Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre VI

Adrien Le Clere (Tome 1p. 212-247).
◄  CHAPITRE V
VOLUME I, TARTARIE


CHAPITRE VI.


Rencontre d’un mangeur de Tartares. — Perte d’Arsalan. — Grande caravane de chameaux. — Arrivée de nuit à Tchagan-Kouren. — On refuse de nous recevoir dans les auberges. — Logement dans une bergerie. — Débordement du fleuve Jaune. — Aspect de Tchagan-Kouren. — Départ à travers les marécages. — Louage d’une barque. — Arrivée sur les bords du fleuve Jaune. — Campement sous le portique d’une pagode. — Embarquement des chameaux. — Passage du fleuve Jaune. — Pénible marche dans les terres inondées. — Campement au bord de l’eau.
________


Nous quittâmes la Ville-Bleue le quatrième jour de la neuvième lune ; il y avait déjà plus d’un mois que nous étions en voyage. Ce ne fut qu’avec de grandes difficultés que la petite caravane put arriver hors de la ville. Les rues étaient encombrées d’hommes, de charrettes d’animaux, et de bancs où les commerçants étalaient leurs diverses marchandises ; nous ne pouvions avancer qu’à petits pas, et souvent même nous étions forcés de faire de longues haltes, avant de pouvoir gagner du terrain. Il était près de midi quand nous parvînmes enfin aux dernières maisons de la ville, du côté de la porte occidentale. Là seulement, sur une route large et unie, nos chameaux purent cheminer à leur aise de toute la longueur de leurs pas. Une chaîne de rochers escarpés, qui s’élevaient à notre droite, nous mettait si bien à l’abri du vent du nord, que la rigueur de la saison ne se faisait nullement sentir. Le pays que nous parcourions était toujours dépendant du Toumet occidental. Nous retrouvâmes partout les mêmes marques d'aisance et de prospérité, que nous avions remarquées à l'orient de la ville. De tous côtés c'étaient de nombreux villages, avec tout leur accompagnement de la vie agricole et commerciale. Quoiqu'il ne nous fût pas possible de dresser la tente au milieu des champs cultivés, nous voulûmes pourtant, autant que les circonstances le permettaient, nous retremper dans nos habitudes tartares. Au lieu d'entrer dans une hôtellerie pour prendre le repas du matin, nous allions nous asseoir sous un arbre ou au pied d'un rocher, et là nous déjeûnions avec quelques petits pains frits à l'huile, dont nous avions fait provision à la Ville-Bleue. Les allants et les venants riaient volontiers, en voyant cette manière de vivre un peu sauvage ; mais au fond il n'étaient nullement surpris. Les Tartares, peu accoutumés aux mœurs des peuples civilisés, ont le droit de faire leur cuisine au milieu des chemins, même dans les pays où les auberges sont le plus multipliées.

Pendant la journée, cette façon de voyager n'avait aucun inconvénient ; mais comme il n'eût pas été prudent de passer la nuit dans la campagne, au soleil couché nous nous retirions dans une hôtellerie. Le soin de nos animaux, d'ailleurs, l'exigeait impérieusement. Ne trouvant rien à brouter dans la route, nous ne pouvions nous dispenser de leur acheter du fourrage, sous peine de les voir bientôt tomber d'inanition.

Le second jour après notre départ de la Ville-Bleue, nous rencontrâmes, dans l'auberge où nous passâmes la nuit, un singulier personnage. Nous venions de décharger nos chameaux et de les attacher à une crèche sous un hangar, lorsque nous vîmes entrer dans la grande cour, un voyageur qui tirait après lui par le licou, un cheval maigre et efflanqué ; ce personnage n'était pas de riche taille, mais en retour il avait un embonpoint prodigieux, Il était coiffé d'un large chapeau de paille, dont les rebords flexibles descendaient jusque sur ses épaules ; un long sabre, qui pendait à sa ceinture, contrastait avec l'air réjoui de sa figure. — Intendant de la marmite, s'écria-t-il en entrant, y-a-t-il place pour moi dans ton auberge ? — Je n'ai qu'une chambre à donner aux voyageurs ; trois hommes mongols, qui viennent d'arriver tout à l'heure, l'occupent actuellement. Va voir s'ils peuvent te recevoir

Le nouveau-venu se dirigea pesamment vers l'endroit où nous étions déjà installés. — Paix et bonheur, seigneurs Lamas ; occupez-vous toute la place de cette chambre ? N'y en aurait-il pas encore un peu pour moi ? — Pourquoi n'y en aurait-il pas pour toi, puisqu'il y en a pour nous ? Est-ce que nous ne sommes pas les uns et les autres des voyageurs ? — Excellente parole, excellente parole ! Vous êtes Tartares, moi je suis Chinois ; mais vous comprenez merveilleusement les rites, vous savez que tous les hommes sont frères Après avoir dit ces mots, il alla attacher son cheval à la crèche, à côté de nos animaux ; puis il déposa son petit bagage sur le Kang, et s'étendit tout de son long comme un homme harassé... Ah-ya, ah-ya! faisait-il, me voici donc à l'auberge ;.... ah-ya, comme il fait bien meilleur ici qu'en route!.... ah-ya, voyons que je me repose un peu ! — Où vas-tu, lui dîmes-nous, pourquoi portes-tu un sabre quand tu voyages ? Ah-ya, j'ai déjà fait beaucoup de chemin, et j'en ai encore bien davantage à faire... Je parcours les pays tartares ; dans ces déserts il est bon d'avoir un sabre au côté, car on n'est pas toujours sûr de rencontrer de braves gens. — Est-ce que tu serais de quelque société chinoise pour l'exploitation du sel ou des champignons blancs ? — Non, je suis d'une grande maison de commerce de Péking : je suis chargé d'aller réclamer les dettes chez les Tartares .. Et vous autres, où allez-vous ? — Ces jours-ci nous passerons le fleuve Jaune à Tchagan-Kouren, et nous continuerons notre route vers l'occident, en traversant le pays des Ortous. — Vous n'êtes pas Mongols, à ce qu'il paraît. — Non, nous sommes du ciel d'occident. — Ah-ya, nous sommes donc à peu près la même chose, notre métier n'est pas différent. Vous êtes, comme moi, mangeurs de Tartares. — Mangeurs de Tartares,... dis-tu ; mais qu'est-ce que cela signifie ? — Oui, notre métier c'est de manger les Mongols. Nous autres, nous les mangeons par le commerce, et vous autres par les prières. Les Mongols sont simples ; pourquoi n'en profiterions-nous pas, pour gagner de l'argent ? — Tu te trompes ; depuis que nous sommes en Tartarie, nous avons fait de grandes dépenses, mais nous n'avons jamais pris aux Mongols une seule sapèque. — Ah-ya, ah-ya! — Tu te figures que nos chameaux, notre bagage, tout cela vient des Tartares..., Tu te trompes, tout a élé acheté avec l'argent venu de notre pays. — Je croyais que vous étiez venus en Tartarie pour réciter des prières. — Tu as raison, nous y sommes en effet pour cela ; nous ne savons pas faire le commerce... Nous entrâmes dans quelques détails pour faire comprendre à ce bon vivant la différence qui existe entre les adorateurs du vrai Dieu et les sectateurs de Bouddha. Le désintéressement des ministres de la religion l'étonnait par-dessus tout. — Dans ce pays, disait-il, les choses ne vont pas comme cela. Les Lamas ne récitent jamais des prières gratis... Pour mon compte, si ce n'était l'argent, je ne mettrais pas le pied dans la Tartarie ... Aces mots, il se prit à rire avec épanouissement, tout en avalant de grandes rasades de thé. — Ainsi ne dis pas que nous sommes du même métier ; dis simplement que tu es mangeur de Tartares. — Ah ! je vous en réponds, s'écria-t-il avec l'accent d'un homme profondément convaincu ; nous autres marchands, nous sommes de véritables mangeurs de Tartares ; nous les rongeons, nous les dévorons à belles dents. — Nous serions curieux de savoir comment tu t'y prends pour faire de si bons repas en Tartarie ? — En vérité, est-ce que vous ne connaissez pas les Tartares ? N'avez-vous pas remarqué qu'ils sont tous comme des enfants ? Quand ils arrivent dans les endroits de commerce, ils ont envie de tout ce qu'ils voient. Ordinairement ils n'ont pas d'argent, mais nous venons à leur secours : on leur donne les marchandises à crédit, et à ce titre ils doivent, comme de juste, les payer plus cher. Quand on emporte des marchandises, sans laisser de l'argent, il faut bien qu'il y ait un petit intérêt de trente ou quarante pour cent. N'est-ce pas que cela est très-juste ? Petit à petit les intérêts s'accumulent, et puis on compte les intérêts des intérêts. Cela ne se fait qu'avec les Tartares ; en Chine les lois de l'Empereur s'y opposent. Mais nous, qui sommes obligés de courir sans cesse dans la Terre des herbes, nous pouvons bien exiger l'intérêt de l'intérêt ... N'est-ce pas que cela est très-juste ? Une dette tartare ne s'éteint jamais ; elle se transmet de génération en génération. Tous les ans, on va chercher les intérêts, qui se paient en moutons, bœufs, chameaux, chevaux, etc. Cela vaut infiniment mieux que l'argent. Nous prenons les animaux des Tartares à bas prix, et puis nous les vendons très-cher sur le marché. 0 ! la bonne chose qu'une dette tartare ! C'est une véritable mine d'or.

