Souvenirs d’une Campagne dans l’Extrême Orient/05

Souvenirs d’une Campagne dans l’Extrême Orient
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 441-469).
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SOUVENIRS
D'UNE CAMPAGNE
DANS L'EXTREME ORIENT

V.
DE SAÎGON EN FRANCE.


Saigon, 10 mai.

Trois ans de campagne ! Il est enfin arrivé ce terme si attendu, si souvent invoqué aux heures de lassitude de cette longue absence. Combien de fois le marin n’appelle-t-il pas de ses vœux le jour béni du départ pendant l’exil périodique auquel les exigences du service ne l’accoutument jamais qu’imparfaitement! Combien de fois les chers fantômes du foyer ne lui sont-ils pas apparus sur ce rivage lointain aux dates familières des fêtes domestiques! Et malgré cela, lorsque arrive enfin le moment du retour, ce n’est jamais sans émotion qu’il quitte un pays qui ne saurait désormais lui être étranger, puisqu’il y laisse un lambeau de son existence. Qui sait si plus tard, sous d’autres cieux, une vision de ce passé ne reviendra pas animer la solitude d’un quart de nuit en empruntant à sa mémoire le pâle visage de quelque femme annamite aux poses de canéphore, à l’épais chignon d’un noir bleu, au regard plein d’un beau feu tranquille? L’homme qui vit à terre au milieu de ses affections ne s’aperçoit pas de la marche du temps; ceux qui l’entourent vieillissent avec lui, et les grains du sablier s’écoulent à son insu. Pour le marin au contraire, la vie s’en va à l’emporte-pièce; il la compte, non par jours ni par années, mais par campagnes dont les échéances trop espacées le rappellent brutalement à la réalité. Cette impression se glisse-t-elle en nous, sans que nous en ayons conscience, à l’approche du départ? Sommes-nous involontairement dominés par l’appréhension des changemens qui nous attendent au retour? Je l’ignore; ce qui est certain, c’est que je n’ai jamais vu sans un serrement de cœur s’effacer à l’horizon une terre devenue de la sorte ma patrie temporaire. Peut-être l’avais-je maudite plus d’une fois quand des bouffées de souvenirs de France me faisaient plus durement sentir l’amer éloignement, peut-être m’étais-je alors promis de l’oublier comme un mauvais rêve; mais à l’heure des adieux je ne me rappelais plus que le cordial accueil, la bienveillante hospitalité, les joies mises en commun. Ce sentiment, je l’éprouve plus vivement encore en quittant une colonie dont j’ai presque vu l’éclosion, dont j’ai veillé le progrès, suivi les phases naissantes, et que j’applaudirai de loin dans sa fortune à venir comme on fait aux succès d’un ami de collège dont le monde vous a séparé. C’est à la marée du matin que nous redescendons pour la dernière fois ce Donnar si souvent parcouru. Marins et soldats encombrent le pont par centaines. Dans la batterie sont les malades, toujours trop nombreux, mais déjà ranimés à la pensée du sol natal. Sur la dunette, les officiers se pressent, partans et restans; les mains se serrent, les messages s’échangent, tandis qu’à l’avant les lourds maillons de la chaîne rentrent lentement à bord sous l’effort du cabestan. Enfin l’ancre est haute, la machine s’est ébranlée, les canots accrochés en grappe aux flancs du bâtiment s’en détachent l’un après l’autre pour regagner la rive, et nous dépassons bientôt les navires les plus avancés de la rade. Encore quelques tours d’hélice, et nous ne verrons plus qu’au-dessus des arbres la mâture si connue du Duperré, dont le nom historique est désormais inséparablement associé à celui de notre Cochinchine. C’est ainsi qu’elle nous était apparue trois ans auparavant.


Pulo-Condor[1], 11 mai.

Cette île, où nous nous bornons à stopper pour recueillir au passage quelques malades à rapatrier, cette île, dis-je, est la dépendance naturelle et comme la sentinelle avancée de notre colonie. Nul poste n’eût mieux permis de surveiller la Cochinchine et d’en intercepter au besoin les communications. Aussi nos amiraux l’occupèrent-ils dès l’origine, se souvenant que la position avait jadis éveillé la convoitise de la Grande-Bretagne. Les Anglais en effet s’y étaient temporairement établis vers J702, et y furent massacrés par des soldats macassars dont ils avaient formé leur garnison. Plus tard, sous Louis XV, un négociant français de Surate qui avait longtemps pratiqué les mers de Chine, M. Protais-Leroux, pensa aussi que la possession de Pulo-Condor pourrait être utile à la France. Dans un long rapport écrit de son style le plus fleuri, il détaille avec amour les avantages de son idée à M. de Machault, alors contrôleur-général des finances, lui démontrant sans réplique que les Européens pourraient « passer gracieusement leur vie dans cette île agréable et fertile; » mais, si insidieuses que fussent les séductions de son éloquence, le pauvre homme n’obtint que la réponse dont l’éternelle formule sert de cliché à tous les ministres passés, présens et à venir. Elle est du 17 avril 1756; on pourrait, sans grand effort d’imagination, la croire datée de nos jours. « Votre projet, lui écrit-on, demande un sérieux examen, et, s’il y était donné suite, on profiterait assurément de vos connaissances. Vous pouvez d’ailleurs toujours me faire part de vos réflexions sur le commerce des Indes, persuadé comme je le suis qu’elles vous seront dictées par tout le zèle dont vous êtes capable pour le service du roi. » Hâtons-nous de dire, pour exonérer la mémoire du contrôleur-général de 1756, que sa fin de non-recevoir était cette fois des plus motivées, et que, malgré les beautés dont une imagination complaisante avait doté Pulo-Condor, nul point n’était moins propre à justifier les frais d’un établissement. L’obligation où nous sommes de nous y maintenir est un des inconvéniens de la Cochinchine, car nous n’y restons que pour empêcher d’autres puissances d’y prendre une position qui serait pour nous une menace permanente en cas de guerre. Difficile à défendre et d’une fertilité douteuse, cette île, que nous utilisons comme pénitencier, ne nous donnera jamais que quelques tonneaux de chaux, et ce que nous pouvons lui souhaiter de mieux dans l’intérêt bien entendu de notre colonie, c’est de rentrer dans le sein de l’océan, dont l’a maladroitement fait sortir jadis quelque convulsion volcanique.


Pulo-Pinang, détroit de Malacca, 20 mai.

On raconte qu’en 1786, alors que les couleurs britanniques ne flottaient encore sur aucun point du détroit de Malacca ni de la mer des Passages, le capitaine d’un vaisseau anglais de la compagnie des Indes-Orientales relâcha dans l’île de Pulo-Pinang. Pendant que son équipage était occupé à faire de l’eau et du bois, il s’en fut sur la côte opposée de la presqu’île malaise, séparée de Pulo-Pinang par un bras de mer de deux milles de large seulement, afin de présenter ses devoirs au rajah de Quedah, souverain du pays. La fille du rajah s’éprit d’une passion soudaine pour les blonds cheveux et la fière prestance du marin étranger, ne lui fit point un mystère de sa flamme, et le bel aventurier devint, comme dans un conte de fées, l’époux de la princesse, qui lui apporta en dot l’île où il avait laissé son navire à l’ancre. En bon Anglais, le capitaine, qui s’appelait Light, s’empressa de faire hommage de son nouveau domaine à la compagnie des Indes, sous bénéfice d’une rente annuelle de 10,000 dollars, et il en resta le gouverneur jusqu’à sa mort en 1794. Bordée d’une étroite lisière de plage sablonneuse, l’île offrait partout l’aspect d’un impénétrable fourré qui semblait défier la hache, mais que Light trouva promptement moyen de nettoyer: il chargeait un canon avec un sac de dollars pour mi- traille, en montrant sa manœuvre aux Malais qui l’entouraient, puis il faisait feu au plus épais du hallier. Quinze ans plus tard un navire de 800 tonneaux était construit et lancé à cette même place, et le successeur du capitaine Light s’arrondissait en achetant au même rajah de Quedah, sur la péninsule malaise, une zone de littoral de 150 milles carrés qui coûta 2,000 dollars; elle reçut le nom de province Wellesley. Aujourd’hui le commerce de Pulo-Pinang s’élève annuellement à 100 millions de francs. Il n’est pas inutile de dire que pendant longtemps les dépenses avaient beaucoup excédé les recettes, puisqu’en 1819, année de la fondation de Singapore, l’établissement coûtait encore 2 millions, et n’en rapportait qu’un ; mais les Anglais n’en prirent point texte pour prêcher l’évacuation, bien que le voisinage de Shigapore condamnât irrévocablement Pinang à un rôle secondaire. Tout au plus y pouvait-on voir, pour me servir de l’expression consacrée, une des clés du détroit de Malacca; encore l’introduction de la marine à vapeur rendait-elle les avantages de cette situation à peu près illusoires, tandis que Singapore était le véritable centre du réseau formé par tous les détroits de la mer des Passages. Le nom de cette île ne nous est guère connu en France que comme le siège d’un séminaire fondé en 1811 par les Missions étrangères pour l’éducation des prêtres indigènes de l’extrême Orient. Plus de cent trente élèves de Chine, de Cochinchine, de Siam et du Tongkin y sont instruits et entretenus aux frais de l’œuvre par les contributions volontaires des fidèles, sans subvention d’aucun gouvernement, et Ton a peine à croire, en visitant l’établissement, que de tels résultats puissent être obtenus avec une chétive somme de 40 à 45,000 francs par an; la charité seule fait de ces prodiges. On pourrait aussi être étonné de voir cette école catholique s’abriter de préférence à l’ombre d’un drapeau protestant; mais jamais les missionnaires qui la dirigent n’ont eu qu’à se louer des bons procédés de l’autorité britannique. Petrus Ky, l’un des meilleurs élèves de Pinang, devenu depuis l’un de nos meilleurs interprètes en Cochinchine, aimait à rappeler que pendant son séjour au séminaire il avait reçu du gouverneur anglais un prix de 200 piastres, offert par lui à l’auteur de la meilleure thèse sur la divinité de Jésus-Christ. Bien que la thèse de Petrus fût en latin et qu’elle eût soixante-dix pages bien comptées, le gouverneur voulut la lire et l’annoter lui-même.

