Calmann Lévy, éditeur (p. 127-150).



XI

PARIS ET LA PROVINCE


I

LETTRE D’ANTOINE G***, OUVRIER CARROSSIER,
À PARIS, À SA FEMME GABRIELLE G***


Paris, ce 27 mai 1848.

J’ai reçu ta lettre ce matin, ma chère bonne amie, et je l’ai embrassée de plaisir, car je commençais à être inquiet. Je remercie le bon Dieu d’avoir donné un heureux voyage à ma chère famille, et je remercie ton brave homme de père de vous avoir fait une si belle réception. Je savais bien qu’il serait heureux de vous avoir auprès de lui, ce digne père, pour vous épargner les mauvais jours de ce temps de misère. Tu lui auras bien dit que, si je me suis vu forcé de vous envoyer chez lui, qui n’est pas bien riche, et qui se ressent aussi de la gêne, ce n’est pas que je sois un paresseux ou un dépensier. Jusqu’ici, le travail avait suffi à tout, et je ne me plaignais pas de ma peine. Mais ce n’est pas ce qu’on trouve à faire à présent qui peut suffire à une famille, et je ne pouvais pas vous voir souffrir plus longtemps, quand je savais que vous trouveriez dans ton pays un bon père, un asile, de la tranquillité et de quoi manger tous les jours.

Tu as dû recevoir une lettre de moi du 15 au soir, qui n’était pas longue, et qui était seulement pour te dire de n’être pas inquiète, et de ne pas croire aux fausses nouvelles qui pourraient courir dans les campagnes. Paris continue à être tranquille, comme disent les riches, c’est-à-dire qu’on ne se bat pas. Mais, pour répondre maintenant à toutes tes questions et tenir ma promesse, je vais te raconter aujourd’hui en détail comment j’ai passé la journée du 15.

D’abord je ne voulais pas aller à la manifestation, parce que je t’avais donné ma parole de ne pas chercher le danger, et même de l’éviter, tant qu’il n’y aurait pas de lâcheté à le faire. D’ailleurs, j’avais entendu dire qu’il y avait des meneurs dans tout cela, et tu sais que je ne m’occupe pas de la politique des bourgeois. J’étais donc décidé à rester tranquille, et même à ne pas aller voir ce qui se passait, quand tout à coup j’entendis battre le rappel, et je vis passer devant notre porte des gens tout effarés qui disaient :

— On se bat, on tire sur le peuple du côté de l’Assemblée nationale.

Tu comprends que je ne pouvais pas rester les bras croisés, et je me mis à courir pour savoir ce que c’était et ce que j’avais à faire.

Quand je rejoignis la queue du défilé, c’était au milieu du pont de la Concorde, et je trouvai la garde mobile rangée sur les deux parapets, en bon ordre, mais laissant passer les curieux derrière elle sur le trottoir, et la manifestation devant elle sur le milieu du pont. On m’apprit qu’un coup de fusil était parti par accident, et que cela avait manqué amener du grabuge, mais qu’on s’était expliqué et que personne ne s’opposait au passage du peuple.

Cela me fit plaisir, je t’assure, et je m’imaginai que tout allait se passer comme au 17 mars. Cela s’annonçait encore mieux, car il n’y avait personne de vexé. La mobile faisait plaisir à voir. Il paraît qu’on lui avait donné l’ordre de mettre les baïonnettes dans le fourreau, et ces pauvres enfants étaient si contents d’obéir, qu’ils mettaient les baguettes dans le canon des fusils et les faisaient sonner bien fort pour nous prouver qu’ils n’étaient pas chargés. Il y avait auprès de moi un monsieur qui disait à un autre :

— Voilà des enfants qu’il faudra envoyer à la guerre et ne pas laisser dans Paris.

— Je crois bien, que je lui dis, que vous voudriez les faire tuer pour leur apprendre à ne pas vouloir nous tuer.

Et, là-dessus, je vis Coquelet qui était derrière ces bourgeois et qui les avait entendus aussi, et il était en colère, car tu le connais ; les yeux lui devenaient rouges, et il me dit :

— Vois-tu ces messieurs, ils voudraient que nos enfants tirent sur nous, et ils sont capables de les traiter de lâches parce qu’ils ne veulent pas nous assassiner. Eh bien, qu’ils s’y frottent à ces enfants-là, ces messieurs ! qu’ils nous ramènent les Cosaques, comme ils l’ont déjà fait, ces messieurs, et ils verront ce que c’est que les enfants de Paris !

