Souvenirs d’une Campagne dans l’Extrême Orient/03
Il faut avoir lu dans nos vieux auteurs ce qu’était la colonisation aux époques de découvertes et dans les années qui suivirent, pour se faire une idée de ce que nous devons aux progrès de notre XIXe siècle. Jadis, lorsqu’un navire avait jeté sur une plage inconnue la petite bande de hardis compagnons qui venait y chercher fortune, nul d’entre eux ne savait combien de temps s’écoulerait avant qu’il pût renouer le fil qui le rattacherait à la mère-patrie. Le fort solidement palissadé que l’on se hâtait de construire était la seule habitation possible, hors de laquelle on ne s’aventurait que le mousquet sur l’épaule pour aller défricher l’épais hallier où rôdait le sauvage. Nul médecin n’était là pour combattre les foudroyantes atteintes d’un climat dévorant ; les plus simples détails de la vie matérielle devenaient des obstacles, et quand le fléau de la disette s’abattait sur ces populations naissantes, ce qui n’arrivait que trop souvent malgré la fertilité du sol, il les trouvait désarmées. Les voyages étaient peu fréquens alors, et de longues séries de mois s’écoulaient sans qu’aucun bâtiment apportât aux exilés des nouvelles du pays ; mais quels jours de fête lorsque la blanche silhouette d’une voile se dessinait à l’horizon ! Quel fraternel accueil attendait ces nouveau-venus, parmi lesquels chacun espérait trouver un ami, un parent peut-être, car ces émigrations se recrutaient généralement dans certaines provinces déterminées de la mère-patrie. Parfois aussi la guerre coupait court même à ces rares communications, et le colon devenait soldat pour repousser les attaques du dehors, sans se préoccuper des secours incertains de la métropole. Cette rude existence fut celle de d’Enambuc et de Duparquet à la Martinique, de Jacques Cartier et de Champlain au Canada, ainsi que de tant d’autres moins illustres. Quel n’aurait pas été l’étonnement de ces hommes de fer, si on leur eût prédit qu’un jour viendrait où peu d’années suffiraient à une colonie pour être aussi richement dotée qu’elle l’était de leur temps par le travail de plusieurs générations ! Ce fut l’heureuse fortune de la Cochinchine. Pour elle, le laborieux enfantement du XVIIe siècle a été remplacé par une courte et glorieuse période de conquête. Le colon y a toujours ignoré l’appel aux armes, la crainte de la disette ou du pillage lui est inconnue ; enfin les communications régulières que la vapeur assure avec la France lui permettent de se faire illusion sur son éloignement du pays. Ces facilités sans nombre ont-elles été un bien ou un mal ? L’aiguillon de la nécessité n’a-t-il pas, au moins dans une certaine mesure, son utilité et sa raison d’être dans la complexe organisation d’un nouvel état de choses, et l’administration qui endosse de la sorte toute responsabilité à son compte ne ressemble-t-elle pas un peu au maître qui rédigerait lui-même les devoirs de son élève pour qu’ils fussent mieux faits ? C’est à quoi nous ne pouvons mieux répondre qu’en esquissant rapidement l’histoire des premières années de notre établissement de Cochinchine.
Le début de nos opérations remonte au mois de septembre 1858. Deux ans auparavant, des réclamations énergiques avaient été présentées par M. de Montigny à la cour d’Annam au sujet des persécutions dont nos missionnaires avaient eu à se plaindre. Malheureusement à cette époque notre division navale dans les mers de Chine était trop faible pour obtenir quoi que ce fût d’un gouvernement qui ne reconnaît que la force, et l’empereur Tu-Duk, qui régnait à Hué depuis 1847, éconduisit sans peine notre plénipotentiaire. « Les Français aboient comme des chiens et fuient comme des chèvres, » telle avait été l’insolente inscription placardée par les mandarins après notre départ. Le passage de cette mission à Tourane avait été marqué cependant par un hardi coup de main, qui faisait honneur aux marins du Catinat et à leur commandant ; mais il fallait désormais autre chose pour ramener les Annamites au sentiment de leur infériorité et au respect du nom européen, Une expédition fût donc résolue, à laquelle les Espagnols voulurent s’associer pour venger la mort d’un de leurs compatriotes, Mgr Diaz, martyrisé au Tonquin en 1857. Le commandement en fut confié au contre-amiral Rigault de Geriouilly, qui venait déjà de diriger les opérations de notre première guerre de Chine. Sa division mouilla sur la rade de Tourane dans la soirée du 31 septembre 1858, De tout temps, cette baie fameuse avait été signalée comme le point vulnérable de l’empire d’Annam, probablement parce que c’était le seul de la côte qui fût bien connu des navigateurs. M. de Bougamville sous la restauration, sous le gouvernement de juillet la Favorite, l’Héroïne et l’Alcmène y étaient successivement venus tenter d’infructueuses démonstrations. Nous devions apprendre à nos dépens combien étaient peu fondées les traditions qui recommandaient avec une telle unanimité le choix de ce point d’attaque. Que l’on se figure un ennemi débarquant à Toulon sur la presqu’île du cap Sepet, s’y retranchant, y improvisant une ville d’aventure, sans franchir néanmoins la langue de terre des Sablettes pour pénétrer dans l’intérieur du pays, et prétendant amener de la sorte le cabinet des Tuileries à composition. Tels nous étions à Tourane, sur la presqu’île de Tien-tcha. Nous y avions créé à grands frais des magasins, des camps, des parcs, des batteries ; notre flotte couvrait la rade, et, malgré les brillans combats qui se succédaient périodiquement, les mois s’écoulaient sans que nous fissions le moindre progrès, sans que la cour de Hué laissât percer le moindre désir de traiter sérieusement, persuadée qu’elle était que nous finirions par nous lasser de dépenser ainsi hommes et millions dans ces coûteux et stériles efforts. J’ai vu depuis cette presqu’île tristement célèbre. « Là, me disait un de ceux qui l’avaient habitée pendant la durée entière de l’occupation, là était le camp des marins, là celui des Espagnols, là le quartier-général, ici la ville marchande, plus loin l’aiguade. » — Mais tout avait disparu, abandonné par les Annamites, qui ne se sont même pas donné la peine de relever les batteries effondrées, et nulle trace ne reste aujourd’hui de notre passage qu’un cimetière trop rempli, dont les tombes sont déjà ensevelies sous la ronce envahissante.
L’impuissance qui résultait de la nature des lieux ne pouvait échapper au chef de l’expédition. Aussi se décidait-il dès le mois de février 1859 à conduire une partie de ses forces au sud. De nouveaux renseignemens, bien préférables aux premiers, lui représentaient de ce côté Saigon comme le point vraiment vulnérable d’un ennemi alors concentré à Tourane. Le succès fut complet ; on força sans peine les défenses du Donnaï, et le 17 février Saigon tombait en notre pouvoir. La vue du magnifique delta de la Basse-Cochinchine avait été une révélation : chacun en comprit la haute importance sous le triple rapport militaire, maritime et commercial, et le commandant en chef résolut de s’y établir opiniâtrement en attendant la suite des événemens, afin de conserver à tout prix l’admirable position que la fortune venait de nous donner. L’amiral Page, qui le remplaça peu après, pensa et agit de même. C’est à cette heureuse inspiration que la France doit sa nouvelle colonie. Il est hors de doute en effet que si, satisfaits du résultat de cette diversion, nous eussions alors évacué le Donnaï et Saigon, les Annamites, instruits à leurs dépens, s’y seraient immédiatement fortifiés de telle façon que l’on eût reculé plus tard devant les sacrifices nécessaires pour s’emparer de nouveau du pays.
Cependant les événemens étaient loin de favoriser ce premier projet d’établissement. Non-seulement la guerre d’Italie venait d’éclater en Europe, mais la seconde guerre de Chine était survenue presque en même temps, et elle réclamait le concours de toutes les forces dont nous pouvions disposer dans l’extrême Orient. L’année 1860 fut peut-être par suite la période la plus critique de la colonie naissante. On avait enfin évacué Tourane au mois de mars 1860, pour ne garder que Saïgon, où le capitaine de vaisseau d’Ariès avait été laissé avec quelques centaines d’hommes et quelques avisos. A 4 kilomètres de lui, l’armée annamite, fortement retranchée dans le camp de Kihoa, recevait sans cesse de nouveaux renforts du nord, et s’étendait chaque jour davantage de manière à le cerner dans sa position. Attaquer cette armée était matériellement impossible avec le peu de monde qui nous restait ; le prédécesseur du commandant d’Ariès en avait fait la triste expérience. Tout ce que l’on pouvait espérer était de se maintenir dans le cercle étroit que nous occupions jusqu’au retour de l’escadre de Chine. On y réussit, non sans maints combats acharnés, dont le plus sanglant et le plus glorieux fut celui de la pagode des Clochetons. Pendant une nuit entière, du 3 au 4 juillet 1860, cinquante Français et cent Tagals, sous le commandement de l’enseigne de vaisseau Narac et du capitaine espagnol Hernandez, y résistèrent héroïquement aux attaques de l’armée ennemie. Enfin le traité de Pékin mit un terme à cette situation difficile en permettant à l’amiral Chaîner, alors commandant en chef, de ramener toutes ses forces en Cochinchine pour un coup décisif, qui fut la bataille de Kihoa. Il suffit de rappeler le nom de ce brillant épisode de la conquête, qui a été raconté ici même par un témoin oculaire[1]. Le succès de cette affaire capitale tranchait définitivement la question en notre faveur.