Ce Yao-Tchang-Ti (exigeur de dettes), tout en nous exposant son système d'exploitation, ne cessait d'accompagner ses paroles de grands éclats de rire. Il parlait très-bien la langue mongole ; son caractère était en même temps plein de souplesse et d'énergie. Il était facile de concevoir, que des débiteurs tartares devaient se trouver peu à leur aise entre ses mains. Comme il le disait lui-même, dans son langage pittoresque, c'était un véritable mangeur de Tartares.

Le jour n'avait pas encore paru, que le Yao-Tchang-Ti était sur pied. — Seigneurs Lamas, nous dit-il, je vais seller mon cheval et partir tout de suite, aujourd'hui je veux faire route avec vous. — Singulier moyen de faire route avec le monde, que de partir quand on n'est pas encore levé. —Ah-ya, ah-ya ! avec vos chameaux, vous autres, vous allez vite ; vous m'aurez bientôt attrappé. Nous arriverons ensemble à l' Enceinte-Blanche, Tchagan-Kouren. Il partit, et nous continuâmes à reposer jusqu'au lever du soleil.

Cette journée nous fut funeste, nous eûmes à déplorer une perte ; après quelques heures de marche, nous nous aperçûmes qu'Arsalan ne suivait plus la caravane. Nous fîmes une halte, et Samdadchiemba monté sur son petit mulet noir rebroussa chemin pour aller à la découverte. Il parcourut tous les villages que nous avions rencontrés sur notre route ; mais ses recherches furent inutiles, il revint sans avoir trouvé Arsalan. — Ce chien était chinois, dit Samdadchiemba, il n'était pas accoutumé à la vie nomade ; il se sera fatigué de courir le désert, et aura pris du service dans les terres cultivées... Que faut-il faire ? faut-il attendre encore  ? — Non, partons ; il est déjà tard, et il y a encore loin d'ici à l' Enceinte-Blanche. — S'il n'y a pas de chien, hé bien, soit ; qu'il n'y ait pas de chien ; est-ce que nous ne pourrons pas faire route sans lui ? Après ces paroles sentimentales de Samdadchiemba, nous nous remîmes en route.

Tout d'abord la perte d'Arsalan nous contrista un peu ; nous étions accoutumés à le voir aller et venir dans les prairies, se jouer à travers les grandes herbes, courir après les écureuils gris, et donner l'épouvante aux aigles qui se posaient dans la plaine. Ses évolutions continuelles servaient à rompre la monotonie des pays que nous parcourions, et abrégeaient en quelque sorte la longueur de la route. Sa fonction de portier était surtout un titre à nos regrets. Cependant, après que nos premiers mouvements de sensibilité furent passés, une mûre réflexion vint nous faire comprendre que cette perte n'était pas tout-à-fait aussi grande que nous l'avions d'abord imaginé. A mesure que nous avions fait des progrès dans la vie nomade, notre appréhension des voleurs s'était diminuée. Arsalan d'ailleurs faisait assez mal son office de gardien ; des marches journalières et forcées lui donnaient pendant la nuit un sommeil que rien ne pouvait troubler. La chose allait si loin, que tous les matins nous avions beau aller et venir pour plier la tente et charger nos chameaux, Arsalan était toujours à l'écart, étendu parmi les herbes, et dormant d'un sommeil de plomb. Nous étions obligés de lui donner des coups pour l'avertir que la caravane allait se mettre en route. Une fois, un chien vagabond fit sans aucune opposition son entrée dans notre tente pendant la nuit, et eut le temps de dévorer notre bouillie de farine d'avoine, plus une chandelle, dont nous trouvâmes la mèche et quelques débris hors de la tente. Une considération d'économie finit enfin par calmer entièrement notre chagrin ; il fallait tous les jours à Arsalan une ration de farine, pour le moins aussi grosse que celle de chacun de nous. Or nous n'étions pas assez riches pour avoir continuellement assis à notre table un hôte de trop bon appétit, et dont les services étaient incapables de compenser les dépenses qu'il nous occasionnait.

D'après les renseignements qu'on nous avait donnés, nous devions arriver ce jour-là même à l' Enceinte-Blanche. Le soleil s'était déjà couché, et nous avions beau regarder au loin devant nous, on n'apercevait rien poindre à l'horizon qui annonçât la présence d'une ville. Enfin, nous découvrîmes dans le lointain comme des nuages épais de poussière qui semblaient s'avancer vers nous. Peu à peu nous vîmes clairement se dessiner les grandes formes de nombreux chameaux conduits par des commerçants turcs ; ils transportaient à Péking des marchandises venues des provinces de l'ouest. L'aspect de notre petite caravane était bien misérable à côté de cette interminable file de chameaux, tous chargés de caisses enveloppées de peaux de buffle. Nous demandâmes au conducteur qui ouvrait la marche, si nous étions encore loin de Tchagan-Kouren. — Vous voyez ici, dit-il en riant malicieusement, un bout de notre caravane ; l'autre extrémité n'est pas encore sortie de la ville. — Merci, lui répondîmes-nous, dans ce cas nous serons bientôt arrivés. — Oui, bientôt, vous avez tout au plus une quinzaine de lis. — Comment cela quinze lis? pourquoi dis-tu que tous tes chameaux ne sont pas encore sortis de Tchagan-Kouren ? — Ce que je dis est vrai, mais vous ne savez pas que nous conduisons au moins dix-mille chameaux. — S'il est ainsi, nous n'avons pas de temps à perdre ; bonne route, allez en paix ; et nous pressâmes aussitôt notre marche.