La ville est petite et charmante. Une voie principale, perpendiculaire aux quais, coupe quelques rues transversales qui se perdent dans les champs ; le tout couvre au plus un mille carré. On dirait d’une contraction de Singapore ; ce sont les mêmes maisons blanches à portiques, entourées de jardins, la même campagne semée de villas, les mêmes plantations de muscade et de girofle ; mais ces villas sont presque aux portes de la ville, et l’ensemble du tableau est aisément embrassé d’un regard par le promeneur, de la route qui monte à Government-Hill. De là on voit aussi la province Wellesley sur la côte opposée, avec ses vastes champs de cannes et les quatre rivières qui lui donnent une si remarquable fertilité, Muda, Prye, Junjong et Krean. Ce que l’on ne voit pas, c’est l’antique Malacca, située à quelques lieues plus bas, aujourd’hui anglaise comme Singapore et comme Pinang, mais oubliée et bien déchue de la splendeur traditionnelle qui fit d’elle jadis la reine de ces mers. Les Portugais et les Hollandais y ont pourtant laissé de nobles traces. Des premiers, c’est une fière cathédrale encore imposante sous ses ruines, où s’est fait entendre la voix de saint François-Xavier, où s’agenouilla sans doute le grand Albuquerque. Des seconds, c’est le palais des gouverneurs, Stadt-House, vaste et massive construction aux pignons sans nombre, marquée de l’irrécusable empreinte qui caractérise l’architecture hollandaise du XVIIe et du XVIIIe siècle. Le plus curieux de ces débris d’un autre âge est un noyau de familles portugaises qui, à travers maints croisemens malais, a réussi à conserver le souvenir de sa nationalité, ainsi que le langage et presque jusqu’au costume de ses pères. Le sort a peu souri à ces fils des conquérans. Les plus aventureux vont tenter la fortune à Pinang, à Singapore, où on les retrouve employés dans les hôtels, dans les maisons de commerce, dans les imprimeries surtout ; mais le plus grand nombre reste fidèle à Malacca, où ils vivent de peu sans grand travail. On les voit souvent le soir, devant leur porte, tirant de quelque violon hors d’âge un chant plaintif que ne se lassent pas d’écouter la femme et les enfans.

Pointe-de-Galle (Ceylan), 25 mai.

S’il est une île au monde pour laquelle on ait épuisé l’arsenal des formules admiratives, c’est à coup sûr l’île de Ceylan. Les sectateurs de Brahma l’appellent Lanka, la resplendissante; ceux de Bouddha voient en elle une perle tombée de la couronne de l’Inde; pour les Chinois, c’est l’île des bijoux, Laou-chou; pour les Grecs, c’est la terre des pierreries, et l’enthousiasme de certains commentateurs bibliques a été jusqu’à y placer l’Eden de la Genèse. Pour le marin plus prosaïque, qui ne perd jamais de vue l’intérêt de son bâtiment, ce paradis terrestre pèche par la base, en ce qu’il n’y trouve sur sa route qu’un mouillage d’une sécurité trop souvent insuffisante. Un simple coup d’œil jeté sur la carte des mers de l’Inde suffit à montrer que l’extrémité méridionale de l’île de Ceylan est un des points les plus naturellement indiqués par la géographie comme centre maritime. Peut-être même est-ce le port qui possède les titres historiques les plus vénérables, s’il est vrai qu’il faille y voir la Tarsis d’Ézéchiel et d’Isaïe, où se rendaient les flottes que le roi Salomon équipait à Asion-Gaber, sur les bords de la Mer-Rouge. Dans tous les cas, c’est l’antique Taprobane d’Ovide,

Aut ubi Taprobanen Indica cingit aqua,


et c’est encore elle que nous retrouvons plus tard dans l’île de Serendib, où Sindbad le marin est conduit à son sixième voyage ; la description en est même singulièrement exacte pour les Mille et une Nuits. Sans remonter aussi haut, et à n’envisager que l’intérêt de nos paquebots de l’Indo-Chine, on peut dire que la relâche de Pointe-de-Galle est forcément commune à toutes les lignes, que leur destination ultérieure soit Singapore ou Calcutta, et certes nulle part la croûte de notre globe n’aurait pu se soulever avec plus d’intelligence qu’à cette place, si elle l’eût dotée d’une des rades splendides qu’on regrette de voir inutiles sur tant de côtes désertes et oubliées. Malheureusement il n’en est rien, et de même que l’irrévérencieux Jacquemont reprochait à la Providence la sotte façon dont la cuisse des chameaux était articulée avec leur bassin, le marin ne peut que blâmer la combinaison maladroite qui a placé le seul port de Ceylan hors des routes qu’il fréquente. Ce port existe en effet; c’est Trinquemalé, sur la côte orientale, nom qui nous rappelle un glorieux souvenir maritime, l’une des plus belles pages de l’histoire du bailli de Suffren. Quant à Pointe-de-Galle, havre étroit et incommode, dangereux même en mousson de sud-ouest, où les navires sont obligés de s’amarrer par l’avant et par l’arrière, nul ne s’en sert que par nécessité, et aucun capitaine ne l’honorera de ses affections. En revanche, l’admiration est sans mélange pour le touriste qui contemplera du large le magique panorama de l’île se dégageant peu à peu des voiles du matin, soit que, venant d’Europe, il n’ait vu depuis Suez que les arides rochers d’Aden, soit même que, sortant du détroit de Malacca, il lui prenne fantaisie de se croire blasé sur les splendeurs de la flore tropicale. Le tableau d’ailleurs change de caractère : la mer est bien toujours du même bleu de saphir qu’à Pinang, et le rivage s’y reflète de même, paré d’une éternelle verdure; mais on aime à retrouver ici les montagnes, qui font défaut à la nature molle et un peu efféminée des paysages de la Sonde, et c’est avec plaisir que l’on voit s’étager dans l’intérieur les imposantes assises du massif de Kandy, dominées par le pic d’Adam à la cime perdue dans les nuages.

Nous mouillons à Ceylan peu après l’époque impatiemment attendue du changement de mousson. Ce passage d’une saison à l’autre y est toujours accompagné d’une de ces gigantesques convulsions des élémens qu’il faut avoir vues pour s’en faire une idée. Les semaines qui précèdent sont les plus intolérables de l’année; bien que rien n’y rappelle l’engourdissement universel qui signale l’approche de notre hiver, bien que la chute des feuilles soit inconnue sous ces latitudes, on sent néanmoins que la végétation s’est ralentie à la suite des longues sécheresses, dont tous les êtres animés, depuis l’homme jusqu’à l’insecte, ressentent également l’influence énervante. L’herbe séchée et jaunie se couvre d’une poussière rougeâtre; le ciel prend des teintes plombées; nul souffle ne rafraîchit l’atmosphère embrasée, et chacun se sent oppressé par l’attente de la révolution qui va s’accomplir. Les regards alanguis se tournent instinctivement vers l’immensité de l’Océan austral; c’est de là que doit venir la vivifiante brise de sud-ouest, dont on épie avec anxiété les symptômes précurseurs amoncelés le soir en épais nuages à l’horizon. Un jour arrive enfin où la nue envahit entièrement le ciel, et où la mousson éclate par un de ces orages grandioses dont on est presque effrayé quand on en est témoin pour la première fois. Les coups de tonnerre se succèdent sans intermittence, et les traces du terrible fluide se retrouvent ensuite dans le sol en trous bifurques de vingt pieds de profondeur. La pluie est telle que quelques heures suffisent à lui donner les proportions d’un déluge, à changer les rivières en torrens, et à les faire déborder sur toute l’étendue de la plaine. Cette crise formidable est suivie d’une bienfaisante période d’ondées alternées de soleil, qui font subir à l’île en quelques jours une métamorphose dont on suit les progrès à vue d’œil. Arbres et plantes, tout renaît à la vie; les oiseaux retrouvent leur chant, le monde mystérieux des insectes sort de ses retraites, d’innombrables larves de papillons se montrent sur les feuilles, et partout se traduit en mille signes divers le fécond réveil de la nature. On dirait qu’elle s’était repliée sur elle-même, afin de concentrer toute sa vitalité dans ce puissant effort. C’est à cette époque qu’il faut parcourir la route enchanteresse qui longe le rivage de Pointe-de-Galle à Colombo, la capitale; c’est alors que l’on comprend l’exclamation enthousiaste du prince Soltykof, qui voyait dans Ceylan le plus merveilleux des jardins botaniques. La colonie est redevable à l’administration anglaise de cette route, comme aussi de toutes les autres voies de communication qui sillonnent le pays. L’insuffisance des sentiers dont se contentaient les Hollandais était telle que le gouverneur ne pouvait alors se mettre en marche pour le moindre déplacement sans se faire escorter de 400 coulies pour les bagages, de 160 porteurs de palanquins et de 50 lascars pour les tentes, indépendamment des chevaux et des éléphans. Aujourd’hui une route de 769 milles permet de faire le tour de l’île en voiture. Semblable à une allée de parc entre Galle et Colombo, sur une ligne non interrompue de 70 milles, elle est bordée d’une double rangée de palmiers reliés entre eux par un rideau d’orchidées et de plantes grimpantes. A sa droite, le voyageur aperçoit le massif central des montagnes de Kandy, et à sa gauche la mer constamment animée par les mouvemens de ces barques de pêcheurs de construction si originale que l’on nomme catimarons. Les villages sont entourés de bouquets de cocotiers et d’aréquiers. A mesure que l’on approche de la capitale, aux anciennes villas hollandaises succèdent des habitations plus modernes; on arrive enfin au charmant hameau de Colpetty, abrité sous un dôme de tamariniers gigantesques, après quoi l’on ne tarde pas à déboucher devant le front bastionné de la ville, sur la plaine du Galle-Faas, toute couverte d’un épais tapis de convolvulus aux fleurs d’un rouge éclatant.