Les lignes de Kihoa avaient été emportées au mois de février 1861. Deux mois après, l’expédition de Mytho, habilement conduite par l’amiral Page, plaçait en notre pouvoir les bouches du Cambodge et la seconde ville de la Basse-Cochinchine. Dans le nord, le pays avait été occupé sans résistance jusqu’à Tay-ninh. La saison des pluies, qui règne d’avril en octobre et paralyse pendant six mois toutes les opérations militaires, vint mettre un temps d’arrêt à cette série de victoires. Il était réservé à l’amiral Bonard, successeur de l’amiral Charner, de la continuer par la prise de Bien-hoa au mois de décembre suivant ; ce fut là que les mandarins, fidèles à leurs traditions barbares, laissèrent périr dans les flammes des centaines d’Annamites chrétiens enchaînés au milieu de matières combustibles auxquelles ils firent mettre le feu en s’éloignant. Enfin en mars 1862 l’occupation de la citadelle de Vinh-long, sur la rive droite du Cambodge, acheva de nous rendre maîtres de tous les points principaux du pays. Tandis que nous marchions ainsi de triomphe en triomphe, une diversion inattendue dans le nord venait hâter la solution des événemens, et surmontait les dernières résistances de l’opiniâtre et malheureux Tu-Duk. Une grave insurrection en effet se déclarait au Tonkin vers le commencement de 1862. Dès le début, le prince Lé, prétendant au trône et descendant de l’ancienne famille royale d’Annam, réussissait à s’emparer de quatre provinces, et ses progrès étaient si rapides qu’il menaçait peu après Kecho, la capitale du pays. Tu-Duk n’avait personne a lui opposer ; toutes ses forces étaient employées de notre côté. De plus la récolte de riz venait de manquer et lui faisait sérieusement craindre une disette, fléau redoutable contre lequel il ne pouvait trouver de ressources que dans les fertiles rizières de la Basse-Cochinchine. L’impérieuse nécessité le réduisit donc à traiter, et dans les premiers jours de mai 1862 il s’adressait à cet effet au commandant du Forbin, alors en croisière sur la côte. Ce dernier transmit ces ouvertures à l’amiral Bonard, qui s’empressa d’y donner suite, et le 24 mai le Forbin remorquait en rivière jusqu’à Saïgon une grande jonque de guerre annamite, envoyée de Hué avec les plénipotentiaires Phan-Tan-Giang, ministre des rites, et Lam-Gien-Thiep, ministre de l’armée. Le 5 juin suivant était signé le traité qui règle encore aujourd’hui les conditions essentielles de notre établissement en Cochinchine ; c’était assurément le premier exemple d’une semblable célérité dans les fastes diplomatiques de l’extrême Orient. Par ce traité, les trois provinces de Gia-dinh ou de Saïgon, de Bien-hoa et de Mytho nous étaient données en toute souveraineté. Nulle portion du territoire annamite ne pouvait être cédée à une puissance étrangère sans notre consentement. Une indemnité de 20 millions de francs devait nous être payée en dix ans. Enfin la citadelle de Vinh-long restait comme gage entre nos mains jusqu’à l’entière et définitive pacification de tout le pays.
Ce qu’avait coûté ce traité à l’intraitable orgueil de la cour de Hué, on le devine. Il était donc naturel de supposer que, tout en le subissant ostensiblement, elle ne négligerait aucun moyen de le combattre par les sourdes menées qui lui sont familières, et l’on ne tarda pas en effet à s’apercevoir à divers symptômes que la population indigène était activement travaillée par les agens secrets de Tu-Duk. A proprement parler, jamais ces mouvemens insurrectionnels n’avaient cessé d’agiter successivement les provinces que nous occupions ; l’ennemi espérait évidemment, en faisant ainsi le vide autour de nous, nous rendre le pays inhabitable et nous dégoûter de notre conquête. Les villages étaient continuellement pillés et incendiés par des bandes insaisissables ; la circulation du fleuve et des arroyos n’était possible que pour les embarcations armées, et toutes les autres devenaient la proie des nuées de pirates qui infestaient ces cours d’eau. Pendant toute l’année 1861, la province de Mytho, malgré la prise de la capitale, avait été ravagée de la sorte par le lépreux Phu-Kao, qui ne put être pris et exécuté qu’au commencement de 1862. De plus, en décembre 1861, une attaque générale de nos postes avait été combinée entre les chefs, et n’échoua que grâce à l’énergie de nos officiers. L’audace de ces bandes avait même été jusqu’à faire, le 6 avril 1862, une démonstration sur la ville chinoise de Cholen à cinq kilomètres.de Saigon. Enfin une nouvelle prise d’armes fut organisée dans le plus profond secret, et elle éclata d’une extrémité à l’autre du territoire, dans la nuit du 17 au 18 décembre 1862, avec un ensemble remarquable, bien supérieur à celui du mouvement analogue exécuté à la même époque l’année précédente. Tous nos postes isolés, et nos bâtimens de flottille disséminés dans les arroyos furent attaqués en même temps avec une animation poussée jusqu’à l’acharnement, mais partout nos petites garnisons surent résister victorieusement. Au poste de Tong-nieu, 50 hommes luttèrent corps à corps contre 1,200 Annamites, qui durent se retirer en laissant 217 cadavres. Le fort du Rach-tra, escaladé par surprise, eût été pris sans le dévouement de son chef, le capitaine Thouroude, qui se porta seul au-devant de l’ennemi et se fit tuer comme un nouveau d’Assas. Un autre poste des environs de Bien-hoa eût également été fort compromis sans la singulière inadvertance des rebelles, qui oublièrent de couper les fils télégraphiques dont probablement ils ignoraient encore l’usage, de sorte que, tout en repoussant l’assaut, nos hommes demandaient à Bien-hoa un secours qui les sauva. Deux mille Annamites tués ou blessés nous restèrent entre les mains ; Ru-Duk en était partout pour sa tentative avortée de vêpres siciliennes. Par un trait de mœurs qui caractérise bien la duplicité orientale, à la veille même du jour où devait éclater le mouvement, le 15 décembre, il avait fait remettre à l’amiral une lettre où, sous la forme la plus amicale, il lui détaillait les cérémonies qui devaient accompagner les ratifications du traité du 5 juin.
Cependant l’insurrection n’était pas terminée. Vaincue dans l’attaque générale du 18 décembre, elle s’était concentrée dans le cercle de Tan-hoa, dont le chef-lieu, Go-cong, avait l’insigne honneur de posséder les tombeaux de famille de la mère de Tu-Duk ; c’était presque une guerre sainte que de défendre ce sol sacré. Grâce à la nature marécageuse des lieux, grâce aussi aux habiles dispositions de leur chef Quan-Dinh, les rebelles avaient pu s’y retrancher d’une manière formidable ; mais bientôt quelques renforts venus des mers de Chine permirent au commandant en chef de marcher sur Go-cong, et de s’en emparer au mois de février 1863. La conquête du pays était enfin complète, et la pacification pouvait être considérée comme définitive. Quan-Dinh toutefois nous avait échappé. Pendant dix-huit mois encore cet infatigable partisan, que l’on pourrait appeler l’Abd-el-Kader de la Cochinchine, bien que sa carrière obscure ait été plus courte et moins glorieuse que celle de l’illustre émir, pendant dix-huit mois, dis-je, traqué de retraite en retraite dans les bois et les marais les plus inaccessibles, il réussit à déjouer nos poursuites avec une constance à laquelle il faut savoir rendre justice, même chez un ennemi. Il finit par être dénoncé par les Annamites eux-mêmes, et succomba au mois d’août 1864 dans une embuscade tendue par ses compatriotes sans l’intervention d’un seul de nos soldats. La vue de son corps, publiquement exposé à Go-cong, produisit sur la population un effet extraordinaire. Tu-Duk perdait en lui le dernier et le plus opiniâtre champion de sa cause.
En même temps qu’il réduisait l’insurrection à Go-cong, le gouverneur adressait aux nouveaux sujets de la France une proclamation destinée à les rassurer, et empreinte à dessein d’une couleur orientale qui devait frapper leur imagination. « Si par suite de la guerre, disait-il, et de l’obligation de faire respecter la nouvelle autorité établie en Cochinchine, les troupes françaises ont occupé les forteresses avec le terrain nécessaire à leurs besoins, toutes les propriétés en dehors de cette zone seront sacrées pour elles, et le gouvernement lui-même veillera à ce que les habitans ne soient ni inquiétés ni dépouillés. Que sont ces espaces dans l’immense Cochinchine ? C’est comme le banc sur lequel le pilote s’assoit pour diriger le navire, sans prendre la place de l’équipage ni de la cargaison qu’il est chargé de mener à bon port… La cession des provinces que le souverain de l’Annam a faite à l’empereur Napoléon est comme un mariage où la jeune fille accordée à son fiancé, tout en lui devant obéissance, ne renie pas pour cela son père : l’épouse, bien traitée par celui qui la protège et veille à ses besoins, perd bientôt toute appréhension, et, sans oublier ses parens, finit par aimer son mari. Ainsi il adviendra du peuple annamite… » Huit jours après la prise de Go-cong, le Forbin allait annoncer à Tu-Duk la prochaine venue des plénipotentiaires apportant les ratifications du traité du 5 juin précédent, et le 16 avril, à Hué, l’amiral Bonard remettait lui-même en audience solennelle à l’empereur d’Annam le traité revêtu de toutes les signatures. Ce fut le dernier acte de son administration. Il ne revint à Saigon que pour rentrer en France, en laissant la direction des affaires entre les mains de son successeur, l’amiral de La Grandière.
Nous arrivions en Cochinchine peu après cette époque. C’était, il m’en souvient, par une de ces après-midi pluvieuses qui se succèdent avec une si désespérante régularité d’avril en octobre, pendant toute la durée de la mousson de sud-ouest. Un brouillard impénétrable se condensait autour de nous ; le vent était presque tombé, et nous avancions rapidement à la vapeur, en cherchant à percer de nos regards l’épais rideau de brume qui nous cachait la terre. Bientôt la mer changea de couleur, indiquant ainsi la diminution du fond, et le massif montagneux du cap Saint-Jacques se dessina confusément à l’avant avec la silhouette caractéristique du phare dont il a été surmonté par nous. Quelques minutes après, nous reconnûmes la petite baie des Cocotiers, l’un des plus gais paysages de la côte quand le soleil l’éclaire, l’un des plus tristes quand la pluie l’enveloppe d’un suaire humide ; cette pluie assombrissait notre bienvenue. Un peu plus loin, nous rencontrâmes la frégate la Didon, vieux serviteur usé à la peine, qui, après de glorieuses campagnes, après avoir touché dans toutes les parties du monde et promené fièrement sur les mers maint pavillon amiral, finissait obscurément sa longue carrière, transformée en corps de garde flottant à l’embouchure du Donnaï. Nous entrions dans la rivière de Saigon. Une eau d’un jaune sale et limoneux fuyait le long du bord, et sur chaque rive s’étendaient à perte de vue de vastes plaines d’alluvion, uniformément recouvertes d’inextricables fourrés de palétuviers. Pas un village, pas une maison apparente. De loin en loin, à mesure que se déroulaient les méandres successifs du fleuve, nous rencontrions un navire européen ou bien un convoi de barques annamites, tantôt cheminant avec le courant, tantôt mouillé patiemment derrière une pointe en attendant le renversement de marée. parfois aussi nous croisions rapidement une de ces petites canonnières en fer, courtes et ramassées, si excellentes malgré leur disgracieux aspect, et qui furent le plus efficace instrument de la conquête. La nuit commençait à se faire lorsque enfin la haute mâture du vaisseau amiral le Duperré apparut au-dessus des arbres, annonçant le terme du voyage. La brume qui nous avait accueillis à Saint-Jacques n’avait pas tardé à dégénérer en une pluie qui augmentait avec une désolante continuité à mesure que nous avancions ; elle tombait plus que jamais au moment où, après avoir doublé le fort du Sud, dans lequel le commandant Jauréguiberry s’était si énergiquement maintenu en 1859, nous vîmes se développer les quais et la ville de Saïgon. Ce n’était pas une de ces ondées d’orage où le soleil sourit à travers la nuée ; c’était une sorte de déluge universel qui, s’il n’allait pas jusqu’à donner le sentiment d’horreur et d’anxiété dont est empreinte la toile du Poussin, en avait au moins le sombre caractère d’implacabilité. Sur les quais, quelques rares passans barbotaient dans la boue, les jambes emprisonnées dans des boites fortes qui leur montaient jusqu’aux genoux. En rade, les navires avaient pris une toilette de circonstance en s’abritant sous un double jeu de tauds superposés. A notre bord, un désappointement visible se lisait sur toutes les physionomies. Jamais plus maussade accueil n’avait glacé l’enthousiasme d’un voyageur.
