Souvenirs de Bourgogne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 102 (p. 177-217).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

VI.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE.[1]


I. — CÎTEAUX.

A peu de distance du château de Bussy se dresse le fameux mont Auxois, où les érudits s’accordent assez généralement à placer cette forteresse d’Alesia, qui fut le dernier rempart de l’indépendance gauloise contre César. On se rappelle le débat qui surgit, il y a quelques années, entre les archéologues français, pour savoir si le bourg d’Alise-Sainte-Reine devait être regardé comme l’héritier de l’antique Alesia, ou s’il fallait chercher en Franche-Comté le siège de la célèbre forteresse, et on n’a pas oublié le beau travail où M. le duc d’Aumale a présenté ici même sur ce sujet la solution la plus voisine de la certitude[2]. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ce pauvre bourg d’Alise, qu’il soit ou non l’héritier d’Alesia, a vraiment du caractère. Il y a là des portes de granges et des ouvertures de ruelles qui ressemblent à des contrefaçons d’arcs de triomphe, romains, et une sorte de grandeur dépenaillée marque ses misérables masures bâties à pierre sèche, selon l’ancienne coutume gauloise. Est-ce le simple effet du hasard, est-ce le dernier legs d’un passé oblitéré ? Alise porte-t-elle cette empreinte de grandeur misérable, comme un mendiant descendant d’une origine royale qui lui serait inconnue porterait parmi ses loques un haillon de pourpre dont il ignorerait la provenance lointaine ? Après tout, pourquoi les pierres elles-mêmes n’auraient-elles pas conservé un obscur caractère dans un lieu qui est fait pour toucher l’âme la plus vulgaire des mêmes rêveries où se sont absorbées les âmes les plus méditatives et les plus poétiques ? C’est en ce lieu que nos premiers ancêtres, victimes de leurs éternelles dissensions, furent définitivement vaincus. L’indépendance des peuples n’est donc pas éternelle, il n’y a donc d’impérissable que les lois de l’inflexible nature, qui, sollicitée par les mêmes causes, ramène invariablement les mêmes effets : voilà le thème de ces rêveries inévitables, dont chacun étendra et variera la portée selon la profondeur de son âme et la richesse de son expérience. La crête du mont Auxois est couronnée depuis quelques années par une statue colossale de Vercingétorix, qui figura, si je ne me trompe, parmi les ornemens du parc de la grande exposition en 1867. L’effet de ce colosse de bronze, qui était assez médiocre dans la plaine du Champ de Mars, est positivement sublime au sommet du mont Auxois, tant il est vrai que les choses n’ont leur valeur que lorsqu’elles occupent leur place légitime. Un peu au-dessus d’Alise, un petit parc, dont les dernières allées touchent presque le sommet de la montagne, conduit à cette statue de Vercingétorix. On monte longtemps sans apercevoir le colosse, masqué qu’il est par l’épais rideau des arbres ; puis tout à coup, au tournant d’un étroit sentier, vous levez la tête, et vous apercevez les yeux d’un géant qui vous regarde avec une expression farouche dont cette solitude double l’énergie. Peu de choses sont faites pour parler plus vivement à l’imagination, surtout quand on voit cette statue, comme nous l’avons vue, sous le ciel gris d’un froid printemps et battue des souffles violens d’une bise âpre et sifflante. Alors on dirait le génie même de la défaite, dont les yeux sans larmes gardent éternellement la déception et la colère du suprême combat perdu. Cette solitude profonde comme celle des champs de bataille quand les armées s’en sont retirées, ce silence pareil au mutisme qui suit les grandes défaites, ce ciel gris et froid comme l’oubli, cette bise coupante au sifflement aigu, pareil à la voix d’une destinée haineuse, tout cela s’harmonise admirablement avec le caractère de cette statue colossale, le rehausse et le complète. C’est vraiment le héros de l’indépendance gauloise que nous contemplons dans cette figure de bronze, qui par son attitude, son regard, son expression entière, par cette solitude où nous l’abordons, par ce sommet de montagne nu et stérile comme une grande pensée avortée, nous raconte la tragédie de son existence. En quittant le mont Auxois, je me rendis directement à Nuits, désireux que j’étais d’aller chercher à Cîteaux les vestiges d’un autre genre de grandeur. Nuits n’a rien de remarquable que ses excellens vins, et je n’aurais pas à en parler, si cette ville ne m’avait offert une particularité de nature fort amusante. J’entre dans un café, afin de lire les journaux, et, les journaux lus, je me divertis, pour tuer le temps, à regarder les bourgeois de cette localité jouer au billard. Je doute qu’il y ait en France une seconde petite ville qui puisse se vanter de posséder des joueurs aussi consommés. Deux, quatre, six parties se succèdent entre des adversaires différens, c’est toujours la même supériorité. Tudieu ! quel coup d’œil ! quelle sûreté de main ! quelle exactitude de calcul ! quel art d’éviter les contres, de couler la bille, de la faire tourner sur elle-même ou revenir en arrière ! et quelles séries ! Quand des joueurs de billard savent pousser les avantages d’une partie ou en diminuer les chances défavorables avec cette habileté, on peut dire qu’il y a en eux les germes de tacticiens militaires véritables, si parva licet componere magnis. Aussi, tout en regardant les bourgeois de Nuits pousser leurs billes, je songe au grand nombre d’hommes éminens que cette province a fournis au jeu terrible de la guerre : Davout, Marmont, Junot, sont Bourguignons, pour ne citer que les plus illustres parmi les plus récens. Au fond, les facultés du génie ont une origine humble comme celle des grands fleuves, et ne sont que l’épanouissement splendide d’atomes rudimentaires que l’on rencontre chez les plus vulgaires des êtres, où ils avortent et s’étiolent comme des grains semés dans un terrain trop maigre. Qui sait si l’atome invisible qui donne à ces joueurs de billard bourguignons leur sûreté d’œil et de main n’est pas le même qui déposé chez des natures plus riches y enfante le génie des combinaisons et la précision savante qui les fait réussir ?

La campagne qui sépare Nuits de Cîteaux est en grande partie couverte de gamay, et chemin faisant je profite de cette circonstance pour m’informer auprès de mon guide de ce qu’il faut entendre par ce fameux plant de vigne que l’abbé Courtépée qualifie de déloyal[3], que quatre siècles auparavant Philippe le Hardi traitait de cauteleux, et qui en somme a joué un si grand rôle dans l’histoire économique de la riche Bourgogne. Des explications de notre guide, il résulte que le gamay est un plant vulgaire que l’on cultive dans les plaines et les terrains mal exposés, par opposition au pinot, qui a le privilège de croître sur les coteaux bien ensoleillés. Cela revient à dire que le gamay, quoique plant de Bourgogne, produit un vin parfaitement ordinaire et qui ne mérite pas d’être plus distingué que n’importe quel cru médiocre de Berry, de Saintonge ou de Périgord, et que le pinot seul produit les vins qui ont droit de porter les titres de noblesse vinicole. Cette explication donnée, je commence à comprendre les épithètes méprisantes de Philippe le Hardi et de l’abbé Courtépée, et pourquoi pendant trois siècles les conseils de Bourgogne n’ont cessé de demander l’extirpation de cet intrus, qui se donne comme plant de Bourgogne à peu près comme tels aventuriers français se font passer à l’étranger pour des Montmorency et des La Trémouille. Le gamay nous déshonore, n’ont cessé de répéter pendant quatre siècles tous les Bourguignons jaloux de l’honneur de leur pays. Les mauvais produits de ce plant sortent de notre province, en prennent effrontément le nom, et font baisser la juste réputation que nos vins se sont acquise. Non-seulement il nous déshonore, mais il est à craindre qu’il nous ruine, car quel intérêt y a-t-il à lui laisser usurper, pour produire de mauvais vin, des terres qui porteraient de bon froment et d’excellens fourrages ? Vaines ont été toutes les récriminations de l’honnête commerce et de l’honnête propriété contre ces envahissemens de plus en plus audacieux du gamay, que la liberté commerciale a enfin pleinement émancipé, et qui, loin de ruiner la Bourgogne, a contribué à l’enrichir. Il n’y a eu de trompés en fin de compte que les dupes qui s’imaginent naïvement chaque jour boire du bourgogne tandis qu’ils s’abreuvent des détestables produits du gamay. La vulgarité prévaudra, disait tristement naguère M. Michelet ; elle n’a plus à prévaloir, c’est chose faite et en tout sens ; cette histoire du gamay, le plant déloyal, n’en est-elle pas entre mille autres une preuve des plus curieuses ? La démocratie étend ses envahissemens même parmi les plantes.

Cîteaux a été pour nous une grande déception. Si nous n’avions su d’avance que saint Bernard, génie entièrement moral, n’eut à aucun degré cet amour exquis de la nature qui distingua saint François d’Assise, l’aspect de Cîteaux nous l’aurait révélé. Cîteaux ne fut pas à la vérité, comme Clairvaux, la création propre de saint Bernard : il le trouva tout fondé, et se contenta de l’adopter lorsque, jeune, il résolut d’entrer dans la vie monastique ; mais, s’il eût été tant soit peu possédé du démon du pittoresque, il aurait sanctifié de son adoption quelque lieu d’aspect moins plat que cette campagne, une des plus dénuées de charmes que je connaisse. D’habitude les fondations de monastères ont été jetées au milieu de sites remarquables par leur austérité sauvage ou leur solitude poétique ; Citeaux fait une exception éclatante à cette règle. Je n’ai pas vu Clairvaux, mais je doute que cette vallée de l’absinthe, que saint Bernard et ses moines transformèrent par leur pieux travail en vallée lumineuse, ait jamais été, même dans son état primitif, plus morne et plus ennuyeuse au regard. Certes les moines de Cîteaux auraient pu se vanter de tirer d’eux-mêmes toute leur piété et tout leur amour de Dieu, car une pareille nature n’était capable de leur fournir aucun auxiliaire d’élévation religieuse ni aucun stipulant de tendresse mystique. A cette déception pittoresque a succédé la déception historique. Hélas ! il ne reste quoi que ce soit des souvenirs de l’antique abbaye, et je ne sais vraiment où certains itinéraires ordinairement exacts et bien informés ont pu découvrir les tombeaux des ducs de la première race capétienne qu’ils recommandent à l’attention des voyageurs. Non-seulement il ne reste rien de ces sépultures, mais on ne sait même pas où elles étaient placées, car pendant une partie de cette période l’usage d’enterrer les grands personnages dans l’intérieur des édifices sacrés n’était pas encore admis, et tout ce que le clergé accorda longtemps aux puissans fut une sépulture sous un des porches de l’église. C’est ainsi que fut, dit-on, inhumé à Semur le duc Robert Ier, c’est ainsi que fut inhumé le duc Eudes Ier, dont, au rapport de Courtépée, on voyait encore la tombe sous le porche de Cîteaux avant la révolution. Quant aux monumens princiers qui appartenaient à la dernière partie de cette première période ducale, ils ont disparu avec l’église même qui les enfermait. Il ne reste rien en effet de l’ancienne église du monastère, et celle qui existe aujourd’hui n’a pas une date plus ancienne que 1846. Enfin les bâtimens de l’abbaye qui sont encore intacts ont en grande partie perdu leur caractère, et ont été transformés en établissement pénitentiaire pour les jeunes détenus. Le touriste avide de témoignages historiques qui serait disposé à exécuter le voyage de Cîteaux est donc informé qu’il peut s’épargner cette excursion : il n’y trouverait : aucun vestige digne du plus petit intérêt.

Et cependant on peut dire que ce saint lieu, même dans sa déchéance, n’a pas perdu entièrement son ancienne destination. C’est encore la charité qui en est l’âme, c’est encore la cause du bien moral qu’on y défend. Ces terres de Cîteaux, qui furent défrichées et assainies par les légions de moines de saint Bernard, sont aujourd’hui cultivées et ensemencées par des bataillons de pauvres enfans touchés prématurément par le génie du mal, sous la surveillance dévouée de frères de la doctrine chrétienne qui essaient de transformer en pionniers du bien ces petites victimes du diable. Environ 400 enfans reçoivent là l’instruction religieuse et morale qui leur fit défaut, continuent les travaux de leurs premières années, du font l’apprentissage d’un état qui leur permette d’échapper aux dangers de l’avenir. J’ai pris un réel plaisir à regarder pendant plusieurs heures leurs petits bataillons défiler en ordre parfait, fifres en tête et au pas militaire, pour se rendre aux travaux des champs ou de l’atelier, précédés des frères en chapeau rond et en blouse rustique, portant sur l’épaule les armes du travail. Comme je suis, je dois l’avouer, prédestinatien déterminé, et que je ne crois guère à la puissance du bien que sur les âmes qui sont faites pour lui de toute éternité, je ; me suis amusé à passer une inspection détaillée de toutes ces physionomies d’enfans, pour savoir si j’y surprendrais les signes d’une rédemption possible plutôt que ceux d’un endurcissement déterminé, et je dois dire, à la confusion de mes doctrines, que l’ensemble est exactement le même que celui que présente un régiment, un collège ou un atelier, car, s’il y a là certaines physionomies bien sérieusement marquées du sceau indélébile de la bête, il s’y rencontré beaucoup d’enfans de la figure la plus heureuse, et que certainement la nature n’avait pas réservés à l’esclavage du vice et du crime. Une observation assez curieuse, et qui plaide encore contre mes croyances prédestinatiennes, c’est qu’il m’a paru que les plus petits étaient beaucoup plus endurcis que les grands. Lorsque j’ai traversé les ateliers, j’ai pu saisir chez beaucoup de ces derniers des signes de cette bonne honte qui est chez les coupables l’indice d’un meilleur état d’âme, rougeur légère, yeux baissés, satisfaction visible lorsqu’on semblait prendre intérêt à leur travail ; je n’ai remarqué rien de pareil chez les plus jeunes. Cette observation ne peut guère prouver qu’une chose, c’est que le levain moral a besoin du temps pour agir, et que le sentiment du bien ne commence à avoir de puissance que lorsque l’âme acquiert une conscience à peu près nette d’elle-même. Je ’e suis entretenu assez longuement avec le directeur de l’établissement, prêtre d’une physionomie singulièrement austère et triste, comme peut bien l’être celle d’un homme qui est tenu, au nom de l’Evangile, d’agir tout au rebours de cette parole de l’Évangile : « voyez-vous qu’on jette le bon grain parmi les ronces ? » car il doit passer sa vie précisément à ensemencer les épines et à traiter le sable aride comme terre fertile. Dans le cours de la conversation, il me fait part d’une observation fort curieuse, et qui est bonne à rapporter. « Les meilleurs de nos enfans, me dit-il, les plus corrigibles, sont ceux qui nous viennent des grandes villes, et très particulièrement les petits Parisiens. On nous envoie quelquefois des enfans qui se sont habitués à la plus détestable liberté d’un vagabondage sauvage, ou de petits factieux en herbe, qui ont pris part aux émeutes, soulevé des pavés et autres gentillesses pareilles ; il semble le premier jour qu’on n’en aura jamais raison, qu’ils vont mettre le désordre dans l’établissement, et qu’il sera nécessaire de prendre à leur égard des mesures exceptionnelles. Eh bien ! point du tout ; au bout de deux ou trois jours, ces enfans se sont engrenés sans effort dans la régularité de la discipline agissent avec ordre et précision, et obéissent sans la plus petite difficulté. Ce qu’on prenait pour esprit de révolte enraciné n’était autre chose que turbulence enfiévrée. Ces enfans sont pâte tendre à laquelle on donne la forme que l’on veut. Il n’en est pas ainsi des enfans qui nous viennent de la campagne : ceux-là ont un caractère ; il peut être bon, il peut être mauvais, mais ils en ont un, et il est difficile de le changer. » J’ai trouvé d’ailleurs le digne prêtre très convaincu de l’efficacité de l’institution qu’il dirige et inébranlable sur la croyance que l’âme peut être changée par la discipline religieuse, la condition que la patience du maître soit infatigable et ne connaisse pas le découragement. Ayant discrètement émis le doute contraire et laissé percer pour le soutenir quelque chose de mes opinions prédestinatiennes, son sévère visage s’est encore attristé, et je me suis bien vite arrêté pour ne pas blesser davantage la sainte illusion dans laquelle il puise le courage d’accomplir sa tâche ardue, et à laquelle d’ailleurs aucun prêtre catholique ne renoncera jamais sérieusement.

