout ici à M. Michelet, qui a écrit sur la Sixtine les pages les plus brillantes et par certains côtés les plus vraies qu’on ait écrites sur cette œuvre mémorable. Chose curieuse, il a eu le sentiment de l’œuvre en s’égarant complètement sur la signification qu’il faut lui donner. Ainsi il a fort bien senti le rôle que joue l’enfant incessamment répété dans cette série de fresques, mais il a pris entièrement le change sur la nature de ce rôle, qui est cependant très facile à deviner, car Michel-Ange l’a écrit, non plus avec les caractères hiéroglyphiques du pinceau, mais avec les caractères phonétiques qui nous viennent de Cadmus. Comment M. Michelet n’a-t-il pas lu les inscriptions placées sur les côtés des fenêtres qui s’ouvrent juste au-dessous des fresques où est plus particulièrement représenté cet enfant partout présent dans l’œuvre : « Salmon engendra Booz, Bouz engendra Obed, etc.? » Nous n’avons pas besoin d’en dire plus long. Ce qui a été merveilleusement compris par M. Michelet et exprimé avec autant de poésie que de vérité, c’est le caractère de quelques-unes des figures; le désespoir profond de Jérémié qui laisse tomber sa tête dans sa main et n’est plus que le gigantesque soupir de tout un peuple, l’ardeur de dispute d’Ézéchiel qui argumente avec violence contre un adversaire qu’il semble mépriser, ce même adversaire d’Israël qui réunit l’entêtement de l’onagre à l’impudence du bouc, et qu’il invective dans la Bible en termes grandiosement cyniques, surtout la science égoïste de la sibylle persique, sibylle du pays des mages, prophétesse des doctrines fermées au vulgaire, qui lit, avare, envieuse, pour elle seule.
  3. Pie IX a rendu aux arts des services signalés dont tous les érudits et les artistes lui garderont reconnaissance. La réédification de Saint-Paul-hors-les-murs est aujourd’hui presque complète, on vient d’achever la restauration de Saint-Laurent-hors-les-murs ; Santa-Agnese-Porta-Pia, Santa-Maria-in-Transtevere, la Trinita-dei-Monti, ont été réparées ; la confession de Sainte-Marie-Majeure a été reconstruite, et on répare en ce moment, dans cette même basilique, la chapelle de Sixte V ; les Loggie de Raphaël ont été préservées d’une ruine certaine. Cependant le plus précieux de ces services, c’est la création du musée de Saint-Jean-de-Latran, surtout de la partie qui concerne les antiquités chrétiennes, une des mines d’instruction les plus riches qu’il y ait à Rome.
  4. Serait-ce cette couleur brun foncé du Jugement dernier que certains voyageurs ont prise naïvement pour une détérioration amenée par la fumée des cierges? Je saisis cette occasion de rassurer les admirateurs de Michel-Ange en leur affirmant que ces prétendus dégâts n’ont jamais existé que dans l’imagination de leurs inventeurs, et que, de toutes les œuvres du Vatican, c’est peut-être la Sixtine qui a le plus de chances de durée. Il en est de cette fumée des cierges comme de cette lézarde qui traverse la fresque de la Création d’Adam, lézarde qui fut exécutée par Michel-Ange lui-même, ennuyé d’entendre dire que ses fresques menaçaient ruine. C’est pour rassurer Jules II contre les bavardages de ses ennemis qu’il exécuta ce trompe-l’œil qui depuis est resté inséparable de la fresque.
  5. Il y a une seconde chapelle Pauline à Rome, celle du palais Quirinal, construite par le pape Borghèse (Paul V). Celle du Vatican fut édifiée par le pape Farnèse (Paul III).