Le brillant soleil qui nous éveilla le lendemain dissipa heureusement cette impression, sur laquelle je n’ai insisté que pour que l’on s’en défie, car elle est commune à beaucoup des Européens qui arrivent en Cochinchine en cette saison. Rien assurément n’est moins pittoresque que l’interminable lisière de palétuviers qui borde le fleuve du cap Saint-Jacques à Saïgon. La beauté réelle du pays ne se révèle que plus tard, et la ville de Saïgon elle-même, telle qu’elle était en 1863, donnait plutôt l’idée d’un campement provisoire que du chef-lieu d’une colonie importante. De larges voies macadamisées se coupant à angles droits de distance en distance avaient remplacé les chaussées étroites et bombées de la cité annamite, mais les maisons manquaient encore sur bien des points pour remplir ce cadre régulier. La plupart de celles que les colons avaient élevées étaient en bois ; il en était de même des établissemens publics, dont le plus souvent l’emplacement seul était indiqué par des baraques montées à la hâte. Les plus avisés parmi les fonctionnaires s’étaient logés au moyen d’anciennes maisons du pays, dont les toits inclinés descendaient en projetant leur ombre jusqu’à quelques pieds du sol. Quant au gouverneur, on lui avait construit à grands frais un incommode édifice en bois, plus semblable à une gare de chemin de fer qu’à un palais, Certains espaces vides étaient revenus à l’état de mai-ais, et d’épaisses touffes de bambous y poussaient en liberté. C’était là et le long des canaux que les indigènes avaient élu domicile dans des huttes branlantes et mal assises sur de frêles pilotis ; ils étaient en petit nombre d’ailleurs, la plus grande partie de cette population habitant de préférence les villages environnans. La ville en un mot avait cessé d’être annamite sans être encore devenue française, les préoccupations de la guerre n’ayant pas permis d’y réaliser les améliorations projetées. Le passage récent du fléau avait de même laissé des traces dans la campagne de Saigon, et les souvenirs de la lutte s’y traduisaient sur plus d’un point en symptômes visibles de ruine ou d’abandon. Rien de plus riant cependant que cette campagne, rien de moins semblable au tableau monotone dont nous avons décrit l’aspect au-dessous de Saigon, et j’aimais à me rappeler comment elle avait jadis provoqué chez nos missionnaires un élan d’enthousiasme digne des bords du Lignon ou des bosquets de l’Arcadie. « On y admire, dit l’un d’eux, des plaines fort grasses, diversifiées par mille objets charmans, coupées par de petites rivières. Il y règne un printemps éternel ; on y voit des fleurs en tout temps, des bergers et des bergères en toute saison, qui jouissent des plaisirs de cette fertile campagne en enflant leurs chalumeaux champêtres à l’entour de leurs troupeaux. » Laissons les chalumeaux, et surtout ce printemps éternel dont s’accommoderaient mal les rizières qui font la richesse de la contrée : ce qui est certain, c’est qu’il suffit de quelques heures de promenade autour de Saigon pour emporter de la colonie l’impression la plus favorable. Cela était vrai même à l’époque dont nous parlons, alors que les plaies de la guerre n’avaient pas encore eu le temps de se refermer. Le village de Choquan par exemple, et le canton de Goviap, qui n’avaient pas cessé d’être cultivés, permettaient à cet égard de se prononcer en toute assurance ; c’était, avec plus de variété et non moins de richesse, une nature qui rappelait notre Normandie, de frais sentiers bordés de haies vives, de belles fermes entourées de jardins aux arbres séculaires ; demeures d’une population laborieuse et contente. On comprenait qu’une initiative intelligente manquait seule pour reconstituer sur d’autres points les villages détruits ou abandonnés, pour y ramener les habitans, et pour rendre au pays entier la féconde prospérité dont il porte encore l’empreinte.
Et d’abord quel était le caractère de la population à laquelle nous allions avoir affaire ? quelles sympathies pouvait-on rencontrer chez les indigènes, quelles barrières devaient nous séparer d’eux ? Profondément imbu du principe d’autorité, il était à supposer que l’Annamite accepterait notre domination du jour où il la croirait définitive. L’essentiel était donc de le persuader de la permanence de notre occupation, tout en évitant soigneusement de porter atteinte à ses usages. C’était heureusement une tâche moins difficile qu’on n’eût pu le supposer au premier abord, car nous n’avions à craindre de trouver, en tête des obstacles à surmonter, ni la question de nationalité, ni celle plus délicate de religion, et rien ici n’annonçait la résistance que l’Européen est à peu près certain de rencontrer chez les peuples soumis à l’islamisme par exemple. Cette profonde indifférence en matière religieuse est même l’un des traits les plus caractéristiques de l’Annamite. Il est cependant bouddhiste, au moins de nom ; mais son culte se compose d’un ensemble de pratiques si restreint et si peu gênant, sa doctrine est si vague et si mélangée de superstitions bizarres empruntées à la Chine, que lui-même serait probablement fort embarrassé de formuler sa croyance en un corps d’articles de foi. Toute sa ferveur se résume en une incroyable profusion de pagodes, répandues dans les villes comme dans les campagnes, et jusque dans les lieux les moins habités, les plus abandonnés même ; j’en ai vu sur des promontoires déserts de la côte et dans des îlots visités seulement de loin, en loin par quelques barques de pêche. De petits autels domestiquée, sur lesquels brûlent des bâtonnets odorans, sont élevés de même dans l’intérieur des cases et dans les jardins ; revêtus de nattes aux dessins voyans, ils sont toujours surmontés de tablettes d’ébène ou de bois de fer, où des sentences morales se lisent, en caractères chinois au-dessous d’un arbre de nacre incrustée. Voici, d’après M. de Grammont[2] la traduction littérale et le sens figuré d’une de ces tablettes.
- « I. — Dans la saison favorable, ce bel arbre donne mille feuilles.
- « II. — Au retour du printemps, la fleur mai n’est pas moins belle que la fleur deo.
- « III. — Tout le monde doit désirer voir ce bel arbre.
- « IV. — L’arbre ne sait pas parler ; cependant il se couvre de fleurs à la belle saison.
- « V. — L’homme, avant le vin, parle avec sagesse. »
- « I. — On célèbre la fécondité dans la famille.
- « II. — On recommande aux parens un amour égal pour tous leurs enfans.
- « III. — On fait l’éloge de l’arbre protecteur du foyer.
« IV. — On loue la discrétion et le silence.
- « V. — On vante la tempérance et la sobriété. »
Le choix de l’emplacement des pagodes est une affaire importante ; nul site n’est assez pittoresque pour elles, nul bosquet assez touffu, nul ruisseau assez frais. Aussi justifient-elles souvent par leur heureuse situation les éloges que leur donne le haut mandarin Trang-Hoï-Duc dans sa description officielle de la Basse-Cochinchine[3]. « Au sommet de la colline est la pagode d’An-tôn, dit-il. C’est là qu’au milieu de la nuit se chantent les prières écrites sur des feuilles d’arbre. La cloche résonne, et sa voix s’élève comme une fumée jusque parmi les nuages. Une eau claire et limpide entoure la colline, et de légères barques vont y cueillir la fleur du nénufar. Les jeunes filles préparent (le riz, et le soir elles vont l’offrir à la pagode. Aux époques de grandes fêtes, on voit les bacheliers et les docteurs gravir les dix marches du temple, la coupe d’une main et la boîte à bétel de l’autre ; ils entonnent des chants sacrés, et, assis sur la colline dont les fleurs émaillent l’herbe à leurs pieds, leur poésie va se perdre comme un encens, pendant qu’ils éprouvent une véritable joie à la vue d’un si beau site… » Et ailleurs : « Au sommet de la montagne se trouvé la pagode de Bao-phong. Des vapeurs s’élèvent des nuages qui couronnent le pic, dont les nombreux arbres forment des bosquets obscurs et ombragés. C’est là que le jeune étudiant s’en va joyeusement faire couler le vin des fêtes dans sa coupe brillante ; c’est là aussi que les jolies filles s’avancent, chaussées de leurs petits souliers, et vont brûler des baguettes odoriférantes. » On sera moins étonné de voir ainsi l’écrivain officiel réunir dans les pagodes les jolies filles aux jeunes étudians, quand on saura que ces édifices servent à maints usages où le culte n’a que faire, et qu’ils sont aux jours de fête le lieu de réunion et la salle de festin des notables de la commune. Au début de mon séjour dans le pays, je me souviens qu’un matin, à la vue d’un grand pavillon rouge qui flottait sur la pagode principale d’un village où nous arrivions, l’interprète s’écria transporté d’aise : Comœdiam, comœdiam ! On avait effectivement déballé le chariot de Thespis en plein temple, et le maire s’empressa de nous faire asseoir à la place d’honneur, derrière un énorme tam-tam destiné à donner le signal des applaudissemens. On jouait un de ces drames héroï-comiques, invariable fond du théâtre annamite, dont la représentation peut durer plusieurs jours, comme jadis nos mystères du moyen âge. L’analyse en est impossible ; c’est une succession non interrompue de combats, de chants, de danses et de déclamations, où l’on ne sait quel coup d’œil est le plus curieux, de la peinture bariolée des hommes jouant les rôles de femmes, ou des armures grotesques des guerriers et des édifices compliqués qui leur servent de casques. Le maire ne tarda pas à nous prévenir que le chœur entonnait nos louanges : fiers d’un honneur si nouveau, nous lui jetons une marque de notre libéralité. Il renchérit ; nous lui jetons de plus belle, et sans l’interprète, qui mit un terme à notre munificence inexpérimentée, chacun de nous eût répété volontiers avec M. Jourdain : « S’ils vont jusqu’à l’altesse, ils auront toute la bourse. »
Mêlant dans leur indifférence les deux religions qui leur sont venues de l’Inde et de la Chine, les Annamites professent le culte des ancêtres avec toute la conscience que comportent les rites de Confucius ou de Lao-tseu, et c’est même à tort que j’ai prononcé à ce sujet le mot d’indifférence, car leur vénération ici est sincère : tout l’atteste, le soigneux entretien des sépultures, les sacrifices dont elles sont l’objet, le cérémonial des funérailles, les repas solennels offerts aux ancêtres aux fêtes des premiers jours de l’an, et jusqu’au luxe apporté à la fabrication des cercueils, dont le commerce alimente une industrie importante dans chaque centre de population. Tout village est doublé d’une plaine des tombeaux, vaste nécropole à l’effet étrange et saisissant, qui s’étend au loin dans la campagne, et l’humble tumulus du pauvre, en terre pétrie et séchée, y est l’objet du même respect que le monument d’architecture compliquée où reposent les restes du riche. Souvent ces derniers tombeaux sont à part près de la demeure de famille, au fond d’un jardin, sous un bosquet. Quelques-uns subsistèrent longtemps de la sorte à Saïgon, aux premières années de l’occupation, oubliés au coin d’une rue dans les progrès de la cité naissante. L’un des plus remarquables, à peu de distance de la ville, renfermait les cendres d’un mandarin très populaire au siècle dernier, l’eunuque Lê-Van-Duyêt ; il était si respecté qu’une profanation dont il fut l’objet de la part du roi Minh-Mang suffit à déterminer des troubles qui firent perdre momentanément à ce dernier les six provinces de la Basse-Cochinchine. Ce fut même à cette occasion qu’on rasa, sur son ordre, l’immense citadelle construite à Saïgon par notre compatriote le colonel Ollivier, et qu’on la remplaça par une autre plus petite dont s’empara l’amiral Rigault de Genouilly. Mais de tous les tombeaux du pays le plus digne de notre hommage est assurément celui de George Pigneau de Béhaine, évêque d’Adran. Nous dirons un autre jour ce que fut la vie de cet illustre fondateur de l’influence française en Cochinchine. Sa dernière demeure, dans une riante et fertile campagne près de Saïgon, se reconnaît moins à des armes épiscopales sculptées dans la pierre qu’à la vénération universelle de la population. Témoignage de la reconnaissance du roi Gia-Long, dont l’évêque fut le soutien et l’ami à toutes les phases de la plus aventureuse carrière, ce splendide mausolée a été préservé par la mémoire qu’il consacrait, et cela même au plus fort de nos guerres contre Tu-Duk. Il est souvent aujourd’hui le but du pieux pèlerinage des Français de Saïgon, et je ne crois pas qu’aucun d’eux puisse le voir sans se sentir pénétré de respect pour cette longue vie toute d’abnégation, où la pratique des vertus évangéliques n’amortit pas un instant l’indestructible et profond amour de la mère-patrie. Tels sont les caprices de la gloire que peut-être ne trouverait-on pas de nos jours cent personnes en France qui aient entendu prononcer le nom de cet homme de bien.