Là-dessus, il faisait sa grosse voix, et ces messieurs s’en allèrent par prudence d’un autre côté. Moi, je pris le bras de Coquelet pour le faire tenir tranquille, et nous marchions le long du défilé pour tâcher ’de rejoindre les camarades, si c’était possible. Mais il y avait tant de monde, qu’on ne pouvait guère se reconnaître et se retrouver. Nous vîmes les jeunes mobiles qui étaient debout sur le mur en terrasse de la chambre des représentants, et qui coupaient les branches d’arbres pour les passer aux citoyens, et c’était un joli coup d’œil. J’en eus les yeux pleins de larmes pendant un moment, car ces enfants, si bons militaires déjà, et si enragés de se battre contre l’ennemi, avaient du bonheur à fraterniser avec le peuple, dont on ne les séparera jamais, quoi qu’on fasse. Ils ne savaient pas plus que nous, les pauvres enfants, ce qui allait se passer. Ils croyaient, comme nous, que les députés étaient bien aise de fraterniser aussi. Et on riait, on se serrait la main, on criait : « Vive la Pologne ! Vive la République démocratique et sociale ! »

Tout allait bien.

Coquelet m’amusa beaucoup en cet endroit, parce qu’il voulait me faire une citation.

— Vois-tu, qu’il dit, c’est l’histoire de Guillaume Tell. Il y a des bourgeois qui voudraient que l’enfant tire des flèches à son père.

C’est le contraire, mais c’est égal. L’idée n’était pas si mauvaise, et, quand on pense que, dans l’idée de certaines gens, il faut dresser la mobile à massacrer son père le peuple, cette manière-là de donner une éducation militaire à nos enfants fait dresser les cheveux sur la tête.

Nous allions toujours devant nous, suivant la manifestation, et la devançant quand elle s’arrêtait, parce que nous comptions toujours trouver une bannière qui nous aiderait à retrouver nos amis. Mais nous n’allions pas vite dans cette foule, et nous restâmes bien une heure à aller du milieu du pont jusqu’à la place de Bourgogne. Ce qu’il y a de singulier, c’est que, pendant tout ce temps-là, il ne vint à l’idée de Coquelet, ni à la mienne, que tout cela ne se faisait pas du meilleur accord. Mais, quand nous fûmes arrivés à la porte de la cour, et que nous vîmes qu’un flot de monde se jetait là dedans, tandis que d’autres entraient en escaladant les murs, cela nous donna à penser.

— Qu’est-ce qu’on fait ? disait Coquelet à tous ceux qu’il pouvait accrocher.

Mais on ne lui répondait point, ou bien on lui disait :

— C’est par curiosité que les jeunes gens grimpent sur le mur ; mais les personnes raisonnables entrent dans l’Assemblée, et défilent d’une porte à l’autre pendant qu’on lit la pétition.

— En ce cas, défilons aussi, me dit Coquelet.

Mais on nous repoussa en nous disant :

— Vous n’êtes pas des nôtres.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? pensions-nous ; est-ce qu’il y a peuple et peuple ? est-ce que nous ne sommes pas du vrai et du bon ?

Coquelet recommença à se fâcher. Je lui fis observer que deux citoyens, portant chacun une bannière des clubs, avaient mis ces bannières en travers pour arrêter le flot de ceux qui voulaient entrer. Gela me parut dans Tordre, pour empêcher que trop de monde voulût entrer à la fois, et ces deux bannières croisées furent respectées.

Nous attendions notre tour quand un citoyen, qui sortait à grand’peine avec plusieurs autres, nous dit :

— Ça va bien ! l’Assemblée ne voulait pas recevoir le peuple, mais Barbès est venu lui ouvrir les portes.

— Quelle bêtise ! me dit Coquelet avec son gros bon sens. Est-ce que Barbès est le portier de la maison ? Je parie que ça ne s’est pas passé comme ça. En effet, un autre citoyen nous dit avoir vu Barbès, Louis Blanc et d’autres patriotes venir supplier le peuple de ne pas entrer de force. Un garde national nous dit encore que le général Courtais, surpris par l’arrivée de la manifestation, avait été renversé du mur où il était monté pour parler au peuple et l’empêcher d’entrer.

— Sans moi, qui étais derrière lui, nous dit-il, il se serait tué en tombant. Mes camarades et moi, nous l’avons reçu dans nos bras ; il était désespéré.

