Calmann Lévy, éditeur (p. 355-364).



IX

MADAME HORTENSE ALLART


Sous le titre un peu effrayant de Novum organum, ou Sainteté philosophique, madame Hortense Allart de Méritens vient de publier un de ces livres clairs et brillants qui méritent la popularité, et qui devraient être dans toutes les mains. Nous ne lui reprocherons donc que ce titre, qui peut éloigner les gens du monde et les femmes, parce qu’il fait pressentir aux unes un ouvrage écrit en latin, aux autres un traité trop dogmatique pour leur usage. Aussi nous nous hâtons d’annoncer que ce n’est point là un de ces gros et terribles in-folios destinés à moisir sur les rayons de chêne noir d’une austère bibliothèque. C’est un léger format Charpentier qui peut se lire aussi facilement qu’un ouvrage frivole, avec cette différence que, après l’avoir lu, on se sent plus fort, plus instruit, plus sage, plus honnête, plus heureux. Pourtant c’est un livre très sérieux par le fond : c’est le résumé concis des études et des réflexions de toute une vie savante et lettrée. L’auteur est une femme charmante qui a étudié les langues mortes et les philosophies abstraites, sans que sa figure blanche et rose trahît par un pli les veilles et les méditations. Il est vrai qu’elle n’a probablement ni veillé ni souffert pour apprendre, mais qu’une organisation supérieure lui a permis de tout comprendre et de tout retenir sans le moindre effort. À la voir si animée, si active, si dévouée aux nobles fardeaux de la famille et avec cela si brillante causeuse, nous avons eu besoin de la connaître longtemps pour croire qu’il y eût tant de sagesse, d’érudition et de tranquillité dans cette jolie tête blonde qu’elle portait comme si elle ne l’eût pas soupçonnée sur ses épaules. Elle écrivait quelquefois des romans, des romans agités de passion et traversés de grandes plaintes éloquentes. Et puis elle a écrit de forts bons livres d’histoire, elle en écrit encore. Nous en parlerons une autre fois, quand elle publiera l’Histoire de la République d’Athènes qu’elle achève en ce moment. Nous voulons nous occuper aujourd’hui de son Novum organum, mais non sans dire encore quelques mots sur l’auteur, dont le génie modeste, bien qu’apprécié dans un milieu digne de lui, n’a peut-être pas reçu de la renommée tout l’accueil qu’il mérite.

Il est peu de caractères littéraires aussi fortement trempés et aussi nobles que celui d’Hortense Allart. Elle a caché ses vertus privés dans un intérieur sobre, libre et fier. Elle a vécu simplement et par un grand esprit d’ordre, de prudence ou de stoïcisme, elle a pu vivre en apparence, à l’abri des préoccupations de la réalité. Elle a écrit pour écrire ne demandant appui et courage qu’à elle-même, ne reprochant à personne de paraître l’oublier, ne sachant pas si elle avait des amis tièdes ou préoccupés, un public ingrat ou trop exigeant. Elle ne s’est peut-être pas assez soucié des choses littéraires qu’on appelle actualité ; des fautes d’inexpérience dans ses romans en ont peut-être fait méconnaître la valeur très réelle, et cela parce qu’elle n’a pas suivi attentivement le goût du public. Elle s’est peut-être un peu trop arrêtée sur l’époque où les moyens étaient plus simples. Si on l’eût mieux connue, elle, on l’eût applaudie davantage. Il y a des personnalités qui ne savent pas se communiquer, qui tout à la fois se révèlent trop et pas assez.

C’était selon nous le défaut de madame Allart. La muse montait sur le piédestal, couverte d’un voile emprunté. On ne voit pas assez dans son œuvre la femme excellente que ses amis adoraient en dépit de son mâle génie.

Cette fois, Hortense Allart a élevé son vol plus haut que le roman et l’histoire, c’est-à-dire plus haut que le récit et l’appréciation des faits humains ; elle a embrassé et concentré, en trois cents pages excellentes et vraiment belles, l’histoire du sentiment le plus élevé de l’humanité, la religion des belles âmes, ce qu’elle appelle avec raison la sainteté.

C’est un cours rapide sur le sentiment religieux, sur l’enthousiasme de la vertu et la puissance de la foi chez les hommes, depuis le sauvage qui bégaye l’idée divine jusqu’au méthaphysicien profond qui l’embrasse, depuis l’aurore de la philosophie jusqu’à ses moindres rayonnements, depuis l’Inde jusqu’à nos jours.