Les superstitions, avons-nous dit, forment une notable partie du bagage religieux des Annamites : elles consistent principalement dans la crainte des jours fastes et néfastes et dans l’observation des présages. Rencontre-t-on un homme en sortant de chez soi, le présage est heureux ; il est malheureux, si c’est une femme ; il l’est plus encore, si l’ombre de quelqu’un vient à passer sur vous, et le plus sage alors est de rentrer chez soi. Le cri de certains oiseaux sera un signe de mort. Les malédictions seront à redouter par dessus tout, de même que certaines périodes de temps, le cycle chinois de soixante ans par exemple, dont le commencement est aussi heureux que la fin doit être malheureuse. Il est même à remarquer que l’achèvement de notre conquête, en 1864, a coïncidé avec la fin de ce cycle, tandis que le commencement, en 1804, avait été marqué par le rétablissement définitif de l’autorité du roi Gia-Long. Les légendes abondent dans cette mythologie populaire, et elles offrent volontiers un charme mélancolique qui révèle une face imprévue du caractère annamite. En voici un échantillon où le traducteur, M. Aubaret, a reproduit heureusement le tour naïf de l’original. — Une jeune fille nommée Pham-Ti, âgée de seize ans, désirait se marier avec un jeune écolier qu’elle aimait, car elle ne voulait point se donner à lui autrement que dans le mariage. L’écolier, quoique très pauvre, osa néanmoins envoyer une personne auprès de la jeune fille pour la demander en mariage. La jeune fille accepta cette demande avec plaisir, mais elle mourut bientôt subitement ; ses parens, qui la chérissaient, ne pouvant se décider à enterrer son corps, firent construire derrière leur jardin une maison où ils déposèrent son cercueil. Le jeune écolier mourut bientôt également, et son corps fut placé à côté de celui de la jeune fille ; leurs deux âmes furent ainsi réunies eu ce lieu, habité par leurs ombres. Ces ombres rouge et verte apparaissaient pendant la nuit, tandis que durant le jour on pouvait les voir errer sous la forme de phénix. Cependant ces ombres n’étaient nuisibles à personne. Or les parens des deux fiancés étant morts dans la misère, on ne put donner la sépulture aux jeunes amans. De beaux arbres poussèrent auprès du lieu où l’on avait placé leur cercueil, et, le souvenir de cette jeune fille devenant très populaire, les barques s’arrêtaient auprès ; chacun allait avec tristesse visiter son cercueil. C’est à cause de cela que ce lieu est nommé Doï-ma, les deux ombres.
En même temps que nous avions la bonne fortune de ne pas rencontrer d’obstacle sérieux dans la croyance religieuse des Annamites, nous trouvions dans leur système municipal un point d’appui qui nous permettait d’assurer notre domination sans trop de secousses ni de changemens brusques. Chaque village forme en effet une sorte de petite république s’administrant et se gouvernant elle-même au moyen d’agens choisis parmi les notables de la commune. Ces notables, tous propriétaires, sont inscrits sur un registre dit dinh-bô, et ils constituent seuls ce que l’on pourrait appeler la population officielle du pays ; seuls aussi ils supportent vis-à-vis de l’état certaines charges, telles que l’impôt foncier, la cote personnelle, le service militaire ; en retour de ces charges leur est assurée la possession exclusive des postes administratifs d’ordre inférieur et de fonctions honorifiques, toujours très recherchées. En eux se résume donc le village légal. Il s’en faut toutefois qu’ils représentent l’effectif réel des habitans, et c’est ici que se trouve l’un des points les plus singuliers de cette organisation dans le régime auquel est soumise la seconde catégorie de la population, composée de l’élément flottant dit des ngu-cu. « Le mot ngu-cu, dit M. de Grammont, est un verbe annamite qui correspond au latin hospitari. Cette étymologie indique qu’il s’agit de gens recevant l’hospitalité de la commune et en étant en quelque sorte la portion externe et mobile. Venus d’autres villages pour un intérêt quelconque, ils se seront établis dans ce nouveau milieu en faisant à un désir personnel ou à des nécessités pressantes le sacrifice volontaire de leur vie officielle. Ainsi se forme, à côté de la classe inscrite et connue, une autre classe plus nombreuse que la première, souvent riche et aisée, toujours frondeuse et remuante, et par-dessus tout désintéressée du souci des affaires publiques. La commune officielle dut chercher à rabaisser cet élément embarrassant, pour rétablir un équilibre qui menaçait de se rompre à son désavantage, et elle ne trouva rien de mieux pour cela que d’interdire aux ngu-cu les fonctions publiques, en même temps qu’elle se déchargeait sur eux de certains impôts et corvées. Ainsi se sont établis deux gouvernemens dans cette hiérarchie municipale, celui du village officiel par l’état et celui des ngu-cu par le village lui-même. Le besoin de constituer une commune forte et responsable a donné naissance à cette tutelle, et les mandarins ont volontiers favorisé, au bas de l’échelle administrative, l’établissement d’un moyen commode de faire contribuer aux charges générales des gens qu’ils ne pouvaient pas saisir autrement. C’était le meilleur moyen de rattacher au sol les divers élémens d’une population essentiellement vagabonde dans le principe. En effet, la facilité de vivre dans un pays fertile, les routes naturelles et innombrables que présentent les rivières, l’humeur inconstante des habitans et parfois le désir d’échapper à des haines ou à des injustices, toutes ces raisons tendent à rendre les déplacemens beaucoup trop fréquens chez les Annamites. Un village en Cochinchine fond quelquefois avec la même rapidité qu’il a mise à se former. L’indigène craintif, trop pressuré ou trop battu, ne résiste pas : il fuit et disparaît. C’est un acte qu’il accomplit simplement, journellement et sans préparatifs. Une famille chasse ses buffles devant elle, emportant dans un char ou dans un bateau son mince mobilier, et, comme il y a partout de la terre à cultiver et du bois pour bâtir, elle n’est jamais embarrassée de son logement ni de sa nourriture. Le législateur a donc cherché à tempérer ces mœurs aventurières par des institutions capables de fixer l’indigène à son village, et ce dernier le comprend très bien lui-même, si l’on en juge par ce que répétaient les interprètes comme résumé de leurs explications sur ce sujet : Leges nituntur retinere eos, ut non fugiant. »
J’ai reproduit à dessein cette longue citation empruntée à l’un des officiers qui ont activement coopéré à nos débuts administratifs en Cochinchine, parce qu’elle fait bien ressortir comment nous avons compris, dès l’origine, que cette excellente organisation de la commune, profondément entrée de longue date dans les mœurs annamites, pouvait seule servir d’assiette à notre établissement. De cette façon, au prix d’une simple surveillance, l’administration centrale se trouvait gratuitement débarrassée de la police, de la justice de paix, de la levée des soldats, du règlement des corvées, de la tenue du cadastre, de la répartition et de la rentrée de l’impôt. La municipalité lui répondait de la bonne exécution de ces divers services, ainsi que des délits commis sur son territoire, et même de la présence sous les drapeaux des soldats fournis par elle ; de plus cette responsabilité n’était pas illusoire, car elle était garantie par les biens des propriétaires inscrits. Disons tout de suite que, dès nos premiers recensemens, ces derniers étaient au nombre de 35,000, ce qui, en admettant que cette classe privilégiée représente le vingt-cinquième de la population totale, donnait de 8 à 900,000 habitans pour l’ensemble de nos trois provinces. C’est peu, si l’on songe à ce qu’elles pourraient nourrir ; c’est beaucoup au contraire pour qui sait combien il est rare et précieux sous les tropiques de rencontrer de prime abord une colonie déjà peuplée d’une race industrieuse. Au-dessus de la commune, nous n’avions également rien de mieux à faire que de conserver les divisions territoriales établies avant nous, lesquelles, par une heureuse coïncidence, reproduisaient à peu de chose près la même échelle administrative qu’en France, c’est-à-dire d’abord le canton formé d’un certain nombre de communes, puis la sous-préfecture (huyên), formée de deux cantons au moins, et la préfecture (phu), comprenant deux ou trois huyêns ; comme en France encore, le huyên où se trouve le chef-lieu est administré par le préfet lui-même, sans sous-préfet. Enfin la réunion des préfectures constituait la province, régie par un gouverneur, quan-tong-doc, entouré de tous les fonctionnaires de l’administration centrale. Les deux principaux de ces derniers étaient le quan-bô, ayant pour attributions les services ressortissant des ministères des finances, des travaux publics, de l’intérieur, du commerce et des cultes, et le quan-an, chargé des services judiciaires. A la condition de conserver avec soin l’organisation communale, il devait suffire d’un petit nombre d’Européens pour nous substituer avantageusement à l’administration centrale, et pour assurer l’exécution de nos ordres par l’intermédiaire des maires et des chefs de canton.