Ces chameliers avaient sur leur figure, noircie par le soleil, quelque chose de sauvage et de misanthrope. Enveloppés des pieds à la tête avec des peaux de bouc, ils étaient placés entre les bosses de leurs chameaux, à peu près comme des ballots de marchandises ; à peine s'ils daignaient tourner la tête pour nous regarder. Cinq mois de marche à travers le désert les avait presque entièrement abrutis. Tous les chameaux de cette fameuse caravane portaient suspendues à leur cou des cloches thibétaines, dont le son argentin et varié produisait une musique harmonieuse, et qui contrastait avec la physionomie morne et taciturne des chameliers. Notre marche pourtant les forçait bien quelquefois à rompre le silence ; le malin Dchiahour avait trouvé moyen de les contraindre à faire attention à nous. Quelques chameaux, plus timides que les autres, s'etfarouchaient à la vue de notre petit mulet, qu'ils prenaient sans doute pour une bête fauve. Cherchant alors à s'échapper du côté opposé, ils entraînaient dans leur fuite les chameaux qui les suivaient ; de sorte que la caravane prenait par cette manœuvre la forme d'un arc immense. Ces brusques évolutions réveillaient un peu les chameliers de leur morne assoupissement ; ils faisaient entendre un sourd grommèlement, et nous lançaient un regard sinistre pendant qu'ils ramenaient la file au milieu de la route. Samdadchiemba, au contraire, riait aux éclats ; nous avions beau lui crier de se tenir un peu à l'écart, pour ne pas effaroucher les chameaux, il faisait la sourde oreille. Le débandement de la caravane était pour lui un ravissant spectacle, et c'était à dessein qu'il faisait incessamment caracoler son petit mulet noir.

Le premier chamelier ne nous avait pas trompés. Sa file de chameaux était en effet interminable. Nous marchâmes jusqu'à la nuit, resserrés à notre droite par la chaîne des rochers, et à notre gauche par la caravane qui s'avançait sous la forme d'une barrière ambulante, et quelquefois, grâce à Samdadchiemba, comme une grande spirale.

Il était nuit close, et nous étions encore en chemin, sans trop savoir où nous nous dirigions. Nous rencontrâmes un Chinois monté sur un âne, et qui s'en allait précipitamment. — Frère aîné, lui dîmes-nous, est-ce que 1' Enceinte-Blanche est encore loin ? — Non, frères, vous en êtes tout près. Voyez-vous, là-bas, scintiller ces lumières, ce sont celles de la ville ; vous n'avez que cinq lis de route .... C'était beaucoup que cinq lis, pendant la nuit, et dans un pays inconnu ; mais il fallut se résigner. Le ciel devenait de plus en plus bas et noir. Point de lune, point même d'étoiles pour éclairer un peu notre marche. Il nous semblait que nous marchions dans un ténébreux chaos et parmi des abîmes. Nous prîmes le parti d'aller à pied, dans l'espoir de voir un peu plus clair. Mais ce fut le contraire : nous faisions quelques pas lentement et comme à tâtons, puis, tout à coup, nous nous rejettions en arrière, de peur de heurter des montagnes ou de hautes murailles, qui paraissaient sortir subitement d'un abîme et se dresser devant nos yeux. Bientôt nous fûmes ruisselants de sueur, et contraints de remonter sur nos animaux, dont la vue était plus sûre que la nôtre. Par bonheur que les charges de nos chameaux étaient solidement attachées. Quelle misère si, au milieu de ces ténèbres, les bagages eussent chaviré, comme il arrivait souvent pendant les premiers jours de notre voyage !

Nous arrivâmes à Tchagan-Kouren, sans pour cela voir diminuer encore notre embarras. Nous étions dans une grande ville ; les auberges devaient y être nombreuses, mais où aller les chercher ? Toutes les portes étaient fermées et personne dans les rues. Les chiens nombreux qui aboyaient et couraient après nous étaient les seuls indices que nous étions dans une ville habitée, et non pas dans une nécropole. Enfin, après avoir parcouru au hasard plusieurs rues désertes et silencieuses, nous entendîmes de grands coups de marteau résonner en cadence sur une enclume. Nous nous dirigeâmes de ce côté, et bientôt une grande lueur, une fumée épaisse, et des projectiles embrasés qui jaillissaient dans la rue, nous annoncèrent que nous avions fait la découverte d'une boutique de forgerons. Nous nous présentâmes à la porte, et nous priâmes très-humblement tous nos frères les forgerons de vouloir bien nous indiquer une auberge. D'abord on se permit quelques railleries sur les Tartares et sur les chameaux ; puis un garçon de la forge alluma une torche et sortit pour nous trouver un gîte.

Après avoir longtemps frappé et appelé à une première auberge, un homme se décida enfin à paraître. Il entr'ouvrit sa porte et se mit à parlementer avec notre guide. Malheureusement, pendant ce temps-là, un de nos chameaux, vexé par un chien qui lui mordait les jambes, s'avisa de pousser un grand cri. L'aubergiste leva la tête, jeta un coup d'œil sur la pauvre caravane et referma soudain sa porte. Dans toutes les auberges où nous nous adressâmes, nous fûmes accueillis à peu près de la même manière. Aussitôt qu'on s'apercevait qu'il était question de loger des chameaux, on nous répondait, sans tergiverser, qu'il n'y avait pas de place. C'est que ces animaux sont, en effet, d'un grand embarras dans les auberges, et souvent la cause de grands désordres. Leur forme colossale et bizarre épouvante tellement les chevaux, que souvent les voyageurs chinois, en entrant dans une hôtellerie, posent la condition qu'on n'y recevra pas de caravane tartare. Notre guide, ennuyé de voir tous ses efforts inutiles, nous souhaita une bonne nuit et s'en retourna dans sa forge.

Nous étions brisés de faim, de soif et de fatigue ; car il y avait longtemps que nous allions et venions au milieu d'une obscurité profonde, parcourant toutes les rues, sans trouver un endroit où nous pussions prendre un peu de repos. Dans cette triste et fâcheuse position, nous ne vîmes d'autre parti à prendre, que d'aller nous blottir, nous et nos animaux, dans quelque recoin, et d'attendre là, avec patience et pour l'amour de Dieu, que la nuit fût passée. Nous en étions à cette magnifique impression de voyage, lorsque nous entendîmes partir d'un enclos voisin des bêlements de moutons. Nous nous décidâmes à une dernière tentative. Nous allâmes heurter à la porte, qui s'ouvrit aussitôt. — Frère, ceci est-ce une auberge ? — Non, c'est une bergerie.... Vous autres qui êtes-vous ? — Nous sommes des voyageurs. La nuit nous a surpris en chemin ; lorsque nous sommes entrés dans la ville, toutes les auberges étaient fermées ; personne ne veut nous recevoir .... Pendant que nous parlions ainsi, un vieillard s'avança, tenant à la main, pour s'éclairer une grosse branche enflammée. Aussitôt qu'il eut aperçu nos chameaux et notre costume... Mendou ! Mendou ! s'écria-l-il, seigneurs Lamas, entrez ici. Dans la cour il y a de la place pour vos animaux ; ma maison est assez grande ; vous vous reposerez ici pendant quelques jours ... Nous avions rencontré une famille tartare, nous étions sauvés ! Mettre bas nos bagages et attacher nos animaux à des poteaux fut fait en un instant. Nous allâmes enfin nous asseoir autour du foyer mongol, où le thé au lait nous attendait. Frères, dîmes-nous au vieillard, il serait superflu de te demander si c'est à des Mongols que nous devons aujourd'hui l'hospitalité. — Oui, seigneurs Lamas, toute la maison est mongole. Depuis longtemps nous n'habitons plus sous la tente, Nous sommes venus bâtir ici une demeure pour faire le commerce des moutons. Hélas ! insensiblement nous sommes devenus chinois. — Votre manière de vivre a subi, il est vrai, quelque changement, mais votre cœur est toujours demeuré tartare ... Dans tout Tchayan-Kouren, nous n'avons pas rencontré une seule auberge chinoise qui ait voulu nous recevoir. — Ici le Tartare poussa un profond soupir, et secoua tristement la tête.