Ni Galle ni Colombo n’ont un caractère d’originalité remarquable. Des fortifications bien conservées, construites au XVIIe siècle sur des plans envoyés par Cohorn, à l’intérieur quelques églises de la même époque, des rues spacieuses, bordées d’hibiscus centenaires, les classiques maisons à un étage des pays chauds, avec verandahs et portiques à colonnes, tel est l’aspect général des deux villes, dont la seconde est beaucoup plus importante que la première. La grande séduction de Ceylan pour l’étranger, c’est la nature qui l’offre, non pas tant sur le littoral, où elle est domptée et féconde, que dans les forêts primitives, où on l’admire encore à l’état vierge. Rien n’est beau comme ces immenses nappes de verdure, lorsque de la crête d’un morne on les voit se dérouler en molles ondulations à perte de vue. Rien non plus ne peut rendre l’impression que l’on ressent en pénétrant sous ces voûtes séculaires, hautes et solennelles comme des cathédrales, où même en plein midi les rayons du soleil ne donnent qu’une lumière verdâtre et luride, lurida lux. On s’y rappelle involontairement la secrète horreur dont Tacite nous dit que les anciens étaient saisis dans les forêts de la Gaule et de la Germanie. C’est au milieu de ces bois que vivent les Veddas, derniers descendans des aborigènes, encore aussi sauvages aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a vingt siècles, lorsque leurs pères furent refoulés dans l’intérieur de l’île par le conquérant indien Wijayo, 543 ans avant Jésus-Christ. C’est là aussi que l’on retrouve les vestiges imposans des anciennes capitales de Ceylan, Pollanarrua et Anuradhapoura, attestant sous leurs ruines la splendeur d’une civilisation disparue. La première de ces villes couvrait un espace de 30 milles de long sur 4 de large; l’emplacement des palais y est marqué par des murs couverts de riches sculptures, celui des temples, ou viharas, par de colossales statues de Bouddha de 50 pieds de hauteur. Le palais de bronze construit par le roi Gaimounou reposait sur mille six cents piliers de granit placés sur quarante lignes parallèles, et il ne comptait pas moins de neuf cents appartemens répartis entre neuf étages superposés; l’édifice tirait son nom de la toiture métallique qui recouvrait le tout. A Anuradhapoura, une montagne tout entière, celle de Mihintala, a été taillée en temple, tandis que les restes d’une autre pagode non moins gigantesque, celle de Maha Stoupa, fourniraient encore actuellement, au dire d’un Anglais calculateur, assez de briques pour construire, de Londres à Edimbourg, un mur de 10 pieds de haut et de 1 pied d’épaisseur. De toutes ces constructions, les plus regrettables sont les vastes réservoirs d’eau qui garantissaient jadis à l’île entière une inépuisable fécondité. C’étaient de véritables lacs artificiels ayant jusqu’à 10, 15, 20 milles de tour, et alimentant des canaux d’irrigation suffisans pour fertiliser des provinces entières, auxquelles l’Inde doit aujourd’hui fournir le riz nécessaire. La digue du réservoir de Padivil, par exemple, est jetée d’une montagne à l’autre sur une longueur de 18,000 mètres; la hauteur en est de 25 mètres, la largeur de 70 mètres à la base et de 10 au sommet. Nos digues de la Loire feraient pauvre figure à côté de ces ouvrages comparables aux Pyramides, et assurément plus utiles. On comptait jadis dans l’île trente de ces lacs créés de main d’homme, et six ou sept cents réservoirs plus petits, intelligemment répartis sur le territoire; le système était complet. Que les Portugais et les Hollandais aient laissé s’effondrer ces belles constructions, peut-être l’expliquerait-on par l’étroitesse de leurs notions en matière de colonies; mais il n’en serait que plus digne des Anglais d’attacher leur nom à cette restauration. Jusqu’ici malheureusement leurs études sont restées dans le domaine de la théorie, ou plutôt le gouvernement de la métropole a renoncé à entreprendre les travaux quand il a su que la digue de Padivil occuperait dix mille ouvriers pendant cinq ans, et qu’il en coûterait 32 millions de francs pour la relever.

Ceylan et Malacca ont connu les mêmes maîtres, traversé les mêmes phases depuis l’époque de la découverte. Les Portugais s’y établissent d’abord au commencement du XVIe siècle; vers le milieu du XVIIe les Hollandais les remplacent, et enfin les Anglais profitent des guerres de la révolution pour se substituer à ces derniers en 1796. Le régime hollandais a peu marqué le pays de son empreinte, tandis que les Portugais ont laissé dans l’esprit de la population des souvenirs dont la trace subsiste encore. Préoccupés des progrès de la foi plus que de ceux de leur commerce, ils peuvent s’honorer d’avoir fondé dans l’île un catholicisme qui a victorieusement résisté à deux siècles de domination protestante. Leur langage, un peu corrompu à la vérité, est resté celui des classes moyennes dans beaucoup de villes; en un mot, l’indigène semble avoir oublié leur cruauté pour ne se rappeler que la bravoure chevaleresque dont ils ont donné tant de preuves, et cela est si vrai que certains chefs non-seulement s’enorgueillissent encore de porter le titre de dom comme leurs ancêtres, mais qu’ils y joignent volontiers les noms pompeux et sonores du calendrier lusitanien. Neuf cents familles nobles portugaises habitaient Colombo lors de la capitulation qui fit passer la ville aux mains des Hollandais en 1656. Aussi peut-être, en y regardant de près, pourrait-on découvrir çà et là chez les Singhalais quelques traces de sang portugais, tandis que, grâce au ciel, aucun d’eux n’offrira la bouche torse ou le nez grotesque qui n’ont pas cessé de caractériser les Flamands depuis Téniers et Van Ostade. La domination portugaise ne fut cependant qu’un long combat qui se continua par intervalles pendant la période hollandaise, et il ne pouvait pas en être autrement tant que les colons, limités dans leur établissement aux plaines du littoral, étaient forcés de s’arrêter au pied de la région montagneuse qui formait le royaume intérieur de Kandy. Les Anglais ne réussirent à compléter cette conquête qu’à la paix de 1815. Le roi qui régnait alors, dernier héritier d’une couronne qui s’était transmise de souverain en souverain pendant 2,357 ans, se nommait Sri Wikrama Raja Singha ; déposé et enfermé dans la forteresse indienne de Vellore, il y vécut jusqu’en 1832. Ses sujets virent moins dans sa chute la perte d’une indépendance dont ils profitaient peu que le terme d’une tyrannie odieuse et détestée, car ce règne n’avait été qu’un long tissu des plus sanguinaires atrocités. En faisant ainsi passer l’île entière sous leur domination, les Anglais eurent le bon esprit de déclarer que le culte conserverait une indépendance absolue. Ceylan a toujours été en effet pour le bouddhisme une terre de promission, — depuis qu’il y fut introduit 316 ans avant Jésus-Christ. C’est là, sur le sommet du roc sourcilleux qui couronne le pic d’Adam, qu’est l’empreinte révérée où les sectateurs de Çakia-Mouni voient la trace du pied de Bouddha, tout aussi clairement que les brahmes y reconnaissent le pied de Siva et les mahométans celui d’Adam. L’empreinte, abritée par une pagode ouverte à tous les vents, n’a pas moins de cinq pieds de long ; on y arrive, en s’aidant de chaînes de fer, par un escalier taillé dans le roc, et le pèlerinage se complète par une offrande de fleurs de rhododendron. C’est à Ceylan aussi que se voit près d’Anuradhapoura l’arbre Bodhi, sacré entre tous, et certainement le doyen historique du monde végétal, puisqu’il fut authentiquement planté 288 ans avant Jésus-Christ. La légende en fait un rejeton du figuier privilégié sous lequel Gautama devint, par la vertu du nirvanah, Bouddha suprême et parfaitement accompli. C’est à Kandy enfin, dans un temple spécial, que l’on conserve précieusement au fond du sanctuaire le plus reculé la Dalada, dent du même Çakia-Mouni, miraculeusement sauvée du bûcher où furent brûlés ses restes. Elle est enfermée sous triple serrure dans un riche tabernacle composé de six enveloppes successives, et pour lui faire voir le jour il faut des circonstances d’une gravité exceptionnelle. Pendant longtemps, les Anglais conservèrent deux des clés, en laissant la troisième seulement à la garde du grand-prêtre, afin d’empêcher qu’on ne se servît de l’influence toute-puissante de la relique sur l’esprit des indigènes pour provoquer une révolte contre leur autorité; mais ils ont fini par renoncer à une précaution devenue superflue. L’authenticité de la dent est malheureusement loin d’être aussi bien prouvée que celle de l’arbre Bodhi, ou plutôt il n’est que trop bien établi qu’en 1560, les hasards de la guerre ayant fait tomber la dent primitive au pouvoir des Portugais, ceux-ci la transportèrent à Goa, où elle fut broyée et brûlée en grande cérémonie par l’archevêque à la gloire du vrai Dieu, en présence du vice-roi des Indes et de sa cour. Le roi du Pégu en offrait cependant 400,000 cruzades. Au dire des esprits forts, la dent actuelle aurait été fabriquée en 1556, sur les indications fournies par le roi alors régnant, Wikrama Bahou. Ceux qui ont eu l’insigne fortune de la voir assurent qu’avec ses deux pouces de long elle semble plutôt avoir été enlevée à une gueule de crocodile qu’à une mâchoire humaine; Wikrama Bahou l’aura probablement voulue en rapport avec l’empreinte du pied dont nous avons parlé.

Le catholicisme n’a pas à se plaindre de la domination anglaise à Ceylan, car il s’y est acquis depuis cinquante ans une importance bien supérieure à celle qu’il avait sous le régime également protestant des Hollandais. Il ne comptait guère que 70,000 adhérens au commencement du XVIIIe siècle; en 1848, ce nombre était de 113,000, et il est de 157,000 aujourd’hui. Les prosélytes se recrutent surtout parmi les Malabars, les Parsis, les Maures, les Hindous, qui chaque année immigrent de la côte voisine dans l’île, et s’y fixent en partie. Un progrès aussi marqué détermina en 1849 la création d’un second vicariat apostolique dans la partie septentrionale de Ceylan, à Jaffna; le premier a pour centre Colombo. Chacun de ces vicariats est desservi par vingt-six prêtres européens. Leur empire est si bien établi sur l’esprit des fidèles, que lorsqu’en 1840 l’administration jugea devoir abolir un impôt de 150,000 francs sur la pêche, d’un commun accord les pêcheurs s’entendirent pour faire généreusement hommage de cette rente au clergé, qui la touche encore aujourd’hui. Les tentatives des missionnaires de la religion réformée, wesleyens pour la plupart, ont au contraire été couronnées de peu de succès malgré les circonstances politiques, qui semblaient devoir les favoriser, malgré un zèle incontestable, enfin malgré la libéralité avec laquelle étaient répandus les tracts, livres de piété sur lesquels repose en partie cette propagande. Le révérend M. James Selkirk nous apprend à ce sujet que pendant quatre années consécutives d’apostolat il en a distribué, dans le district dont il était chargé, 123,000, 210,000, 260,000 et 409,000!