L’un des obstacles qui s’opposèrent d’abord le plus à nos progrès ; et qui s’y opposent même encore aujourd’hui, quoique dans une mesure moindre, fut l’ignorance où nous étions de la langue du pays. C’était comme une muraille de la Chine qui nous eût isolés au sein de notre conquête. L’ennemi en profitait pour entretenir impunément ses agens sur des points occupés par nous, et l’un d’eux put ainsi vivre à notre insu plus d’un an à quelques lieues de Saigon, dans un village où il levait tranquillement l’impôt au nom de Tu-Duc ; il fut à la fin livré par les habitans eux-mêmes, las de payer des deux côtés. Rien de moins compliqué cependant que la grammaire annamite, mais la mise en œuvre exigeait une gymnastique d’accentuation de nature à décourager bien des débutans, car la connaissance de cette langue, toute monosyllabique, repose principalement sur l’étude aride d’une série d’inflexions phonétiques variées et nuancées à l’infini. J’ouvre un dictionnaire au hasard, et j’y tombe sur le mot mong, Modifié par l’addition de certains monosyllabes, ce mot a sept significations. Écrit ainsi, — mong, il sera prononcé différemment, et aura quatre autres significations, toujours avec les modifications particulaires. Móng en a cinq autres, mòng cinq, mông sept, .mông huit, etc., soit en somme, pour cette combinaison de quatre lettres, onze prononciations différentes, donnant lieu par l’addition d’autres particules à un total de cinquante-neuf significations ! Cet exemple n’est nullement un cas particulier. Il y avait là de quoi effaroucher les patiences les plus déterminées. C’avait été une idée extrêmement heureuse que d’écrire l’annamite au moyen des vingt-quatre lettres de notre alphabet, au lieu d’employer les caractères idéographiques de la Chine, hiéroglyphes barbares que l’on a si bien appelés les broussailles intellectuelles de l’extrême Orient. Malheureusement ces études se ressentirent longtemps de la précipitation des débuts et du défaut d’une bonne assiette première. Cette complication d’esprits rudes et doux, de barbes, de cédilles et d’accens, qui donnaient aux mots une apparence de porc-épic, restait lettre close pour la plupart des secrétaires subalternes que l’on essayait de recruter dans le personnel de nos sous-officiers, et leur imperturbable sang-froid linguistique nous ramenait à la confusion de la tour de Babel. L’un d’eux inscrivait le nom d’un Annamite : — Ti-mang, dit ce dernier. Le fourrier écrit Tri-mang ; je le corrige : — Oh ! répond-il avec aplomb, je ne me trompe pas, il s’appelle bien Tri-mang, mais les Annamites ne prononcent pas les r. — Il y avait de quoi porter la déroute dans la filiation de toutes les familles du pays.
On fut donc très heureux de pouvoir employer comme interprètes les élèves indigènes du séminaire catholique de Pulo-Pinang. Les missionnaires, à la vérité, ne leur avaient enseigné que le latin ; mais l’idiome auquel nous dûmes avoir ainsi recours n’avait, grâce au ciel, que le nom de commun avec la langue de Tite-Live et de Cicéron. Nul diplôme académique n’était nécessaire pour en faire usage, et le moins bachelier d’entre nous, le plus brouillé avec ses souvenirs de collège ne tardait pas, au bout de quelques semaines, à être surpris des talens ignorés qui se révélaient en lui. La périphrase faisait justice des inventions modernes ; chacun savait que le magnum tormentum belli n’était autre que le canon, le fusil catapulta, et le parvulum tormentum le pistolet ; ainsi du reste. Si la mission perdit à cette combinaison un certain nombre de prêtres indigènes, la colonie y gagna ses premiers interprètes. Cependant quelques Français mieux doués que d’autres arrivèrent peu à peu à parler l’annamite, et l’exemple de leur réussite fut encourageant. J’en pourrais citer un, simple sergent d’infanterie, qui, devenu entrepreneur, réalisa en huit mois un avoir de 192,000 fr., grâce aux marchés que sa connaissance de la langue lui permettait de passer dans le pays. Enfin aujourd’hui un système d’écoles primaires dirigé par des frères de la doctrine chrétienne a été organisé, et fonctionne avec un succès véritablement surprenant sur toute l’étendue du territoire. Dès les premiers jours, elles furent pleines ; au bout de quelques mois, on eut la satisfaction de constater que 600 enfans savaient lire, que 300 savaient écrire ; les cahiers d’écriture qu’ils montraient avec orgueil étaient lisibles, sinon élégans, et lorsque la colonie aura reçu de France le complément de personnel et de matériel nécessaire pour mettre cet important service sur un pied définitif, nous serons assurés de pouvoir élever selon nos idées une génération nouvelle qui ne sera plus séparée de nous comme ses pères l’ont été.
Sous le rapport de la bravoure, l’Annamite, est bien supérieur au Chinois ; ceux de nos soldats qui ont successivement pris part aux deux expéditions de Chine et de Cochinchine en ont eu mainte preuve. Peut-être cette qualité résulte-t-elle du fatalisme qui semble former un des traits essentiels de son caractère, et qui se traduit en face de la mort par un calme, je dirai presque par une insensibilité vraiment extraordinaire. Nul ne marche plus stoïquement au supplice, nul n’accepte son sort avec une résignation plus impassible, sans que jamais aucune faiblesse trahisse l’approche de la dernière heure, même chez les criminels les moins dignes d’intérêt. Il n’est pas jusqu’aux femmes, qui de même qu’en France assistent volontiers à ces triâtes spectacles, dont l’émotion ne se manifeste qu’en répétant avec une insouciance non feinte : Da giêit, il est mort. Lors de la guerre, une petite colonne expéditionnaire était précédée à cent pas d’une douzaine d’éclaireurs indigènes chargés de visiter les cabanes éparses sur le bord du chemin. Tout à coup, on les voit sortir de l’une d’elles en entraînant un homme qu’ils jettent à genoux au milieu de la route, et le chef, tirant son sabre, place sans délai le malheureux captif dans la position la plus commode pour avoir la tête coupée. C’était le groupe d’Abraham et d’Isaac sur la montagne : l’officier qui commandait le détachement n’eut que le temps d’accourir au plus vite pour jouer le rôle de l’ange et suspendre le sacrifice. — Est frater uxoris ducis inimici, dit simplement l’interprète en manière d’explication, et, comme le pauvre diable demeurait agenouillé en marmottant quelques paroles inintelligibles, il ajouta charitablement : Loquitur diabolo cur non occiditur. Pour lui comme pour le prisonnier, la seule qualité de beau-frère du chef ennemi suffisait amplement à justifier la décapitation.
Par un contraste singulier, ce même Annamite, si ferme en face de la mort, tremblera devant le rotin, et ne rougira pas dans certains cas de se montrer accessible aux craintes les plus puériles. La terreur superstitieuse que lui inspire le tigre en est un exemple frappant. Il est vrai que ce redoutable animal est une des plaies de notre colonie ; il y atteint les plus grandes dimensions connues de son espèce, et un volume ne suffirait pas à enregistrer chaque année ses hauts faits, ainsi que la fin tragique de ses victimes humaines, car le nombre est bien restreint de ceux qui sortent vivans de ses griffes meurtrières. Un de nos soldats eut cette insigne chance ; enlevé pendant une faction de nuit à la porte même d’un de nos postes et transporté dans le fourré par le monstre, il n’avait dû son salut qu’au prompt secours de ses camarades ; mais le pauvre homme était resté à tout jamais hébété et comme idiot de son alerte. Aussi l’Annamite respecte-t-il trop ce dangereux ennemi pour se permettre la moindre familiarité avec lui, et jamais il ne l’appelle que ong-cap, monsieur le tigre ou plutôt monseigneur le tigre. Lui attribuant une intelligence surnaturelle, il ne construira de piège à son intention que sur un ordre écrit et formel, et cet ordre, il aura soin de l’afficher le plus en vue qu’il pourra dans sa cabane, afin de dégager bien catégoriquement sa responsabilité personnelle, à lui chétif, dans ces démêlés des puissans de la terre. Encore le plus souvent négligera-t-il volontairement d’amorcer le piège, dans l’espoir que ong-cap lui sera reconnaissant de cette connivence tacite. Parfois même il fait appel chez lui aux sentimens de la famille. Il arriva qu’un Annamite de la province de Mytho trouva dans le bois un petit tigre égaré. Il l’emporte dans sa case et l’entoure des soins les plus tendres, convaincu que la mère lui tiendrait compte de ce bon procédé dans ses relations avec son bétail ; mais à quelques jours de là un cochon vint à manquer à l’appel, dévoré sans nul doute par l’ingrate tigresse. Notre homme alors changea de système, et voulut voir s’il obtiendrait un meilleur effet en châtiant sur le fils la gloutonnerie de la mère. La perte d’un second cochon ne tarda pas à redoubler son embarras. Que faire ? Le farouche ennemi qu’il voulait se concilier restait insensible aux bons comme aux mauvais traitemens. Il n’était que sage de se défier d’une nature aussi capricieuse, aussi difficile à satisfaire, en abandonnant une affaire qui probablement tournerait mal d’un jour à l’autre, et plus tôt il s’affranchirait de cette tutelle délicate, mieux cela vaudrait à coup sûr pour lui. Le résultat de ces réflexions fut que le prudent Annamite offrit son tigre à l’inspecteur des affaires indigènes de Mytho, qui plus tard en fit don au Jardin des Plantes de Paris, où chacun peut l’admirer aujourd’hui.