Son travail est donc une esquisse libre des principaux élans du génie religieux dans l’histoire des idées et des sentiments. Elle raconte, elle cite, elle choisit, elle critique et elle admire. Sans s’astreindre à un plan méthodique, et, tout en gardant les formes d’une causerie émue et brillante, qui conviennent merveilleusement à son esprit affirmatjf et convaincu, elle va à son but, tout en allant comme il lui plaît. Il arrive donc que, entraîné par son mouvement et par son intention nette de vous faire courir à travers les chefs-d’œuvre de l’art et de la science, on se plaît à la suivre et à s’arrêter devant ce qu’elle saisit comme type et comme preuve. Mais que veut-elle prouver ? Une chose bien simple et qu’elle dit, elle-même, avec une grande et belle candeur :

« Nous aurions voulu faire de cet ouvrage un ouvrage utile adressé aux personnes de toutes les croyances et de tous les pays qui, emportés par le courant du siècle, cherchent Dieu sans savoir le trouver ni comment s’adresser à lui. Nous leur faisons part de nos recherches.

» Cette théologie universelle qu’entrevoyait madame de Staël pourra-t-elle s’atteindre enfin ? Cette vraie, cette sublime voix de la charité, de la philosophie, ne doit-elle pas amener l’homme à un port assuré qui devienne celui de tous les mortels ? Des vérités s’étendent, s’épurent et s’affermissent… Si l’homme a étudié Dieu comme il a étudié la sagesse, la politique, les beaux-arts, il a trouvé les fondements d’une science qui sera la science religieuse. C’est une science sortie du sein de l’homme, sortie de ses entrailles, celle que rien ne peut lui arracher, car il tient Dieu en lui-même comme il tient la vie, et il ne peut pas plus éviter d’être pieux que d’être mortel !…

» Arriverons-nous à ce moment favorable où l’exaltation et la critique à la fois sauront élever l’âme sans l’égarer ? Ô Dieu, qui faites l’objet de ce livre, nous avons notre récompense dans notre travail même, consacré à vous. Si nous avons souvent apporté devant vous nos larmes secrètes et nos chagrins particuliers, vous les avez toujours dissipés à l’instant ; mais prier pour le monde appartiendrait-il à une créature ? Cependant accueillez avec bonté les efforts de ceux qui, depuis la réformation et le xviiie siècle, cherchent à rendre à vos autels la pureté et la vérité. Faites-leur trouver dans leur sincérité, dans leur pieuse intention, un éclair de l’antique sagesse ! Faites-leur distinguer les nouveaux prophètes, non pas encore assez respectés, assez reconnus, qui ont depuis cinq siècles relevé la conscience et la liberté en Europe. Les armes de la satire, vous les avez aussi sanctifiées, quand elles avaient la charité pour but, et vous avez béni les travaux de divers genres où l’on peut vous servir. » Ici, l’auteur revient, dans sa pensée, sur les beaux côtés de l’œuvre de Voltaire. Hautement impartiale, elle discute peu et tranche hardiment, mais c’est avec une droiture qui se fait aimer. Elle sait par où pèchent ces philosophes qu’elle estime, ces enthousiastes qu’elle chérit, et ces penseurs qu’elle admire. Elle fait très justement la part du scepticisme de Voltaire, des délires de Pascal, de tous les nuages qui, à un moment donné, obscurcissent la santé et la lucidité des plus grands esprits. Mais elle les suit fidèlement dans toute leur existence dramatique ou rêveuse, et elle les retrouve, comme elle dit, dans les parages de la sainteté : l’un quand la fièvre le quitte, l’autre quand l’émotion l’a saisi, tous quand les fruits de l’expérience et du travail ont donné le développement nécessaire à la nature et à la tendance de leur force.

Elle s’empare donc avec une grande habileté et un grand goût de tous ces cris éloquents poussés vers le ciel par les hommes supérieurs dont l’autorité établit les vraies lois de la vérité et de la conscience dans les annales de la pensée. Ses récits et ses citations sont faits de manière à procurer une lecture agréable et attachante, même à ceux qui, ayant une conviction arrêtée ou une complète indifférence, ne songeraient, en lisant ce livre, qu’à s’instruire ou à se remémorer. Notre siècle aime ces claires analyses et ces ingénieux extraits où la vraie critique sérieuse excelle aujourd’hui et qui, véritablement, nous apportent la nourriture de l’esprit. On a beau dire que ce siècle meurt d’une disette d’idéal, nous ne croyons pas à cette mort, nous n’y croyons pas, parce que nous voyons, au-dessus d’une foule qui se rue sur les dangers et les émotions des affaires dites positives, une quantité de beaux et bons esprits poursuivre tranquillement l’œuvre de critique lumineuse et de sublime bon sens qui ramènera l’homme à Dieu, en conciliant toutes les apparentes contradictions de la révélation continue.