La cannelle, qui fit si longtemps la gloire et la richesse de Ceylan, ne figure plus en quelque sorte que pour mémoire sur la liste des produits de l’île, et l’histoire de cette grandeur suivie de cette décadence est féconde en enseignemens économiques dont la Grande-Bretagne a su tirer parti. Sous les Hollandais, qui n’y allaient pas de main morte, toute atteinte au monopole que s’était attribué le gouvernement était punie du dernier supplice. L’administration anglaise, moins sévère, conserva néanmoins cette propriété jusqu’en 1832, et ne s’en dessaisit alors que dans la ferme persuasion que la nature avait doté Ceylan de cet arbre précieux à l’exclusion de toute autre colonie; mais quelques autres pays, Java surtout, ne tardèrent pas à dissiper cette illusion, et le gouvernement, qui avait imprudemment taxé l’exportation de la cannelle à 3 shillings par livre, se vit promptement débordé par la concurrence. En vain abaissa-t-il les droits, en vain mit-il en vente l’un après l’autre ses magnifiques jardins de cannelliers de 15 à 20 milles de tour, la poule aux œufs d’or était tuée, les jardins se découpaient en villas, et l’ensemble de cette récolte, dont l’impôt suffisait à défrayer jadis plus de la moitié des dépenses de la colonie, ne s’élève même plus à 1 million de francs depuis 1863. L’un des derniers jardins de cannelliers de l’île, celui de Wak-Wallak, près de Pointe-de-Galle, est presque passé à l’état de curiosité historique et visité comme tel par les voyageurs. Une autre source de richesse semble également tarie, au moins pour le moment : c’est la pêche des huîtres perlières, qui se pratiquait de temps immémorial sur la côte nord-ouest de l’île, de Negombo à Manaar. Elle avait cependant encore rapporté 1,275,000 francs de droits en 1863; mais en 1864, soit que les pêches précédentes eussent dépassé la mesure, soit pour tout autre motif, on eut le regret de constater que les bancs étaient veufs du précieux coquillage, et il n’y a pas reparu. Ce double mécompte trouva heureusement une ample compensation dans le développement prestigieux que les Anglais surent donner à la production du café. Les visées de leurs prédécesseurs n’avaient pu se tourner de ce côté, parce qu’ils n’étaient pas maîtres de la partie centrale de l’île, la seule où le sol se prête avantageusement à cette culture. La Grande-Bretagne s’en empara en 1815; dès 1825, le gouverneur de la colonie, sir Edward Barnes, comprit que l’avenir était là, et il donna l’impulsion en établissant sur ses terres, à Gangaroowa, la première plantation un peu importante du pays. L’exemple fut rapidement suivi; toutes les montagnes autour de Kandy ainsi que la plupart des grandes vallées de l’intérieur se couvrirent de champs de café, et pendant plusieurs années on vendit par an jusqu’à 20,000 hectares de terres domaniales qui étaient aussitôt défrichées. Les circonstances favorisaient cet élan : en même temps que la métropole réduisait notablement les droits d’importation, la concurrence des autres pays producteurs se trouvait paralysée par l’émancipation et par l’abolition de la traite des noirs, alors que Ceylan au contraire recevait incessamment de l’Inde de nouveaux renforts de travailleurs[2], si bien que l’exportation s’y éleva d’année en année jusqu’à représenter en 1863 une valeur de 53 millions de francs. Jamais la cannelle n’avait donné si belle moisson, et on n’en restera pas là, à en croire les prophéties des colons, qui pré- tendent arriver dans un terme assez rapproché à produire par an 100,000 tonneaux de café, valant plus de 125 millions de francs. La récolte moyenne du Brésil est de 125,000 tonneaux par an; elle est restée à peu près stationnaire dans ces derniers temps. Celle de Java, qui semble être en décroissance, est de 57,000 tonneaux. L’ensemble des récoltes annuelles de tous les pays producteurs du globe est évaluée à 350,000 tonneaux. Il serait injuste ne pas comprendre dans cette énumération l’arbre chéri du Singhalais, le précieux cocotier, dont on estime que l’île renferme 20 millions de pieds. Quoiqu’il ne figure sur la liste des produits coloniaux que bien après le café, il n’en donne pas moins lieu à une exportation d’huile qui a décuplé en quinze ans, et qui s’est élevée à plus de 5 millions de francs en 1857. Il est d’ailleurs, grâce à la variété des usages auxquels on l’emploie, la providence des indigènes, qui lui témoignent leur reconnaissance par un attachement dont l’expression superstitieuse a quelque chose de touchant : selon eux en effet, l’arbre languit et meurt hors de portée de la voix humaine, et jamais il ne survit à l’éloignement du maître à qui il donnait ses fruits.

L’histoire des budgets de Ceylan est instructive, surtout pour les nations qui comme la nôtre ne savent pas attendre, et qui ne voient dans une colonie qu’une ferme destinée à rapporter dès le lendemain de l’entrée en possession. L’administration de cette île fortunée encaisse aujourd’hui pour 25 millions de recettes par an (23,819,750 francs en 1863), et elle n’en dépense que 18 ou 19, dont une bonne partie en travaux publics comprenant un chemin de fer déjà fort avancé entre Kandy et Colombo. Ce sont là des chiffres de nature à faire rêver bien des gouverneurs de colonies ; mais il ne faut pas oublier qu’en 1828, c’est-à-dire dans les premières années de cette merveilleuse culture du café, le revenu n’était que de 8 millions, qu’il ne balançait point les dépenses, et qu’il se maintint dans des alternatives de plus et de moins entre le doit et l’avoir jusqu’en 1852, époque à laquelle il entra définitivement dans une voie d’excédans réguliers. Pour en arriver là, bien des tâtonnemens furent nécessaires. C’est ainsi que l’on avait d’abord modelé l’administration de Ceylan sur celle de l’Inde, sans s’inquiéter de la disproportion des deux pays, ce qui avait donné un résultat assez semblable à ces chênes lilliputiens que les Chinois élèvent avec amour dans des pots à fleurs, et qui ont tous les caractères du roi des forêts, hormis la force. Les réformes vinrent en leur lieu, et ce que l’on ne saurait signaler trop hautement, c’est que pendant cette longue période d’attente non-seulement le gouvernement anglais ne perdit jamais courage, mais jamais non plus il n’eut à lutter contre les manifestations hostiles de l’opinion ; jamais une voix ne s’éleva pour réclamer l’abandon de la colonie, sous le prétexte que les recettes ne couvraient pas les dépenses. L’accord était parfait, car chacun comprenait qu’il faut semer pour recueillir. Dois-je le dire ? le tableau de ce beau développement, si sagement préparé et amené de si loin, reporte involontairement ma pensée vers notre pauvre Cochinchine que je viens de quitter. À quelles attaques perpétuelles n’est-elle pas en butte depuis cinq ans seulement que nous y sommes ! Avec quelle impatiente amertume ne lui reproche-t-on pas les quelques millions pour lesquels elle est inscrite au budget, sans songer qu’il n’est pas d’établissement lointain qui n’ait passé par les mêmes épreuves! L’exemple de la ténacité anglaise devrait nous servir de leçon.