Vue à vol d’oiseau, la Cochinchine présente du côté de la mer une succession non interrompue d’îles basses et noyées, découpées dans les terrains d’alluvion par les nombreuses bouches du Cambodge et de la rivière de Saigon. En remontant au-dessus de ces îles, apparaissent des rizières aux plaines sans fin parsemées de bouquets d’arbres, et enfin, sur des plateaux plus élevés, se dessine dans le fond la région montagneuse et boisée de l’intérieur. D’innombrables arroyos se croisant en tous sens recouvrent le pays comme les mailles d’un réseau, les uns naturels, les autres creusés de main d’homme. Ce sont les routes les plus commodes et les plus fréquentées de la colonie ; aussi est-ce par eau que le nouveau-venu la visite le plus souvent, sur ces petites canonnières qui, après avoir été, comme nous l’avons dit, les agens les plus actifs de la conquête, servent aujourd’hui à établir la communication entre nos différens postes. Ces voyages ont une physionomie à part. A jour et à heure fixes, les canonnières quittent Saigon pour rayonner vers les principaux points des provinces, le pont abandonné au plus pittoresque encombrement. On y vit en plein air, on y mange de même, et la journée s’écoule gaîment de relâche en relâche, dans une navigation tranquille qui ressemble à une promenade. Pour les petites garnisons des postes disséminés dans le pays, la venue de ces courriers marque les jours de fête : on en épie au loin la fumée au-dessus des arbres, et l’on attend impatiemment le coup de sifflet aigu qui les signale au dernier coude, pour faire pousser le canot envoyé à leur rencontre ; mais la canonnière le plus souvent se borne à stopper sans mouiller, et à peine a-t-on le temps, en se serrant la main, d’échanger à la hâte les nouvelles de la semaine. Quelques minutes après, tandis qu’elle disparaît derrière les arbres, on revient lentement au poste reprendre le cours interrompu de l’existence journalière, trop heureux lorsqu’une ou deux fois par mois on y peut rapporter des lettres de France. Malgré leur isolement, ou peut-être en raison même de cet isolement, les habitans de ces postes ne tardent pas à trouver une sorte de charme particulier à cette vie si anormale au premier abord. Outre que cette uniformité se prête à l’étude, on y a la liberté de savourer à loisir toute la somme des jouissances terrestres, habituellement interdites au marin : on y mange des légumes de son jardin, des œufs de sa basse-cour, du gibier de sa chasse ; chef militaire, on apprécie fort une indépendance d’allures que ne comporte guère abord le retour périodique du quart ; chef civil, on se sent fier du prétoire où l’on règle en magistrat les différends entre les indigènes des villages voisins. Sancho n’était pas plus roi dans son île. Quelle charmante thébaïde n’est pas le poste de Tay-ninh avec les magnifiques forêts qui l’entourent de toutes parts ! Et-dans un autre genre qui pourrait oublier le fort de Thu-dau-mot, n’eût-il fait que l’entrevoir, ce monticule planté de banyans centenaires dont les branches se tordent en tous sens, ce pont bombé en demi-cercle jeté sur une rivière sans eau, cette verte pelouse, ces allées tournantes, cette pagode au toit rouge, aux peintures étranges, aux ignés tourmentées, et ce kiosque fantastique dominant le fleuve ? On dirait un des paysages impossibles que la bizarre imagination des Chinois figure sur la porcelaine. Certains officiers ont ainsi vécu dans ces postes sur leur demande, non pendant des mois, mais pendant des années, et cette vie d’arroyos leur était à la longue devenue si familière, qu’ils redoutaient presque de la quitter pour retrouver à Saigon ce qui leur eût paru le dernier mot de la contrainte et de la gêne sociale. Saigon, Mytho, Bien-hoa, Baria, ce sont là en effet les grands centres du pays, le but des voyages de nos canonnières, qui y produisent à leur arrivée autant d’émotion qu’il y a cinquante ans l’entrée d’une diligence dans nos villes de province. On entoure les nouveaux débarqués, on les escorte, on les questionne, et le soir l’unique café qui sert de point de réunion est assuré d’avance de se voir le théâtre d’une animation exceptionnelle.
Des quatre villes que nous venons de nommer, Mytho est celle qui a conservé le plus de physionomie. C’est d’ailleurs, après Saigon, la ville la plus importante de la colonie, et c’est en même temps le port où doit venir aboutir tout le commerce du Cambodge, sur lequel elle est située, au confluent du fleuve avec l’arroyo de la Poste. Cet arroyo la divise en deux parties. Sur une rive est l’établissement européen, groupé autour de la vaste citadelle des mandarins, que nous avons appropriée à notre usage ; sur l’autre s’étend, une sorte d’Amsterdam annamite, fort sale, fort incommode, fort malsaine, mais aussi fort curieuse, que nous avons baptisée du nom de Vieux-Mytho. Reposant à moitié sur le sol, à moitié sur pilotis, les maisons baignent d’un côté leur pied dans la rivière, et donnent de l’autre sur une rue étroite et glissante, à chaussée bombée et pavée de briques ; les marchands, groupés par corps de métiers, y attendent dans d’obscures échoppes le bon vouloir du chaland avec tout le flegme de la philosophie orientale. La circulation n’est pas facile le matin, alors qu’acheteurs et vendeurs en plein vent y affluent de la campagne environnante ; en revanche, tout redevient tranquille l’après-midi, et l’étranger qui se sent alors la patience de consacrer une heure ou deux à errer de boutique en boutique est souvent récompensé par quelque trouvaille inattendue. Ici ce seront tous ces objets de la vie usuelle importés du Céleste-Empire que le bas prix empêche de comprendre dans les chargemens de chinoiseries dont la France est inondée depuis quelques années. Là ce sera un brûle-parfum à forme antique, en bronze habilement niellé, ou encore, au fond de quelque étalage, une ces boîtes à bétel que nous avons si promptement appris à rechercher. Parfois enfin, et le jour sera marqué d’une croix blanche, en pénétrant dans l’intérieur de ces maisons sordides, le promeneur découvrira dans un coin un de ces meubles splendides fabriqués au Tonkin, dont l’ébène fait si bien ressortir en gamme irisée et chatoyante les riches incrustations de nacre ; mais aussi quels pourparlers seront nécessaires pour obtenir une réponse du défiant. Annamite, et par quelles interminables négociations ne faudra-t-il point passer pour devenir le légitime possesseur de ce trésor envié !
Toutefois ce n’est pas dans les villes qu’il faut étudier l’Annamite ; il s’y montre trop à son désavantage. Au milieu des campagnes au contraire, le cadre qui l’entoure le fait ressortir sous son meilleur jour. C’est ainsi que l’arroyo de la Poste ne manque jamais d’inspirer un véritable enthousiasme à l’étranger qui en suit le cours, surtout dans la partie voisine de Mytho. La nature tropicale y déploie toutes ses séductions, non pas telle qu’on peut l’admirer dans le désordre luxuriant des forêts vierges, mais contenue et en quelque sorte disciplinée par la main de l’homme, de manière à montrer, comme dans le paradis de la Genèse, « tout arbre désirable à la vue et bon à manger. » Ce sont, parmi cent autres, le banyan au vaste dôme de verdure, le mangoustier au sombre feuillage, le bananier ouvert en parasol, le cocotier à l’élégant panache, le citronnier, le flamboyant, le goyavier, le népenthès, le laurier-rose, et surtout l’arbre national du pays, l’aréquier au tronc grêle et élancé, dont la fleur envoie au loin un parfum si enivrant. Les cases entrevues sous ces arbres respirent l’aisance, et presque la richesse ; chacune a son jardin entouré de haies de cactus charnus, entre lesquelles se glissent tantôt d’étroits sentiers, tantôt des canaux secondaires qui s’enfoncent et se perdent sous de fraîches ogives de bambous. Sur l’eau, le mouvement est incessant : la lourde barque cambodgienne y suit le courant côte à côte avec la jonque primitive du pays, tandis que d’agiles pirogues annamites se croisent en tous sens sous l’habile direction de la batelière placée debout à l’arrière. Ces arroyos sont la vie de la Cochinchine, et ils tripleront la fécondité du sol le jour où, au moyen de quelque travaux indiqués par la nature des lieux, nous en aurons fait, comme en Lombardie, des instrumens d’irrigation pour les mois de la saison sèche. L’Annamite semble né pour les travaux des champs ; toute la question se réduit à venir intelligemment en aide à cette aptitude naturelle, car, pour ne prendre que la moitié du mot de Sully, il n’est pas douteux que l’agriculture ne soit la véritable mamelle nourricière de notre nouvelle possession.
Il suffit pour s’en convaincre, après avoir franchi le rideau de jardins qui borde les rives de ces arroyos, de jeter un coup d’œil au-delà, sur les magnifiques rizières qui s’étendent à perte vue, et dont les milliers de petites touffes verdoyantes ont dû être toutes repiquées à la main. On y distingue trois catégories qui sont les suivantes : 1° les ruong sóm, donnant le riz hâtif et rendant environ 30 pour 1 ; ce riz vient principalement sur des îlots d’une terre sablonneuse et légère nommés giongs, qui s’élèvent au-dessus du niveau moyen du sol dans les terrains d’alluvion : il est moins productif que les deux autres, mais en revanche, comme l’indique son nom, il mûrit en trois mois et laisse le champ libre à une seconde récolte en coton ou en tabac ; — 2° les thao-diên ou ruong thap, rizières exigeant un labourage pour lequel il faut des buffles vigoureux et hauts sur pied, car elles occupent des terrains bas où des animaux trop petits disparaîtraient dans une boue épaisse : elles rendent 60 à 80 pour 1 ; — 3° les song diên ou ruong rach, qui n’exigent aucun labour, mais dont il faut chaque année faucher les herbes avant le repiquage. Ce sont les meilleures terres ; elles rendent 120 pour 1. Nous donnons les chiffres approximatifs les plus probables, sans dissimuler combien ils sont inférieurs à certaines évaluations fort exagérées, au premier rang desquelles il faut citer celles de l’auteur annamite du Gia-dinh-thung-chi, dont nous avons déjà parlé : d’après lui, même les rizières de deuxième classe rendraient 300 pour 1. Heureusement la récente création d’un comité agricole et industriel à Saigon a donné naissance à des travaux intéressans et consciencieux dont une partie a déjà été publiée ; c’est à eux que nous empruntons des renseignemens qui ne sauraient être puisés à meilleure source. Nous y voyons[4] qu’un hectare de rizières de première qualité peut donner jusqu’à 618 francs de revenu brut, et 535 francs de revenu net en défalquant les frais de culture et un impôt foncier de 13 fr. 75 c. Le revenu net d’un hectare de deuxième qualité serait de 397 francs. Ne citons que pour mémoire ces rendemens peut-être exceptionnels, et bornons-nous à tabler sur un revenu net de 200 francs par hectare, chiffre que personne ne contestera dans le pays[5] : il n’en restera pas moins un bénéfice très satisfaisant au cultivateur, qui n’aura guère payé son hectare qu’au prix moyen de 210 francs l’un. On ne saurait trop louer les méthodes en usage chez les Annamites pour l’exploitation de ces rizières. Au dire des gens les plus compétens, c’est une grande et savante culture, où ne sont négligés ni le minutieux aménagement des terrains, ni le soin patient que réclame la construction méthodique des talus et des chaussées. Ce qui a manqué jusqu’ici, c’est un système d’irrigations qui combatte l’influence des sécheresses parfois trop prolongées de la mousson de nord-est, et qui permette de produire deux récoltes par an au lieu d’une. Ce résultat n’a rien d’hypothétique, puisqu’on l’obtient depuis longtemps dans les îles du Cambodge, grâce à la couche d’eau limoneuse qui les recouvre périodiquement aux marées de syzygie ; ajoutons qu’il ne paraîtra pas exagéré à qui voudra se rappeler les trois récoltes annuelles que donne la Basse-Égypte depuis l’achèvement du barrage du Nil, ainsi que la transformation radicale de la Campine belge dans ces vingt dernières années.