— Je vois bien, me dit Coquelet, que ça se gâte, et que le peuple n’est pas raisonnable, ou que l’Assemblée ne l’a pas été en se défiant de lui. Allons-nous-en, je ne veux pas entrer là dedans.

Je fus étonné de voir Coquelet si sage, lui qui n’est certainement pas craintif. Je me dis :

— Si Coquelet recule, c’est que le peuple doit se retirer ; car, pour tout ce qui est du cœur et de la délicatesse, Coquelet ne se trompe guère.

Nous nous retirâmes de la porte et allâmes nous placer à l’angle de la rue de Bourgogne et de la place pour attendre les événements. Nous n’y étions pas depuis cinq minutes, qu’on vint nous dire :

— L’Assemblée entend raison ; elle accorde telle et telle chose ; la guerre pour la Pologne, l’organisation du travail, tels et tels à la tête du gouvernement.

— Ça n’est pas tout ça, me dit Coquelet ; allons chercher nos fusils.

Pour quoi faire, puisque l’Assemblée et le peuple sont d’accord ?

— Tiens, tiens, voilà l’accord I me dit Coquelet en me montrant sur le quai une muraille de baïonnettes qui brillaient au soleil et arrivaient sur nous au pas de charge. On va massacrer le peuple, allons chercher nos fusils…

— C’est juste, lui répondis-je. J’étais bien simple de m’imaginer qu’on pouvait s’entendre de cette manière-là. Le fait est que je ne sais pas où j’avais la tête ! Je crois que les cris, le soleil, l’étonnement et l’enthousiasme de la fraternisation m’avaient donné le vertige.

Je suivis Coquelet comme un somnambule.

Nous fîmes le tour par la rue pour gagner le quai, et voir, chemin faisant, ce qui s’y passait. Il était couvert de troupes. La mobile était immobile, attendant Tordre de ses chefs, qui paraissaient en attendre aussi. Les dragons arrivaient en criant : Vive la République ! La garde nationale à cheval venait ensuite, le sabre au vent, et criait : Vive l’Assemblée nationale ! Jusque-là, Coquelet avait été d’un calme étonnant ; mais, quand il vit ces gros bourgeois avec leur coquetier sur la tête, trottant comme des sacs de blé sur leurs beaux chevaux, il perdit patience.

— Voilà, dit-il, le plus vilain régiment qu’on ait jamais inventé. Ils sont gras comme des moines, et ils sont serrés dans leurs habits comme des demoiselles ; ils se tiennent à cheval comme des notaires, et ils chargent en lunettes. Qu’ils en mettent deux paires plutôt qu’une, s’ils ne voient pas aux pieds de leurs chevaux, car, s’ils ont le malheur d’écraser une femme ou un enfant, gare les barricades pour cette nuit !

— Tais-toi, Coquelet, et attendons, lui-dis-je. Ils savent bien qu’on n’écrase plus personne impunément, et ils s’en garderont. Ils ne sont pas si furieux qu’ils en font semblant ; ils croient nous faire peur ; laissons-leur ce plaisir-là. Qu’est-ce que ça nous fait ? Quand nous voudrons, on licenciera ce corps-là.

— Tu as raison, dit Coquelet ; à nos fusils ! Quand nous les tiendrons, nous verrons bien sur qui il faudra tirer.

Là-dessus, nous fûmes rejoints par Vallier, Laurent et Bergerac, qui étaient entrés malgré eux à force d’être poussés dans la cour du palais de l’Assemblée nationale, et qui s’étaient retirés bien vite en voyant arriver la troupe.

— C’est une journée malheureuse, nous dirent-ils. On ne s’était préparé à rien, on ne s’est pas entendu, on n’a fait que du bruit et des folies.

Voilà du moins ce qu’ils avaient compris.

Coquelet disait toujours : À nos fusils !

— Oui, à nos fusils ! dirent ses camarades ; mais, un petit instant, avant de nous quitter, entrons dans la rue de Bellechasse, qui est tranquille, et causons.

Vallier nous dit alors qu’on avait proclamé un nouveau gouvernement, et il dit les noms. Chacun de nous disait : Bien ! ou : Je n’en veux pas ! selon son goût et son idée. Nous ne nous trouvions pas deux du même avis.

— Que faire ? dit Coquelet ; si tout le monde est comme nous, ce gouvernement n’est pas possible.