En même temps que la fortune dotait Ceylan de nouvelles richesses, nous avons dit qu’elle lui en retirait d’autres, la cannelle et les perles. De même il ne sort plus guère de l’île aujourd’hui que pour 250,000 francs par an de ces pierres précieuses dont la réputation remonte à l’antiquité la plus reculée, et que Marco-Polo célébrait avec tant d’enthousiasme. On en rencontre parfois, dit-on, à Neuera-Ellia; les Anglais qui y viennent en villégiature ou pour changer d’air se font même un passe-temps de cette recherche, mais les fragmens microscopiques de saphirs et de topazes qui en sont le résultat n’enrichiront jamais aucun d’eux. D’ailleurs ce que le convalescent demande surtout à cette délicieuse vallée, située à 2,000 mètres d’élévation, c’est le climat d’Europe où se retrempent les constitutions affaiblies par les énervantes chaleurs de la côte; il y trouve des jouissances ignorées à Colombo, du feu le soir, la nuit une couverture de laine, parfois même une gelée blanche le matin, et la provision de santé qu’il en rapporte vaut mieux assurément que toutes les pierreries du monde. Dans une autre partie de l’île, le chef-lieu du district jadis le plus fertile en gemmes conserve toujours son nom significatif de Ratnapoura, la ville aux rubis; mais ce n’est que pure tradition, et il n’est pas nécessaire d’être un bien grand lapidaire pour apprécier à leur juste valeur les spécimens douteux que les indigènes font miroiter aux yeux du voyageur inexpérimenté. Est-ce pour le mieux affriander qu’ils enveloppent toujours leur offre d’une apparence de mystère? Je l’ignore; mais je sais que je vis l’un d’eux enchanté de donner pour un shilling un irrécusable morceau de bouchon de carafe dont il avait eu l’effronterie de demander d’abord 8 livres sterling. On peut cependant trouver quelquefois de beaux échantillons d’une pierre dite œil-de-chat, très curieuse par ses reflets verts et phosphorescens. Une autre gloire déchue de Ceylan est l’éléphant, qui, s’il n’a pas encore complètement disparu de la colonie devant les progrès de la civilisation, est au moins devenu d’un emploi bien moins fréquent que par le passé. Plein des souvenirs de Bangkok, je me sentais d’avance pénétré de respect pour un animal dont le père, avec la longévité que lui attribue le classique Buffon, avait pu voir se succéder dans l’île les Portugais, les Hollandais et les Anglais; mais ses beaux jours sont passés : on n’aperçoit plus d’éléphans que par exception à Galle ou à Colombo, où on leur reproche d’effrayer les chevaux, et d’ailleurs les Anglais ont prosaïquement constaté que ces derniers sont près des villes d’un usage plus économique et plus avantageux. Le service local entretenait jadis soixante éléphans pour les travaux des routes; à peine en conserve-t-il aujourd’hui une douzaine, et quoiqu’il en reste encore beaucoup à l’état sauvage dans les forêts de l’intérieur, on n’y verrait probablement plus de ces magnifiques troupeaux de deux cents têtes dont il est fait mention aux premiers temps de l’occupation anglaise. On trouve dans l’ouvrage de sir Emerson Tennent sur Ceylan le récit très intéressant d’une des dernières grandes chasses dont l’île ait été le théâtre. Bien que deux mois eussent été consacrés à conduire graduellement les victimes désignées dans le voisinage de l’enceinte palissadée qui devait se refermer sur eux; bien que toutes les précautions eussent été prises, au moment décisif on ne réussit à faire entrer dans le coterai que neuf éléphans sur un troupeau de cinquante, et il ne fallut pas moins de trois jours entiers pour se rendre maître d’eux. Rien n’est curieux en pareil cas comme l’intelligence des éléphans privés à remplir leur rôle dans cette opération délicate, qui serait à peu près impossible sans eux. Il semble qu’ils y prennent un véritable plaisir. Suivant la scène d’un œil vigilant, ils protègent au besoin le gardien chargé de la dangereuse mission de passer le nœud coulant au pied du prisonnier, et ils saisissent à merveille le moment où, le nœud étant lancé, ils doivent tendre la corde dont ils tiennent l’autre l’extrémité. Leur sang-froid parfait contraste avec la fureur des captifs, et l’on croirait volontiers qu’ils s’applaudissent du succès obtenu, à voir leur air de contentement et de satisfaction aux intervalles de repos, en se battant nonchalamment les flancs avec une branche d’arbre en guise d’éventail. Les chasseurs isolés ont aussi fait disparaître un grand nombre d’éléphans, et ce massacre eût été plus considérable, si la nature avait donné à ces animaux, à Ceylan comme en Afrique, les défenses d’ivoire qui ajoutent un si grand prix à leur dépouille. La chronique de l’île a conservé le souvenir d’un officier, le major Rogers, qui fut foudroyé d’un coup de tonnerre en 1845, après avoir tué de sa carabine plus de douze cents éléphans et avoir acheté du produit de sa chasse ses grades dans l’armée l’un après l’autre. Dans la seule province du nord, il en fut tué trois mille cinq cents de 1845 à 1847, et deux mille dans la province du sud de 1851 à 1856. Il est donc à craindre qu’au XXe siècle l’éléphant de Ceylan ne soit passé à l’état légendaire. Cependant nul plus que lui ne justifiait les éloges qui ont été souvent donnés à son merveilleux instinct, et les rajahs de l’Inde, grands connaisseurs, le préféraient à tout autre. Aujourd’hui bien des voyageurs passent probablement à Pointe-de-Galle sans voir trace d’aucun de ces colosses.


Par 5° lat. N., 71° long. E., île Malé (Maldives), 11 juin.

Bernardin de Saint-Pierre, qui n’aimait pas les officiers de marine, raconte quelque part que l’un d’eux, son compagnon de route de Lorient à l’Ile-de-France, écrivait sur son journal de bord : « Nous avons passé ce matin en vue de Ténériffe; les habitans m’en ont paru affables. » Avec la meilleure volonté du monde, il est peu de marins qui puissent parler avec plus de compétence des îles Maldives, par le travers desquelles nous nous trouvons. Beaucoup y passent, personne n’y mouille, et l’on se contente d’admettre, sur la foi du capitaine Moresby, l’hydrographe du groupe, que cet immense récif à fleur d’eau est habité par un peuple civilisé, habile dans l’art de la navigation. Pour moi, le nom de ces îles me rappelle un souvenir favori de mes lectures d’écolier, vieux volume poudreux et piqué des vers, imprimé à Paris en 1619 chez Samuel Thiboust, au Palais, en la galerie des prisonniers, et racontant « le voyage de François Pyrard de Laval aux Indes, Maldives, Moluques et Brésil, les divers accidens, aventures et dangers qui lui sont arrivés, tant en allant et retournant que pendant son séjour de dix ans en ce pays-là. » Si reculée que soit cette date, je ne crois pas que depuis lors aucun voyageur ait vu les Maldives d’aussi près que cet ami de ma jeunesse; nul au moins ne les a mieux décrites, bien qu’il soit plus connu à l’étranger qu’en France, tandis que la prose consciencieuse du capitaine Moresby n’a d’intérêt que par ses mérites nautiques. Pyrard au contraire se peint dans son livre aventurier hardi comme on en voyait alors, bâti à chaux et à sable au moral comme au physique. Parti de Saint-Malo en 1601 pour les Indes orientales, il se perdit sur les Maldives, y fut retenu cinq ans prisonnier, finit par s’échapper, parcourut une partie des mers de l’Inde, et ne rentra en France qu’en 1611 en passant par le Brésil. Sa finesse de Normand le tira de plus d’un mauvais pas pendant cette longue captivité aux Maldives, où il est amusant de voir fonctionner, sur l’îlot perdu de Malé, toute une miniature de cour orientale, avec roi, ministres, courtisans et dames du palais. Séparé tout d’abord de ses camarades de naufrage, Pyrard n’ose en laisser percer son regret vis à vis du roi, « ayant appris, dit-il, l’humeur des grands, qui est de ne vouloir endurer avec eux des personnes tristes et mélancoliques. » Aussi, lorsque plus tard une faute involontaire lui retire momentanément le bon vouloir du prince, il a soin de nous apprendre qu’il ne laissa point passer un jour des deux mois que dura sa disgrâce sans se présenter au roi, car on lui avait dit la coutume du pays, « qu’il ne faut pas s’éloigner quand le roi est fâché, ni laisser à aller au palais par ordinaire, jusqu’à ce qu’après une longue patience le roi vous parle et vous remette en faveur. » Dangeau aurait-il mieux dit? Avec d’aussi heureuses dispositions, on peut penser que le marin courtisan n’avait garde de négliger les dames, qui s’enquéraient fort des reines et princesses de France, et principalement « de l’amour des dames de deçà et de la façon qu’elles y procédaient, car elles ne désiraient parler ni ouïr d’autres discours que d’amour. » Aucune sensiblerie déplacée n’altérait dans l’infortune la force d’âme de notre héros, si l’on en juge par le sang-froid avec lequel il nous détaille la mort de ses compagnons, à qui on trancha la tête à coups de caty, « qui est fait comme une grande serpe, au demeurant d’acier excellent, fort poli et bien ouvré. » Quant à lui, plus heureux, il réussit à s’évader et alla continuer ailleurs la série de ses aventures. Nous le retrouvons d’abord à Calcutta, puis emprisonné à Cochin par les Portugais, dont il ne tarda pas pourtant à devenir assez l’ami pour servir dans leurs troupes. Il pousse jusqu’à Ceylan, où il nous apprend que les habitans adorent une dent de singe, laquelle n’était évidemment autre que la célèbre Dalada dont nous avons parlé. De là il atteint les Moluques par Malacca, Achem et Java, et c’est en janvier 1610 seulement que, de retour à Goa, il y trouve enfin à s’embarquer pour l’Europe sur une caraque portugaise infestée, il a soin de nous l’apprendre, de ces abominables blattes, ravets ou cancrelas, qui n’ont pas cessé d’être le fléau de la vie de bord de nos jours, comme ils l’étaient au XVIIe siècle. Il ne revit la France qu’après avoir passé par Sainte-Hélène et par le Brésil. Sainte-Hélène n’était alors qu’une île inhabitée, « si petite que rien plus, » dit-il, sans autre construction qu’une chapelle où s’exerçait la rivalité religieuse des marins hollandais et portugais. « Ces derniers étaient les tableaux et images des Hollandais, de sorte que ceux-ci mirent un billet disant aux Portugais : Laissez nos tableaux et images, et nous laisserons les vôtres. Mais ils n’en firent rien, et ainsi tout fut rompu et gâté. » Les capitaines étaient dans l’habitude d’y déposer leurs malades, qui profitaient de la première occasion pour reprendre la mer après guérison. — Toutefois, ajoute Pyrard, on n’oserait y en laisser qui ne fussent malades, de peur qu’ils ne se rendent maîtres et propriétaires de l’île. Enfin, après douze mois de traversée portés on ne peut plus allègrement, notre voyageur aborde au port de La Rochelle le 5 février 1611, et il termine son récit par d’édifiantes réflexions, où il attribue ses malheurs aux matelots français, « les plus grands jureurs et blasphémateurs du nom de Dieu que l’on saurait voir. » J’aurais été curieux de pouvoir vérifier chemin faisant si les cérémonieuses traditions d’étiquette en vigueur de son temps subsistaient encore à la cour maldivienne, car je savais que chaque année une ambassade, envoyée par le roi de ces îles à Ceylan, y était reçue avec solennité par le gouverneur; mais nous n’aperçûmes de Malé que la cime d’une lisière de cocotiers, si bien que nous n’eûmes même pas, comme le marin de Bernardin de Saint-Pierre, la consolation de pouvoir inscrire sur nos tablettes si les habitans étaient d’apparence affable ou non.


Aden, 20 juin.