Les cocotiers, les aréquiers et les mûriers doivent également figurer parmi les richesses agricoles de la Cochinchine, et l’auteur du mémoire que nous avons cité, M. Turc, dit avec raison que les chiffres de production auxquels il arrive à l’égard de cette culture sont si merveilleux qu’il ose à peine ajouter foi à ses calculs. L’opinion populaire semble néanmoins corroborer ses conclusions ; mais le cocotier ne produit que six ans après avoir été planté, l’aréquier sept ans après, et même pour ce dernier arbre les jeunes plants provenant des semis ne sont propres à passer de la pépinière au plein champ que cinq ans après que la noix a été confiée à la terre. De plus le cocotier ne donne de fruits que pendant vingt ans, l’aréquier pendant trente-cinq. Il faut donc ici compter par années ; le riz au contraire se plante et se récolte en quatre ou cinq mois. C’est ce qui explique pourquoi, dans un pays où le taux de l’intérêt dépasse toute limite et va jusqu’à l’usure, les rizières prennent chaque jour un nouveau développement, tandis que la production de cocos et de noix d’arec reste stationnaire, si même elle ne tend à diminuer. Quoi qu’il en soit, d’après M. Turc, le revenu net d’un hectare de cocotiers serait de 2,341 francs, celui d’un hectare d’aréquiers de 2,213 fr., et le revenu brut d’un hectare de mûriers de 2,500 fr. La noix d’arec ne s’emploie que comme l’inséparable accompagnement du bétel, dont tout le monde mâche la feuille, hommes, femmes et enfans, d’un bout à l’autre de l’extrême Orient. Dans le cocotier au contraire, tout sert, la feuille, la sève, le fruit, la fibre et le tronc ; peut-être n’existe-t-il pas d’arbre plus précieux dans la flore de l’univers. En favorisant cette culture, les Anglais à Ceylan ont porté en vingt ans l’exportation de l’huile de coco de 500,000 fr. à 15 millions. En Cochinchine, cette huile ne se fabrique encore que dans de petites usines indigènes tout à fait primitives, qui n’en rapportent pas moins de 9 à 10,000 fr. par an à leurs propriétaires. Quant à la sériciculture, elle n’est guère plus avancée, malgré l’intérêt que nous aurions en France à faire servir notre colonie au développement d’une industrie dont les achats à l’étranger dépassent chaque année 200 millions de francs en soies grèges et en cocons pressés.
L’exploitation des forêts de la Cochinchine est également loin de donner ce qu’on en pourrait attendre ; mais il ne s’agit pas seulement ici de développer un germe de prospérité latent, il faut de plus s’opposer à une dévastation qui prend de jour en jour les proportions les plus graves. On peut voir, en remontant la rivière de Saigon, des forêts vierges de 100 hectares de superficie brûlées sur pied, et les plus précieuses essences sacrifiées de la sorte en quelques jours pour obtenir en riz, en citrouilles et en sésames une récolte qui n’a pas la millième partie de la valeur des bois détruits. Ces ravages sont l’œuvre de populations à demi nomades, les plus misérables de la Cochinchine, qui vivent quelque temps dans l’espace ainsi défriché par elles, et se transportent ensuite plus avant dans la forêt en marquant chacune de leurs étapes par de nouveaux dégâts. Les bois exploités pour en tirer un parti commercial, soit par elles, soit par d’autres, le sont avec une telle barbarie de mise en œuvre qu’il suffirait d’un petit nombre d’années de ce régime pour produire des maux irréparables. Enfin il est à craindre qu’en déboisant ainsi le sol on ne vienne à modifier dangereusement les conditions météorologiques du pays, car la disparition de ces grandes forêts qui régularisent l’écoulement des eaux pluviales serait probablement la cause d’inondations fatales à la culture. Il est urgent de porter remède à cet état de choses, et l’administration a déjà pris des mesures pour conjurer le mal. Le domaine forestier de la Cochinchine ne comprend pas moins de 800,000 hectares ; en lui supposant, comme à nos forêts de France, une production moyenne de 4 stères par hectare, on voit que l’on pourrait arriver au formidable chiffre de 3,200,000 stères par an, représentant une valeur de 90 millions de fr. La production actuelle est d’ailleurs si insignifiante qu’on peut la passer sous silence, en se bornant à dire que dans ce pays si riche en bois de toute nature l’importation dépasse encore chaque année l’exportation. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que de longues années s’écouleront avant que l’on puisse songer à rien qui approche du résultat idéal que nous venons d’indiquer. Toutefois la perspective n’en est pas moins encourageante, et si nous ne pouvons prétendre encore à l’aménagement complet de ces richesses, au moins est-il de notre devoir d’en assurer l’avenir dès aujourd’hui en mettant un terme à la dévastation avant qu’elle ne soit sans remède.
Le mouvement maritime de la Cochinchine a sans cesse été en augmentant depuis que nous y sommes établis, et il s’est élevé à 502,282 tonneaux pour 1865, en accroissement de 121,763 tonneaux sur l’année précédente. De même les exportations de 1865 ont dépassé une valeur de 21 millions, tandis que celles de 1864 ne s’étaient élevées qu’à 17 millions ; en y joignant 14 millions d’importations, c’est, un ensemble d’affaires de 35 millions. Encore le document officiel auquel nous empruntons cette évaluation ne compte-t-il le tonneau de riz qu’à 160 fr., alors que le véritable prix marchand serait plutôt 180 fr., et le riz sera la base éternelle de ces exportations, puisque nous sommes assurés de trouver à nos portes un marché de 400 millions de consommateurs, où les variations de nos récoltes seront trop faibles pour amener aucune différence sensible. Songeons que nos trois provinces renferment 105,000 hectares de rizières, auxquels on pourrait facilement ajouter 80,000 autres hectares ; songeons que chaque hectare produit sans peine 2 tonneaux de riz, et nous comprendrons comment on ne doit voir qu’un chiffre de début dans les 60,000 tonneaux exportés aujourd’hui. Nous pourrions dès maintenant vendre 100,000 tonneaux de riz au dehors, sans nuire en rien à la consommation locale. Je ne puis mieux terminer cette énumération un peu aride qu’en signalant la diminution constante des dépenses dont la métropole a dû s’imposer le sacrifice : de 22 millions en 1862, de 19 en 1863, de 14 en 1864, ces dépenses sont descendues à 8 millions en 1865, et elles ne figurent plus que pour 7 millions au budget de 1866. En même temps les recettes locales ont suivi une marche inverse, qui les a fait passer progressivement de 1 million en 1862 à 5 millions en 1866 ; je néglige de tenir compte d’une somme annuelle que l’on peut estimer à 1 million, et qui représenterait la valeur des travaux publics exécutés au moyen de prestations en nature. Il est bon d’ajouter que, dans la liquidation définitive des comptes de 1864, les recettes, évaluées primitivement à 3,012,719 fr., se sont élevées en réalité à 6,296,249 fr. Il est donc permis de compter sur un revenu normal d’environ 6 millions, qui s’accroîtra infailliblement le jour où la répartition de l’impôt foncier reposera sur des rôles consciencieusement dressés, cap les travaux entrepris sur quelques points du pays pour reprendre le cadastre à nouveau ont immédiatement donné des résultats qui compensaient largement les frais ; l’avenir financier de la colonie est là.
Pour développer ces ressources, il importait avant tout de donner à l’administration locale l’unité d’impulsion qui lui avait fait défaut tant lors de la période de conquête que dans les tâtonnemens des débuts. Ici deux écoles se trouvaient en présence, n’ayant guère de commun que le point de départ pour lequel l’une et l’autre conservaient l’utile mécanisme de la commune annamite. Celle que l’on eût pu appeler l’école européenne n’admettait les indigènes à aucune autre fonction que celle de maire. Difficile à mettre en pratique dans un pays nouveau et peu connu, elle avait en outre l’inconvénient d’exiger un nombreux personnel, presque impossible à recruter convenablement du jour au lendemain. L’école annamite au contraire, tombant dans l’excès inverse, eût volontiers pris pour devise le mot célèbre : il n’y a rien de changé en Cochinchine, il n’y a qu’un Annamite de plus. Ce système, dont les promoteurs les plus ardens trouvaient tout naturel de transformer nos officiers en mandarins, se vit l’objet d’un engouement passager, qui ne laissa pas que d’influer sur l’insurrection générale de décembre 1862. Il avait en effet le grave inconvénient de nous isoler au sein de la population indigène, et il permettait par suite aux notables des villages de se livrer impunément aux exactions qu’une longue pratique leur avait rendues familières. L’on découvrit ainsi que le petit village de Binh-hoanh, imposé à 96 francs 25 centimes par an, avait en réalité payé, du 28 décembre 1863 au 13 juillet 1864, la somme relativement énorme de 1066 francs 55 centimes. Indépendamment de ces deux écoles rivales, il s’en fallait de beaucoup que nos trois provinces fussent à l’origine soumises à la même règle, et la raison en était dans la distribution géographique : ainsi la province de Bien-hoa, touchant à la frontière septentrionale, avait conservé intacte l’organisation militaire donnée au lendemain de la conquête, tandis que la tranquille et riche province de Mytho, située sur le Cambodge, en était restée à un régime peu différent des anciens erremens annamites. Entre les deux, la province intermédiaire de Saigon, où dominait l’élément européen, avait pris, sous l’influence immédiate de l’autorité centrale, une allure différente, sorte de système mixte auquel devaient naturellement se ranger plus tard ses voisines. Ce fut ce qui eut lieu. Sous l’égide d’une administration protectrice et vigilante, la population des campagnes revint peu à peu au travail sédentaire dont lui avaient fait perdre l’habitude la guerre et les corvées écrasantes qu’elle entraînait ; on vit se reconstituer l’un après l’autre les villages momentanément dispersés, et la marche ascensionnelle de l’impôt foncier prouva, par la meilleure de toutes les démonstrations, le rapide rétablissement de la tranquillité publique. L’aliénation des terres domaniales, si importante dans une colonie naissante, fut simplifiée de telle façon qu’il n’est peut-être pas aujourd’hui de pays où l’on vende le terrain aussi vite, aussi sûrement, ni à de meilleures conditions qu’en Cochinchine : à l’exception de certains lots urbains, l’acheteur ne paie que 15 francs par hectare, enregistrement compris ; vingt-quatre heures après la vente, il reçoit son titre de propriété en échange d’un premier versement de 5 francs par hectare, et parachève son paiement en deux annuités égales, à la fin de la première et de la deuxième année. Enfin les mesures qui émanaient de la métropole témoignaient de la haute intelligence qui présidait à la direction supérieure des affaires, en même temps qu’elles donnaient la preuve de vues novatrices et fécondes. Le décret du 25 juillet 1864, qui réglait l’administration de la justice, simplifiait ce service dans le sens le plus pratique, et le décret du 10 janvier 1863 organisait le système financier sur des bases nouvelles, différentes de celles de nos autres possessions d’outre-mer, de manière à stimuler énergiquement les efforts de la nouvelle colonie.