La conversation ne fut pas longue. Le chef de famille, qui avait remarqué l'excessive fatigue dont nous étions accablés, avait déroulé un large tapis de feutre, dans un coin de la salle ; nous nous y étendîmes, en nous faisant un oreiller de notre bras, et dans un instant nous fûmes endormis d'un sommeil profond. Probablement nous serions demeurés dans la même position jusqu'au lendemain matin, si Samdadchiemba n'était venu nous secouer pour nous avertir que le souper était prêt. Nous allâmes nous placer à côté de l'âtre, où nous trouvâmes deux grandes tasses de lait, des pains cuits sous la cendre, et quelques côtelettes de mouton bouilli, le tout disposé sur un escabeau qui servait de table. C'était magnifique ! Après avoir soupé lestement et d'excellent appétit, nous échangeâmes une prise de tabac avec la famille, et nous retournâmes prendre notre sommeil où nous l'avions quitté.

Le lendemain il était grand jour quand nous nous levâmes. La veille nous n'avions eu ni le temps ni la force de parler de notre voyage ; aussi nous nous hâtâmes de communiquer notre itinéraire au Tartare, et de lui demander ses conseils. Aussitôt que nous eûmes dit que notre projet était de traverser le fleuve Jaune, et de continuer notre route à travers le pays des Ortous, des exclamations s'élevèrent de toute part. — Ce voyage est impossible, dit le vieux Tartare ; le fleuve Jaune a débordé, depuis huit jours, d'une manière affreuse : les eaux ne sont pas encore retirées, elles inondent toute la plaine. ... Cette nouvelle nous fit frissonner ; car nous n'étions nullement préparés à trouver à Tchagan-Kouren un si sérieux obstacle. Nous savions bien que nous aurions à passer le fleuve Jaune, peut-être sur une mauvaise barque, et que cela serait d'un grand embarras à cause de nos chameaux ; mais nous n'avions jamais pensé nous trouver en présence du Hoang-Ho, à l'époque d'un de ses plus fameux débordements. Outre que la saison des grandes pluies était passée depuis longtemps, cette année, la sécheresse avait été à peu près générale. Ainsi il avait été impossible de s'attendre à une pareille crue d'eau. Cet événement surprenait aussi beaucoup les gens du pays ; car annuellement les débordements avaient lieu vers la sixième ou la septième lune.

Dès que nous eûmes appris cette fâcheuse nouvelle, nous nous dirigeâmes promptement hors la ville, afin d examiner par nous-mêmes, si les récits que nous avions entendus n'étaient pas exagérés. Bientôt nous pûmes nous convaincre qu'on nous avait dit exactement la vérité. Le fleuve Jaune était devenu comme une vaste mer, dont il était impossible d'apercevoir les limites. On voyait seulement de loin en loin, des ilots de verdure, des maisons, et quelques petits villages qui semblaient flotter sur les eaux. Nous consultâmes plusieurs personnes sur le parti que noua avions à prendre en cette déplorable circonstance. Mais les opinions n'étaient guère unanimes. Les uns disaient qu'il était inutile de penser à poursuivre notre route: que, dans les endroits d'où les eaux s'étaient retirées, la vase était si glissante et si profonde, que les chameaux ne pourraient pas avancer ; que nous avions surtout à redouter les plaines, encore inondées, où l'on rencontrait, presque à chaque pas, des précipices. D'autres avaient des paroles moins sinistres à nous dire ; ils nous assuraient que nous trouverions des barques, disposées d'étape en étape, pendant trois jours ; qu'il en coûterait peu de chose pour faire transporter les hommes et les bagages ; quant aux animaux, ils pourraient facilement suivre dans l'eau jusqu'à la grande barque, qui nous ferait passer le lit du fleuve.

L'état de la question ainsi posé, il fallait prendre un parti. Rebrousser chemin nous paraissait chose moralement impossible. Nous nous étions dit que, Dieu aidant, nous irions jusqu'à Lha-Ssa, en passant par-dessus tous les obstacles. Tourner le fleuve en remontant vers le nord, cela augmentait de beaucoup la longueur de notre route, et nous contraignait du plus à traverser le grand désert de Gobi. Demeurer à Tchagan-Kouren, et attendre patiemment pendant un mois que les eaux se fussent entièrement retirées, et que le terrain fût devenu assez sec pour présenter aux pieds de nos chameaux un chemin sûr et facile ; ce parti pouvait paraître assez prudent d'une part, mais de l'autre il nous exposait à de graves inconvénients. Nous ne pouvions vivre longtemps dans une auberge avec cinq animaux, sans voir diminuer et maigrir à vue d'œil notre petite bourse. Restait un quatrième parti, celui de nous mettre exclusivement sous la protection de la Providence, et d'aller en avant, en dépit des bourbiers et des marécages. Il fut adopté, et nous retournâmes au logis faire nos préparatifs de départ.

Tchagan-Kouren est une grande et belle ville toute nouvellement bâtie. Elle ne se trouve pas marquée sur la carte de Chine éditée par M. Andriveau-Goujon. Cela vient sans doute de ce qu'elle n'existait pas encore au temps où les anciens PP. Jésuites, résidant à Péking, furent chargés par l'empereur Khang-Hi de tracer les cartes de l'empire. Nulle part, en parcourant la Chine, la Mantchourie et la Mongolie, nous n'avons rencontré de ville semblable à celle de l' Enceinte-Blanche. Les rues sont larges, propres, et peu tumultueuses ; les maisons régulières, et d'une tournure assez élégante, témoignent de l'aisance des habitants. On rencontre quelques grandes places, ornées d'arbres magnifiques. Cela nous a d'autant plus frappés, qu'on ne voit jamais rien de semblable dans les villes de Chine. Les boutiques, tenues avec propreté, sont assez bien fournies des produits de la Chine, et quelquefois même de marchandises européennes venues par la Russie. Cependant la proximité de la Ville-Bleue nuit beaucoup au commerce de Tchagan-Kouren. Les Tartares se rendent toujours plus volontiers à Koukou-Hote, dont l'importance commerciale est depuis longtemps connue dans toutes les contrées mongoles.

La visite de Tchagan-Kouren nous avait pris beaucoup plus de temps que nous avions d'abord résolu d'y consacrer. Il était près de midi, quand nous rentrâmes à la maison tartare qui nous donnait l'hospitalité. Nous trouvâmes Samdadchiemba impatienté et de mauvaise humeur. Il nous demanda l'ordre du jour avec un laconisme affecté. — Aujourd'hui, lui répondimes-nous, il est trop tard pour nous mettre en route ; demain nous partirons, et ce sera par les Ortous : on dit qu'à cause de l'inondation il n'y a plus de route, hé bien, nous en ferons une. — Ces paroles déridèrent subitement le front de notre Dchiahour. — Voilà qui est bien, dit-il ; voilà qui est bien ! Quand on entreprend un voyage comme le nôtre, on ne doit pas avoir pour des cinq éléments. Ceux qui ont peur de mourir en route, ne doivent pas franchir le seuil de la porte ; voilà la règle. ... Le Tartare de la bergerie voulut se hasarder à faire quelques objections contre notre projet ; mais Samdadchiemba ne nous laissa pas la peine d'y répondre : il s'empara de la parole, et le réfuta victorieusement : il alla même jusqu'à se permettre quelques propos durs et railleurs envers ce bon vieillard. — On voit bien, lui dit-il, que tu n'es plus qu'un Kitat. Tu crois maintenant que, pour pouvoir se mettre en route, il est nécessaire que la terre soit sèche et que le ciel soit bleu. Tiens, tu viens de dire des paroles qui prouvent que tu n'es plus un homme mongol. Bientôt on te verra aller garder tes moutons avec un parapluie sous le bras et un éventail à la main. ... Personne n'osa plus argumenter avec le Dchiahour ; et il fut arrêté que le lendemain nous mettrions à exécution notre plan, aussitôt que l'aube commencerait à blanchir.