Aden est le premier anneau de la chaîne que les Anglais ont patiemment soudée maillon par maillon pour relier leur île à la mer de Chine, et c’est en même temps sans conteste aucune, de tous les établissemens qu’il leur a pris fantaisie de fonder dans les cinq parties du monde, celui qui réalise le plus complètement l’idéal d’une suprême désolation. On y débarque sur le sable, entre d’immenses tas de charbon régulièrement alignés qui constituent, à vrai dire, la seule raison d’être de ce port. A quelques pas de là, une place entourée d’hôtels et de marchands de curiosités; à droite vers la mer, les établissemens de la compagnie péninsulaire anglaise, des messageries impériales françaises, et la maison du gouverneur; tout autour de la baie, une barrière de rocs arides et décharnés, d’une couleur de croupe d’éléphant; pas un arbre, pas une apparence d’eau ni de verdure, tel est le premier coup d’œil de cette terre d’exil, où l’Européen croit lire à chaque pas la classique inscription de Dante. — N’allez pas trop à fond, me disait un officier de la garnison, comme j’enfonçais ma canne dans le sable : vous arriveriez bientôt à l’enfer... — Ce premier coup d’œil ne montre que le nouveau port, créé depuis 1840; l’ancien est à 5 kilomètres de là, de l’autre côté de la presqu’île, car Aden est un peu une parodie de Gibraltar, reliée au continent par un isthme sablonneux de longueur et de largeur égales, à cette différence près que le versant oriental, au lieu d’être à pic comme pour la forteresse espagnole, forme une baie où se trouve la vieille ville. Pour s’y rendre des hôtels du débarcadère, une douzaine de cochers dépenaillés vous offrent à l’envi des voitures en ruine traînées par des ombres de chevaux, en même temps que des âniers effrontés cherchent à vous glisser bon gré mal gré leurs maigres montures entre les jambes. Mieux vaudrait s’accommoder peut-être de ce chameau qui attend le signal du départ, patiemment accroupi en plein soleil; lui seul ici sympathise avec cette terre maudite, lui seul s’y sent chez lui, et c’est sans doute pour cela que jamais encore je n’ai été autant frappé de l’air satisfait et content de soi qui caractérise la physionomie de cet animal. Toutefois le respect humain l’emporte, et un peu aussi le respect de l’astre incandescent qui chauffe à blanc le cirque de rochers où nous sommes enfermés : nous montons en voiture. Hélas! à peine avons nous franchi les fortifications et les blocs cyclopéens qui marquent le point culminant de la route, Bab-el-Yemen (la porte de l’Yémen), que nous sommes du premier coup d’œil édifiés sur la vieille ville aussi tristement que sur la nouvelle : ce sont les mêmes maisons calcinées, le même sol effrité, les mêmes marchands de plumes d’autruche et de cannes en corne de rhinocéros. Nous traversons un marché où, à mon grand étonnement, sont en vente de nombreux moutons, gros et gras, et je me rappelle qu’en effet à Saïgon les moutons d’Aden étaient une friandise des plus recherchées à l’arrivée des paquebots. Leur nourriture reste un mystère, car en admettant, comme l’insinue notre cocher, qu’ils fassent leurs délices de la fiente des chameaux, de quoi à leur tour les chameaux peuvent-ils vivre sur ce rocher stérile? Il y a là un cercle vicieux. On chercherait en vain aujourd’hui à Aden la mosquée où Ali, le gendre du prophète, lisait les prières aux fidèles, ainsi que les belles choses dont parlent les premiers voyageurs portugais, et surtout les bains spacieux entourés d’une colonnade à jour de piliers recouverts de jaspe. Le seul intérêt de notre promenade est une visite à de magnifiques citernes échelonnées par étages dans une gorge de la montagne, au-dessus de la ville. Construites jadis par les Turcs, les Anglais n’ont eu qu’à les déblayer des sables qui s’y étaient accumulés depuis deux cents ans, et à les enduire de stuc, pour en faire un ouvrage d’art des plus remarquables. Ici l’eau est en effet la plus précieuse de toutes les denrées; il n’est point rare de voir deux ou trois années se succéder sans amener autre chose que des grains passagers, et trop souvent les réservoirs sont épuisés bien avant l’époque où les orages du mois d’avril pourront les remplir de nouveau. On a recours alors aux appareils qui distillent coûteusement l’eau de mer, et le tonneau d’eau ainsi obtenu devient presque un objet de luxe qui se vend 75 francs. Aussi n’est-ce qu’avec une vertueuse indignation que la chronique locale cite le nom d’un agent de la compagnie des paquebots anglais qui avait voulu charmer son exil par les distractions du jardinage; avec cet innocent passe-temps, il trouvait moyen de faire dépenser à ses commettans pour cinquante écus d’arrosage chaque jour.

Nous n’avons montré d’Aden que le revers de la médaille. Pour être juste, il faut dire que la rade y est excellente et sûre, et que les vapeurs y peuvent entrer de nuit comme de jour en toute saison. Situé à égale distance de Suez et de Bombay, de manière à commander l’entrée de la Mer-Rouge, le port d’Aden acquérait par ce seul fait un prix inestimable aux yeux des Anglais, qui résolurent de s’en emparer, per fas et nefas, dès que le développement de la navigation à vapeur tendit à faire abandonner l’ancienne route de l’Inde par le cap de Bonne-Espérance. Aden appartenait alors au sultan de Lahidje, petit prince fort inoffensif, quoique un peu pirate à l’occasion, lequel eut la malencontreuse idée de pilier un navire anglais naufragé sur ses côtes. La fantaisie lui coûta cher; elle fournissait justement le prétexte que l’on cherchait, et après dix-huit mois de tergiversations infructueuses et de négociations sans résultat, une division anglaise expédiée de Bombay s’empara sans difficulté de la place en janvier 1839. Le pauvre sultan reçut pour indemnité une pension de 50,000 francs. On aura une idée de l’importance de la position par ce fait, que vingt-huit paquebots à vapeur touchent actuellement chaque mois à Aden, quatorze allant dans un sens et quatorze dans l’autre. Comment les nôtres remplaceraient-ils cette relâche dans le cas d’une guerre maritime? La question n’est pas plus résolue ici qu’elle ne l’est à Pointe-de-Galle.

Le voyageur qui ne fait qu’entrevoir Aden au vol a peine à comprendre l’existence des infortunés que leurs fonctions enchaînent sur ce rocher pendant des années, comme de modernes Prométhées sacrifiés aux vulgaires exigences du service. Ce paysage désolé lui aura en somme procuré une promenade à terre pendant les quelques heures nécessaires à l’embarquement du charbon; c’aura été une relâche pour tout dire, et il n’est pas de passager qui ne se rappelle le charme magique compris dans ce seul mot. Heureusement pour le gouvernement anglais ses serviteurs tiennent toujours en réserve une provision de philosophie qui ferait peut-être défaut à des Français en pareille circonstance. Beaucoup de leurs soldats sont mariés, et les familles trouvent dans les casernes une installation matérielle qui témoigne d’une sollicitude vigilante. Un des divertissemens favoris des fonctionnaires d’un rang plus élevé et des officiers consiste à évoquer les traditions du pique-nique national : on traverse alors la baie en canot, on dresse une tente sur le sable, on y déjeune longuement, après quoi les hommes vont fumer, pendant que les dames (car il y a des dames) les attendent en feuilletant pour la centième fois des albums de photographies. A certaines dates fériées, une liste recueille des souscriptions destinées à être distribuées en prix, et le hasard, qui nous amenait là pour l’anniversaire du couronnement de la reine Victoria, nous rendit témoin d’une de ces solennités. Il est superflu de dire qu’il y avait des courses de chevaux : où les Anglais n’en font-ils pas, et quels chevaux ne feraient-ils pas courir? Mais les autres prix étaient d’une nature plus inédite et d’une recherche plus originale. Il y avait pour les hommes un concours de laideur et un concours de beauté, dont le prix était décerné par un aréopage féminin ; les candidats s’étaient volontairement recrutés dans la garnison. La dernière épreuve fut la plus curieuse. Un pain rassis d’un poids déterminé était placé sur une table en regard de deux pintes d’eau. Deux concurrens se présentèrent, dont l’un devait manger le pain, tandis que l’autre boirait l’eau avec une cuillère à café ; le prix était réservé au plus expéditif. Le public riait aux larmes, et ne songeait assurément pas alors à son exil.

Fit-il pas mieux que de se plaindre ?


Le Caire, 30 juin.

Après avoir parcouru la longue route que nous venons de suivre, et qui se déroule presque d’un bout à l’autre à l’ombre du pavillon britannique, on aime à se sentir à Suez sur une terre que notre pays a marquée de son empreinte dans le passé comme dans le présent. Cette empreinte, on la trouve avant même d’avoir quitté le bord. Ce sont des Français qui ont doté cette rade du vaste bassin de radoub que l’on y admire[3], l’un des beaux résultats de la science moderne, aussi grandiose et plus utile que les gigantesques folies architecturales des Pharaons. De 130 mètres de long et de 8m 50 de profondeur d’eau, ce bassin occupe le centre d’un îlot créé à 3 kilomètres 1/2 du rivage. On y parvient du côté de la ville, par une chaussée qui supporte une voie ferrée, du côté de la rade par un chenal de 1,500 mètres de long sur (30 de large, et creusé à 5m 50 au-dessous de la marée basse. Il peut donner accès aux plus grands bâtimens, et forme le complément du canal qui joindra les deux mers. Cet important travail a coûté 9 millions de francs. À terre, c’est un autre Français qui, depuis 1863, a fait venir par un canal l’eau douce que l’on apportait jadis à dos de chameau ou en chemin de fer ; il en coûtait 1,600,000 francs par an à cette population déshéritée. Il faut de tels travaux pour donner quelque intérêt à la misérable ville de Suez. On a beau vous montrer le Sinaï et l’endroit précis où la Mer-Rouge se retira devant les Hébreux ; ces souvenirs bibliques sont impuissans à masquer la malpropreté de cette bourgade, encadrée entre la mer et le désert. La vie s’y est réfugiée dans un vaste hôtel, incommode et coûteux caravansérail, qui ne s’anime qu’aux départs et aux arrivées périodiques des paquebots. Le soir, on y a la ressource d’un de ces cafés chantans dont il semble qu’aucun point du globe ne doive être à l’abri, et l’on y pouvait aussi alors risquer ses piastres sur un tapis vert, où le croupier s’empressait toujours de donner les premières places aux oiseaux de passage ; mais ce dernier plaisir était à la veille d’être supprimé par le vice-roi.