Les âmes humaines ont un prix infini, voilà la grande nouveauté que le christianisme est venu apporter au monde ; mais dans aucune des églises qui se partagent la chrétienté cette doctrine n’a été embrassée avec autant d’étendue que dans l’église catholique. Toutes les âmes sont également d’essence divine, et, ayant une même origine, ont une même fin, à moins qu’elles ne s’en écartent par le dérèglement de leur liberté. Toutes ayant également été rachetées de la chair par le sang de Jésus-Christ, Dieu n’a de dessein secret contre aucune, et. quand son action intervient même par le châtiment, ce n’est que pour avertir l’âme, aider sa faiblesse et l’empêcher de perdre le prix de ce rachat universel. Dans le protestantisme, le désespoir de l’âme coupable éclairée sur ses fautes a toujours été accepté, sinon expressément, au moins tacitement, comme légitime ; mais le catholicisme a fait du désespoir le vice suprême de l’âme. Défense absolue est faite au pécheur de désespérer. Non-seulement il n’est pas de criminel qui ne puisse se racheter, mais il n’est pas de scélérat qui ait le droit de se croire indigne du pardon de Dieu. Voilà les principes sur lesquels est fondée en grande partie la morale sociale du catholicisme, et qui règlent les rapports du prêtre catholique avec les âmes. Aussi, de même qu’il interdit au pécheur de désespérer, il n’en désespère jamais lui-même, et s’attache à croire à la possibilité de son rachat avec une obstination qui, je le déclare, a toujours fait l’objet de mon admiration. Le prêtre catholique est tenu d’espérer toujours, même contre la nature, contre la raison et contre l’évidence. Dans la vie laïque, nous aimons le peuple, mais nul de nous n’aime la populace ; cette populace est cependant aimée quelque part avec un zèle de charité qui ne craint même pas parfois de braver le bon sens vulgaire, quelque part où on lui épargne même son nom odieux et où elle est considérée non comme criminelle, mais comme égarée. Quelques jours après ma visite à Cîteaux, je faisais part de mon entretien avec le directeur de cette colonie pénitentiaire à un magistrat de province qui pendant trente ans a présidé les assises, et je lui demandais son avis sur l’efficacité de ces sortes d’institutions. « Il est possible, me répondit-il, que l’expérience de ce directeur lui ait présenté des cas heureux ; tout ce que je puis dire, c’est que la mienne ne m’en présente aucun, et que j’ai vu bien des fois revenir devant nous hommes faits ceux que nous avions envoyés enfans à ces établissemens. » Ainsi, tandis que le magistrat qui envoie ces enfans coupables dans la colonie pénitentiaire n’en espère rien, le prêtre qui dirige la colonie en espère tout. En vérité, il serait temps qu’il se rencontrât quelque honnête démagogue qui, comprenant une partie de ce que nous venons de dire, modérât un peu le zèle de ses confrères et leur fît remarquer qu’en excitant la populace à se ruer sur le clergé catholique on la pousse à tirer non-seulement sur ses plus vrais, mais sur ses seuls amis, car là seulement elle peut trouver indulgence et charité, tandis que partout ailleurs, même chez les plus vertueux et les meilleurs, elle ne peut rencontrer que justice.


II. — BEAUNE. — ALEXIS PIRON. — L’HÔPITAL DU CHANCELIER ROLIN.

Le trajet est court de Nuits à Beaune, et j’en ai employé le temps à regarder avec curiosité si je n’apercevrais pas sur les talus du chemin les héritiers de ces chardons qu’Alexis Piron trancha jadis avec rage, prétendant par là couper les vivres aux Beaunois. Beaucoup de nos lecteurs savent sans doute qu’un très comique petit pamphlet de Piron a fait aux Beaunois une réputation de bêtise presque égale à celle que Molière a faite aux Limousins par sa fameuse farce de M. de Pourceaugnac. Les jeux populaires étaient très en faveur en Bourgogne sous l’ancien régime : ainsi Semur était célèbre par sa course annuelle des bagues, et Dijon et Beaune par leurs fêtes d’arbalétriers, dont l’origine, si je ne m’abuse, remonte à Philippe le Bon, ce prince si cordial et si populaire, qui transporta tant d’usages issus de la bonne humeur des grasses Flandres dans la grasse Bourgogne, où ils ne pouvaient dépérir. Or il arriva qu’en 1715 les arbalétriers de Beaune remportèrent le prix du tir sur les arbalétriers de Dijon. Piron était très jeune alors, il ressentit la défaite de ses concitoyens avec une vivacité juvénile tout à fait burlesque, et dans le feu de son amusante fureur il rima une ode fort longue où, du commencement à la fin, les Beaunois étaient assimilés aux ânes de leur pays, qui étaient célèbres sans qu’on sache bien dire pourquoi. Le point d’honneur provincial était beaucoup plus vif alors qu’il ne l’est aujourd’hui, — et il est encore par momens très suffisamment pointu ; — on peut donc penser avec quelle humeur les Beaunois prirent cet outrage fait à leurs lauriers. Ils essayèrent quelques ripostes ; par exemple un certain curé Martin, ancien professeur de Piron, crut ou feignit de croire que Piron, dans son ode, avait voulu faire allusion à sa personne lorsqu’il avait donné à l’âne ce nom générique de Martin sous lequel la race des ânes est aussi connue que le peuple anglais sous le sobriquet de John Bull, et dans une lettre assez spirituellement tournée il lui rappela que dans son enfance il l’avait fréquemment étrillé. Piron répliqua qu’il ne niait point le fait, mais que, si son maître l’avait étrillé jadis, il se pourrait que lui fût à même de le brider présentement. Les beaux esprits de Beaune n’étaient pas capables de lutter avec un homme que ses reparties ont rendu célèbre ; aussi essayèrent-ils de s’en venger par des moyens moins difficiles. S’étant imprudemment aventuré dans Beaune deux ans après l’équipée de son ode, et ayant recommencé d’ajuster du tir de ses bons mots les longues oreilles dont il gratifiait les habitans de cette ville, Piron fut poursuivi à travers les rues par ses victimes, et n’échappa qu’avec peine à une correction qui aurait pu être solide, s’il faut juger des Beaunois d’alors par la robuste encolure des Beaunois d’aujourd’hui. C’est l’histoire de ces tribulations que Piron a racontée dans son célèbre Voyage à Beaune. Comme Piron s’est acquis une réputation déplorable qui l’a mis à l’index auprès de tous les lecteurs qui prétendent se respecter, cet opuscule a partagé le sort de la plupart des écrits de cet auteur, et il est assez peu lu aujourd’hui[4]. C’est un tort ; les occasions de s’amuser sont trop rares dans ce triste monde et par ce plus insupportable des siècles pour dédaigner un charmant petit livre qui peut nous procurer une heure de gaîté désopilante. Il a d’ailleurs dans la littérature burlesque française une originalité très à part, qui mérite d’être signalée. Il y a des degrés même dans le burlesque, et les autres écrits de notre littérature qui relèvent de ce genre ne possèdent ni ce naturel, ni cette franchise, ni cette verve facile et nettement classique : l’odyssée du scandaleux d’Assoucy, souvent amusante et toujours immorale, ne sort pas du royaume des bobèches ; le Roman comique de Paul Scarron atteint fréquemment l’excellente bouffonnerie, mais il ne va pas au-delà ; dans le Voyage à Beaune d’Alexis Piron au contraire, le burlesque touche au vrai et bon comique. L’entrée à Beaune surtout constitue une page des plus malicieuses, où se mêlent avec bonne humeur la feinte naïveté d’un jocrisse de la foire et la gaîté d’un Regnard. Que le lecteur, s’il ne la connaît pas, cherche cette jolie page où Piron décrit les effets abrutissans que le génie de Beaune produit sur lui dès son entrée, et cette messe à laquelle il assista, « où tel qui vint pour lorgner fut obligé d’y prier Dieu, » tant les femmes étaient laides, « si bien que jamais Dieu n’eut à une messe de onze heures et demie des cœurs moins partagés ; » il se convaincra qu’elle pourrait faire honneur à tout auteur comique.

Je n’oserais jurer que les Beaunois aient encore pardonné à Piron ses malicieux brocards. Ce qu’il y a de certain, c’est que le malin petit livre ne se trouve pas dans la ville, car, ayant eu envie de le lire sur place, il m’a été impossible de me le procurer. Le premier libraire auquel je me suis adressé m’a répondu par un non dont la sécheresse ne laissait rien à désirer, accompagné d’un regard d’une froideur sévère qui m’a fait soupçonner que ma demande avait été prise pour une impertinence calculée. Un second, homme fort poli et très obligeant, m’a répondu qu’il n’avait pas cet écrit, et, comme j’ai cru devoir alors m’excuser d’avoir demandé à un Beaunois un livre où leurs ancêtres étaient plaisantes, il m’a répondu par un « oh ! ça m’est bien égal ! » accompagné d’un léger éclat de rire dont la contrainte sensible disait assez nettement : « cela ne m’est pas égal du tout, car enfin je suis Beaunois. » Je n’ai pas cherché davantage, me tenant pour averti, et pendant les deux jours que j’ai encore passés à Beaune je n’ai plus soufflé mot de Piron.

La statue de Monge, qui se dresse sur la place du marché, au pied de la tour du beffroi, suffit pour réfuter les impertinentes assertions de Piron, et pour prouver que les dons solides, sinon les dons brillans de l’esprit, n’ont pas été refusés à Beaune. Ainsi c’est à Beaune que nous devons notre École polytechnique ; il y a plus d’une ville de spirituel renom qui n’a pas autant fait pour la vie intellectuelle de la France. Cette statue de Monge est un bon ouvrage de Rude, qui, heureusement pour sa gloire, en a fait de tout autrement remarquables. Elle est très curieuse et très instructive, parce que le sculpteur en la composant a obéi à une théorie erronée dont elle fait ressortir la fausseté avec plus d’évidence que ne le pourraient faute vingt dissertations des plus habiles. Il est parti de cette idée, juste en apparence, que, la statue d’un homme illustre n’étant malgré tout qu’un portrait en marbre ou en bronze, quelque monumentale qu’elle fût, ce portrait devait être individualisé le plus possible sous peine de ne donner aucune Connaissance exacte du personnage qu’il s’agit de représenter. Se borner aux traits les plus généraux serait en donner une représentation vague, tous les hommes se ressemblant par les traits généraux et les habitudes générales ; ce qui les différencie, c’est un geste favori, une attitude propre, un accent particulier de physionomie ; c’est là ce que l’artiste doit reproduire, s’il veut être vrai, et créer un portrait qu’on ne puisse confondre avec aucun autre. Cette opinion est parfaitement juste à la condition que ce geste, cette attitude et cet accent de physionomie seront logiques, réguliers, harmonieux ; mais quoi, si ce geste est par hasard un tic, et si cet accent de physionomie est une grimace ? Ces sortes d’accidens ne sont point rares chez les hommes éminens, surtout chez ceux qui appartiennent à un ordre strictement intellectuel, car la profession et les préoccupations habituelles de l’intelligence infligent au corps certains gauchissemens qui, loin d’être des grâces, sont parfois de véritables difformités. C’était, paraît-il, le cas pour Monge ; le geste que l’artiste lui a prêté ne saurait avoir été inventé par caprice, et n’a certainement été adopté que sur des indications d’une exactitude et d’une précision malencontreuses. Il est extrêmement difficile de faire comprendre la nature de ce geste, tant il est particulier et bizarre, et cette difficulté suffirait seule à prouver à quelle exagération l’artiste a été poussé par sa théorie. Monge est évidemment en train de faire une démonstration mathématique ; son bras est soulevé horizontalement, et replié de manière à faire saillir le coude comme un angle aigu ; au bout de ce bras ainsi soulevé et replié, pend une main recourbée mollement, comme une serre d’oiseau frappée d’impuissance, et de cette main se détache un index, qui lui-même se recourbe comme un signe d’orthographe de fantaisie. Tâchez d’imaginer une sorte de triangle difforme et sans base, et au bout d’une des deux lignes de ce triangle suspendez une énorme virgule, voici le geste que le sculpteur a prêté à Monge. Il est incontestable que l’artiste n’a introduit ce détail dans son ouvrage qu’après avoir consulté les souvenirs d’anciens élèves ou d’anciens amis de Monge, dont il aura scrupuleusement copié la pantomime imitative. Une pareille exactitude serait bizarre même dans un portrait, et cependant la peinture a bien plus de liberté que la sculpture ; dans une statue monumentale, elle est choquante au plus haut point, d’abord parce qu’elle introduit, sous prétexte de vérité, une complication alambiquée et subtile à l’excès dans un art qui réclame avant tout de la simplicité, ensuite parce qu’elle fait prédominer un détail sur l’ensemble avec tant de force que la statue a l’air d’avoir été faite pour ce seul détail, enfin parce qu’elle fait descendre la sculpture monumentale de sa dignité, et la rend en quelque sorte anecdotique. Une statue monumentale doit être une grande page d’histoire et non pas un chapitre d’autobiographie minutieuse ; rien n’est mieux fait pour démontrer la vérité de cette assertion que cette œuvre de Rude.