Le reste de la journée fut employé à faire quelques provisions de bouche. Dans la crainte de rester plusieurs jours au milieu des plaines inondées, et d'y manquer de chauffage, nous préparâmes une grande quantité de petits pains frits dans la graisse de mouton ; nos animaux ne furent pas oubliés, ils eurent part aussi à notre sollicitude. La route allant devenir fatigante et difficile ; nous leur servîmes à discrétion, pendant la soirée et pendant la nuit du meilleur fourrage que nous pûmes trouver à acheter. De plus, aussitôt que le jour parut, on distribua généreusement à chacun d'eux un solide picotin d'avoine.

Nous nous mîmes en marche le cœur plein de courage et de confiance en Dieu. Le vieux Tartare, qui nous avait si cordialement logés chez lui, voulut nous faire la conduite jusqu'au dehors de la ville. Là, il nous fit remarquer dans le lointain une longue traînée de vapeurs épaisses qui semblaient fuir d'occident en orient : elles marquaient le cours dn fleuve Jaune. — A l'endroit où vous apercevez ces vapeurs, nous dit le Tartare, il y a une grande digue qui sert à contenir le fleuve dans son lit, lorsque la crue des eaux n'est pas extraordinaire. Maintenant cette digue est à sec. Lorsque vous y serez parvenus, vous la remonterez jusqu'à cette petite pagode que vous voyez là-bas sur votre droite ; c'est là que vous trouverez une barque qui vous portera de l'autre côté du fleuve Jaune. Ne perdez pas de vue cette petite pagode, et vous ne vous égarerez pas. ... Après avoir remercié ce bon vieillard de toutes les attentions qu'il avait eues pour nous, nous continuâmes notre route.

Bientôt nous nous trouvâmes engagés dans des champs remplis d'une eau jaunâtre et croupissante. Devant nous, l'œil n'apercevait que des marais immenses, seulement entrecoupés de distance en distance par quelques petites digues que les eaux avaient depuis peu abandonnées. Les laboureurs de ces contrées avaient été forcés de se faire bateliers, et on les voyait se transporter d'un endroit à un autre, montés sur des nacelles qu'ils conduisaient à travers leurs champs. Nous avancions pourtant au milieu de ces terres inondées, mais c'était toujours avec une lenteur et une peine inexprimables. Nos pauvres chameaux étaient hors d'eux-mêmes ; la molle terre glaise qu'ils rencontraient partout sous leurs pas, ne leur permettait d'aller que par glissades. A voir leur tête se tourner incessamment de côté et d'autre avec anxiété ; à voir leurs jambes frissonner et la sueur ruisseler partout leurs corps, on eût dit à chaque instant qu'ils allaient défaillir.

Il était près de midi quand nous arrivâmes à un petit village ; nous n'avions fait encore qu'une demi-lieue de chemin, mais nous avions parcouru tant de circuits, nous avions décrit tant de zig-zag dans notre pénible marche, que nous étions épuisés de fatigue. A peine fûmes-nous parvenus à ce village, qu'un groupe de misérables à peine recouverts de quelques haillons nous environna, et nous escorta jusqu'à une grande pièce d'eau devant laquelle nous fûmes contraints de nous arrêter ; il n'y avait plus moyen d'avancer ; ce n'était de toute part qu'un lac immense qui s'étendait jusqu'à la digue qu'on voyait s'élever sur les bords du fleuve Jaune. Quelques bateliers se présentèrent et nous demandèrent si nous désirions passer l'eau. Ils s'engageaient à nous conduire jusqu'à la digue ; de là, disaient-ils, nous pourrions aller facilement jusqu'à la petite pagode, où nous trouverions un bac... Nous demandâmes au patron de la barque combien il prendrait de sapèques pour cette traversée. — Peu de chose, dit-il, presque rien. Nous pourrons prendre sur nos barques les hommes, les bagages, le cheval et le mulet ; un homme conduira les chameaux à travers le lac ; nos barques sont trop petites pour les recevoir. Vraiment, c'est bien peu de sapèques pour tant de travail, c'est endurer beaucoup de misère pour rien. — Tu as raison, c'est beaucoup de travail, on ne te dit pas le contraire ; mais enfin prononce quelques paroles qui soient un peu claires. Combien exiges-tu de sapèques ? — Oh! presque rien ; nous sommes tous des frères ; vous êtes des voyageurs, nous comprenons tout cela, nous autres. Tenez, nous devrions vous prendre gratis sur notre barque, ce serait notre devoir... ; mais voyez nos habits, nous autres nous sommes pauvres ; notre barque est tout notre avoir ; il faut bien qu'elle nous fasse vivre : cinq lis de navigation, trois hommes, un cheval, un mulet, des bagages... ; tenez, parce que vous êtes des gens de religion, nous ne prendrons que deux mille sapèques ... Le prix était exorbitant ; nous ne répondîmes pas un seul mot. Nous tirâmes nos animaux par la bride, et nous rebroussâmes chemin, feignant de nous en retourner. A peine eûmes-nous fait une vingtaine de pas que le patron courut après nous. — Seigneurs Lamas, est-ce que vous ne voulez pas passer l'eau sur ma barque ? — Si, lui répondîmes-nous sèchement ; mais tu es trop riche sans doute pour endurer un peu de misère. Si tu voulais louer ta barque, est-ce que tu demanderais deux mille sapèques ? —Deux mille sapèques, c'est le prix que je fais, moi ; vous autres, dites au moins combien. — Si tu veux cinq cents sapèques, partons vite ; il est déjà tard. — Revenez, Seigneurs Lamas, venez à l'embarcadère ; et il se saisit, en disant ces mots, du licou de nos animaux. Nous pensions que le prix était définitivement conclu ; mais à peine fûmes-nous arrivés sur les bords du lac, que le patron cria à un de ses compagnons. — Voyons, arrive ici ; aujourd'hui notre destiné e est mauvaise ; il faut que nous endurions beaucoup de misère pour bien peu de chose. Nous allons ramer pendant cinq lis, et au bout du compte nous aurons mille et cinq cents sapèques à partager entre huit. — Mille et cinq cents sapèques, dîmes-nous ? ceci est une moquerie ; nous partons... ; et nous rebroussâmes chemin pour la seconde fois. Des entremetteurs, personnages inévitables dans toutes les affaires chinoises, se présentèrent et se chargèrent de régler le prix. Il fut enfin décidé que nous dépenserions huit cents sapèques : la somme était énorme ; mais nous n'avions pas d'autre moyen de poursuivre notre route. Ces bateliers le comprenaient ; aussi tirèrent-ils le meilleur parti possible de notre position.

L'embarquement se fit avec une remarquable activité, et bientôt nous quittâmes le rivage. Pendant que nous avancions à force de rames sur la surface du lac, un homme monté sur un chameau, et tirant les deux autres après lui, suivait le chemin tracé par une petite enbarcation que gouvernait un marinier. Celui-ci était obligé de sonder continuellement la profondeur de l'eau, et le chamelier devait être très-attentif à diriger sa marche dans l'étroit sillage de la nacelle conductrice, de peur d'aller s'engloutir dans les gouffres cachés sous l'eau. On voyait les chameaux avancer à petits pas, dresser leur long cou, et quelquefois ne laisser apercevoir au-dessus du lac que leurs têtes et les extrémités de leurs bosses. Nous étions dans une continuelle anxiété ; car ces animaux ne sachant pas nager, il eût suffi d'un mauvais pas pour les faire disparaître au fond de l'eau.

Grâce à la protection de Dieu, tout arriva heureusement à la digue qu'on nous avait indiquée. Les bateliers, après nous avoir aidés à replacer à la hâte nos bagages sur les chameaux, nous indiquèrent le point vers lequel nous devions nous rendre. — Voyez-vous à droite ce petit miao (pagode) ? A quelques pas du miao, voyez-vous ces cabanes en branches et ces filets noirs suspendus à de longues perches ?... C'est là que vous trouverez le bac pour passer le fleuve. Marchez en suivant le bas de cette digue, et allez en paix.