— Non, il ne l’est pas, dit Bergerac, et je ne me bats pas pour tel et tel. D’ailleurs, on ne fait pas un gouvernement par surprise, et c’est déjà fini. On s’est dispersé ; on ne fera rien à l’hôtel de ville.

— Je n’y vais point, dit Laurent ; je ne me fie pas à l’Assemblée nationale, mais je ne me suis pas dit ce matin, en me levant, que je lui ferais la guerre aujourd’hui. Mon club était même décidé hier soir à ne pas s’en mêler, et il n’a pas paru.

— Ni le mien, leur dis-je ; et ce n’est pas là une révolution. Ce n’est pas non plus une émeute ; on ne sait pas ce que c’est.

— Il faut pourtant faire quelque chose, dit Coquelet. Les bourgeois se sont réunis, armés ; ils vont tuer du monde, et nous savons bien quel monde. Quant à moi, je me moque du rappel. On m’a retiré mon fusil, sous prétexte que je loge en garni ; heureusement, j’en ai un autre dans ma paillasse, un que j’ai pris en février et que je ne rendrai pas. Je m’en vais voir ce qui se passe là-bas. Si on ne fait de mal à personne, je ne bougerai point ; mais, si on tue, je tue !

— Sans savoir pour qui ni pour quoi ? demanda Vallier.

— Quand on tire sur le peuple, j’en sais toujours assez, répondit Coquelet. Je me moque du prétexte ; je n’attaque jamais, parce que je n’entends rien à la politique. Je ne connais ni Blanqui, ni Dieu, ni diable, dans ces affaires. Je ne sais qu’une chose : c’est que le peuple est malheureux et qu’on ne le nourrit pas avec des coups de fusil. Je viens de voir passer la garde nationale à cheval. Cela m’a réchauffé le sang. Ces messieurs faisaient siffler leurs sabres à mes oreilles et me regardaient, moi, qui ne leur disais rien, avec des yeux de chouette en colère. Tous les jours, dans toutes les affaires qui arrivent depuis deux mois, on est insulté du geste et du regard par des messieurs armés en guerre qui, en passant auprès de vous, crient n’importe quoi, avec l’intention de vous vexer. Je ne connais pas Gabet, mais je n’aime pas qu’en passant devant moi on me dise : À bas Cabet ! comme si on voulait me forcer à en dire autant, ou comme si on voulait me défier de dire : Vive Cabet ! En vérité, cela m’en donnerait envie, et, si je n’avais pas ma vieille mère à nourrir, il y a longtemps que j’aurais dit deux mots à tous ces gens qui nous regardent de travers, et qui ont l’air de dire : Venez-y donc ! Enfin, ça m’ennuie, je vous le déclare, et, si c’est la bataille qu’on veut, va pour la bataille !

Coquelet s’animait d’autant plus que des gardes nationaux bien équipés passaient à côté de nous de temps en temps, en criant : À bas Barbès ! et en nous toisant de la tête aux pieds. Mon Coquelet n’y tint pas plus longtemps, et il alla auprès d’un officier qui avait un fusil de chasse à deux coups, comme s’il allait tuer des moineaux, ou comme s’il craignait de manquer son homme. Coquelet allait crier : Vive Barbès ! quand nous le prîmes au collet pour l’empêcher de se faire arrêter ou écharper par les furieux de l’ordre. Pourtant Coquelet n’a jamais vu Barbès, et il s’occupe si peu de politique, comme tu sais, qu’il ne sait même pas si Barbès est un ami ou un ennemi : mais il est bien vrai que les bourgeois se conduisent dans toutes ces affaires-là de manière à provoquer la blouse.

L’impatience de Coquelet nous avait gagnés, malgré le service que nous venions de lui rendre en l’empêchant de se compromettre. Nous tombâmes tous d’accord qu’il fallait aller chercher nos armes et obéir au rappel ; mais nous y avons tous été avec l’intention bien arrêtée de tirer sur le premier habit qui tirerait sur une blouse ; car, dans ce moment d’étonnement où nous ne comprenions rien du tout à ce qui se passait, nous sentions que Coquelet était mieux conseillé par son cœur que nous ne l’aurions été par la raison.

— Oui, oui, criait Bergerac, qui se montait aussi à l’idée d’une collision, quand même ce serait Barbès qui tirerait sur la blouse, et quand même la blouse cacherait Guizot, malheur à qui touchera la blouse ! Coquelet a raison ; voilà toute notre politique, a nous autres ! Nous ne voulons pas qu’il arrive à Paris ce qui est arrivé à Rouen, et, si ces messieurs cherchent des prétextes contre nous, nous n’en aurons pas besoin contre eux.