Beaune est une gentille et paisible petite ville avec une physionomie ancienne et une toilette moderne. De verts boulevards de date récente font une charmante ceinture à ses flancs, et le passé lui a laissé en héritage assez de bijoux d’un travail rare et précieux pour lui composer une parure remarquable et forcer les yeux à s’arrêter sur elle avec complaisance. Tout est petit dans cette miniature de cité ; l’enceinte est petite, les demeures (dont quelques-unes de la renaissance presque intactes) sont pour la plupart petites ; deux rivières la traversent, mais ces deux rivières sont de simples cours d’eau, et on franchit ces fleuves de Lilliput sur des ponts microscopiques. Tout est petit, sauf deux édifices admirables, Notre-Dame, la principale église, et l’hôpital, la merveille de Beaune et l’une des raretés de la France.

Cet hôpital fut élevé par la libéralité de Nicolas Rolin, chancelier de Bourgogne sous Philippe le Bon, âpre et ferme politique auquel une tradition probablement exagérée a fait une réputation de rapacité et d’avarice. M. Rossignol, dans sa curieuse Histoire de Beaune, a fait réparation à la mémoire du chancelier, et n’a pas eu de peine à le disculper du péché d’avarice. Comment taxer d’avarice un homme qui élève à ses frais un édifice aussi somptueux que l’hôpital de Beaune ? Et ce n’est pas à cette ville que Nicolas Rolin avait borné sa libéralité, car la collégiale d’Autun fut encore son œuvre. Le chancelier trouva à Beaune une masure d’hôpital doté d’un revenu de 50 francs, et il lui substitua un palais qu’il dota d’un revenu de 1,000 francs. L’exiguïté de cette dotation a été alléguée comme preuve de lésinerie, mais M. Rossignol montre très judicieusement, par le détail des objets qu’on pouvait avoir pour cette somme, quelle rente énorme c’était que 1,000 francs dans la première moitié du XVe siècle. Il est moins aisé d’absoudre le chancelier du reproche de rapacité, car, si rapacité et avarice vont bien ensemble, rapacité et libéralité ne s’excluent nullement. On a vu des concussionnaires se montrer les plus magnifiques des hommes ; Fouquet, le prédécesseur de Colbert, en est un exemple mémorable entre tous. Or Nicolas Rolin passe pour avoir eu les mains crochues au suprême degré, à tel point que Philippe le Bon, qui l’aimait comme un utile serviteur, ne put un jour se retenir de lui dire : « Cette fois c’est trop, Rolin. » On attribue encore à l’acre Louis M., qui gardait rancune au chancelier des services rendus à la maison de Bourgogne, un mot cruel. Comme on parlait devant lui de la magnificence de cet hôpital de Beaune : « Eh, dit le roi, c’est bien le moins que celui qui a fait tant de pauvres ait bâti un palais pour les abriter. » Nous savons par une expérience souvent répétée combien il faut toujours rabattre des exagérations de la médisance contemporaine ; cependant nous devons dire que l’image de Nicolas Rolin ne plaide pas précisément en sa faveur. L’aîné des frères Van Eyck, Hubert, nous a laissé son portrait, que possède le musée de Dijon. C’est une figure maigre comme celle d’un loup avec un profil allongé comme le tranchant d’un couteau et pointu comme le museau d’un renard, la sécheresse et la dureté incarnées, mais avec une fermeté visible et un air de décision et d’autorité remarquable. En le regardant, on pense à ces silex si durs et si froids, d’où jaillissent, quand on les frappe, les étincelles d’un feu caché. Que l’âme qui fut revêtue d’une pareille enveloppe ait aimé l’argent comme elle aima la puissance et le commandement, rien en vérité n’est plus croyable. D’ailleurs, si les inclinations du père passent dans le fils avec le sang, nous pouvons croire que Nicolas Rolin fut vraiment rapace, car nous savons que son fils, le cardinal Jean, évêque d’Autun, libéral et magnifique comme lui, aimait l’argent à tel point qu’ayant été prié par les carmes de Semur de faire la dédicace de leur église il ne dédaigna pas deux saluts d’or que ces religieux lui donnèrent pour ses peines.

Mais que nous importe aujourd’hui cette rapacité, puisqu’elle nous a valu un magnifique édifice et puisque d’ailleurs les contemporains eux-mêmes se ressentirent de ses bienfaits ? C’est vraiment une question que de savoir s’il ne vaut pas mieux que l’argent aille en des mains crochues, mais habiles, qui, comme des écluses, le retiennent pour le répandre avec intelligence, qu’entre des mains peureuses et honnêtes qui ne l’attireront jamais par fraude et violence, mais qui par égoïsme ne laisseront jamais échapper la moindre portion de ce qu’elles auront saisie. Je n’entreprendrai point une description détaillée de ce ravissant palais des pauvres, avec sa longue façade, son clocher fluet et pointu, sa superbe cour intérieure, ses galeries de bois sculpté, ses innombrables lucarnes ogivales aux clochetons dentelés ; ceux qui ont vu les édifices municipaux des Flandres pourront se faire une idée de l’élégante originalité de cet édifice. C’est l’art des Flandres, à sa plus brillante époque, transplanté tout vif en Bourgogne. Je suis assez surpris de découvrir que cet édifice unique n’est point classé parmi les monumens historiques, et qu’il se trouve ainsi à la discrétion des conseils municipaux saugrenus qu’il plaira au hasard d’infliger à la ville de Beaune, accidens dont nous avons vu trop d’exemples pour qu’ils ne soient pas toujours à prévoir et à redouter. En dehors de sa beauté, cet hôpital a une importance historique capitale, car il représente seul en Bourgogne l’époque la plus brillante de la période ducale, et fait revivre le moment où, la politique des ducs de la maison de Valois ayant déplacé son centre d’action, la Bourgogne ne fut plus qu’un satellite de la Flandre. On dirait un fragment de Bruges ou de Malines transporté au beau milieu de la Côte-d’Or par un miracle analogue à celui qui, selon la tradition, transporta le sanctuaire de Notre-Dame-de-Lorette de Palestine en Italie. Existe-t-il en Bourgogne un autre témoin aussi intact, aussi complet, de cette domination si passagère, et si brillante, de la Flandre ? Pour ma part, je n’en connais pas. C’est assez dire quel intérêt s’attache à la conservation de cet édifice dans ses moindres dispositions, et combien il serait regrettable qu’il fût à la merci de réparations ou de changemens qui en altéreraient le caractère.

L’intérieur n’est plus tout à fait tel que l’avait ordonné Rolin ; de nombreux changemens y ont été opérés tant dans les salles que dans la chapelle ; mais, tel qu’il est, il répond dignement à l’extérieur. On ne peut parcourir sans un sentiment de reconnaissance attendrie ces longues et vastes salles aux murs d’une blancheur irréprochable, avec leur double rangée de lits largement espacés. Partout brille une propreté exquise, nulle part ne se fait sentir la moindre de ces odeurs d’hôpital, mélanges de pharmacie, de potage, de tisane et d’émanations de malades, qui sont si révoltantes pour le cœur. La tenue de cet établissement fait le plus grand honneur aux bonnes sœurs en costume blanc et bleu qui le desservent avec un zèle où le chancelier Rolin, s’il revenait au monde, se plairait à reconnaître l’exécution expresse de ses volontés. Pourquoi faut-il que mon admiration pour leur charité, dont la tenue de cet hôpital est un si touchant témoignage, soit mêlée d’un ressentiment que je ne puis taire ? Nicolas Rolin, en sa qualité de chancelier de Bourgogne, eut la bonne fortune d’être l’ami et le protecteur des Van Eyck, et parmi les cadeaux dont il enrichit son hôpital se trouvait une œuvre considérable de Jean de Bruges représentant le Jugement dernier, laquelle a subi pour le moins autant de mésaventures que le fameux Agneau mystique de Saint-Bavon de Gand. Primitivement cet ouvrage ornait l’autel de la chapelle ; un beau jour, il déplut aux bonnes religieuses pour ses prétendues nudités, et elles le reléguèrent sans façon dans une salle déserte d’un étage supérieur en compagnie de la poussière et des toiles d’araignée. Cette précaution même ne leur parut pas suffisante, et elles firent peinturlurer de draperies malencontreusement bienséantes les figures sorties du pinceau du plus pudique et du plus innocent des peintres. Aurait-on jamais imaginé que le pieux Van Eyck pût être suspect d’impureté ? Règle générale et à peu près sans exception : donnez aux religieuses de gentilles images pour orner leurs chapelles, et quantité d’argent pour leurs pauvres, mais ne leur confiez jamais une œuvre d’art, car il arrivera toujours, comme pour le Van Eyck de Beaune, que, n’en connaissant pas le prix, elles la relégueront au grenier, ou qu’offusquées de quelque détail inoffensif elles la mutileront ou l’enlaidiront de feuilles de vigne ou de draperies ridicules. D’ailleurs elles ne voudront certes jamais comprendre que, s’il est méritoire de soigner des malades, il l’est presque autant de soigner des Van Eyck lorsqu’on a le bonheur d’en posséder, attendu que des malades se remplacent toujours, tandis qu’un Van Eyck ne se remplace jamais. Enfin ce tableau, après avoir été oublié pendant je ne sais combien de temps, fut découvert dans ces dernières années par un amateur de Chalon-sur-Saône, tout comme s’il n’avait jamais existé. Or voilà maintenant qu’après avoir laissé leur Van Eyck sans aucun soin les bonnes sœurs sont en train de pécher par excès de précautions. Lorsque dans la dernière guerre les Prussiens se sont étendus en Bourgogne, les sœurs ont tremblé pour leur tableau, et l’ont enfermé dans une caisse qu’elles ont déposé dans quelque cachette, comme des femmes et surtout des religieuses savent seules en trouver. C’était là une bonne, très bonne pensée, pour laquelle tous les amis des arts leur doivent des remercîmens, encore ne faudrait-il pas l’exagérer. Il y a longtemps que les Prussiens ne menacent plus la Bourgogne, il y a longtemps même qu’ils s’en sont entièrement retirés, et, cependant le Van Eyck ne sort pas de sa cachette, où il est, paraît-il, si bien muré qu’il est très difficile de l’en tirer. Il y était encore au mois de mai de cette année, et nous parierions qu’il y est toujours. Le résultat de cet excès de précautions, c’est qu’il nous a été impossible de voir ce tableau, ce dont nous avons éprouvé un dépit que nous ne pouvons dissimuler. C’est en vain qu’un jeune magistrat de Beaune qui porte le nom de Davout a joint ses instances à nos prières, le Van Eyck est resté invisible.

Notre-Dame est un bel édifice, sans unité architecturale très étroite, mais qui par ses principaux caractères se rapporte à l’architecture dite de transition, c’est-à-dire au passage du style roman au style gothique. Oserai-je dire toute ma pensée ? Eh bien ! cette architecture intermédiaire, lorsqu’elle se présente avec la beauté que nous lui voyons à Notre-Dame de Beaune et à Saint-Lazare d’Autun, me semble l’égale des deux autres pour le caractère religieux. Il est bien entendu que je veux surtout parler de l’impression résultant des colonnades à arcs brisés qui distinguent ces édifices. L’arc roman, étroit et harmonieux, a trop de sérénité et de beauté précise pour parler toujours à l’âme l’austère langage du christianisme. L’ogive est vraiment mystique ; que de fois pourtant, surtout dans la dernière période de son règne, son vol svelte s’arrête et se repose dans une élégance toute profane ! Combien au contraire cet arc brisé du style de transition ; est une fidèle image de la pauvre âme humaine sur la terre dans les conditions que le christianisme lui a faites ! Humiliée, pécheresse, elle essaie de se soulever et retombe brisée sur elle-même après un lourd effort ; la sécurité de son ancienne ignorance n’est plus, la sérénité de l’avenir qui lui est promis n’est pas encore ou reste incertaine, et elle bat tristement de l’aile entre la terre, qui la rend malheureuse, et le ciel, pour lequel elle est inhabile. Tel cet arc brisé qui n’a plus l’harmonieuse sérénité de l’arc roman, et qui ne soupçonne pas le vol élancé de l’ogive, sorte de larve architecturale en qui les vies de deux architectures, l’une terrestre et l’autre ailée, se mêlent et s’amalgament, l’une pour naître et l’autre pour cesser d’être. En un mot, je ne connais pas d’architecture qui soit une meilleure image de l’attitude contrainte de l’âme chrétienne ici-bas, et de sa patiente et douloureuse espérance dans les promesses qui lui ont été faites. Sans doute ce n’est pas là tout le sentiment religieux, mais c’en est une partie, et, si le style roman et le style gothique purs expriment des états d’âme plus étendus, plus harmonieux et plus vibrans, ils n’en expriment pas de plus touchans.

Notre-Dame de Beaune a été complètement restaurée à l’intérieur dans ces dernières années ; mais ces réparations n’ont pu malheureusement lui rendre les ornemens qu’elle a perdus au jeu terrible des guerres civiles et des révolutions. Aussi a-t-elle peu de choses à montrer aujourd’hui en dehors des principales dispositions de son architecture. Quelques œuvres méritent cependant que nous prolongions notre visite. Sur l’un des côtés du chœur, tout au haut d’une colonne, se dresse une jolie statue de saint Michel, souvenir visible de ce gracieux page du ciel que le Guide nous a représenté posant avec une si triomphante élégance son pied sur le front du vieux jettatore de l’abîme, tout pareil au Roger d’Arioste qui se débarrasserait par la force de son vieil enchanteur Atlante. Une des chapelles contient une Adoration du sacré cœur de Lebrun, tableau d’une couleur à la fois claire et livide et d’une composition savamment ordonnée qui n’a que le tort de tromper le premier regard sur la nature du sujet et de faire croire à une Pentecôte. Nous n’aurions probablement pas fait mention de ce tableau, si nous l’avions vu en tout autre lieu que Beaune, sa valeur comme art étant assez indifférente ; mais ici il acquiert une importance en quelque sorte historique, car il rappelle au voyageur curieux de suivre la vie de la Bourgogne dans ses différentes manifestations que la moderne adoration du sacré cœur est une dévotion d’origine bourguignonne. Marie Alacoque, qui était des environs d’Autun, eut ses visions à Paray-le-Monial, dans le Charolais, et son plus vaillant champion fut un de ses compatriotes. C’est ce Languet de Gergy, évêque de Soissons et prédécesseur de Buffon à l’Académie française, qui joua un si grand rôle dans toutes les affaires de la constitution Unigenitus, et ne se rendit pas moins célèbre par l’ardeur qu’il déploya contre les miracles du cimetière Saint-Médard que par le zèle avec lequel il défendit les visions de la religieuse bourguignonne.