L’homme ne vit pas seulement de pain. Quand il s’enfièvre pour le bien-être avant tout, c’est que le milieu social est agité de convulsions qui le poussent dans cette voie, c’est parce que l’homme a le droit de fuir la souffrance et le besoin de poursuivre le bonheur ; c’est aussi parce que la vertu austère est une exception, et qu’aucun gouvernement n’aura le droit de dire à un peuple : « Soyez tous des saints ! » Il ne faut donc pas s’habituer à mépriser ce qu’on appelle le vulgaire ; car le vulgaire, c’est nous tous. Nous sommes tous sur terre comme de simples voyageurs qui, avant d’admirer les beautés d’un site, se voient forcés de s’inquiéter d’un souper et d’un abri quelconque, après une marche plus ou moins pénible. Mais, que le bien-être mieux réparti nous arrive, cette agitation cessera, et nous aurons les mœurs douces et les aspirations élevées qui sont notre tendance inévitable. Alors tous ces excellents travaux de l’esprit qui n’ont pas, à cette heure, la vertu de faire oublier les crises financières, le mal passager et les grands abus qu’il traîne à sa suite, redescendront sur nous comme une pluie bienfaisante après une tempête, et rien de ce que le bon génie du siècle aura inspiré aux âmes libres et calmes dans la tourmente ne sera perdu pour leurs contemporains remis à flot.

L’auteur du Novum Organum va plus loin que nous dans cette voie d’espérance. Elle ose dire du fond de sa retraite, où les vains bruits du monde n’arrivent pas jusqu’à elle, et ne soulèvent pas de nuages sur son esprit droit et confiant, que les facultés humaines acquerront peut-être dans l’avenir une puissance inconnue aux siècles qui nous ont précédés, une clarté pour ainsi dire évangélique, la certitude de l’immortalité. Il faudrait citer et il faudrait lire tout le chapitre intitulé Confiance en Dieu, qui est très beau dans son effort pour concilier la raison avec l’émotion. Ému, et presque persuadé nous-même après l’avoir lu, nous pouvons du moins affirmer que la foi fera ce miracle, puisque, sans jouer sur les mots, on peut dire que croire, c’est déjà être.

Nous conseillons aux femmes intelligentes la lecture de ce livre, et particulièrement de la partie intitulée Résumé, qui semble s’adresser à elles de préférence, avec une grande délicatesse de sentiment. La manière de l’auteur est originale, Ses défauts sont presque toujours des qualités. Son style court toujours et vole souvent. Beaucoup de facultés semblent parfois gêner la direction de ce vol. Elle est savante, elle est poète et elle est femme. Elle semble parfois aller au hasard de l’inspiration et quitter son idée pour une autre idée qui l’emporte ailleurs. Mais ce désordre apparent n’amène jamais la contradiction. C’est une abeille qui puise partout son miel, et non un papillon qui s’enivre pour s’enivrer. Un soleil calme éclaire son œuvre, et l’on sent bien que, si elle s’est arrêtée quelquefois devant l’antre des pythonisses pour surprendre le secret de leurs tourments, elle n’a jamais perdu le chemin du sanctuaire où la vérité se révèle sans trépied, et où la sainte dignité de la raison est encouragée par Dieu-même.

En somme, madame Hortense Allart est, par ses travaux sérieux, ses vertus privées, la noblesse de son caractère, l’élévation de son talent, et la haute direction de son esprit, une des gloires de son sexe. Plus ou moins répandus, ses livres resteront comme des matériaux de l’édifice du progrès. Nous n’avons pas toujours adhéré à toutes ses idées sur les choses de fait, et nous trouverions bien encore à faire nos réserves à quelques égards, dans son livre. Mais à quoi bon ? Chacun peut en dire autant à propos de tous les livres. Ce qui importe, c’est l’ensemble, c’est le but cherché et le résultat obtenu. Rendons-lui cet hommage de la juger par ses côtés essentiels et victorieux, comme elle juge ceux qu’elle cite. Il est impossible de mieux comprendre qu’elle ne l’a fait Platon et Pascal, Pythagore et Rousseau, les pères de l’Église et les encyclopédistes. C’est véritablement, à cette heure surtout, un très grand esprit que le sien, un esprit arrivé à une telle hauteur, que l’on sent pour lui un respect ennemi de la discussion.

Nohant, 30 septembre 1857.