Je te vois d’ici, ma pauvre petite femme, trembler et pâlir à l’idée de tout cela. Je t’avoue que tu aurais eu un peu sujet d’avoir peur, si tu avais pu mettre la main sur mon cœur dans un pareil moment ; car il battait bien fort, et pourtant tu sais que je ne suis ni un rageur ni un raisonneur ; mais c’est que, vois-tu, il est malheureux que, de part ou d’autre, on joue avec l’émotion des gens comme nous. Il ne faudrait pas la provoquer pour rien, et nous faisons bien tout notre possible pour ne pas nous émouvoir pour ou contre les noms propres. On ne peut pas dire que, depuis le 24 février, nous ayons manqué de raison et de patience. Nous nous sommes tenus à quatre pour ne pas prendre part aux querelles des hommes politiques. Mais il ne faut pas que la bourgeoisie soit moins sage que nous ; car, si, pour nous imposer ses messieurs, elle nous fait trop battre le rappel aux oreilles, nous pourrions bien lui ôter le haut du pavé.

Rassure-toi pourtant, ma bonne Gabrielle, tout s’est passé mieux qu’on ne s’y attendait. Les féroces de la bourgeoisie ont fait des arrestations, mais pas autant qu’ils l’auraient voulu. Ils se sont encore servis, de leur mieux, de la crainte et de l’étonnement que les communistes inspirent à beaucoup d’entre nous, pour mettre en prison des hommes dont le peuple aime et respecte le nom. Le peuple a laissé faire, ne sachant pas ce qu’il peut y avoir au fond d’une affaire si peu prévue et si peu éclaircie ; mais le peuple ne laissera pas sacrifier les innocents, et il fera attention aux procès qu’on va instruire, je t’en réponds. On ne s’est pas battu, et la bourgeoisie s’imagine qu’elle a sauvé la République, tandis qu’elle n’a sauvé qu’elle-même, en s’abstenant d’engager un combat.

Adieu, ma femme chérie. Je suis content de te savoir dans la petite maison de ton père, au milieu des arbres et des fleurs, avec nos chers enfants, qui ont du moins là de l’air, du pain et de l’espace pour courir ! En voyant Paris, si morne sous son air d’agitation, si brûlé par le soleil, si triste dans son prétendu triomphe de la République, je me ferais un crime de regretter le courage que j’ai eu de renoncer pour quelques semaines à mon bonheur domestique. Renais et repose-toi à la campagne, ma chère famille ! et, au lieu de t’attrister et de t’inquiéter, ma Gabrielle, aie du courage pour m’en donner dans cette séparation. Dieu veuille qu’elle ne dure pas trop longtemps. Jusqu’à présent, il n’y a pas à songer à trouver de l’ouvrage dans ma partie : on vend tous les équipages, on n’en commande plus. On va fermer, à ce qu’on dit, les ateliers nationaux. Songera-t-on à mettre quelque chose à la place ? Nous avons des fusils ; nous sommes cent cinquante mille au moins dans l’indigence ; nous attendons sans rien dire, et on prétend que nous sommes des factieux et des turbulents !

Mille tendres baisers à ma Louise, à mon petit Paul, à ton père, à ta mère, et à toi cent mille.

Ton ami et mari fidèle,

ANTOINE G***.


II

RÉPONSE DE GABRIELLE G***, À SON MARI,
ANTOINE G***
OUVRIER CARROSSIER. À PARIS


4 juin 1848.

Tu as beau être exact à m’écrire, mon pauvre cher ami, je ne peux pas être tranquille : c’est plus fort que moi ! et je ne jouis de rien, parce que tu n’es pas là. Quand je pense que tu pourrais y être, et que tu n’as pas osé, je me fais un reproche de n’avoir pas assez bien plaidé la cause de mon bonheur. J’ai fait comme toi, j’ai eu peur d’être égoïste et de gêner mes parents. Pourtant, j’ai bien vu tout de suite, en arrivant ici, que mes parents s’attendaient à te voir. Ils étaient venus au-devant de nous jusqu’à la grande route ; et, malgré que tu avais écrit à mon père que tu restais encore à Paris pour essayer de trouver de l’ouvrage, il regardait toujours dans la diligence, parce qu’il croyait te voir descendre.