On a déposé dans deux autres chapelles les restes de belles sculptures de la renaissance qui ont eu des aventures assez curieuses. Au moment de la révolution, ces sculptures ornaient une église qui appartenait aux minimes : deux ou trois visites de sans-culottes enragés les avaient déjà fortement endommagées, lorsqu’un patriote, mieux avisé que les autres, se disant sans doute qu’il n’y avait pas crime à profiter d’une chose qui était inévitablement dévolue à la destruction, eut la bonne pensée de les dérober pour en orner sa maison. Heureux larcin, peut-on dire, puisqu’il a sauvé les parties intactes de ces sculptures. Elles se trouvèrent donc transformées en propriété privée ; mais voilà qu’au bout de soixante années, un des héritiers de cet amateur indiscret des beaux-arts, touché de remords et probablement aussi fort embarrassé de posséder des objets dont il était difficile d’avouer l’origine sans quelque hésitation, a eu l’honnêteté de retirer de Babylone ce qui appartenait à Sion. Ne pouvant les restituer à l’église où elles avaient été prises, puisque cette église n’existe plus, il en a fait don à Notre-Dame. Nous devons à cette probité de pouvoir recommander ces sculptures à la curiosité et à l’étude de tous les amateurs d’art. Elles rappellent de la manière la plus étroite celles que nous avons admirées déjà dans l’église de Saint-Florentin ; elles ont été conçues dans le même esprit, exécutées selon le même système, ont évidemment la même date, et sont peut-être sorties de la même main. Ce sont des bas-reliefs représentant les différentes scènes de la Nativité et de la Passion au moyen de figurines du travail le plus délicat et le plus ingénieux. Ils ont été, dis-je, singulièrement endommagés, mais dans les parties qui ont été oubliées par la destruction il se trouve des détails d’une finesse admirable. Voici par exemple le cortège qui se met en marche pour le Calvaire ; on sort de la ville et l’on passe sous l’arc d’une de ses portes. Deux officiers, dirigeant leurs chevaux de manière à se trouver rapprochés l’un de l’autre, s’entretiennent ensemble avec un naturel et une tranquillité incroyables. Jamais l’indifférence, ce sentiment difficile à rendre entre tous puisqu’il est l’absence de tout sentiment, n’a été saisie avec un plus grand bonheur et une plus rare subtilité. L’évanouissement de la Vierge au pied de la croix est encore un détail qui peut frapper d’admiration même quand on a vu les innombrables expressions qu’ont données de cette scène les plus grands maîtres, tant l’abandon du corps par l’âme est voisin de la complète séparation. Il y a dans ces sculptures un art tout particulièrement français, c’est-à-dire un art composé de fine observation morale, de malice profonde, de sentiment dramatique et de philosophie familière, qui fait d’autant plus regretter les mutilations qu’elles ont subies.

Ces sculptures sont à notre avis la véritable richesse de Notre-Dame de Beaune, mais elle les possède depuis trop peu de temps pour en tirer encore orgueil. Il en est une autre de date beaucoup plus ancienne, qui fut tout spécialement créée pour elle, et dont elle aime à se vanter de préférence. C’est une suite de longues bandes de tapisseries destinées primitivement à entourer le chœur, et que leur prix a fait soustraire depuis longtemps à tout usage. Ces tapisseries, qui représentent la vie de la Vierge, datent de l’année 1500 et furent données à l’église par un certain archidiacre Jean Lecoq. Elles sont en effet fort belles, mais en dehors de leur beauté elles offrent un genre particulier d’intérêt qui mérite d’être signalé. Nous nous figurons volontiers aujourd’hui que les choses marchaient avant nous avec une lenteur extrême ; or voici des tapisseries qui prouvent de la plus irréfutable manière qu’une belle œuvre d’art produite dans n’importe quel pays de l’Europe civilisée était connue du public, des artistes et des amateurs avec une rapidité singulière. Le fragment de tapisserie où est représenté le mariage de la Vierge reproduit détail pour détail le célèbre tableau du Pérugin dont son élève Raphaël nous a donné une si belle imitation. L’attitude du grand-prêtre est la même, les attitudes de Joseph et de Marie sont les mêmes, le petit garçon qui est à l’angle de la tapisserie casse les baguettes sur son genou avec le même geste. L’artiste a certainement connu l’œuvre du Pérugin, sans quoi cette coïncidence serait vraiment extraordinaire. Or ces tapisseries sont de l’an 1500 et le tableau du Pérugin, si mes souvenirs sont exacts, est des tout à fait dernières années du XVe siècle. Je demande s’il est possible à une œuvre de faire un plus rapide chemin. Cette tapisserie a été sans doute à son tour bien vite célèbre, car je retrouve l’imitation directe de quelques-unes de ses scènes dans telle ou telle verrière. Par exemple, le tableau qui représente la mort de la Vierge a été reproduit sans presque aucun changement par le verrier limousin Pénicaud dans un vitrail de l’église de Saint-Pierre-du-Queyroix à Limoges. Nous finirons par découvrir que chaque siècle a son genre de rapidité qu’il n’applique qu’aux choses qu’il préfère ; aujourd’hui nos marchandises et nos corps sont transportés avec une vitesse que certes le XVIe siècle ignorait, mais je défie bien que n’importe quelle renommée d’artiste marche plus promptement dans notre expéditif XIXe siècle que ne marcha au XVIe la renommée de Raphaël, ni que la parole de n’importe quel révolutionnaire se propage avec autant de vitesse que se propagea la parole de Luther. Rien ne change en ce monde ; il n’y a que des déplacemens de forces qui invariablement aboutissent toujours au même équilibre.


III. — AUXERRE. — PHYSIONOMIE DE LA VILLE. — SOUVENIRS DE LA CATHEDRALE.

Nous n’avons pas dépassé Beaune au midi de la Bourgogne ; de là nous avons brusquement détourné à gauche, pressé que nous étions de voir Autun. C’est donc de cette ville que nous devrions logiquement entretenir nos lecteurs ; mais, comme le désir de grouper ensemble les œuvres et les choses qui ont entre elles une certaine analogie, en nous entraînant toujours plus au sud, nous a fait abandonner deux villes importantes, Auxerre et Vézelay, mieux vaut retourner au nord et rejoindre Autun par un autre chemin. D’ailleurs nous pourrons toujours retrouver cette ville à l’entrée soit du Nivernais, soit du Bourbonnais, si nous nous décidons un jour à rassembler nos impressions sur l’une ou l’autre de ces provinces.

Si les paysages rustiques de la Bourgogne laissent quelquefois à désirer, il n’en est pas de même de cet autre genre de paysages que nous appellerons urbains faute d’un meilleur mot, c’est-à-dire de ces paysages qui sont formés par la position des villes et les reliefs résultant du hasard des constructions ou des accidens heureux de l’architecture des édifices. Nous avons déjà décrit les aspects de Joigny, de Tonnerre, de Semur, et Autun, que nous abandonnons aujourd’hui, nous présentera le modèle accompli de ce genre de paysages. L’aspect d’Auxerre est loin d’avoir la beauté de celui d’Autun, et cependant je ne sais trop s’il n’est pas plus original. Auxerre a cela de particulier, qu’elle ne doit rien de son agrément pittoresque qu’à elle-même, car la nature qui l’entoure ne lui prête aucun secours, privée qu’elle est de tout caractère. On ne peut dire que cette campagne soit laide, on ne peut dire qu’elle soit jolie, et nous ne saurions trop comment la définir, si la langue anglaise ne nous fournissait dans son adjectif de plain une nuance d’expression qui nous manque en français, it is a plain nature, a plain landscape. A la vérité, la superbe rivière de l’Yonne, toujours belle, toujours limpide, en quelque lieu qu’on la rencontre, l’Yonne, véritable reine de ce pays des cours d’eau maussades, — oh ! que les vieux Gaulois de ces contrées eurent bien raison d’adorer la déesse Icauna ! — jette aux pieds d’Auxerre quelque chose de ses trésors de verdure et de fraîcheur ; mais, comme cette rivière, à moins de descendre très près d’elle, se laisse mal apercevoir, le bienfait dont elle a gratifié la ville se trouve en grande partie perdu.

Auxerre en est donc réduite à ses monumens et à ses maisons ; eh bien ! cela suffit pour lui composer un aspect pittoresque et séduisant. Il est impossible de n’être pas prévenu en sa faveur lorsque, dès l’arrivée, on l’aperçoit du débarcadère, ramassée tout entière comme un énorme bouquet aux tiges inégales ou une corbeille trop pleine, et que du centre de cette corbeille la jolie cathédrale, fleur gothique exquise, s’élance comme pour vous sourire et vous inviter à entrer. Rien de plus coquet, de plus riant, de plus piquant que ce premier aspect, qui vous laisse tout disposé à croire Auxerre la plus gracieuse des villes, et qui vous fait partir d’un pied léger pour aller examiner ses charmes de plus près. Il y a bien d’abord quelque désillusion lorsqu’on s’est approché, et l’on a envie de trouver que cette corbeille de loin si coquette est un simple panier de ménagère, car cette élégance d’aspect est une illusion de la perspective, et ne correspond nullement au vrai caractère de la ville, qui est celui d’une simplicité toute bourgeoise, et si nous ne craignions que le mot fût pris à tort en mauvaise part, nous dirions volontiers d’une forte vulgarité ; mais ce désappointement dure peu, et un réel attrait se révèle bientôt dans cette physionomie nouvelle. Je ne crois pas qu’il y ait de ville qui se présente avec moins d’étalage, qui trahisse moins d’envie de briller ; on dirait même qu’à aucune époque Auxerre n’a senti ce besoin de se moderniser que les villes ressentent de siècle en siècle, et auquel elles cèdent presque toujours au risque de s’enlaidir. Ses rues pittoresquement tortueuses et escarpées ont l’air d’avoir été tracées à l’origine même de cette ville et de n’avoir jamais été rectifiées depuis, et ses maisons, qui paraissent vieillottes même lorsqu’elles sont neuves, ont l’air d’avoir été reconstruites sur un modèle admis une fois pour toutes. Ce sont des maisons sans prétention ni dehors, marquées d’un cachet de bonhomie toute populaire, faites pour loger des gens sans façon, vivant, comme dit le peuple, à la bonne franquette et sans faire d’embarras, d’humeur gaie et même un peu grasse, cherchant plus volontiers le plaisir et le bonheur dans une réalité très matériellement substantielle que dans les illusions d’une vanité flatteuse. Telle est la double originalité d’Auxerre ; de loin c’est une toute gracieuse poésie, de près c’est une robuste prose, de saveur originale, et en qui la franche empreinte du passé n’est pas encore effacée.

Cette forte marque populaire, ce sans-façon des demeures qui semblent faire fi du luxe extérieur, ces rues inégales, escarpées, tortueuses, ce dédain de la régularité et de l’affiche qui a l’air d’être le génie caché du lieu, rien de tout cela ne surprend quand on songe à l’ancienne histoire d’Auxerre. Chaque ville a son origine propre, et il est parfois étonnant de voir à quel point sa physionomie moderne dément peu cette origine, malgré toutes les révolutions amenées par le temps. Autun fut une création romaine et porte une physionomie de reine déchue ; Dijon fut formée par les ducs et les parlemens, et elle reste ville aristocratique ; Auxerre a été façonnée par des saints et des évêques, et, bon gré mal gré, elle conserve le caractère des anciennes villes ecclésiastiques. Or deux traits distinguent invariablement les anciennes villes où la puissance ecclésiastique a été prédominante, une complète insouciance de toute apparence extérieure et de toute régularité matérielle d’une part, et une liberté populaire qui va parfois jusqu’à la licence du carnaval. Rome, où la vie de la plèbe ne subit jamais aucune contrainte, est l’exemple mémorable entre tous tant de cette insouciance de la régularité matérielle que de cette liberté populaire qui distinguent les villes ecclésiastiques. Auxerre a été la ville la plus folle de la joyeuse Bourgogne, et non pas d’une folie brillante et chevaleresque comme Dijon, mais d’une folie de fabliau pour ainsi dire, toute bourgeoise et plébéienne. Une foule d’usages baroques et facétieux que le temps a eu grand’peine à emporter y foisonnaient comme les coquelicots dans les champs de blé au printemps. Cette fête des fous par exemple, si célèbre au moyen âge, fut par excellence la fête d’Auxerre, où elle n’a cessé qu’après son interdiction par le concile de Bâle ; encore le concile faillit-il être positivement désobéi, car il se trouva des défenseurs de cette parodie grotesque dans les rangs du puissant chapitre des chanoines, dont l’un fit observer audacieusement qu’on portait la main sur une fête plus ancienne que celle de la conception de la Vierge. Ces puissans chanoines eux-mêmes faisaient mieux que tolérer, ils partageaient cette gaîté populaire, et le jour de Pâques, en manière de joyeux alléluia, ils transformaient en jeu de paume le chœur de la cathédrale. Je ne sais trop ce qui reste dans le peuple d’Auxerre de cette folie d’autrefois, aujourd’hui que la vie populaire perd à peu près partout son caractère, cependant il en doit rester encore beaucoup, car, il y a quelques années à peine, un romancier, friand à l’excès de tous ces détails amusans, fit exprès le voyage de cette ville pour y voir je ne sais quelle fête baroque qui s’y célébrait encore, et qui depuis y a été abolie[5]. Quant au second caractère, c’est-à-dire à l’insouciance de la régularité et de l’éclat apparent, je réponds qu’il y est encore pour l’avoir observé de mes propres yeux, et pour avoir retrouvé dans cette ville quelque chose des impressions que m’ont invariablement données toutes les anciennes villes ecclésiastiques où j’ai séjourné.