Suez n’est vraiment curieux que vers le mois de février et de mars, à l’époque du pèlerinage annuel de La Mecque, alors que les fidèles y affluent de tous les pays musulmans du globe, afin de s’embarquer sur les bâtimens qui les conduiront à Djeddah. Leurs tentes, qui se pressent dans le désert aux portes de la ville, forment une immense Babel nomade de la physionomie la plus étrange, où le pêle-mêle des races est complet. Turcs et Maugrabins, Persans et Syriens, Albanais, Hindous, nègres du Soudan, et jusqu’à nos Arabes d’Algérie, qui viennent bravement se joindre aux autres avec la médaille de Grimée ou d’Italie en pleine poitrine. On y voit même de loin en loin quelques enfans perdus des hordes sauvages de l’Asie centrale, de ces Kirghiz indomptés qui se tiennent éternellement à l’affût entre l’Inde et la Chine en attendant qu’un nouveau Timour les mène à la curée. Mais ce passage était terminé depuis trois mois lors de notre arrivée, et comment d’ailleurs s’arrêter à Suez, lorsqu’à quelques heures de là les éblouissantes visions du Caire, la ville orientale entre toutes, vous attirent et vous fascinent ? L’unique train de voyageurs qui dessert cette portion de la ligne doit partir à deux heures, et franchir en quatre heures l’intervalle des deux villes, qui n’est que de 135 kilomètres. Fidèles aux souvenirs de l’inexorable discipline des chemins de fer d’Europe, nous montons en wagon à l’heure dite, heureux d’une combinaison qui nous permettait d’admirer de jour et à notre aise la classique horreur du désert ; mais nous avions compté sans la fantaisie turque qui devait présider au voyage, et ce ne fut qu’à l’heure où nous comptions arriver que le convoi se mit enfin en marche, après n’avoir cessé de se promener d’un bout de la gare à l’autre pendant quatre interminables heures d’attente. La nuit se faisait ; nous ne vîmes donc du désert que le profil confus de quelques collines sablonneuses, et il était onze heures du soir quand notre prison roulante nous déposa enfin à destination, affamés et maussades. Je sus depuis que ce régime était celui de chaque jour entre Suez et le Caire, peut-être afin de faire mieux sentir au voyageur le prix des magnificences qui l’attendent dans cette dernière ville. Il semble en effet qu’on ne doive jamais se lasser d’errer dans le dédale infini de ces rues étroites, fraîches et sinueuses, où l’œil s’égare comme la pensée, et d’y cheminer paisiblement sur ces merveilleux petits ânes d’Égypte qui se glissent si bien dans les foules les plus compactes, dans les bazars les plus remplis, en réalisant le sybaritisme idéal du flâneur le plus difficile. On s’oublie à suivre le défilé incessant de ces femmes voilées, de ces beaux Turcs à barbe blanche, au turban vert, à la robe amplement drapée, de ces longues caravanes de chameaux, ou parfois de ces enterremens bruyamment menés par une bande d’aveugles braillards, cheminant deux par deux et bras dessus bras dessous, en tête du cortège. On s’oublie bien mieux encore dans les bazars, au milieu des riches étoffes, des tapis, des armes et des vêtemens de tout genre. En un mot, l’impression que l’on remporte d’une première promenade dans les rues du Caire est celle d’avoir vécu quelques heures en pleines Mille et une Nuits, dans ce monde enchanté et fantastique qui berça notre enfance. On se figure avoir reconnu la dame mystérieuse des Trois Calenders, l’avoir suivie de boutique en boutique, et le soir, en s’endormant, on croit entendre l’infortuné Bedreddin Hassan s’écrier : Peut-on avoir la barbarie d’ôter la vie à un homme, pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crème!

Toutefois le grand attrait du Caire réside moins dans l’originalité de la population que dans le caractère tout particulier qu’offre la physionomie de la ville. Nulle part l’adorable fantaisie de l’architecture arabe ne s’est donné un plus libre essor, nulle part elle n’a plus richement ciselé la pierre au gré de ses caprices. Est-il au monde un panorama comparable à celui que l’on embrasse du haut de la citadelle, à cet océan de maisons d’où surgissent de toutes parts les élégans minarets et les fières coupoles de quatre cents mosquées, tandis que plus loin, dans la ville des morts, qui s’étend vers le désert des deux côtés du Mokattam, se profilent à l’horizon les funèbres silhouettes du tombeau des Mamelucks? Le secret de ces merveilles est perdu, hélas! et pour comprendre l’étendue de l’abîme qui sépare le présent du passé il suffit de visiter dans cette même citadelle la mosquée moderne, dite de Méhémet-Ali, malencontreuse imitation de l’église de Sainte-Sophie à Constantinople. Vainement a-t-on cherché à dissimuler l’indigence du style sous la richesse des matériaux, tout y trahit la décadence, les lignes principales non moins que la disproportion de minarets semblables à des chandelles coiffées d’éteignoirs, et cela à quelques pas seulement de l’incomparable mosquée du sultan Hassan, monument unique, même dans ce XIVe siècle, le plus fécond de l’art musulman, celui qui donna naissance à l’Alhambra. Où l’artiste inconnu qui créa ce chef-d’œuvre a-t-il pris les perspectives imprévues et grandioses qui se succèdent à l’intérieur de l’édifice? Qui lui a enseigné à marier dans une si juste mesure la grâce exquise des détails à la simplicité hardie de l’ensemble? Ce sont de ces beautés suprêmes que nulle description ne peut rendre. La tradition raconte que les pierres qui servirent à élever cette admirable mosquée furent enlevées aux Pyramides. Déplore qui voudra ce sacrilège archéologique, l’art à coup sûr n’y a rien perdu. Les souvenirs abondent au Caire, et l’on comprend qu’un voyageur ingénieux ait comparé l’Egypte à un palimpseste où l’on trouverait successivement écrits l’un sur l’autre la Bible, Hérodote et le Koran. C’est sur la montagne de la citadelle que les Arabes placent le sacrifice d’Abraham, et ils l’ont baptisée en conséquence citadelle du Bélier. C’est sur l’île de Roda, en face du vieux Caire, que, selon eux encore, la fille de Pharaon trouva et recueillit le berceau flottant de Moïse. Une autre curiosité de la ville, le puits de Joseph, qui s’enfonce à 80 mètres dans le roc, n’a pas, malgré le nom, la même origine biblique; il se rattache à la mémoire du sultan Saladin, le héros des croisades et l’un des plus grands hommes de l’Egypte. Son tombeau se voit encore dans le cimetière des Mameluks, près de celui de la famille de Méhémet-Ali, — curieuse coïncidence qui rapproche ainsi dans la nécropole les restes des deux souverains qui ont le plus marqué dans l’histoire du pays. Enfin les guides ne manquent jamais de montrer le saut du Mameluk, qui rappelle au voyageur le tragique épisode par lequel ce même Méhémet-Ali mit en 1811 le sceau à sa domination. Ce fut là qu’Amin-Bey échappa par miracle au massacre de cette milice célèbre en se précipitant au galop du haut d’un bastion sur une esplanade à 100 mètres au-dessous; le cheval fut tué, et Amin réussit à gagner le désert, puis Constantinople, où il occupa par la suite un poste élevé près du sultan. Le pacha attendait le résultat de cette boucherie à deux pas, dans un palais que l’on visite également, et que ses successeurs ont imaginé de meubler avec un luxe européen du goût le plus criard. Les princes égyptiens doivent être la providence des tapissiers et des carrossiers parisiens, à en juger par les dorures de leurs voitures de gala et par le coûteux mobilier de ceux de leurs appartemens où le public est admis. Telle est dans le palais de Choubra, à une lieue et demie du Caire, sur les bords du Nil, la célébré piscine aux quatre pavillons. Méhémet-Ali tirait volontiers vanité d’avoir éclairé au gaz les écuries de ce palais, alors que les rues de Paris en étaient encore aux réverbères à l’huile. Ne faisait-il pas là lui-même à son insu la meilleure critique de ses réformes éphémères?

A voir avec quelle profusion ces palais sont répandus dans les environs du Caire, on ne laisse pas que d’être effrayé de la façon dont pullulent les princes égyptiens qui encombrent à tous les degrés les marches du trône, et l’on est forcé de reconnaître une certaine logique à la tradition orientale par laquelle tout souverain faisait étrangler ses frères en acte de joyeux avènement, sans oublier de noyer dans un sac les favorites soupçonnées d’être enceintes. Maintenant que le contrôle incessant de l’Europe ne permet plus de recourir à ces moyens expéditifs, il faut que le pays entretienne à grands frais ces ruineuses existences, et l’on ne voit que trop ce qu’il en coûte au navrant spectacle qu’offre n’importe quel village de fellahs avec ses huttes plates à fleur de terre, en boue pétrie et séchée au soleil, véritables clapiers à peine suffisans pour le bétail qui y vit pêle-mêle avec la famille. Le fisc envahit tout, absorbe tout, prend tout. Le vice-roi d’ailleurs ne fait en cela qu’user de son droit, car il est propriétaire du sol en sa qualité de représentant du sultan, et il lui est loisible de changer à son gré au fellah, son tenancier, telle mesure de terre en plein rapport contre une égale superficie de sable au désert ; le fait n’est pas sans exemple. Contrairement à d’autres pays, ce n’est pas dans les villes qu’il faut rechercher les symptômes qui révèlent le véritable état de l’Égypte : le despotisme a toujours compris qu’il était de son intérêt bien entendu de ménager les grands centres de population ; mais les tristes fruits de l’oppression ne sont partout que trop visibles dans les campagnes. Pour voir ce régime à l’œuvre, il faut lire dans le livre récemment publié de lady Duff Gordon l’émouvant tableau des misères de la Haute-Égypte, en proie aux impitoyables exactions des pachas. On y verra entre autres aveu quelle barbarie fut châtié dans le village de Gow un mouvement sans conséquence. Le fanatique qui l’avait provoqué prit la fuite, et l’on n’en vit pas moins 1,600 victimes, hommes, femmes et enfans, immolées à la vengeance du vice-roi ; les prisonniers, étendus à terre et liés dix par dix, étaient massacrés de sang-froid par les bourreaux. À quoi bon d’ailleurs recommencer à ce sujet contre la race turque un procès depuis longtemps perdu devant l’opinion ? Son impuissance à rien fonder est aussi notoire que son ignorance ou sa brutalité, et l’on ne saurait trop se garder de la confondre, malgré la communauté de religion, avec la race arabe, qui a laissé de si brillans souvenirs partout où elle a passé, en Égypte comme en Espagne. C’est à l’école des Arabes que venaient s’instruire nos rudes ancêtres du moyen âge ; médecine, architecture, mathématiques, astronomie, tout leur venait de cette civilisation élégante et lettrée dont les vestiges nous passionnent encore aujourd’hui, et je me suis parfois demandé quel eût été le rôle de cette race digne d’un meilleur sort, ce qui serait advenu d’elle, de nous et du monde, si le succès de l’expédition d’Égypte avait permis à la prodigieuse carrière de Napoléon de s’accomplir en Orient. L’hypothèse n’a rien d’impossible. C’est en Orient que se font les grands noms, avait-il dit lui-même, et il eût pu ajouter que là un grand nom est nécessaire aux grandes choses. S’il est dans la nature de certains peuples de poursuivre en dehors de toute individualité l’évolution qui doit les conduire au port, si l’Anglo-Saxon par exemple met un légitime orgueil à ne devoir ses réformes qu’à lui-même, il en est autrement pour les races orientales. C’est là surtout qu’éclate le triomphe de ces puissans génies qui transforment un monde, et Bonaparte y avait devant lui un rôle qui a souvent enivré son imagination. Il s’y serait trouvé dans sa sphère, la sphère du despotisme, hélas ! et alors, en même temps que le 18 brumaire eût été épargné à la France, ainsi que les épouvantables tueries de l’empire, quelle éblouissante régénération ne pouvait-on pas entrevoir pour ces nobles contrées, si bien faites pour renaître à de nouvelles destinées ! Dieu ne l’a pas voulu.