Je l’ai trouvé moins vieux que je ne craignais, mon pauvre père ; mais c’est ma mère qui est bien changée et bien fatiguée ! Elle n’a plus un seul cheveu noir, et on ne dirait jamais d’une femme de cinquante ans. Quand ils ont vu que tu n’étais pas avec nous, ils ont dit que cela leur faisait de la peine, et que tu ne les aurais pas gênés.

— Nous n’avons pas d’argent, mais la récolte est belle sur terre ; et, d’ailleurs, on fait comme on peut. Voilà ce que disait mon père. Mais je lui ai fait observer que, dans sa lettre, il n’avait demandé que moi et nos enfants, et qu’il n’avait pas parlé de toi. Et il m’a répondu :

— C’est vrai que nous sommes bien gênés, et que la peur de l’être bientôt davantage m’a empêché de demander ton mari ; mais, s’il était venu, il m’aurait fait plaisir ; et, à présent, j’ai du chagrin de ne pas le voir ici.

Tu sais bien, mon ami, que mon père est un peu craintif et toujours tourmenté du lendemain, comme tous les gens de campagne. Mais il a le cœur bien placé, et, comme tous les gens de la campagne aussi, quand il se décide à rendre service, il ne le fait pas à regret. Il m’a déjà dit cent fois, en montrant son petit jardin :

— Je suis fâché que ton mari ne voie pas cela. Il serait content de voir courir ses enfants. Si les affaires ne s’arrangent pas à Paris, il faudra lui écrire de venir. Tant qu’il y aura du pain à la maison, il y en aura pour toute la famille.

Je te parle bien longtemps de mon père, et je sais que ce qui t’intéresse le plus, c’est nos enfants. On a trouvé ta fille bien pâle et bien maigre à côté de toutes ces grosses filles qui sont ici et qui ont des couleurs rouges. Mais, moi, je trouve notre Louise plus jolie que toutes celles qu’on veut me faire admirer. Pourtant un peu de soleil, de bon air et de liberté ne la gâteront pas. La pauvre enfant en a grand besoin ; mais elle n’y est pas habituée, et elle a souvent la migraine. Paul est comme un fou ; il n’a peur de rien, et il veut courir tout seul au bord de la rivière, ce qui me tourmente beaucoup. Mon père se moque de moi, parce qu’il dit que les enfants sont mieux gardés par le bon Dieu que par leurs mères, et que je suis devenue bête comme une dame de la ville. Émile a encore un peu de fièvre, mais c’est la fatigue du voyage, et j’espère que bientôt ce sera tout à fait passé.

Quant à moi, mon ami chéri, je serais bien heureuse si je n’avais pas le cœur si tourmenté à cause de toi. Je me figurais pourtant que je serais comme folle de plaisir en revoyant, pour la première fois depuis six ans, la chère petite maison de paysans où je suis née et le pays dont je n’étais jamais sortie avant de te connaître et de t’épouser. Mais, au lieu de cela, du plus loin que j’ai aperçu le toit moitié tuile et moitié chaume, avec les pigeons dessus, il m’a pris une si belle envie de pleurer, que, sans la crainte de faire de la peine à mes parents, j’aurais pleuré de bon cœur. C’est que j’ai tant souffert depuis le jour où j’ai quitté ma famille et mon endroit ! Nous étions partis tous les deux si confiants, si courageux, et l’amour nous montrait l’avenir si beau ! Et, au lieu de cela, nous avons passé de si mauvais jours ! Si c’était ta faute ou la mienne, j’accepterais nos peines comme une punition. Mais quand je pense comme tu as été toujours bon ouvrier et bon mari, sage, courageux, te privant de tout pour ne pas retirer la plus petite chose à ta famille ! Et tout cela n’a servi à rien ! Pour deux fois que tu as été malade depuis notre mariage, il nous a été impossible de rien amasser, et la Révolution nous a surpris sans un sou d’économie. Je ne crois pas non plus avoir quelque chose à me reprocher, si ce n’est de t’avoir donné trois enfants… Tu me demanderas comment une pareille idée me passe par la tête. C’est qu’ici, tous les bourgeois que je rencontre qui me reconnaissent, me disent, en regardant nos pauvres petits anges :

— Comment ! déjà trois ? en cinq ans de mariage ? C’est trop, Gabrielle, c’est trop ! C’est cela qui mène à l’hôpital.