Tout passe en ce monde, et l’histoire de l’élégante cathédrale en est la preuve. Elle a eu toute sorte de malheurs, de vicissitudes et d’épreuves, et ce destin paraît d’autant plus lamentable que par ses caractères de grâce, de pureté architecturale, ses heureuses proportions, sa forme bien dessinée, son front charmant dont la destruction a bien pu briser la parure, sans en effacer toutefois la beauté, elle semblait faite pour fixer à jamais un destin souriant. S’il nous était permis, usant d’une licence habituelle aux poètes, d’individualiser les choses, nous dirions que, comparée aux autres cathédrales célèbres, celle-ci est comme une vierge adolescente parmi d’imposantes matrones ou de magnifiques reines. Longtemps en effet il sembla que le sort d’une jeunesse éternelle devait être le sien, car elle eut à profusion ces spectacles amusans qui plaisent à la jeunesse et ces gaîtés qui lui vont bien. Que de choses drolatiques n’a-t-elle pas vues, le sacrilège innocent de la fête de l’âne, le carnaval populaire de la fête des fous, la partie de paume des chanoines au jour de Pâques, et, pendant je ne sais combien de générations, l’aîné de la maison des Chastellux venant gravement revêtir les insignes de chanoine par-dessus ses ornemens de chevalier ! Puis elle eut pour évêque le tout aimable Jacques Amyot, qui était si bien fait pour lui continuer son destin souriant, et qui le lui continua en effet, car, en véritable enfant de la renaissance, il y introduisit la musique venue d’Italie et fît lui-même retentir les échos de ses voûtes de la cadence de ses périodes à la molle lenteur et de la vivacité voluptueuse de ses images toutes trempées de grâce. Bien des fois sans doute, cette enceinte entendit recommander l’austérité des vertus chrétiennes dans un langage virilement émané de l’austérité Spartiate ou romaine des héros de Plutarque, et célébrer la douceur de l’amour mystique avec une onction issue, comme une fraîche rosée, de la naïve sensualité de Daphnis et Chloé. Comme il arrive toujours, ce fut à ce moment suprême de grâce et de douceur que le malheur commença pour la jolie cathédrale. Vinrent les huguenots, et leur zèle iconoclaste mutila les sculptures de sa façade, brisa les figures de ses tombeaux. Une inscription, placée par Jacques Amyot lui-même en 1572 contre un ; des murs de la cathédrale, constate ces mutilations et nous apprend qu’il les fit réparer en partie. Les grosses destructions furent en effet réparées, mais non pas celles des délicats ornemens sculptés, qui furent perdus pour toujours. Les guerres religieuses une fois passées, on entra dans les temps d’ordre monarchique où le gothique fut peu en faveur. La cathédrale fut donc négligée, laissée sans soins et sans réparations, arbitrairement altérée par telle ou telle mesure prise sans scrupule, et, qui le croirait ? la mode a un tel empire, que plusieurs fois le clergé des derniers siècles, regretta de ne pouvoir reconstruire sur un plan plus nouveau cette église dont l’architecture lui semblait barbare. Les sans-culottes vinrent à leur tour ; mais, comme il faut être juste envers tout le monde, il est bon de dire qu’ils n’ajoutèrent pas grand’chose au mal du passé, soit parce que le plus gros était fait, soit, ce qui est plus probable, parce que le peuple d’Auxerre, chez qui l’esprit de la ligue avait été si fort autrefois, conseillait au milieu de son zèle révolutionnaire un robuste levain de sentimens catholiques. Tout ce qu’ils firent, ce fut de gratter les emblèmes de la royauté, fleurs de lis et autres. L’ordre reparut enfin, et avec l’ordre, nouveau malheur. Une cathédrale ne va pas sans un évêché ; or l’évêché d’Auxerre, fondé au IIIe siècle par saint Pèlerin, était un des plus anciens et des plus vénérables de France, un de ceux qui semblaient les mieux protégés par la sainteté des souvenirs. Je ne crois pas en effet qu’il y ait en France de siège épiscopal où se soient assis plus de saints personnages ; mais à l’époque où furent tracées les nouvelles circonscriptions diocésaines, l’archéologie religieuse était peu en faveur, et petit était le nombre des âmes que pouvaient toucher les souvenirs de saint Pèlerin, de saint Germain, de saint Aunaire, de saint Didier, de saint Pallade, de saint Virgile, de saint Aunaire, et de je ne sais combien d’autres encore. L’évêché d’Auxerre fut donc aboli, et son diocèse fut réuni au diocèse de Sens. Enfin il n’est pas jusqu’à la dernière invasion dont la malheureuse cathédrale n’ait failli pâtir ; un boulet prussien est entré dans l’église, et est allé se loger dans un coin de la chapelle où se trouve le monument des Chastellux. Ce boulet semble avoir pris une direction subtilement oblique, ce qui est heureux, car sans cela il brisait une des colonnes monolithes si légères, qui ouvrent l’entrée de la chapelle. Vous voyez que les monumens ont, comme les hommes, leurs destinées heureuses ou malheureuses. On réparait la cathédrale au moment où je la visitais ; espérons pour ce brillant édifice que ces réparations sont l’augure d’une existence un peu moins tourmentée que celle du passé.

Bien qu’appauvrie et mutilée par cette cascade de malheurs, la cathédrale n’en possède pas moins trois choses qui lui constituent un intérêt considérable, une grande unité de style, de splendides verrières et une curieuse crypte[6]. Sa perfection architecturale en fait le plus remarquable édifice gothique que possède la Bourgogne. L’église est d’une seule pièce et d’un seul caractère ; pas de ces contrastes de styles opposés souvent intéressans, mais qui, divisant l’admiration, empêchent toute plénitude de sentiment. Les mutilations de sa façade ne nuisent guère non plus à sa beauté, car l’imagination rétablit sans peine les dentelles et les guipures qui manquent à sa toilette de pierre. On ne se plaint pas davantage de ne lui voir qu’une seule tour, car il faut qu’une cathédrale soit toujours inachevée par quelque côté ; l’inachevé va bien à ces édifices, et n’en fait que mieux ressortir cette vanité des œuvres humaines, toujours incomplètes par quelque endroit, qui est au nombre des leçons qu’enseigne le christianisme. Les trois grandes verrières de la façade et des deux portes latérales ont beaucoup souffert, surtout les deux dernières ; il en est peu d’aussi belles, et celle de la rosace en particulier possède une magie de lumière qui produit un double effet dont l’œil ne peut se lasser. Deux couleurs y dominent, le jaune et le violet, et selon les heures du jour l’une ou l’autre y triomphe exclusivement. Quand on regarde cette rosace au milieu du jour, le jaune inondé de la lumière qu’il laisse passer à flots apparaît seul, et alors il semble voir s’épanouir une énorme fleur du souci ou un bouton d’or colossal ; mais aux heures du crépuscule la couleur plus foncée reprend son avantage, et le jaune souci est remplacé par une violette géante. On me dit que cette verrière est menacée de déplacement, parce qu’on ne la juge pas en harmonie assez étroite avec le caractère de l’édifice ; je ne sais trop ce qui en est à cet égard, mais souvent le mieux est l’ennemi du bien, même quand le mieux est cherché par d’habiles gens, et volontiers je demanderais grâce pour mes deux fleurs de lumière.

La crypte, forêt souterraine de colonnes trapues, a reçu dans ces dernières années les soins de M. Viollet-Le-Duc, cet habile chirurgien, ou, pour mieux parler, ce véritable bon samaritain de notre architecture nationale, qui a remis tant de membres à nos églises et pansé tant de plaies de nos édifices. Cette crypte est remarquable. De vieilles peintures à fresque ornent le sommet et les côtés d’un enfoncement en forme de chapelle. La principale, celle de face, représente un Christ d’un caractère très particulier, car c’est un Christ selon saint Jean, un Christ alpha et oméga, première et dernière parole du monde. Les peintures des côtés représentent différens personnages qu’on reconnaît sans peine à leurs attributs pour les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Comme mon guide m’abandonne quelques instans dans la solitude de cette église souterraine, j’ai tout le temps de m’y laisser aller à mes rêveries en face de ces vieilles peintures. Il me vient donc à la pensée que cette formule : « je suis l’alpha et l’oméga, » s’applique non-seulement à l’éternité, mais au temps, qu’elle doit s’entendre non-seulement comme une définition mystique de la nature du Christ, mais comme une prophétie des destinées de ses doctrines, et qu’elle contient l’affirmation d’un catholicisme plus flottant, plus obscur, et encore plus étendu que celui qui est affirmé par la célèbre promesse : « tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. » Cette dernière promesse ne s’applique qu’à l’édifice visible de l’église, tandis que la formule de Jean va beaucoup plus loin, car elle implique que, même l’église s’écroulât-elle, la doctrine qu’elle incarne resterait invincible, ou, pour préciser notre pensée avec plus d’énergie, trouverait sa victoire définitive dans la défaite que l’enfer semblerait lui infliger. Tout le développement de l’Apocalypse ne nous montre-t-il pas en effet les triomphes répétés de ces portes de l’enfer qui ne doivent pas prévaloir ? Je suis l’alpha et l’oméga, qu’est-ce que cela veut dire, sinon j’enserre entre mes deux extrémités toutes les lettres par lesquelles s’exprime la parole, je suis l’alphabet entier, autrement dit je contiens toute parole, toute sagesse, toute doctrine ; c’est de moi qu’elles sortent toutes, quelles que soient leurs combinaisons, c’est à moi que forcément elles retournent, quelles que soient leurs déviations ? Le temps déroulera mille vicissitudes et déchaînera des fléaux sans nombre, ces vicissitudes et ces fléaux rencontreront toujours pour limites la frontière de ma parole. Ces quatre cavaliers si redoutables ravageront la terre bien des fois ; eh bien ! quelle sera la fin de leurs exploits ? Le cavalier armé du sceptre foulera la terre en conquérant ; au bout de sa victoire, il me rencontrera devant lui pour lui dire : Je vois ta force, où est ton droit ? Le cavalier armé du glaive livrera les hommes à la guerre civile ; quand des torrens de sang auront coulé, je me dresserai devant sa face, et je lui dirai : Je vois ta vengeance, où est ta fraternité ? Le cavalier armé de la balance viendra châtier les hommes de sa justice ; mais quand leurs iniquités auront été punies, il m’entendra lui dire : Je vois ta colère, où est ta clémence ? Le cavalier armé de la faux tranchera la race des hommes, et alors je lui dirai : Tu livres à l’éternité, qui est mon royaume, ce qui appartenait au temps, tu clos l’ère du long combat, et tu inaugures mon règne, et dès lors où est ta victoire ? La pauvre âme humaine joindra les maux de ses erreurs aux maux de ces désastres ; tantôt enivrée d’elle-même, elle oubliera ma parole, tantôt désespérée de ses malheurs, elle perdra confiance en ma promesse, et cherchera d’autres remèdes et d’autres appuis que ma doctrine. Elle se tourmentera et s’ingéniera pour trouver d’autres voies, et, quand elle aura fait bien du chemin et qu’elle se croira bien loin de moi, elle me rencontrera au bout d’elle-même. Il n’y a de véritable propriétaire du monde et de l’âme que moi, tous les autres n’en sont que les usufruitiers et les fermiers à bail, et que m’importe que l’enfer prévale, puisqu’il est lui-même sous ma domination ? En sortant de la cathédrale, je lis à l’angle d’une des petites rues tortueuses qui l’avoisinent le nom de l’abbé Leboeuf ; ce souvenir de reconnaissance pour une gloire modeste et un solide mérite fait honneur à l’édilité auxerroise. Des travaux si nombreux et si considérables de l’érudit chanoine, je ne connais que quelques-unes des parties de ses mémoires pour servir à l’histoire civile et religieuse du diocèse d’Auxerre, mais j’en connaîtrais davantage, que le sentiment d’estime que ces lectures m’ont inspiré n’en pourrait guère être augmenté. Il est difficile d’unir plus de patiente érudition à plus de modestie et je dirais presque à plus d’humilité de parole. Que voilà donc un savant qui hausse peu le ton, a peu souci de s’imposer à ses lecteurs, et poursuit peu la vaine gloire ! Ses écrits, qui ne cherchent pas l’ornement et qui ne connaissent pas le coloris, se laissent lire pourtant avec facilité, avec plaisir, tant leurs honnêtes pages sont reluisantes de candeur, de bonne foi, de sincère et naïf amour des choses antiques. La manière dont il avait acquis son érudition est aussi bien faite pour toucher quiconque prend plaisir au spectacle d’un honnête homme qui arrive à faire quelque chose de considérable avec rien. Ah ! , il n’avait pas eu à sa disposition des bibliothèques de cent mille volumes, des musées admirables, des collections dressées avec méthode. Élevé dans le sanctuaire, enfant de chœur, servant de messe, il avait appris à lire dans les vieux antiphonaires et les vieux rituels, et, c’est en tournant leurs feuillets, en remarquant avec l’acuité de l’enfance mille petits détails insignifians en apparence, que s’insinua doucement dans sa jeune âme cet amour de l’antiquité religieuse qui ne l’abandonna plus. Entré dans les ordres, des difficultés qui auraient été insurmontables pour quiconque n’aurait pas eu l’amour de la science lui furent opposées par la pauvreté et les devoirs de sa profession ; mais ce sont là des barrières qui n’arrêtent pas un cœur bien épris. Il n’avait pas de livres, il alla les chercher où ils étaient ; il n’avait pas d’argent pour voyager, il s’en passa en n’employant ni voiture, ni cheval. Dès que le temps et les devoirs de sa profession le lui permettaient, il prenait un bâton à la main, partait sans emporter d’autre bagage que lui-même, et accomplissait, par ce procédé renouvelé de Bias, des excursions de deux et de trois mois. Puis, sa moisson faite, il s’en revenait au logis, classait les résultats de sa récolte et notait comme objets de ses excursions futures les difficultés nouvelles que soulevaient les documens qu’il avait recueillis, ou les diverses obscurités qu’il n’était pas parvenu à éclaircir. L’année d’après, il recommençait, et c’est ainsi que, selon les traditions locales, s’écoulèrent les années de sa jeunesse et de sa force avant que son mérite eût rencontré sa récompense, et qu’il fût devenu chanoine de ce diocèse de Paris, dont il a écrit l’histoire. Les laborieux et les studieux peuvent puiser dans une telle vie plus d’une utile leçon de patience et de résignation, et quant aux élus de l’érudition et de la science, à qui tout a souri et qui ont tout trouvé disposé sous leurs mains, qu’ils pensent un peu à cette science amassée brin à brin, avec fatigue, avec lenteur, lorsque les documens affluent vers eux de toutes parts sans qu’ils aient presque la peine de les chercher.

A côté même de la cathédrale s’élève l’ancien palais épiscopal, aujourd’hui la préfecture de l’Yonne, édifice à la fois vaste et charmant, où les deux ordres d’architecture gothique et romane se sont ajoutés l’un à l’autre dans la succession des temps, et se sont mariés sinon très étroitement, au moins dans une union pleine de liberté gracieuse et d’originalité spirituelle. L’aile de l’édifice la plus rapprochée de la cathédrale est traversée tout entière à la hauteur du premier étage par une galerie à colonnade romane du goût le plus pur et de l’effet le plus heureux. Cette colonnade romane ne règne que sur un des côtés de cette aile, et pour la voir, on doit entrer dans le jardin même qui s’étend derrière la préfecture ; mais une fois là, les yeux s’en détournent bien vite, quel que soit le plaisir qu’elle leur procure, enthousiasmés qu’ils sont par un spectacle d’une singulière beauté qui réclame toute leur admiration. Devant vous s’étend le beau palais épiscopal avec le double caractère de son architecture ; à gauche, la cathédrale vous présente un de ses flancs dominé par son unique tour ; à droite, dans un lointain assez rapproché pour qu’on ne perde aucun détail, se dresse la robuste masse de l’ancienne église abbatiale de Saint-Germain ; tout en bas et par derrière vous, l’Yonne roule ses eaux au cours majestueusement paisible, doucement ralenti par de petites îles verdoyantes. Nous parlions en commençant de ces paysages urbains dont les villes de Bourgogne présentent de notables exemples ; celui-là en est un, et des plus remarquables. Auxerre n’a rien de plus l’eau que cet aspect, qui réunit tous les caractères d’une absolue perfection. D’autres paysages d’architecture peuvent être plus riches, plus étendus, plus variés, je doute qu’il s’en rencontre beaucoup qui soient aussi heureusement ramassés et concentrés en un aussi petit espace, aussi harmonieusement balancés avec des édifices d’une telle masse, et dont l’ensemble puisse être embrassé par l’œil avec un plaisir moins exempt d’efforts.