Il ne l’a pas voulu, et ses impénétrables décrets semblent condamner cet antique berceau du monde pour longtemps encore à l’immobilité. C’est là le côté attristant, non pas malheureusement de la seule Égypte, mais de tout cet extrême Orient que nous venons de parcourir. Partout, sur une terre bénie du soleil, nous avons trouvé des populations abruties sous le poids d’un joug séculaire, partout une exploitation plus ou moins déguisée du chétif et du faible. On ne se lasse pas d’admirer les merveilles sans cesse renouvelées d’une nature incomparable ; mais en même temps on gémit de voir l’homme si petit dans ce milieu privilégié, de voir ce qu’il y devient abandonné à lui-même hors du cercle de l’influence européenne, comme à Siam ou en Chine, — et cependant l’on ne sait s’il faut regretter cette apathique inertie lorsque l’on songe que nous n’avons encore rêvé pour lui rien de plus désirable que la grande caserne administrative dont l’île de Java nous offre le plus parfait modèle. Aussi l’impression que l’on rapporte d’un pèlerinage dans ces lointaines contrées est-elle forcément empreinte d’une nuance de découragement, non que l’avenir y soit sombre et chargé, mieux vaudrait peut-être qu’il en fut ainsi, mais parce qu’il y est terne, uni et incolore, ou, pour parler plus exactement, parce qu’il n’y existe pas. Nous y développerons notre commerce sans y implanter nos idées, et ni le colon du XIXe siècle ni son successeur ne verra se combler l’abîme qui sépare les deux races :

Il est venu trop tard dans un monde trop vieux.

Combien était différent le souvenir que j’avais apporté quelques années auparavant d’une campagne à l’autre extrémité de l’immense Océan-Pacifique, où j’avais parcouru du nord au sud toute la ligne de côte des deux Amériques ! Là, partout où nous abordions, chacun avait foi en son œuvre et foi en l’avenir. Le même mot servait de devise à tous : les uns le lisaient déjà couramment, d’autres l’épelaient, d’autres enfin le balbutiaient à peine ; mais cette devise magique était liberté, et l’on sentait que plus tard on suivrait toujours avec un sympathique intérêt le sort de ces races diverses, unies dans une croyance commune. La liberté au contraire semble incompatible avec les races de l’extrême Orient. Jamais elles n’ont conçu le gouvernement autrement que comme une monarchie absolue, et pour elles le progrès a été jusqu’ici un mot vide de sens. D’où leur serait-il venu d’ailleurs? Invinciblement retenues par les règles du bouddhisme dans la sphère étroite des préoccupations terrestres et matérielles, dénuées de toute aspiration élevée, elles sont aujourd’hui ce qu’elles étaient il y a mille ans, et l’on n’ose espérer que leur vue se tourne de si tôt vers le phare lumineux de l’idéal, dont les rayons bienfaisans éclairent le christianisme. Pour qu’elles pussent voir en nous autre chose que des maîtres redoutés ou de cupides aventuriers attirés par l’appât du gain, il faudrait un miracle, car c’en est un que de supposer de nos jours l’Européen d’outre-mer revenant pour ces peuples déshérités aux sentimens de bienveillance patiente, douce, point envieuse et point insolente, que loue si excellemment l’apôtre saint Paul, lorsqu’il dit : Quand je parlerais toutes les langues des hommes et même des anges, quand j’aurais le don de prophétie et de toute sorte de science, ainsi que la foi qui transporte les montagnes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. — Aujourd’hui que nous n’avons plus la foi qui transporte les montagnes, et que nous aimons mieux admirer la charité sur parole que de la mettre en pratique, il est à craindre que notre action ne soit longtemps encore impuissante à faire sortir l’extrême Orient de son engourdissement. Peut-être est-il à regretter pour lui que le temps soit passé des grands bouleversemens auxquels présidaient les Alexandre, les Attila et les Gengiskan. Qui sait si son salut n’était pas à ce prix?


Détroit de Messine, 5 juillet.

Si l’on veut n’affaiblir en rien l’impression favorable que l’on emporte du Caire, le mieux est de s’embarquer en séjournant le moins possible à Alexandrie, ville bâtarde et sans caractère, où se pressent en un confus assemblage toutes les races qui peuplent le littoral de la Méditerranée. J’avais eu cependant la bonne fortune d’y rencontrer le cicérone le plus aimable et le plus érudit. Il avait une théorie sur la colonne de Pompée; il démontrait sans réplique que les bains de Cléopâtre n’avaient jamais été des bains, et paraissait de force à lutter avec sir Gardner Wilkinson lui-même sur les antiquités égyptiennes, grecques et romaines, qui de temps immémorial fournissent matière à de si doctes dissertations; mais ma pensée était ailleurs, et, tandis que nous arpentions la place des Consuls, elle avait déjà pris possession du paquebot qui devait nous emporter le lendemain, pour nous débarquer le cinquième jour à Marseille. Cinq jours! la Méditerranée seulement à franchir! Il semble qu’il n’y ait plus qu’à chasser en avant, changer de jambe, et assembler. Aussi mes compagnons de route traitent-ils cette dernière étape avec un suprême dédain. C’est un consul américain qui revient des côtes de Chine, un ex-chef de musique du vice-roi, un évêque anglican depuis dix ans en Australie, un escamoteur allemand et sa femme qui ont été dans l’Inde, où ils ont trouvé plus fort qu’eux, nombre d’autres encore; les gens les plus divers sont réunis à notre table, et plus diverses encore sont les provenances, Bombay, Bourbon, Maurice, Shanghaï, etc. Un seul passager tranche sur le ton général de cette société cosmopolite et vagabonde : c’est un riche bourgeois de Paris, ayant pignon sur rue et joaillier de son état. Il avait eu l’occasion jadis de faire au vice-roi actuel crédit d’une fourniture sur sa bonne mine, bien avant les grandeurs de ce dernier, et alors qu’il résidait à Paris pour y compléter son éducation. Plus tard, le nom de l’honnête négociant ayant été prononcé devant le prince, cette circonstance lui revint en mémoire, et comme preuve de reconnaissance il le fit venir en Égypte pour lui confier une commande importante. L’excellent homme à coup sûr n’avait qu’à se louer du résultat de son voyage; mais c’était la première fois qu’il perdait le Palais-Royal de vue, et il ne dissimulait pas la nostalgie parisienne à laquelle il était en proie. Parmi nos commensaux, les étrangers, tout en l’écoutant avec curiosité, avec bienveillance même, ne comprenaient évidemment rien à ses lamentations. Pour eux, le retour au sol natal ne s’associait pas à l’idée d’une ville aimée entre toutes, unique au monde, au seul nom de laquelle l’imagination se peuple des plus rians souvenirs. Pour moi, c’était au contraire avec ravissement que je retrouvais dans ces doléances sincères et naïves le fidèle écho de ma pensée. Médise de Paris qui voudra; il faut en être et l’avoir quitté pour en sentir le prix, et le soir, après avoir pris congé de mon compagnon, je me promenais sur le pont du paquebot en me rappelant ces lignes charmantes du plus essentiellement Parisien de nos écrivains : « Ville de lumières, d’élégance et de facilité, ville heureuse où l’on est dispensé d’avoir du bonheur, où il suffit d’être et de se sentir habiter, qui fait plaisir, comme on le disait autrefois d’Athènes, rien qu’à regarder, — où l’on voit juste plus naturellement qu’ailleurs, où l’on ne s’exagère rien, où l’on ne se fait des monstres de rien, où l’on respire pour ainsi dire avec l’air même ce que l’on ne sait pas, où l’on n’est pas étranger même à ce que l’on ignore; centre unique de ressources et de liberté, où la solitude est possible, où la société est commode et toujours voisine, où l’on est à cent lieues et à deux pas, où une seule matinée embrasse toutes les curiosités, toutes les variétés de désirs; Paris de tous les temps, Paris ancien et nouveau, toujours maudit, toujours regretté et toujours le même, c’est chez toi qu’il est doux de vivre, c’est chez toi que je veux mourir! »


ED. DU HAILLY.

  1. Pulo, en langue malaise, signifie île.
  2. En 1858, il en est arrivé 96,000 et reparti 50,000; en 1864, 82,000 et 67,000.
  3. Inauguré le 11 octobre 1866.