Ces progrès ne s’accomplissaient pas sans peine, et les épreuves que la Cochinchine eut à traverser, pour être d’un autre ordre que celles des Antilles et du Canada aux siècles passés, n’en furent pas moins pénibles, et même parfois de nature à inspirer des doutes sur le succès définitif de l’œuvre. Les deux années 1863 et 1864 furent surtout marquées à ce cachet. On n’était plus soutenu par l’ardeur d’une lutte dans laquelle la France au moins payait d’un peu de gloire les enfans perdus qui combattaient au loin pour elle, et en même temps on hésitait à entrer franchement dans la phase pacifique et créatrice qui eût dû suivre la conquête. Ce n’était pas que l’on reculât devant l’étendue de la tâche, mais on attendait en vain de la mère-patrie le mot d’ordre sympathique qui devait donner le signal de l’action. L’opinion en effet, par un de ces reviremens qui lui sont familiers, était du jour au lendemain, et sans raison apparente, devenue presque hostile à notre établissement. Les financiers surtout le battaient en brèche de toute leur éloquence, de sorte qu’on voyait le but sans pouvoir y marcher, tant l’avenir offrait peu de garanties à une entreprise transformée pour ainsi dire en bouc émissaire de nos expéditions lointaines. Avec quelle anxiété le petit noyau de Français groupés à Saïgon n’attendait-il pas de courrier en courrier une solution que chacun ne pouvait s’empêcher de redouter instinctivement ! Le moment le plus critique fut lorsqu’en juin 1864 une mission fut envoyée de France à Hué pour y négocier les bases d’une occupation restreinte. Tout semblait perdu. Non-seulement nul commerce sérieux n’eût été possible dans de semblables conditions ; mais, loin de réduire nos dépenses, nous les eussions accrues, car la ligne compliquée qui eût relié les postes conservés eût été bien plus coûteuse à surveiller et à défendre que la frontière simple, rationnelle et géographique qui nous limite aujourd’hui vers le nord. En un mot, nous eussions commis l’étrange contre-sens d’étendre nos frontières en restreignant notre occupation. Par quel aveuglement providentiel les négociateurs annamites, au lieu d’accepter sur l’heure les conditions inespérées qui leur étaient ainsi offertes, demandèrent-ils des changemens assez graves pour qu’il en pût résulter un refus de ratification à Paris ? En échange des trois provinces dont nous rendions l’administration au gouvernement de Hué, nous prétendions exercer sur toute la Basse-Cochinchine un protectorat affirmé dans le traité par un tribut perpétuel, mais léger, de 2 millions par an : n’écoutant que l’orgueil traditionnel des cours d’Orient, Tu-Duk repoussa obstinément cette clause, et ne voulut consentir qu’à un paiement à terme, c’est-à-dire à un pur et simple rachat de territoire. Le gouvernement français ne pouvait que refuser ; il le fit, et les mandarins diplomates durent reconnaître que le temps était passé de ces négociations où leur mauvaise foi et leur science des fins de non-recevoir triomphaient si bien de la patience européenne. Le nœud gordien était enfin coupé.
La situation des esprits ne tarda pas à se ressentir du nouvel état de choses, et Saïgon en 1865 offrait un coup d’œil bien différent de celui que nous avons décrit deux ans auparavant, non pas tant, si l’on veut, par l’aspect matériel que par ce que l’on pourrait appeler la physionomie morale de la ville. On sentait que chacun avait recouvré foi en l’avenir. Les projets longtemps mûris et ajournés prenaient corps, les arrangemens de séjour se complétaient, et si la cité nouvelle ne sortait pas de terre tout armée, comme Minerve du cerveau de Jupiter, au moins la voyait-on se développer avec évidence de jour en jour. En cette seule année 1865, le gouvernement y vendit pour 680,000 francs de terrains. Les industries diverses dont avaient été privés les premiers habitans se créaient l’une après l’autre, et remplissaient de leurs annonces la quatrième page du journal de Saïgon. Enfin, symptôme caractéristique et sûr, parmi les arrivans dont se recrutait la petite communauté, on vit alors revenir plusieurs des premiers pionniers de la colonie, désireux de reprendre et de continuer l’œuvre commencée, avec le supplément de ressources qu’ils rapportaient de la métropole. La société européenne se constituait peu à peu : on pouvait voir, aux heures attiédies qui précèdent le coucher du soleil, la campagne autour de Saïgon animée par de nombreux promeneurs à cheval ou en voiture et même par des promeneuses qui devenaient moins rares à chaque nouveau voyage des paquebots. En 1863, le premier mariage européen célébré dans la colonie n’avait pu l’être que grâce à ce que l’épousée était venue de Java ; le mari eût été fort embarrassé à cette époque de trouver femme dans le pays. En 1865 au contraire, bien que les familles se comptassent encore, les quadrilles commençaient pourtant à pouvoir se former aux réceptions du gouverneur, et le soir, en parcourant les paisibles rues de la ville, il n’était point rare d’entendre les sons familiers d’un piano évoquer le souvenir de la patrie absente. Il n’était pas jusqu’aux Annamites qui ne prissent leur part de ce retour général à la confiance, car la plupart de ceux qui habitent Saïgon y sont venus de Tourane sur nos navires, et nous sont restés fidèles depuis le début de la guerre. Plus leurs craintes avaient été vives lors des négociations qui devaient les replacer sous l’autorité de leurs anciens maîtres, plus ils se montraient maintenant rassurés et sympathiques, et cela était aussi vrai de l’habitant du village, qui pouvait craindre pour son champ, que de l’humble batelier de la rivière, vivant avec sa femme dans une étroite pirogue à côté de l’enfant endormi dans son hamac.
Ce qui a le plus nui à la Cochinchine dans l’opinion, ce qui a presque failli la faire succomber sous le poids immérité de l’indifférence publique, ç’a été qu’au début la raison d’être de cette occupation ne ressortait clairement aux yeux de personne en France. De plus l’enthousiasme irréfléchi de quelques-uns de ses admirateurs (et ils étaient nombreux dans notre marine) se laissait aller à rêver pour elle un avenir dont faisaient aisément justice les esprits sensés. Elle ne nous donnera évidemment ni les richesses chèrement acquises de Java, ni l’ascendant commercial que tant de causes ont assuré de longue date aux Anglais dans les mers de l’extrême Orient ; mais ce n’était pas là ce que nous recherchions, et en fondant un établissement durable à Saigon nous n’avons fait que réaliser une pensée dont depuis longtemps nos hommes d’état se transmettaient le legs héréditaire. Nous reviendrons sur la tentative avortée de Louis XVI, à laquelle les événemens de 1789 empêchèrent de donner suite ; rappelons seulement ce qu’écrivait dès 1843 M. Guizot dans ses instructions à M. de Lagrenée, ministre plénipotentiaire de France en Chine. « Il ne convient pas à la France, disait-il, d’être absente dans une aussi grande partie du monde où déjà les autres nations de l’Europe ont pris pied ; il ne faut pas que nos bâtimens ne puissent se réparer que dans la colonie portugaise de Macao, dans le port anglais de Hong-kong ou dans l’île espagnole de Luçon. » L’occupation de la petite île de Basilan, située près de Mindanao, à l’extrémité de l’archipel des Soulou, fut sur le point d’être le résultat de ces instructions ; il ne fallut pas moins que les graves complications diplomatiques de 1845, unies aux expéditions de la Plata et de Madagascar, pour faire renoncer à ce projet, de l’abandon duquel nous ne pouvons que nous féliciter aujourd’hui ; mais ce que ne put faire la monarchie de juillet, il devait être donné au gouvernement actuel de l’accomplir dans les circonstances les plus favorables. Notre conquête de la Cochinchine ne fut donc pas un ricochet de la guerre de Chine, comme on l’a trop souvent répété. Elle précéda au contraire cette dernière, et Tourane eût peut-être été le siège de la nouvelle colonie sans l’heureuse inspiration qui nous conduisit à Saïgon. Peu de positions dans ces mers satisfaisaient dans une aussi juste mesure aux diverses conditions que nous devions essayer de réunir. Avec le maigre courant d’émigration des Français du XIXe siècle, il fallait en effet un pays tout peuplé ; il fallait de plus que ce pays offrît les élémens d’un commerce rémunérateur, et que ses ressources lui permissent de se suffire à lui-même, pour que les dépenses de l’administration ne vinssent pas s’ajouter aux charges de l’établissement militaire. Enfin il fallait que cet établissement fût à la fois militaire et naval, afin de pouvoir au besoin servir de hase d’opérations dans l’éventualité d’une guerre maritime.
La Basse-Cochinchine résolvait admirablement tous les termes de ce problème compliqué, et elle les résoudra bien mieux encore le jour où nous aurons complété l’occupation de ce splendide delta par l’annexion des trois provinces annamites de Ving-Long, de Chaudoc et d’Hatien. Peuplé d’un million d’habitans laborieux et rompus aux travaux de la terre, ce pays nous a donné en peu d’années, sans pression et par le seul effet d’une habile administration, des revenus suffisans pour équilibrer ses dépenses propres. Les exportations, presque au lendemain de la guerre, s’y sont élevées à plus de 20 millions. Quant aux avantages stratégiques, ils sont plus frappans encore, et je ne saurais mieux les faire ressortir qu’en prenant pour terme de comparaison notre ancienne colonie française du Canada. Des deux parts on voit un magnifique fleuve navigable pour des vaisseaux de haut bord jusqu’à la ville principale, bien au-dessus de l’embouchure. Encore le Donnaï, par la moindre largeur du lit comme par l’heureuse disposition des coudes qu’il présente, est-il bien plus facile à fortifier que le Saint-Laurent : une poignée d’hommes résolus peut s’y défendre pendant des années sans secours du dehors. En Cochinchine, nous n’avons d’ailleurs à redouter d’attaque que du côté de la mer, tandis que le Canada était vulnérable sur toute la longue étendue de la frontière américaine. Cependant avec 4 ou 5,000 hommes de troupes et les vaillantes milices canadiennes, Montcalm, abandonné de la métropole, résista près de cinq ans aux efforts de la Grande-Bretagne, et ce fut l’honneur de nos armes qu’il ne succomba dans cette lutte que sous l’incroyable acharnement déployé par les colonies anglaises d’Amérique. Quelques années plus tard, dans une autre guerre également glorieuse, nous savons comment les brillans succès de Suffren restèrent stériles par manque d’un point d’appui. Les circonstances qui l’amenaient alors dans l’Inde conduiraient aujourd’hui ses successeurs dans les mers de Chine : Saïgon y sera pour eux le point d’appui qui fit défaut à l’héroïque bailli.
ED. DU HAILLY.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1862, l’intéressant travail de M. Pallu sur la campagne de Cochinchine.
- ↑ Onze mois de sous-préfecture en Basse-Cochinchine, par M. Lucien de Grammont ; Napoléon-Vendée 1863.
- ↑ Gia-Dinh-Thung-Chi, ou Histoire et description de la Basse-Cochinchine, traduites d’après le texte chinois original, par M. G. Aubaret, capitaine de frégate ; Paris 1863. — Cet ouvrage a été écrit, il y a trente ans environ, par le mandarin Trang-Hoï-Duc, lieutenant du vice-roi de Gia-dinh en 1810.
- ↑ Bulletin du Comité agricole et industriel de la Cochinchine, no 1. — Rapport de M. Turc sur le huyen de Kien-hung.
- ↑ C’est à peu près le rendement des rizières lombardes, où les frais de culture sont d’environ 200 francs, et où le produit brut est de 40 hectolitres de paddy, ou riz non décortiqué, à 10 francs l’un.