IV. — AUXERRE. — LA STATUE DE DAVOUT. — ANECDOTES INEDITES SUR LE MARECHAL.

Jusqu’à ces dernières années, Auxerre n’avait possédé d’autre statue monumentale que celle du mathématicien Fourier, célébrité solide, mais nécessairement restreinte, peu faite pour dire quoi que ce soit à l’imagination de la presque totalité des promeneurs, et dont l’image, selon les principes que nous avons exposés déjà ici même, serait mieux placée dans la cour d’une école ou la salle d’une académie que dans un jardin public. Auxerre a senti cette lacune et a eu le désir de la combler. Malheureusement les renommées des hommes éminens que cette ville a produits se prêtaient assez mal à cet hommage monumental. Nous avons rendu pleine justice au mérite de l’abbé Lebœuf, mais comment songer à lui élever une statue ? Lacurne de Sainte-Palaye, l’ami de Charles De Brosses, l’érudit aimable qui, avec le comte de Tressan, a le plus contribué au XVIIIe siècle à mettre à la mode le moyen âge, appartient à la même catégorie de célébrités. Ici nous touchons à une des objections les plus fortes que l’on puisse faire à cette rage de statues monumentales qui depuis trente ans s’est emparée de toutes les villes de France indistinctement. Ce n’est pas tout en effet que de vouloir posséder une statue monumentale, encore faut-il en avoir la matière première, c’est-à-dire un grand homme dont la renommée s’accommode de ce genre d’apothéose. Il se peut faire qu’une ville ait été très fertile en hommes éminens, et qu’il n’y ait cependant dans aucun de ces hommes la matière première que nous réclamons. Dans ce cas, ce que cette ville aurait de mieux à faire, ce serait de regarder d’un œil sans envie les villes souvent moins illustres qui posséderaient ce genre d’ornement tout simplement parce que le hasard de la nature leur a fourni un homme qui réunit les qualités voulues pour une statue monumentale. Ne trouvant dans ses hommes célèbres aucune renommée capable de supporter cette épreuve du bronze, Auxerre a justement pensé que sa qualité de chef-lieu lui donnait droit de se parer des gloires qui appartiennent au département entier, et c’est ainsi qu’un tardif hommage a été enfin rendu au maréchal Davout, dont la mémoire attendait encore, alors que les images de tous ses frères d’armes moins illustres que lui ornaient depuis longues années les places publiques des villes où ils ont pris naissance. Jamais choix ne fut plus heureux, car il a porté sur l’individualité la plus éminente qu’ait produite le ; département de l’Yonne, et s’il est une mémoire qui soit vraiment faite pour le bronze, c’est bien celle de l’énergique soldat que M. Thiers appelle si justement le taciturne et sévère Davout.

Certainement c’est un homme d’esprit qui a présidé à l’érection de cette statue, car le choix de la place où elle s’élève témoigne d’un bon goût qu’on ne saurait trop louer. Elle ferme l’extrémité d’un vaste et vert boulevard de récente création, et par derrière son piédestal l’œil découvre avec plaisir un des plus jolis sites de la campagne auxerroise. Ainsi placée dans un espace ouvert où elle n’est ni étouffée ni amoindrie, elle se détache sur un fond d’air et de lumière avec un relief et je dirais presque une liberté saisissantes, se distingue de loin et se dessine avec une netteté toujours grandissante à chacun des pas qu’on fait vers elle. Cette statue est une œuvre de mérite de M. Dumont. Elle a subi un certain nombre de critiques que je me permettrai de ne pas toujours trouver justes. Je lui ai rendu jusqu’à trois visites, et j’ai pris soin d’en faire le tour pour l’avoir sous tous ses aspects ; elle se soutient parfaitement et laisse l’œil satisfait, de quelque point qu’on la regarde. Le manteau militaire jeté sur l’épaule du maréchal n’est peut-être pas attaché assez solidement, car on ne voit pas comment il tiendrait si l’on suppose un léger mouvement du corps ; mais, cette petite critique faite, il faut reconnaître qu’il retombe en beaux plis et qu’il forme une noble draperie. La figure est bien campée, dans une attitude ferme sans raideur, et martiale sans démonstration extérieure. L’artiste à judicieusement évité toute pantomime militaire du geste et toute expression dramatique de physionomie comme contraires à cette énergie concentrée et à cette tranquillité presque implacable, tant elle est profonde, qui sont les caractères les plus prononcés de l’illustre homme de guerre. Il n’est pas facile de faire comprendre par le bronze que le génie militaire du prince d’Eckmühl était encore plus dans la pensée que dans l’action, qu’il consistait dans une méditation profonde de la guerre plutôt que dans l’entraînement passager et dans l’accès de fièvre belliqueuse des jours de bataille. Pour qu’une statue du maréchal Davout fût parfaite, il faudrait que tout spectateur pût dire en la voyant : l’homme dont voici l’image était le maître de son art terrible, il n’en était pas l’esclave. Or un génie militaire qui relève avant tout de l’intelligence et du caractère offrira toujours au sculpteur des difficultés bien plus considérables qu’un génie militaire qui relève du tempérament et de la passion. Une statue du prince de Condé sera toujours plus aisée à exécuter qu’une statue de Turenne, une statue de Vendôme qu’une statue de Catinat ou de Vauban, une statue de Murat qu’une statue de Davout. M. Dumont a senti cette difficulté, et il s’est tourmenté pour la résoudre. Le moyen qu’il a trouvé est ingénieux et non sans bonheur ; on ne peut lui faire qu’un seul reproche, c’est qu’il est tellement fin qu’il sera difficilement saisi par le plus grand nombre des curieux. Une des mains du maréchal tient la lorgnette militaire à la hauteur des yeux, l’autre repose sur son sabre, mais y repose si légèrement qu’on peut dire qu’elle l’effleure plutôt qu’elle ne le touche. Par là l’artiste a voulu indiquer que Davout était une intelligence et non un militaire de l’ordre de ceux qu’on appelle des sabres en langage d’atelier, que son arme véritable était l’instrument scientifique et non le brutal instrument de mort, que ce sabre légèrement caressé n’était autre chose pour lui que le symbole de l’action et l’insigne du commandement militaire. Encore une fois cela est ingénieux, mais la pensée de l’artiste sera-t-elle comprise de beaucoup ? Je ne ferai qu’un seul reproche à cette statue ; l’artiste a représenté le maréchal Davout beaucoup trop jeune. C’est l’officier de la campagne d’Égypte et de l’aurore du consulat que nous contemplons dans cette statue, ce n’est pas le chef militaire d’Auerstaedt et de Wagram, encore moins le rigide organisateur des armées du nord et le combattant héroïque de Mohilev, de Smolensk et de la Moskova. Comme il est trop jeune, il est aussi beaucoup trop serein ; la tranquillité de Davout n’était pas exempte de tristesse, et son visage connaissait peu ce sourire heureux que lui a donné l’artiste et qui ne convient qu’aux existences sans nuages, ignorantes du fardeau de la responsabilité, des douleurs du commandement et de la dureté des choses d’ici-bas. L’artiste, il est vrai, a une excuse ; il a été préoccupé de rendre la beauté physique du maréchal. Mais cette beauté était assez réelle pour se passer du secours de l’extrême jeunesse ; ce n’est que pour ceux qui ignorent en quoi consiste la vraie beauté de l’homme que Davout bronzé par les fatigues du camp et du champ de bataille peut paraître moins beau que Davout jeune et dameret. D’ailleurs l’artiste n’a pas à notre avis assez respecté les caractères vrais de cette beauté, il les a même légèrement altérés. Nous avons vu plusieurs miniatures de Davout jeune ; la tête est plus ronde, le cou un peu plus court, les épaules plus larges. Une robuste encolure bourguignonne en un mot dominait chez le maréchal ; or la statue ne le fait même pas soupçonner. Ce n’était pas le cas de sacrifier la vérité à la beauté, puisque la beauté était réelle, et que la vérité ne pouvait lui nuire en rien.

Le vieux général de Trobriand, qui pendant tout le temps de l’empire ne cessa d’assister le prince d’Eckmühl en qualité d’aide-de-camp, racontait sur le maréchal l’anecdote suivante. Pendant qu’il occupait les environs d’Ostende, un peintre se présenta un jour à lui avec de bons tableaux comme échantillon de son savoir-faire, en le suppliant de lui permettre de faire son portrait. Justement la maréchale d’Eckmühl réclamait en ce moment un portrait de son mari, Davout consent. Les séances se succèdent, séances fort interrompues par les allées et venues du maréchal, qui, pendant qu’il posait, donnait ses ordres et lisait sa correspondance, et le portrait ne s’achevait pas. Si d’ailleurs ce portrait était bon ou mauvais, Davout n’en savait rien, car il avait promis au peintre de ne pas regarder son ouvrage avant qu’il ne fût terminé. Enfin l’artiste demande à emporter un uniforme, afin de mettre la dernière main à son chef-d’œuvre, et rapporte bientôt une enseigne de village et une note de 600 francs. Furieux, le maréchal lance le portrait dans le feu et paie la note en s’écriant : « Eh ! je vous aurais donné le double pour ne pas me faire perdre mon temps. Au lieu de me tromper par un talent qui n’existe pas, il fallait me dire : j’ai besoin d’argent, et, sacrebleu ! je vous en aurais donné. »

Profitant de la leçon de modestie contenue dans cette anecdote, nous nous bornerions aux observations qui précèdent sur la statue d’Auxerre, si une toute parfaite bienveillance ne nous avait permis de prendre connaissance d’une série de notes intimes assemblées par une piété filiale aussi ardente que noble. Quelques-unes de ces notes sont des réfutations de faits avancés par différens historiens ou des controverses sur leurs jugemens ; d’autres, et c’est le plus grand nombre, sont des anecdotes recueillies de la bouche de divers contemporains, quelques-uns illustres eux-mêmes et tous bien connus dans la haute société française. Certaines de ces anecdotes sont fort curieuses, et, bien qu’elles ne nous révèlent pas un Davout différent de celui que nous connaissons, elles nous font entrer cependant plus avant dans certaines parties du caractère de cet homme remarquable et nous montrent en action quelques-uns des ressorts qui faisaient mouvoir son âme.

Les plus intéressantes nous paraissent celles qui sont dues au général de Trobriand, mort il y a quelques années plus qu’octogénaire. Nous ayons eu occasion de le rencontrer bien souvent dans la dernière période de sa vie, et nous l’avons nous-même entendu raconter quelques-uns des récits que nous allons transcrire. C’était le modèle des aides-de-camp et un type original de Français de l’ancienne école, comme disent les étrangers lorsqu’ils veulent être injustes ou impertinens envers les nouvelles générations françaises, une âme entièrement mâle, sans alliage aucun de ces mièvreries brillantes que la vie des salons enseigne mieux que l’habitude des camps, et qui sont plus souvent des faiblesses que des qualités ; mais cette masculinité était sans rudesse et s’alliait à une extrême douceur. Son langage sans recherches ni ornemens était d’une simplicité toute militaire, et le fond de son humeur était une bonhomie franche qui, poussée à bout, était capable d’une vivacité de défense que tout agresseur aurait regretté d’avoir excitée. Quelques-unes de ses reparties mériteraient d’être célèbres. En 1815, un général prussien lui disant un jour : « Vous autres, Français, vous vous battez pour l’argent, tandis que nous, Allemands, nous nous battons pour l’honneur. — Rien de plus naturel, lui répondit le bouillant officier, chacun se bat pour ce qui lui manque. » C’est une réponse du même genre qu’il fit au général prussien Thielmann, en cette même année 1815, un jour qu’il avait été envoyé auprès de lui par le maréchal Davout, afin d’en obtenir certaines facilités pour le service des blessés et de lui annoncer que l’armée avait pris la cocarde blanche. « Il faut avouer, messieurs les Français, que vous changez souvent de cocardes ! dit Thielmann, qui, après avoir longtemps servi dans nos rangs, était devenu notre ennemi. — C’est possible, général, riposta M. de Trobriand, mais en tout cas il vaut mieux changer de cocarde que changer de patrie. » Dévoué au maréchal Davout jusqu’à sa dernière heure, — il passa huit jours au chevet de son lit de mort sans se débotter, — il avait gardé pour sa mémoire un respect toujours vivant. Tout lui en était resté cher, même les brusqueries, les réprimandes et les punitions, et en homme bien né qu’il était, il aimait à citer certaine leçon de respect hiérarchique et de politesse militaire qu’il en avait reçue dans les première jours qu’il servait sous ses ordres. Ayant eu à écrire un rapport sur une mission dont il avait été chargé, moitié par inexpérience juvénile, moitié par idolâtrie pour son illustre chef, il mit familièrement en tête : Mon cher maréchal. Cette familiarité était cependant fort excusable, d’abord parce que toute idolâtrie entraîne nécessairement une sorte de familiarité, ensuite parce qu’avant de servir sous les ordres du maréchal Davout M. de Trobriand avait servi sous ceux de son beau-frère, le général Leclerc, premier mari de Pauline Bonaparte, et que cette circonstance pouvait lui faire croire qu’une partie de la distance qui sépare un maréchal de France d’un simple officier était effacée. Davout sentit à merveille cette double excuse, et donna à sa leçon de respect militaire la charmante tournure que voici. Au lieu de rappeler brusquement son aide-de-camp au respect des convenances, il lui fit compliment sur la manière dont il avait exécuté ses ordres ; puis, au moment de le congédier, il lui dit gracieusement : « Vous êtes jeune et tout nouveau dans mon corps d’armée, mon cher Trobriand ; je dois vous donner quelques conseils, qui vous seront utiles ici et même dans le monde. Ainsi, quand vous aurez par hasard un rapport à faire ou une lettre à écrire à un général, à un colonel, à un chef d’escadron, vous direz : monsieur le général, monsieur le colonel, mon commandant ; à un lieutenant, mon cher camarade ; et à moi enfin, mon cher Trobriand, vous direz comme vous voudrez. » Il est aisé de comprendre que, bien loin d’être affaibli par cette leçon d’une si cordiale affabilité, le culte du jeune aide-de-camp n’en devint que plus ardent.