Après avoir cheminé péniblement pendant une demi-heure le long de cette digue, nous arrivâmes au bac. Les bateliers vinrent aussitôt à nous. — Seigneurs Lamas, nous dirent-ils, vous avez sans doute dessein de passer le Hoang-ho... Mais voyez, ce soir la chose est impossible, le soleil est sur le point de se coucher. — Vos paroles sont sensées, nous traverserons demain à l'aube du jour. Cependant, ce soir, parlons du prix ; demain nous ne perdrons pas de temps à délibérer. — Ces bateliers chinois eussent préféré attendre au lendemain, pour discuter ce point important. Ils espéraient que nous offririons une plus grosse somme quand nous serions sur le moment de nous embarquer. Dès l'abord, leurs exigences furent folles. Par bonheur il y avait deux barques qui se faisaient concurrence, sans cela nous étions ruinés. Le prix fut enfin fixé à mille sapèques. Le trajet n'était pas long, il est vrai ; car le fleuve était presque rentré dans son lit : mais les eaux étaient très-rapides, et de plus, les chameaux devaient monter sur le bateau. La somme,assez forte en elle-même nous parut pourtant convenable, vu la difficulté et la peine de la traversée.

Quand les affaires furent terminées, nous songeâmes au moyen de passer la nuit. Il ne fallait pas penser à aller chercher un asile dans ces cabanes de pêcheurs ; lors mome que le local eût été assez vaste, nous aurions eu une répugnance insurmontable à placer nos effets, pour ainsi dire, entre les mains de ces gens. Nous connaissions assez les Chinois, pour ne pas trop nous fier à leur probité. Nous cherchâmes donc à dresser quelque part notre tente. Mais nous eûmes beau tourner et retourner, partout, aux environs, il nous fut impossible de découvrir un emplacement suffisamment sec. La vase ou les eaux stagnantes recouvraient le sol presque sur tous les points. A une centaine de pas loin du rivage était un petit miao ou temple d idoles. On s'y rendait par un chemin étroit mais très-élevé. Nous y allâmes pour voir si nous ne pourrions pas y trouver un lieu de refuge. Tout était à souhait. Un portique, soutenu par trois colonnes en pierre, précédait la porte d'entrée, fermée avec un gros cadenas. Ce portique, construit en granit, s'élevait à quelques pieds au-dessus du sol, et on y montait à gauche, à droite et sur le devant, par cinq degrés. Nous décidâmes que nous y passerions la nuit. Samdadchiemba nous demanda si ce ne serait pas une superstition monstrueuse, d'aller dormir sur les marches d'un miao. Quand nous eûmes levé ses scrupules, il fit des réflexions philosophiques. Voilà, disait-il, un miao qui a été construit par les gens du pays, en l'honneur du Dieu du fleuve. Cependant quand il a plu dans le Thibet, le Pou-sa n'a pas le pouvoir de le préserver de l'inondation. Pourtant ce miao sert aujourd'hui à abriter deux Missionnaires de Jéhovah, et c'est la seule utilité qu'il aura eue. ... Notre Dchiahour, qui tout d’abord avait eu des scrupules d’aller loger sous le portique de ce temple idolâtrique, trouva ensuite cela magnifique ; il riait sans cesse du contraste que la chose lui présentait.

Après avoir bien arrangé notre bagage sur cet étrange campement, nous allâmes réciter notre rosaire sur les bords du Hoang-Ho. La lune était brillante, et éclairait cet immense fleuve, qui roulait, sur un sol plat et uni, ses eaux jaunâtres et tumultueuses. Le Hoang-Ho est, sans contredit, un des plus beaux fleuves qu’il y ait au monde. Il prend sa source dans les montagnes du Thibet, et traverse le Koukou-Nor, pour entrer dans la Chine, par la province du Kan-Sou. Il en sort en suivant les pieds sablonneux des monts Alécha, entoure le pays des Ortous, et après avoir arrosé la Chine d’abord du nord au midi, puis d’occident en orient, il va se jeter dans la mer Jaune. Les eaux du Hoang-Ho, pures et belles à leur source, ne prennent une teinte jaunâtre qu’après avoir traversé les sablières des Alécha et des Ortous. Elles sont presque toujours de niveau avec le sol qu’elles parcourent ; et c’est à ce défaut général d’encaissement, qu’on doit attribuer les inondations si désastreuses de ce fleuve. Cependant ces terribles crues d’eau, qui sont si funestes en Chine, ne nuisent que faiblement aux Tartares nomades. Quand les eaux grandissent, ils n’ont qu’à ployer leur tente, et à conduire ailleurs leurs troupeaux (1)[1].

Quoique ce fleuve Jaune, aux allures si sauvages, nous eût déjà beaucoup contrariés, nous aimions à nous promener pendant la nuit sur ses bords solitaires, et à prêter l’oreille au murmure solennel de ses ondes majestueuses. Nous en étions à ces contemplations des grands tableaux de la nature, lorsque Samdadchiemba vint nous rappeler au positif de la vie, en nous annonçant prosaïquement que notre farine d’avoine était cuite. Nous le suivîmes pour aller prendre notre repas, qui fut aussi court que peu somptueux. Ensuite nous étendîmes nos peaux de bouc, sous le portique, de manière à décrire un triangle, au centre duquel nous empilâmes tout notre bagage. Car nous ne pensions nullement que la sainteté du lieu fût capable d’arrêter les filous, s’il s’en fût trouvé aux environs.

Comme nous l’avons dit plus haut, le petit miao était dédié à la divinité du fleuve Jaune. L’idole, placée sur un piédestal en briques grises, était hideuse, comme toutes celles qu’on rencontre ordinairement dans les pagodes chinoises. Sur une figure large, aplatie, et de couleur vineuse, s’élevaient en bosse deux yeux gros et saillants comme des œufs de poule, qu'on aurait placés, la pointe en l'air, dans les orbites. D'épais sourcils, au lieu de se dessiner horizontalement, partaient du bas des oreilles et allaient se joindre au milieu du front, de manière à former un angle obtus. L'idole était coiffée d'une espèce de conque marine, et brandissait, d'un air menaçant, une épée en forme de scie. Ce pou-sa avait, à droite et à gauche, deux petits acolytes qui lui tiraient la langue, et paraissaient se moquer de lui,

Au moment où nous allions nous coucher, nous vîmes venir vers nous un homme tenant à la main une petite lanterne de papier peint. Il ouvrit la porte en grillage qui fermait l'enceinte du miao, se prosterna trois fois, brûla de l'encens dans les cassolettes et alluma un lampion aux pieds de l'idole. Ce personnage n'était pas bronzé. Ses cheveux qui descendaient en tresse, et ses habits bleus, témoignaient qu'il était homme du monde. Quand il eut achevé ses cérémonies idolâtriqucs, il vint à nous. — Je vais, nous dit-il, laisser la porte ouverte ; vous serez mieux de coucher dans l'intérieur que sous le portique. — Merci, lui répondîmes-nous, referme ta porte ; nous sommes très-bien ici .. Pourquoi viens-tu de brûler de l'encens? Quelle est l'idole de ce petit miao ? — C'est l'esprit du Hoang-Ho qui habite ce miao. Je viens de brûler de l'encens afin que la pêche soit abondante, et que l'on puisse naviguer en paix. — Les paroles que tu viens de prononcer, s'écria l'insolent Samdadchiemba, ne sont que du hou-choue ( des paroles absurdes). Comment se fait-il que ces jours derniers, quand l'inondation est venue, les eaux soient entrées dans le miao et que ton pou-sa soit couvert de boue ?

A cette apostrophe imprévue, cette espèce de marguillier païen se sauva à toutes jambes. Cela nous étonna beaucoup ; mais le lendemain nous en eûmes l'explication.