Voilà comment ils entendent la famille, ces gens riches ! Ils ont un seul enfant, deux tout au plus, parce qu’ils disent qu’il ne faut pas diviser la propriété dans les familles ; et quand ils parlent de ceux qui n’ont pas de propriété, ils disent que nous n’avons pas le droit de mettre des enfants au monde, parce que c’est autant de pauvres que nous faisons. Dans le fait, c’est bien la vérité ; mais comment arranger cette vérité-là avec la loi du bon Dieu et avec sa justice ?

Je vois bien, par ce qui se passe à Paris, que nous ne sommes pas au bout de nos peines. Je ne sais comment cela finira, mais nous passons un bien mauvais temps. Le peuple n’a encore rien gagné à avoir fait la Révolution. Jamais je n’ai entendu, dans les gens de campagne, tant de plaintes et tant d’histoires ridicules. On me demande partout si tu es communiste ; on s’imagine que tous les ouvriers de Paris veulent le partage des terres, car on ne comprend pas autre chose au communisme ; et il y a des gens si sauvages de notre côté, que je ne serais pas toujours tranquille si tu étais ici. Si tu avais le malheur de te mêler de la moindre chose , de leur donner un bon conseil, d’avoir une opinion sur telle ou telle personne du pays, tu passerais pour communiste, bien sûr. Si tu parlais contre les légitimistes, ou contre les républicains, ou contre les juste-milieu, tu serais accusé par les uns comme par les autres. La couleur n’y fait rien. Vous êtes entre deux ennemis, et si, par hasard, vous n’êtes ennemi ni de l’un ni de l’autre, le premier à qui vous dites bonjour a les yeux sur vous pour savoir si vous direz aussi bonjour à l’autre. Alors, quand vous avez eu le malheur d’être honnête envers tous les deux, tous les deux vous déclarent communiste, et recommandent à tous leurs amis et connaissances de vous traiter comme un chien enragé. Mon père, qui est prudent et assez craintif, non pour sa personne, car il est brave comme un ancien soldat, mais pour ses petites propriétés et pour sa tranquillité, fait attention à toutes ses paroles, et, à force de ne pas vouloir dire ce qu’il pense, il finit, je crois, par ne plus penser du tout. Voilà ce qui arrive à ceux qui ne veulent pas entrer dans les mauvaises querelles, et cela rend égoïste et même un peu jésuite. Je ne dis pas cela pour blâmer mon père ; car, moi-même, je sens que je n’ai pas plus de courage que lui, Comment pourrait-on être brave quand on se sent perdu au milieu de personnes qui sont toutes divisées entre elles, qui se méfient les unes des autres, qui ont toutes également peur, et qui, justement par la peur qu’elles ont d’être attaquées, sont toutes prêtes à tomber sur la première figure qui les inquiétera, ou que, de part et d’autre, on leur désignera comme un ennemi I On ne sait pas où l’on est, on ne comprend pas ce qui se passe ; nos gens de campagne ont la cervelle si troublée par tous les contes méchants et bêtes que leur font les bourgeois, et quelquefois les curés, qu’on dirait qu’ils sont tous devenus fous. On se trouve effrayé soi-même, sans savoir pourquoi, comme si on était véritablement dans un hôpital de fous, où il faudrait s’attendre à voir ces messieurs vous dire des sottises et vous faire des menaces sans aucun autre motif que leur maladie.

Tu vois, mon ami, que la vie est devenue bien triste. Il n’est plus question de se réunir, de causer avec ses amis, de se réjouir honnêtement, d’oublier son malheur de temps en temps. On ne sait à qui s’en prendre ; on accuse la République, on dit du mal de tout le monde, et pourtant on ne regrette pas la monarchie et on ne voudrait pas la ravoir. On n’a que du malheur dans le passé, dans le présent, et de la crainte pour l’avenir.