Le fait d’armes le plus extraordinaire du maréchal Davout est peut-être la journée d’Auerstœdt, où il lui fallut venir à bout de 70,000 Prussiens avec 14,000 Français. Aussi cette bataille était-elle le souvenir favori du général de Trobriand. Sur les préliminaires de cette bataille, sur les incidens qui la signalèrent ou qui en furent la suite, entre autres sur l’inaction de Bernadotte, prince de Ponte-Corvo, pendant cette glorieuse journée, cette narration contient nombre de particularités curieuses et inconnues. Nous allons en placer fidèlement sous les yeux du lecteur les parties les plus intéressantes.


« Le général de Trobriand est venu passer l’anniversaire d’Auerstedt avec la famille de son cher maréchal. Ce souvenir le remuait, l’animait, et il s’écriait à chaque instant : Il faisait chaud à cette heure, il y a cinquante-quatre ans. Ah ! quel homme que le maréchal ! je le vois encore. En face de l’ennemi, nous étions comme ce petit vase (un vase de fleurs posé sur la table) en face de ce gros canapé. Nous avions l’air, avec nos 14,000 hommes, de préparer un déjeuner à messieurs les Prussiens, qui étaient 70,000 contre nous. Le maréchal fait former le carré et se place au centre ; puis d’une voix qui retentissait comme la trompette, le visage illuminé, il s’écrie : « Le grand Frédéric a dit que c’étaient les gros bataillons qui remportaient la victoire ; il en a menti, ce sont les plus entêtés. Faites tous comme votre maréchal, mes enfans, en avant ! » Et tous de s’élancer en avant comme électrisés et acclamant avec délire : vive monsieur le maréchal ! et le notre entêté a eu raison sur le grand Frédéric………….. A un moment de cette journée, le maréchal Davout resté maître du champ de bataille, mais incapable de poursuivre ses avantages, avisant une manœuvre qui pourrait en une fois terminer la campagne, envoya, pendant qu’il se battait encore, son aide-de-camp Trobriand auprès de Bernadotte, en lui criant au milieu du feu : « Allez-vous-en lui dire que je n’ai pas un homme de réserve, et qu’il poursuive mes succès. » Ponte-Corvo, toujours jaloux et mauvais camarade, répondit au messager avec force jurons : « Retournez dire à votre maréchal que je suis là, et qu’il n’ait pas peur. » — « Sacrebleu, depuis huit heures du matin jusqu’à quatre heures du soir que mon maréchal s’est battu comme un lion contre des forces écrasantes, il a bien assez prouvé qu’il n’avait pas peur ! » La querelle s’envenima, et il ne put amener Bernadotte à marcher.

« Le lendemain, l’aide-de-camp fut envoyé auprès de l’empereur par le maréchal Davout, qui avait couché sur le champ de bataille, pour lui annoncer son éclatant triomphe. Napoléon, un peu crispé, malgré son contentement, interrogea vivement Trobriand sur les circonstances du combat ; enfin, impatienté de ses réponses, il s’écria : « Allons, votre maréchal, qui n’y voit pas d’ordinaire, y a vu double hier. » — Davout était en effet un peu myope.

« Cependant Bernadotte, au fond un peu inquiet, était venu se plaindre à Berthier, et réclamer le châtiment de l’insolent envoyé de Davout qui lui avait manqué de respect. Berthier, qui aimait Trobriand et l’appelait toujours M. de Chateaubriand, le manda près de lui, et, après avoir entendu son récit, l’introduisit auprès de l’empereur pour lui faire connaître la vérité. Napoléon, son pantalon sur ses bottes, pointait une carte au moment de son entrée, et il finit de s’habiller en l’écoutant défendre son maréchal. Comme il parlait, la porte s’ouvre brusquement, et le maréchal Davout parait sans être annoncé. En voyant son aide-de-camp, qui n’était pas là par son ordre, avant même de s’adresser à l’empereur, le maréchal, se tournant, les sourcils froncés, vers Trobriand, lui dit : « Que faites-vous ici, monsieur ? Mes aides-de-camp m’appartiennent ; descendez m’attendre. » Le brave officier sort fort troublé ; mais, non moins curieux que troublé, pour la première fois de sa vie il colla son oreille à la porte, afin d’assister au premier abordage, et il entendit le maréchal entrer ainsi d’assaut dans la question : « Si votre misérable Ponte-Corvo avait voulu faire déboucher une tête de colonne, j’aurais encore dix mille hommes de plus au service de la France. » L’empereur ne répondait pas, et Trobriand s’en allait, la tête toujours tournée vers la porte, se frottant les mains et se disant : « Cela marche, cela marche ! » quand son grand sabre qui traînait, s’accrochant dans les jambes d’un jeune officier, les fit tomber tous deux. Impatiences, léger coup d’épée et amitié ensuite. Le brave soldat racontait que son retour en wurst avec le maréchal, qui lui reprochait impérieusement sa démarche et le mit aux arrêts, avait été rude. Pour ne pas l’irriter davantage contre Bernadotte et craignant d’amener une affaire entre eux, il eut la vertu de ne pas lui raconter ce qui était arrivé, et comment il se trouvait chez l’empereur pour le, défendre. »


N’est-il pas vrai que la figure de Davout ressort de cette narration bien reconnaissable et bien complète ? Le voici avec ses traits si fortement accentués, son indomptable obstination, son coup d’œil ferme et précis, son sévère souci de la discipline, son impérieuse brusquerie. Ne trouvez-vous pas aussi qu’il y a là la matière première d’un de ces récits militaires où la grandeur se mélange à la familiarité, comme Mérimée et Stendhal les aimaient et savaient les faire ? La brusque entrée de Davout chez l’empereur surtout est d’un bel effet dramatique ; c’est une scène toute trouvée et qu’il n’y aurait qu’à développer.

Plusieurs de ces anecdotes vengent Davout de la réputation de dureté qui lui a été faite, réputation que nous avons toujours eu peine à comprendre, ne pouvant admettre qu’une grande supériorité ne soit pas doublée d’une grande bonté. Toute la difficulté consiste peut-être à bien définir quelle est la nature de bonté qui convient à un chef d’armée. Évidemment ce ne peut être celle qui convient à un infirmier ou à une sœur de charité. Or ne serait-il pas piquant que l’examen scrupuleux de cette question nous conduisit à ce paradoxe apparent ; la bonté véritable d’un général en chef consiste précisément dans ce que le vulgaire appelle dureté ? Quel est en somme le meilleur, d’un général qui, par négligence de caractère ou niaise complaisance, tolère chez ses soldats un relâchement de discipline qui un jour ou l’autre se traduira infailliblement en dangers pour eux-mêmes, ou d’un général qui par les mâles habitudes d’une discipline rigoureuse en tout temps les rend invulnérables à l’heure décisive ? « Va, va, mon garçon, disait le roi Gustave-Adolphe à un soldat qu’il faisait punir pour un acte d’indiscipline, mieux vaut que tu souffres cette correction à cette heure que de brûler éternellement du feu de l’enfer, » et le roi Gustave-Adolphe n’a jamais passé, que nous sachions, pour inhumain. Le maréchal Davout, sous des formes moins pieuses, pensait au fond exactement comme le roi Gustave-Adolphe. Pendant la campagne de Russie, nul corps n’a été soumis à d’aussi rudes épreuves que le corps de Davout ; c’est lui qui a formé l’avant-garde de la grande armée et qui a soutenu les premiers combats, en sorte que, lorsque les autres corps sont entrés tout frais en lice, celui de Davout avait déjà plusieurs semaines de fatigues. Lorsqu’il a fallu sortir de Moscou, c’est lui qui a été chargé de protéger la retraite pendant plus de la moitié de cette effroyable route. Tous les autres corps d’armée fondent l’un après l’autre avec une rapidité effrayante, celui de Davout au contraire se dissout avec une lenteur relative qui frappe d’étonnement. Ses soldats avaient-ils donc des privilèges physiques particuliers ? Non, mais ils avaient pour résister aux élémens les mâles habitudes d’une discipline plus ancienne et plus stricte. Non-seulement l’armée se dissout, mais elle se débande, et se précipite dans la mort par imprudence, désespoir et folie ; seul le corps de Davout, tant qu’il reste un chiffre d’hommes suffisant pour figurer une ombre de corps d’armée, se maintient compacte et solide ; si, dans cette masse d’hommes affolés et désespérés, il y a encore quelque part tenue, discipline, prudence, dignité et possession de soi, c’est dans le corps de Davout. Eh bien ! mais savez-vous qu’une dureté qui produit de pareils résultats mérite beaucoup mieux le nom de bonté qu’une indulgence qui laisse ses soldats sans défense contre des accidens qu’elle n’a pas prévus ? Ses soldats n’en souffraient pas moins, parce qu’ils souffraient avec ordre, seulement ils résistaient plus longtemps aux dernières conséquences de leurs souffrances par les ressources qu’ils puisaient dans la discipline, et enfin, quand il fallait mourir, ils en mouraient mieux, ce qui est encore quelque chose. Concluons donc que le général véritablement bon est celui dont la vigilance continue, ne tolérant jamais aucune infraction à l’ordre, protège ses soldats contre les sottises de leur propre incontinence dans la victoire, contre les foies de leur propre désespoir dans les grandes déroutes, et les met à l’abri des accidens et des dangers qui naissent d’une masse d’hommes mal contenus d’ordinaire, terreurs paniques, entassemens désordonnés, explosions par imprudence. Un général dur à la façon de Davout non-seulement est une providence pour les âmes de ses soldats, dont il soutient et règle le courage, mais se trouve en fin de compte un véritable Esculape pour leurs corps, qu’il protège contre la maladie et l’imprudence par les habitudes d’ordre qu’il leur donne. Cela dit, voici deux anecdotes. La première était racontée par le général de Trobriand.


« Le colonel du 1er de chasseurs, le brillant Montbrun, après une affaire magnifique s’avise de lever une contribution considérable sur la princesse de Steyer. Davout l’apprend, entre dans une fureur extrême et s’écrie devant tout le corps d’officiers : « Si j’avais deux Montbrun, j’en ferais pendre un. » Montbrun, mandé, nia tout avec aplomb ; son major Tavernier se dévoua pour lui et fut condamné à deux ans de citadelle ; mais au bout de quelques mois le maréchal Davout, qui le savait innocent, l’en fit sortir avec la croix et un grade. »


Il me semble que nous surprenons assez bien ici une bonté de l’ordre le plus élevé, seulement cette bonté est réglée par un bon sens supérieur. Je ne connais d’analogue à ce fait dans notre histoire qu’un trait de Gaspard de Coligny. Un jour on lui amène un étourdi qui s’était livré à je ne sais quel acte de maraude : « Qu’on le pende sans délai, » dit l’amiral ; puis il fait semblant de tourner brusquement les talons, en recommandant à l’oreille d’un de ses gentilshommes de faire couper la corde dès que le coupable sera suspendu. C’est le même sérieux sentiment de l’ordre uni à la même humanité.

J’extrais la seconde anecdote d’une lettre écrite par une personne dont je ne suis pas autorisé à citer le nom, un des plus grands du premier empire.


« Le maréchal maintenait une très sévère discipline dans son corps d’armée, tant dans l’intérêt de ses troupes, qui étaient admirablement tenues, que par intégrité personnelle.

« Il avait interdit le maraudage sous peine de mort. Un jour il aperçoit dans un champ un soldat qui avait une singulière tournure. C’était un dragon qui avait en ceinture un mouton qu’il venait de voler. Le maréchal, se l’étant fait amener, commence par lui annoncer le jugement qui l’attend. Le pauvre mouton, qui bêlait d’une manière lamentable, couvrait de sa voix l’admonestation. Tout à coup le dragon lui frappant sur la tête : paix, mouton, s’écrie-t-il, laisse parler le maréchal.

« Le maréchal rit (pour la première fois peut-être de sa vie, ajoute M. R…), et l’à-propos de l’accusé le sauva non de la mort, qui n’était qu’une menace, mais d’un jugement. » Mais, dira-t-on, il était dur envers les populations conquises et les pays occupés, — et il me souvient que le pauvre Heine, dans son poème sur l’Allemagne, a contribué lui-même à répandre cette opinion. Ici encore, pour trouver l’explication de cette prétendue dureté, il suffit de faire appel au bon sens. Comme tous les hommes de génie, en quelque genre que ce soit, le maréchal Davout a obéi pendant toute sa carrière à deux ou trois idées d’une extrême simplicité. La plus importante de ces idées est celle-ci : « L’état de guerre étant un état particulier doit nécessairement avoir ses lois propres. » Savoir quelles sont ces lois et leur obéir sont les deux devoirs que la logique impose à tout chef d’armée, sous peine de périr. Si dans la vie ordinaire nous voyons un homme qui prétend se soustraire à l’action de la nature et agir contre ses lois, nous prévoyons que l’issue de sa folie sera la mort. Nous pouvons prédire le même sort au général qui serait assez mauvais logicien pour apporter dans l’état de guerre des principes d’action qui appartiennent à l’état de paix. Or un de ces principes, et le plus important, impose au chef d’armée de faire à l’ennemi non pas tout le mal possible, mais tout le mal qui est nécessaire ; sur ce point il n’y a pas à hésiter, car le salut est à ce prix. Mais l’humanité en gémît, dira-t-on ; eh bien ! qu’elle sèche ses larmes. Plaisante objection en vérité ! la guerre est-elle donc une chose humaine ? Admettons cette objection cependant, quoiqu’elle ne vaille rien. En examinant les choses à fond, nous découvrirons que les intérêts de l’humanité sont d’autant mieux sauvegardés que les lois de la guerre sont plus strictement observées. Serait-ce être humain par hasard que de l’être aux dépens de ses frères d’armes, de ses soldats, et finalement de son pays ? Voilà le principe inattaquable par la logique qui a dirigé invariablement la conduite de Davout. Et maintenant quand on essaie de faire le compte de ces prétendus actes de dureté on trouve que le tout se réduit à l’occupation de Hambourg. Soit, admettons qu’il ait été dur en cette circonstance, à qui revient la responsabilité de cette dureté ? Il n’est aucun des lecteurs de M. Thiers qui ne sache quelle était la nature des instructions envoyées par Napoléon à Davout, qui ne se rappelle que, loin de les exécuter à la lettre, le maréchal en retrancha précisément toutes les violences qui blessaient inutilement l’humanité, et que le tout s’est borné à un strict état de siège et à des contributions plus ou moins arbitrairement levées selon les lois de la guerre. Il est vrai de dire cependant que la sévérité de son caractère bien connu tenait la population dans un état de terreur extrême ; mais, s’il fit grand peur, il fit peu de mal, et d’ailleurs il entrait dans sa politique de causer un effroi qui le dispensait d’une sévérité réelle, ainsi qu’en témoigne l’anecdote suivante. Pendant l’occupation de Hambourg, le général Saulnier, grand-prévôt du 13e corps, arriva un jour consterné, indigné, auprès du maréchal Davout, lui apportant une caricature qu’il venait de faire saisir et qui représentait le maréchal sous une tente soutenue par quatre pendus et leurs potences. Il accourait lui demander d’en faire punir les auteurs ; alors Davout s’écrie en riant : « Eh, mon cher, vous n’êtes pardieu qu’un enfant ! Loin de punir l’auteur, saisissez la planche, et faites tirer cette caricature à 60,000, à 100,000 exemplaires, qu’on la répande soigneusement ensuite ! Escorté de cette réputation effroyable, terrible, j’inspirerai tant de peur que je n’aurai besoin de faire pendre personne. »