Nous nous étendîmes enfm sur nos peaux de bouc, et nous essayâmes de prendre un peu de repos. Le sommeil ne vint que lentement, et par intervalles. Placés entre de vastes mares d'eau et le lit du grand fleuve, nous ressentîmes, pendant la nuit entière, un froid vif et glaçant, qui nous pénétrait les membres jusqu'à la moelle des os. Le ciel fut pur et serein, et le matin en nous levant nous aperçûmes les marécages d'alentour recouverts d'une assez forte couche de glace. Nous fimes promptement nos préparatifs de départ ; mais en recueillant tous nos effets, un mouchoir manqua à l'appel. Imprudemment nous l'avions placé sur le grillage qui était à l'entrée du miao, de manière à ce qu'il pendit moitié en dedans, moitié en dehors. Personne n'avait paru, excepté l'homme qui le soir était venu faire ses dévotions devant l'idole. Nous pûmes donc, sans jugement téméraire, croire qu'il était le voleur du mouchoir ; et nous comprîmes alors pourquoi il s'était vite sauvé, sans ajouter un mot de riposte à l'allocution de Samdadchiemba. Nous aurions bien pu retrouver ce filou, puisque c'était un des pêcheurs fixés sur les bords du fleuve ; mais c'eût été vainement troubler une affaire, comme disent les Chinois. Il eût fallu saisir le voleur sur le fait,

Nous chargeâmes notre bagage sur les chameaux, et nous nous rendîmes en caravane au bord du fleuve. Nous eussions déjà voulu être à la fin de cette journée, que nous prévoyions devoir être remplie de misères et de difficultés de tout genre. Les chameaux craignant beaucoup l'eau, il est quelquefois absolument impossible de les faire monter sur une barque : on leur déchire le nez, on les meurtrit de coups, sans pouvoir les faire avancer d'un pas ; on les tuerait plutôt. La barque que nous avions devant nous semblait surtout nous présenter des obstacles presque insurmontables ; elle n'était pas plate et large, comme celles qui, d'ordinaire, servent au passage des fleuves. Ses bords étaient très-élevés, de sorte que les animaux étaient obligés de sauter par-dessus, au risque et péril de se casser les jambes. Quand il s'agissait de faire passer une charrette, c'était bien autre chose : il fallait d'abord commencer par la démonter complétement, et puis embarquer les pièces à force de bras.

Les bateliers s'emparaient déjà de nos effets, pour les transporter sur leur abominable locomotive ; mais nous les arrêtâmes. — Attendez un instant, leur dîmes-nous ; il faut avant tout essayer de faire passer les chameaux ; car, s'ils ne veulent pas entrer, il est inutile de transporter le bagage. — D'où viennent donc vos chameaux, pour qu'ils ne sachent pas monter sur des barques ? — Peu importe de savoir d'où ils viennent... ; ce que nous te disons, c'est que cette grande chamelle blanche n'a jamais voulu passer aucun fleuve, même sur une barque plate. — Barque plate ou non plate, grande ou petite chamelle, il faudra bien que tout passe... ; et en disant ces mots il courut dans son bateau s'emparer d'une énorme barre. — Empoigne la ficelle, dit-il à son compagnon, et pince un peu le nez de cette grande bête ; on verra si on ne parviendra pas à la faire asseoir dans notre maison. — Pendant qu'un homme placé dans la barque tirait de toutes ses forces la corde qui était attachée au nez du chameau, un autre lui donnait de grands coups de barre sur les jambes de derrière, afin de le faire avancer. Tout était inutile : le pauvre animal poussait des cris perçants et douloureux, et tendait son long cou ; le sang ruisselait de ses narines, ses jambes s'agitaient avec frémissement, mais c'était tout ; il n'avançait pas d'un pouce. Au reste, il avait bien peu de chemin à faire pour entrer dans la barque : ses pieds de devant en touchaient les rebords, et il ne lui restait plus qu'un pas à faire ; ce pas était impossible.

Nous ne pûmes tenir plus longtemps à ce spectacle. C'est assez, dîmes-nous au batelier ; c'est inutile de frapper davantage ; tu lui casseras les jambes, tu le tueras plutôt que de le faire entrer dans ta mauvaise barque. Les deux bateliers s'assirent aussitôt ; car ils étaient fatigués, l'un de tirer, et l'autre de frapper. Le chameau eut un moment de repos ; il se mit alors à vomir, et rendit près d'un tonneau d'herbes à moitié ruminées, et qui répandaient une odeur suffocante. Cependant notre embarras était extrême. Nous délibérâmes un instant pour savoir quel parti nous devions prendre dans cette misérable circonstance. Retourner à Tchagan-Kouren, y vendre nos chameaux, et acheter quelques mulets, tel fut notre premier plan. Les bateliers nous en suggérèrent un second : ils nous dirent qu'à deux journées de Tchagan-Kouren il y avait un autre endroit de passage nommé Pao-Teou ; que les barques qu'on y trouvait pour traverser le fleuve étaient plates, et tout-à-fait disposées pour les chameaux ... Ce parti nous paraissant valoir mieux que le premier, nous l'adoptâmes. Déjà nous étions occupés à replacer le bagage entre les bosses de nos chameaux, lorsque le patron se leva brusquement. — I1 faut faire encore une tentative, s'écria-t-il avec l'accent d'un homme qui vient de trouver une bonne idée ; si le moyen que j'imagine ne réussit pas, je ne m'en Occupe plus. Après avoir dit ces mots, il éclata en rires inextinguibles. — Voyons, lui dîmes-nous, si tu as trouvé un moyen, mets-le vite à exécution : le temps presse, et nous n'avons guère envie de rire, nous autres. — Prends la corde, dit-il à son compagnon, et attire tout doucement le chameau si près que tu pourras... Quand le chameau fut avancé de manière à toucher de ses genoux les bords de la barque, voilà que le batelier prend course de quelques pas et vient se ruer de tout le poids de son corps sur le derrière de la bête. Ce choc brusque, violent et inattendu fit plier les jambes du chameau. Une seconde décharge ayant suivi la première presque sans interruption, le chameau, pour éviter une chute, n'eut d'autre moyen que de lever Ses jambes de devant et de les porter dans le navire. Ce premier succès obtenu, le reste fut facile. Quelques légers tiraillements de nez et quelques petits coups suffirent pour achever l'opération. Aussitôt que la grande chamelle fut à bord, l'hilarité fut générale. On usa de la même méthode pour les deux autres chameaux qui étaient encore à terre, et bientôt tout fut embarqué de la manière la plus triomphante.

Avant de détacher la corde qui tenait la barque amarrée au rivage, le patron voulut faire accroupir les chameaux, de crainte que le mouvement de ces grandes masses ne vint à causer un naufrage. Cette opération fut une véritable comédie. Ce batelier, homme d'un caractère burlesque et impétueux, allait d'un chameau à l'autre, tiraillant tantôt celui-ci et tantôt celui-là. Aussitôt qu'il approchait, le chameau tenant en réserve dans sa bouche de l'herbe à moitié ruminée, la lui lançait au visage. Le batelier ripostait en crachant au nez du chameau. Pourtant la besogne n'avançait pas ; car l'animal qu'on était parvenu à faire accroupir se relevait aussitôt qu'il voyait qu'on le quittait pour aller à un autre : c'était un va-et-vient continuel, et toujours accompagné de crachements réciproques. Dans cette lutte acharnée, le batelier eut le dessous ; il fut bientôt habillé des pieds à la tête d'une substance verdâtre et nauséabonde, sans qu'il eût réussi pour cela à arranger ses chameaux à sa fantaisie. Samdadchiemba, qui riait jusqu'aux larmes, en voyant cette singulière manœuvre, eut enfin pitié du batelier... Va-t'en, lui dit-il, occupe-toi de ta navigation, et laisse-moi manier ces bêtes ; chacun son métier. — Le patron avait à peine démarré sa barque, que tous les chameaux étaient accroupis et serrés les uns contre les autres.