Pourtant la campagne est belle, cette année, comme je ne me souviens guère de l’avoir vue. J’ai trouvé ici un peu d’ouvrage, parce que beaucoup de bourgeoises des environs ont renvoyé leurs femmes de chambre, et, se souvenant que j’ai été ouvrière en journée, elles m’envoient leur linge fin à blanchir et à raccommoder. Je vais donc le matin faire des reprises ou de petits savonnages au bord de la rivière, dans le pré du père Guillaume, dont tu dois bien te souvenir, et qui me rappelle nos premiers temps d’amour timide, ce temps où nous nous cherchions tous les deux, et où nous avions tant peur l’un de l’autre, que nous n’osions pas nous parler quand nous nous étions rencontrés. Tu te souviens de ce petit endroit où l’eau est si claire et entre dans une échancrure plantée de grands arbres, où elle s’arrête sur des cailloux. C’est là que je vais travailler, pendant que nos enfants jouent sur le sable et sur l’herbe, derrière moi. Le chien de mon père y vient avec nous, et cet animal a tant d’esprit, qu’il garde les enfants comme si c’étaient des petits moutons. Quand il en voit un qui s’approche un peu trop du bord de l’eau, ou qui se perd dans le foin, il se met à gronder pour m’avertir d’y avoir l’œil bien vite. Ce matin, à force de jouer ensemble, les enfants et le chien s’étaient tous endormis au pied d’un saule, les uns roulés sur les autres. C’était trop joli à voir, et j’aurais voulu que tu sois là. Alors, comme j’étais fatiguée et qu’il commençait à faire bien chaud, j’ai tordu mon linge, et je me suis assise à côté d’eux, pour les empêcher d’être piqués par quelque bête et pour les regarder.

Il y avait, dans la campagne, un silence comme si on avait été à cent mille lieues dans un désert. On n’entendait que les cricris dans le foin et la caille dans les jeunes blés, mais bien loin, bien loin. Le moulin était arrêté et le rossignol dormait aussi, je pense. Quelquefois un petit poisson sautait sur l’eau pour gober une mouche, et je crois que les mouches se retenaient de bourdonner pour n’être pas surprises par ces vilains goujons qui leur faisaient la chasse en traîtres. Alors je me suis mise à penser à cette tranquillité de la campagne qui a l’air de se moquer de tout, et de défier les humains de la troubler avec leurs sottes querelles. Cela m’a rendue bien triste. Je me rappelais le temps où, moi aussi, petite fille des champs, j’étais aussi indifférente, aussi tranquille que les petites fleurs qui regardent le soleil ; le temps où je ne pensais à rien du tout, et où je n’avais besoin que d’un peu d’ombrage et de silence pour m’endormir en plein jour comme nos pauvres chers enfants dormaient maintenant sous mes yeux. Et, à présent, il me paraîtrait impossible d’en faire autant, et d’oublier pendant une minute les chagrins et les ennuis de la vie. Je vois bien toujours que la nature est belle, que l’eau est pure, que l’herbe sent bon ; il me semble que je m’en aperçois encore mieux que dans le passé, parce que tu m’as appris à me rendre compte de tout ce que je sentais d’une manière vague ; mais je n’en suis que plus triste, car je ne peux plus séparer l’idée des hommes de l’idée de la nature. Cette nature me paraissait quelque chose de grand et de mystérieux qui appartenait à Dieu tout seul, et qui n’avait pas de comptes à nous rendre. Je dormais dans son sein comme l’abeille dort dans les prés, sans savoir à qui est le pré et pour qui on le fauchera. À présent, je me demande comment, avec une nature si belle, si riche, et qui ne s’épuise jamais ; avec le printemps qui revient toujours, les blés qui se forment en épis, les fleurs des arbres qui promettent des fruits, tant d’air qui peut bien suffire à la respiration de tous les hommes, un si beau soleil qui ne demande pas mieux que de réchauffer tout ce qui respire, avec tout cela que Dieu a fait pour nous, comment se fait-il que nous mourions par milliers, chaque jour, faute d’air, de soleil, de repos, de nourriture et de bonheur ? Pourquoi enfin l’homme est si malheureux ; pourquoi l’ouvrage te manque ; pourquoi nos enfants sont pâles et sujets à la fièvre ; pourquoi il a fallu nous séparer pour ne pas mourir de faim ensemble, et pourquoi enfin tu es seul et triste à Paris, où l’on se bat peut-être, et où tu n’as pas d’autre devoir pour le moment, que celui d’aller te faire tuer, en protestant contre tant de misère et de chagrin !

En pensant à tout cela, moi qui n’y peux rien, je me suis mise à pleurer bien amèrement, et j’aurais pleuré toute la journée, si je n’avais pas été forcée de faire semblant de rire, en voyant nos enfants se réveiller.

Adieu, mon cher et bien-aimé mari. Écris-moi souvent et ne pense pas aux ports de lettres. Les tiennes me sont plus nécessaires, crois-moi, que le pain que je mange. Tes enfants parlent de toi toute la journée, et mes parents t’envoient leurs honnêtetés et leur bénédiction.

Ta femme qui t’aime,

GABRIELLE G***.