Cette anecdote, si caractéristique d’un homme vraiment fait pour commander, s’accorde exactement avec les propres paroles du maréchal dans le mémoire qu’il dut adresser au roi Louis XVIII, pendant la première restauration, pour justifier sa conduite. « Je provoque ici, disait le mémoire, le témoignage des Hambourgeois ; qu’ils citent, qu’ils nomment les individus innocens qui ont été victimes : j’ai été sévère, il est vrai, mais d’une sévérité de paroles qu’il était dans mon système d’affecter dans tous les pays où j’ai commandé, et dont j’ai laissé croître le bruit, bien loin de chercher à le détruire, pour m’épargner la pénible obligation de faire des exemples, » Le maréchal terminait ce mémoire en publiant une partie des instructions de l’empereur, celle qui pouvait le moins nuire au grand vaincu qu’il avait servi avec tant de gloire et de fidélité. « Avouez, Davout, lui dit un jour l’empereur après le retour de l’île d’Elbe, que ma lettre vous a bien servi pour vous défendre auprès des autres. — Oui, sire, répondit le maréchal, mais, si votre majesté eût été aux Tuileries, et que j’eusse dû publier ce mémoire, j’aurais donné la lettre entière. »

Davout avait une qualité qui, selon nous, est la qualité suprême de tout homme appelé à exercer l’autorité, c’est qu’il aimait les gens d’un mérite sérieux comme le sien, et qu’il ne consentait jamais à se séparer d’un officier dont il avait éprouvé la solidité et l’expérience. Il fut un jour menacé de perdre le général Gudin, qu’il affectionnait beaucoup, — le Gudin de l’une de ces trois immortelles divisions Gudin, Morand, Friant. Voici, au rapport du général de Trobriand, de quelle humeur il prit cette menace.


« Murât voulant garder le général Gudin, Davout reçut à Brünn une dépêche qui lui annonçait que le général Puthod remplacerait ce premier. Davout était alors dans la chapelle du château, et, la messe terminée, il trouva plus de trois cents personnes rassemblées dans la galerie pour lui faire leur cour. Le sourcil froncé, les bras croisés derrière le dos, il se promenait avec agitation sans rien dire à personne. On se faisait petit, on l’observait, quand le malheureux général Puthod, qui ne savait rien, entre, la poitrine resplendissante d’ordres en diamans. Davout l’aperçoit, marche vers lui comme un tourbillon, et lui dit à haute voix : « C’est vous, monsieur, qui prétendez remplacer le général Gudin ? Vous croyez y parvenir ? Mais, plutôt que de laisser enlever à cet héroïque général le commandement des braves divisions qu’il a vingt fois menées à la victoire, je briserais mon bâton de maréchal ! » Le pauvre général Puthod, innocent d’ailleurs, se prit à pleurer et s’en alla. Il ne connaissait pas même l’ordre ; Davout, détrompé, s’excusa le soir, mais il garda le général Gudin. »


Terminons par ce croquis de Davout en 1815, dû aux souvenirs de M. Allart, ancien directeur des télégraphes, qui paraît avoir laissé le souvenir d’un homme d’esprit à tous ceux qui l’ont connu.


« En 1815, lors du licenciement de l’armée de la Loire, M. Allart, alors fort jeune, était employé au conseil d’état. Il fut chargé de porter une dépêche importante au prince d’Eckmühl, dont le quartier-général était à Orléans, et il partit à franc étrier.

« L’armée française, qui occupait la rive gauche de la Loire, n’était séparée que par le fleuve de l’armée ennemie, qui campait sur la rive droite, et la tente du maréchal était dressée tout près du pont d’Orléans, dont l’artillerie française défendait les abords, tandis que de l’autre côté la rive et la tête du pont étaient garnies de l’artillerie ennemie. M. Allart, ayant atteint la rive gauche et le quartier-général, fut immédiatement introduit dans la tente du prince d’Eckmühl, auquel il remit les dépêches dont il était porteur.

« Pendant que le maréchal lisait, le jeune messager l’observait avec attention, et il éprouvait une impression étrange et, disait-il, un grand désappointement. Il se trouvait en présence d’un des plus illustres guerriers de ces temps héroïques, et rien, dans l’apparence du maréchal, ne révélait un des vainqueurs de l’Europe. Il était assis devant une table de travail, le front soucieux, courbé, on pourrait dire affaissé, et son regard impassible parcourait lentement la dépêche. Après l’avoir lue, et sans lever la tête, il dit : « C’est bien, reposez-vous, et dans deux heures soyez prêt à repartir. » M. Allart ne bougeait pas. « Est-ce que vous ne m’avez pas entendu ? reprit le maréchal, mais cette fois d’un ton brusque accompagné d’un regard sévère. — Je vous demande pardon, monsieur le maréchal, lui répondit le jeune courrier improvisé, qui pouvait à peine se tenir sur ses jambes ; mais je prendrai la liberté de vous faire observer que je ne suis pas militaire, encore moins cavalier, et que je suis incapable de repartir à cheval. — Eh bien ! dit le maréchal, on vous donnera une voiture. »

« En ce moment un grand tumulte se fait entendre autour de la tente. Un aide-de-camp entre précipitamment, tout essoufflé : « Monsieur le maréchal, s’écrie-t-il, un bateau rempli de blessés français descend la Loire, se dirigeant vers le quartier-général. Les Prussiens lui ont ordonné de s’arrêter, lui défendent le passage et menacent de le couler bas, s’il fait un pas de plus. »

« Alors, dit le narrateur, je fus témoin d’une scène que je n’oublierai jamais. Le maréchal se lève, d’un bond il est hors de sa tente, il me semblait qu’il avait dix pieds de haut ; il s’avance tête nue, et d’une voix de stentor : « Canonniers, à vos pièces ! » Monsieur, dit-il à l’aide-de-camp, franchissez le pont sans perdre une seconde, sans formalité quelconque, criez au bateau de continuer sa route, et dites aux Prussiens que, si le moindre obstacle lui est opposé, je commence le feu. »

« Quelques minutes après, disait M. Allart, tout bruit avait cessé. Les canonniers avaient éteint leurs mèches, le bateau ayant passé sans plus d’obstacles ; le maréchal était rentré chez lui, et j’attendais ses dépêches, mais j’étais moi-même tellement surexcité que je crois que, s’il l’eût fallu, je serais remonté à cheval. »


Arrêtons-nous sur cette scène, qui nous montre Davout à la dernière heure de sa grande vie militaire. Nous n’avons pas la prétention de faire en quelques pages rapides une étude sur un pareil homme ; tout ce que nous avons voulu, c’est saluer sa renommée au passage, puisque nous la rencontrions sur notre chemin, et profiter de cette occasion pour faire partager à nos lecteurs une partie de l’intérêt que nous avait inspiré la lecture de documens intimes assemblés par une pieuse affection. Rien n’est indifférent de ce qui regarde une vie héroïque, et le plus petit détail, quand il s’agit d’un homme illustre, perd aussitôt toute insignifiance et prend une portée qu’on n’aurait pu soupçonner. Qu’il nous soit permis en terminant d’exprimer à la fois un regret et un vœu. Nous savons qu’il reste du maréchal Davout des documens de la plus extrême importance, de nombreuses pièces militaires, une abondante correspondance, et surtout un récit détaillé de l’occupation de Hambourg écrit en partie sous la dictée du maréchal, en partie de sa propre main. Les documens intimes dont nous venons de faire usage contiennent de ce mémoire des citations assez nombreuses et une analyse qui pique vivement la curiosité. L’occupation de Hambourg est un des épisodes de l’empire qui sont le moins connus ; or cette histoire existe, et écrite précisément par l’homme qui en fut le principal acteur. Nous ne savons quelles causes ont pu retarder jusqu’à ce jour la publication des papiers du prince d’Eckmühl, mais nous les regrettons en les ignorant, et nous espérons que le jour est prochain où la voix de ce mort glorieux rompra enfin le silence qu’elle a trop longtemps gardé pour nous apporter son témoignage quee l’histoire réclame et que la France attend.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre dernier.
  2. Alesia, étude sur la septième campagne de César en Gaule. — Revue du 1er mai 1858.
  3. Puisque l’occasion se présente de nommer l’abbé Courtépée, je ne la laisserai pas passer sans rendre à son excellente Description du duché de Bourgogne la justice qui lui est due. C’est un livre lentement amassé, jour par jour, année par année, comme l’oiseau fait son nid brin à brin, sans prétention et sans efforts. Quelle abondance de détails pris sur le vif des mœurs et des traditions populaires, et comme l’âme de la Bourgogne s’échappe avec bonne humeur de cette érudition cordiale qui fait de l’abbé Courtépée un digne compatriote de Bernard La Monnoie et de Charles De Brosses !
  4. Il en a été fait cependant une édition assez récente augmentée de quelques fragmens qui ne sont pas sans valeur par M. Honoré Bonhomme.
  5. Un fait curieux qui prouve que cet ancien esprit d’Auxerre, s’il est par hasard éteint, ne l’est que depuis bien peu de temps, c’est que l’immortel Cadet Roussel, le dernier et non le moins amusant des types grotesques, était un bourgeois plus ou moins ridicule d’Auxerre qui fut chansonné par un malin compatriote. C’est au moins ce qu’affirme M. l’abbé Fortin, curé actuel de la cathédrale, dans un livre où il a recueilli ses souvenirs, qui remontent haut, car il est aujourd’hui âgé de quatre-vingt-quatre ans. Je crains fort que les Souvenirs de M. l’abbé Fortin ne soient bien peu connus hors d’Auxerre ; c’est une raison de plus pour que j’en mentionne l’existence, et pour que j’apprenne à tous ceux qui seraient à portée de se procurer ce livre, et qui négligeraient cette facilité, qu’ils y trouveront sur l’ancienne vie d’Auxerre, sur l’église pendant la révolution et l’empire, sur le dernier évêque d’Auxerre, M. de Cicé, sur l’abbé Lebœuf, sur les deux restaurations, quantité d’anecdotes curieuses, instructives et amusantes. M. l’abbé Fortin n’est pas un écrivain, n’est donc pas le charme de l’art qu’il faut chercher dans son livre ; mais il raconte simplement, avec abondance et candeur, dit ce qu’il a vu et entendu, et il a eu le temps durant sa longue vie de voir et d’entendre beaucoup. Nous avons conservé quantité de mémoires du passé, nous exhumons chaque jour de la poussière et nous livrons à la publicité quantité de vieux papiers qui ne valent pas, comme documens historiques, ce que vaudront ces Souvenirs pour tel ou tel érudit de l’avenir qui les découvrira au XXIIIe ou au XXIVe siècle. Pour moi, je leur dois d’avoir passé de la manière la plus agréable deux longues soirées d’auberge, et tous les voyageurs savent si ces soirées sont mortelles.
  6. Ce n’est pas à dire cependant que la cathédrale d’Auxerre ne possède pas un certain nombre d’œuvres de mérite on d’objets curieux, mais, comme aucune de ces œuvres n’est un aiguillon pour la pensée, et comme aucun de ces objets ne constitue une rareté unique, je me contenterai d’en dresser en note un catalogue aussi exact que possible. Deux monumens funèbres placés sur les deux côtés du chœur s’imposent à l’attention ; l’un, celui de l’évêque Jacques Amyot, a été élevé par la piété de son neveu ; l’autre est celui d’un second évêque d’Auxerre, Nicolas Colbert. Tout ce qu’on peut dire de ces tombeaux surmontés des statues des deux prélats, c’est que ce sont deux beaux monumens funèbres, mais devant lesquels l’âme conserve une tranquillité parfaite, et qui n’ajoutent rien à ce que nous savions de l’art de la fin du XVIe et de la fin du XVIIe siècle. Le monument élevé aux frères de Chastellux dans la chapelle de la Vierge parlerait un peu plus fortement à l’imagination ; mais ce monument est une simple restitution qui fut faite sous la restauration pour remplacer le monument primitif qui avait été détruit, et d’ailleurs nous réservons ce que nous avons à en dire pour le chapitre où nous parlerons de Chastellux. On montre dans une chapelle une peinture sur pierre, fort endommagée par un réparateur maladroit, représentant une pietà et attribuée à Léonard de Vinci. Le corps du Christ, d’un dessin admirable, ne serait pas indigne du grand maître ; mais la douleur de la Vierge penchée sur le corps parle un langage qui n’est guère celui des figures de Léonard et rappelle d’une manière fort étroite le même genre de pathétique que nous trouvons dans les œuvres de Lorenzo di Credi. Deux autres chapelles attirent un instant ! a curiosité, l’une par des restes de vieilles fresques effacées consacrées aux souvenirs des saints d’Auxerre, Germain, Pallade, Virgile, etc. ; l’autre par un barbouillage colorié qui ressemble à une énigme et qui est une énigme en effet jusqu’à ce qu’on en ait l’explication. Des colombes, des flammes, des verges et autres emblèmes dont le sens échappe, couvrent les murs et la voûte de cette chapelle. Cette énigme peinte donna lieu naguère à une méprise amusante digne de l’antiquaire de Walter Scott. Un archéologue de la localité, emporté probablement par un zèle trop voltairien, attribuant à ces peintures une date plus ancienne que la leur, voulut y voir des emblèmes de l’inquisition. Informations prises, il se trouva que ces coloriages avaient été peints à la fin du XVIIe siècle par un ecclésiastique qui avait quelques notions de la peinture, et que ces rébus n’étaient autre chose que les différens emblèmes qui expriment les diverses formes et les divers degrés de la pénitence. Une cathédrale ne va guère sans un trésor, surtout la cathédrale d’un évêché aussi ancien, et cependant celle d’Auxerre n’en possédait pas avant ces dernières années. Enfin un certain M. Duru, collectionneur qui s’était acquis une renommée de goût et de tact assez justifiée, est mort en laissant à la cathédrale celle des parties de sa collection qui ont un intérêt religieux, en sorte que cette église est maintenant bien pourvue de tous les précieux bibelots qui composent un trésor.