Nous voguames enfin sur les eaux du fleuve Jaune, quatre rameurs gouvernaient la barque, et ne pouvaient qu'à grand'peine résister à la violence du courant. Nous avions fait à peu près la moitié de notre navigation, lorsqu'un chameau se leva tout à coup, et secoua si rudement la barque qu'elle fut sur le point de chavirer. Le batelier, après avoir vociféré une épouvantable malédiction, nous dit de prendre garde à nos chameaux, et de les empêcher de se lever, si nous ne voulions pas être tous engloutis dans les eaux. Le danger était en effet des plus sérieux ; le chameau, mal assuré sur ses jambes, et s'abandonnant aux brusques mouvements de la barque, paraissait nous menacer d'une catastrophe. Samdadchiemba par bonheur s'en approcha avec adresse, et le fit tout doucement accroupir ; enfin, ayant eu la peur pour tout mal, nous arrivâmes de l'autre côté du fleuve.

Au moment du débarquement, le cheval impatient de se retrouver à terre, s'élança d'un bond hors de la barque ; mais s'étant heurté à un aviron, il alla tomber sur ses flancs au milieu de la vase. Le terrain n'était pas encore sec ; nous fûmes obligés de nous déchausser, et de transporter le bagage sur nos épaules, jusqu'à un monticule voisin ; là nous demandâmes aux bateliers si nous en avions encore pour longtemps avant d'avoir traversé les marécages et les bourbiers que nous apercevions devant nous. Le patron leva la tête, et, après avoir considéré un instant le soleil, il nous dit : Il sera tantôt midi ; ce soir vous arriverez au bord de la petite rivière, demain vous trouverez la terre sèche. Ce fut sur ces tristes données, que nous nous mîmes en route, dans le pays le plus détestable qu'un voyageur puisse peut-être rencontrer en ce monde.

On nous avait indiqué la direction que nous avions à suivre ; mais l'inondation ayant détruit tout chemin et tout sentier, nous ne pouvions régler notre marche que sur le cours du soleil, autant que les marécages et les fondrières nous le permettaient. Quelquefois nous faisions péniblement de longs détours pour parvenir à des endroits que nous apercevions verdir au loin, et où nous espérions trouver un terrain moins vaseux ; mais nous nous trompions souvent. Quand nous avions gagné le lieu tant désiré, nous n'avions devant nos yeux qu'une vaste étendue d'eau croupissante ; les herbes aquatiques qui flottaient à la surface nous avaient donné le change. Alors il fallait rebrousser chemin, tenter de nouvelles voies, essayer de toutes les directions, sans jamais trouver un terme à nos misères. Partout des eaux stagnantes ou des bourbiers affreux, toujours frissonnant de crainte et tremblant à chaque pas de rencontrer quelque gouffre.

Bientôt nos animaux effrayés, et accablés de fatigue, n'eurent plus ni la force ni le courage d'avancer ; alors il fallut user de violence, les frapper à coups redoublés, et pousser de grands cris pour les ranimer. Quand leurs jambes venaient à s'entrelacer parmi les plantes marécageuses, ils n'allaient plus que par bonds et par soubresauts, au risque de précipiter bagages et cavaliers dans des eaux bourbeuses et profondes. La Providence, qui veillait sur ses Missionnaires, nous préserva toujours de ce malheur ; trois fois seulement le plus jeune de nos chameaux perdit l'équilibre et se renversa sur les flancs ; mais ces accidents ne servirent qu'à nous faire admirer davantage la protection dont Dieu nous entourait. La chute eut toujours lieu dans les rares endroits où le sol était un peu sec ; si le chameau se fût abattu par malheur au milieu des marais, il eût été absolument impossible de le relever, et il serait mort suffoqué dans la fange.

Dans cet affreux pays, nous rencontrâmes trois voyageurs chinois ; ils avaient fait de leurs souliers et de leurs habits un petit paquet qu'ils portaient sur leurs épaules. Appuyés sur un long bâton, ils s'en allaient péniblement à travers les marécages. Nous leur demandâmes dans quelle direction nous pourrions trouver une bonne route... Vous eussiez mieux fait, nous répondirent-ils, de rester à Tchagan-Kouren ; des piétons ont une peine horrible à traverser ces bourbiers : vous autres, où prétendez-vous aller avec vos chameaux ? et ils continuaient leur route en nous regardant avec compassion, car ils étaient persuadés que nous ne viendrions jamais à bout de notre entreprise.

Le soleil était sur le point de se coucher, lorsque nous aperçûmes une habitation mongole ; nous nous y acheminâmes en droite ligne, sans plus nous préoccuper des difficultés de la route. Les précautions, du reste, étaient inutiles, et nous savions par expérience qu'il n'y avait pas à choisir au milieu de ces contrées ravagées par l'inondation. Les détours et les circuits ne servaient qu'à prolonger notre misère, et voilà tout. Les Tartares furent effrayés en nous voyant arriver chargés de boue, et inondés de sueur ; ils nous servirent sur-le-champ du thé au lait, et nous offrirent généreusement l'hospitalité. Leur petite maison en terre, quoique bâtie sur un monticule assez élevé, avait été emportée à moitié par les eaux. Il nous eût été difficile de comprendre comment ils s'étaient fixés dans ce misérable pays, s'ils ne nous avaient eux-mêmes appris qu'ils étaient chargés de faire paître les troupeaux des habitants Chinois de Tchagan-Kouren. Après nous être reposés un instant, nous leur demandâmes des nouvelles de la route ; ils nous dirent que la rivière était à cinq lis de distance, que les bords en étaient secs, et que nous y trouverions des barques pour nous transporter au delà. Quand vous aurez traversé le petit fleuve, ajoutèrent-ils, vous pourrez voyager en paix, vous ne rencontrerez plus d'eau. Nous remerciâ mes ces bons Tartares des bonnes nouvelles qu'ils venaient de nous donner, et nous nous remîmes en route.

Après une demi-heure de marche, nous découvrîmes en effet une vaste étendue d'eau sillonnée par de nombreuses barques de pêcheurs. Le nom de petite rivière (Paga-Gol) qu'on lui donnait, pouvait sans doute lui convenir dans les temps ordinaires ; mais à l'époque où nous nous trouvions c'était comme une mer sans limites. Nous allâmes dresser notre tente sur la rive qui, à cause de sa grande élévation, était parfaitement sèche. La beauté remarquable du pâturage nous engagea à nous y arrêter quelques jours pour faire reposer nos animaux, qui, depuis le départ de Tchagan-Kouren, avaient enduré des fatigues incroyables ; nous-mêmes nous sentions le besoin de nous délasser un peu des souffrances morales et physiques dont nous avions été accablés au milieu des marécages.


  1. (1) Le lit du fleuve Jaune a subi de nombreuses et notables variations. Dans les temps anciens, son embouchure était située dans le golfe du Pé-Tchi-Li par 39 degrés de latitude. Actuellement elle se trouve au 34e parallèle, à cent vingt-cinq lieues de distance du point primitif. Le gouvernement chinois est obligé de dépenser annuellement des sommes énormes pour contenir le fleuve dans son lit, et prévenir les inondations. En 1779 les travaux qui furent exécutés pour l’endiguement coûtèrent 42,000,000, de francs. Malgré ces précautions, les inondations sont fréquentes. Car le lit actuel du fleuve Jaune, dans les provinces du Ho-Nan et du Kiang-Sou, sur plus de deux cents lieues de long, est plus élevé que la presque totalité de l’immense plaine qui forme sa vallée. Ce lit continuant toujours à s’exhausser par l’énorme quantité de vase que le fleuve charrie, on peut prévoir pour une époque peu reculée une catastrophe épouvantable, et qui portera la mort et le ravage dans les contrées qui avoisinent ce terrible fleuve.